Alcoolisme féminin : un fléau invisible ?

En France, un quart des victimes d’alcoolisme sont des femmes. Pourtant, le phénomène peine à être pris en compte. Enquête sur un tabou.

« Je ne mesurais pas l’ampleur de ma maladie. Mon alcoologue m’a envoyée en cure ambulatoire, dans un établissement de soins. Ça a été un déclic. Je me suis rendue compte que je n’étais pas la seule femme, il y en avait d’autres. ». Aujourd’hui abstinente et bénévole aux Alcooliques Anonymes, Agnès, 66 ans,  a mis du temps à réaliser que l’alcoolisme ne s’écrit pas qu’au masculin. « J’étais persuadée que j’étais tarée, une mauvaise personne. », soupire-t-elle. 

Comme Agnès au départ, la société peine encore à se représenter une femme atteinte de cette maladie. Pourtant, en 2020, Santé publique France recensait 11 000 décès de femmes attribuables à l’alcool (contre 30 000 chez les hommes). Preuve d’un fléau bien réel. La parution en janvier 2021 des ouvrages des journalistes Claire Touzard et Stéphanie Braquehais qui témoignent de leur addiction a contribué à libérer la parole à ce sujet. Mais le tabou continue d’être tenace, et les femmes victimes d’alcoolisme restent souvent isolées.

« Elle s’isole, seule, avec sa bouteille et sa honte »

« La femme alcoolique va être seule, enfermée dans son alcoolisme. Un certain nombre d’hommes sont dans des réseaux amicaux d’alcooliques. Chez les femmes, c’est plus compliqué : je n’ai pas connaissance de femmes qui se retrouvent pour boire le midi », avance le psychologue Aymery Constant, par ailleurs maître de conférence à l’Ecole des hautes études en santé publique où il dispense des cours sur l’addiction à l’alcool. 

Aujourd’hui abstinente, Laurence Cottet, 59 ans, se souvient qu’elle restait peu de temps aux soirées d’entreprise lorsqu’elle était cadre dans l’entreprise de BTP Vinci. « Je commençais à boire dans des groupes d’amis, et puis je trouvais un prétexte pour repartir chez moi, y compris quand c’était professionnel. Je terminais ivre morte dans mon appartement, seule. C’est ça le parcours d’une femme alcoolique », raconte-elle. « l’image est beaucoup plus négative lorsque c’est une femme que lorsque c’est un homme. Donc on pardonnera moins à la femme, et on va l’écarter. Forcément la conséquence c’est qu’elle s’isole, seule, avec sa bouteille et sa honte. »

Comment j’ai sombré dans l’alcoolisme ? Agnès nous raconte son parcours 

La honte au coeur du tabou

« J’ai très très honte de ma maladie », témoigne d’ailleurs Claire. La juriste de 44 ans n’est pas encore sortie de son problème avec l’alcool et souffre manifestement du regard que porte la société sur son addiction. « Dans la morale des Français, une femme alcoolique c’est vraiment une nana perdue. Un mec qui picole, c’est un mec normal, un franchouillard ». Juliette, qui a arrêté de boire en 2010, abonde en son sens :  « c’est toujours plus gênant une femme sur ce sujet ». D’après la quinquagénaire, cette opprobre explique pourquoi la démarche de se faire soigner peut être plus compliquée pour elles que pour les hommes. 

« En tant que femme et épouse, il avait honte de moi »

Au-delà de la honte qu’elles éprouvent d’elles-mêmes, il y a également celle que l’entourage peut ressentir. Le mari d’Agnès a mis du temps à reconnaître qu’elle était alcoolique. « En temps que femme et épouse, il avait honte de moi », relate-t-elle. En témoigne cette fois où la directrice de l’école de ses enfants lui annonce qu’elle est démise de ses fonctions de représentante des parents d’élèves devant son conjoint. « Ce n’est pas moi qui ai eu le plus de mal avec cet entretien, c’est mon mari », se remémore Agnès. 

Un sentiment d’autant plus tenace dans une société où la représentation des actes est différente selon les sexes, comme l’explique Aymery Constant : « Les hommes peuvent s’enorgueillir d’aller boire au bistro avec les copains, de boire un coup quand ils font du sport. A une époque on pouvait même se vanter de conduire très vite sur la route en état d’ivresse. Ces comportements, liés à ce que l’on appelle la recherche-sensation, sont plutôt masculins. C’est moins valorisé chez les femmes, et l’alcool est plutôt honteux, stigmatisé ». 

« Une femme qui boit, c’est pas joli »

©Lola Dhers

Le vocabulaire que les femmes alcooliques emploient pour parler d’elles traduit leur gêne.  D’après Laurence Cottet, « une femme qui boit, c’est pas beau : c’est une pochtronne, c’est une débauchée ». « Une femme bourée, c’est pas joli », renchérit Claire. Et l’ostracisation n’est jamais loin…  

« Une femme qui picole un peu trop dans une soirée huppée, on la regarde en la montrant du doigt. Si elle boit en travaillant, on la renvoie » regrette ainsi la Parisienne Ghislaine, âgée de 69 ans et abstinente depuis 14 ans. Elle déplore qu’une alcoolique ne soit pas davantage épaulée. Dans les témoignages qu’elle entend aux réunions des Alcooliques Anonymes, il y a même des hommes qui se font aider par leur patron pour se sevrer. « Une femme, jamais. C’est quand même fou ! » s’emporte-t-elle. 

Le psychologue Aymery Constant parle alors d’un « double enfermement, un dans l’addiction, la dépendance, un autre dans le fait qu’elles soient des femmes, avec une étiquette femme-alcoolique. » 

Les chats et la souris 

Honteuses, elles cachent régulièrement leur maladie, préférant s’adonner à un jeu du chat et de la souris avec leur entourage. Pour Agnès, la « partie » commence un après-midi durant lequel elle se laisse tenter par une bouteille de Martini. Depuis qu’elle a quitté son travail de directrice de projet dans une entreprise d’informatique pour se consacrer à ses enfants, elle est souvent seule à la maison. C’est le début d’un alcoolisme chronique. Pour ne pas être découverte, Agnès s’organise : « Je planquais mes doses, je me servais dans le bar, et puis je rajoutais de l’eau pour remettre à niveau ».

« Je me cache dans mon foyer, j’ai des bouteilles planquées à la cave pour pouvoir boire sans être vue »

Selon l’alcoologue et président de la Société Française d’Alcoologie, Henri-Jean Aubin, il s’agit de « consommation clandestine, un problème que l’on retrouve plus souvent chez les femmes. » Il explique le phénomène : « Je me cache dans mon foyer, j’ai des bouteilles planquées à la cave pour pouvoir boire sans être vue, et j’essaye de passer sous le radar en consommant de façon furtive. »

Mais le stratagème a ses limites. Tôt ou tard, la mascarade ne fait plus effet, comme le décrit Juliette : « Vous pensez avoir une autre planque et puis finalement ils la trouvent. On a tendance à prendre les autres pour des cons alors qu’ils sont bien conscients, mais vous êtes pris dans votre jeu ». Ghislaine se rappelle de la chasse aux breuvages qu’organisaient ses trois enfants, inquiets de voir leur mère sombrer dans l’alcoolisme. « A chaque fois qu’ils rentraient à la maison, la première chose qu’ils faisaient c’est qu’ils cherchaient les bouteilles. La force de l’alcoolique c’est de savoir cacher ses bouteilles. Et son drame, c’est que ses enfants trouvent toujours les cachettes au bout d’un moment. », résume la sexagénaire.   

« Ce que la société me renvoyait, c’était : “ tu n’es pas une bonne mère ” »

En filigrane de ce jeu d’attrappe moi si tu peux, les femmes victimes d’alcoolisme souffrent d’autant plus que leurs responsabilités de mère leur sont renvoyées à la figure avec fracas : elles ne se sentent pas à la hauteur. « Un père qui boit, il y a toujours la mère derrière. Il va être violent, se mettre en retrait… mais il y aura la mère pour protéger ses enfants. Si elle boit, qui va les protéger ? C’est peut-être le père, mais dans notre inconscient, c’est le rôle de la mère, analyse Aymery Constant, on n’arrive pas à concevoir qu’une femme puisse s’alcooliser alors qu’elle s’occupe de ses enfants. C’est pour cela que l’on a du mal à faire émerger cette thématique d’alcoolisme féminin. » 

Agnès garde en tête les nombreuses fois où elle se réveillait en sursaut à 17 heures après s’être endormie sous l’effet de l’alcool. Rongée par la culpabilité, elle se rendait en vitesse à l’école primaire de ses enfants. Ils l’attendaient depuis 16 heures 30. « En tant que mère, ce que la société me renvoyait c’était “tu n’es pas une bonne mère, tu n’es pas une bonne épouse etc… ” ».

« Un jour mon fils m’a dit « et moi maman? » »

Elle cherchait constamment à se rattraper, notamment avec son fils, le benjamin de la fratrie. « Je parlais toujours de la petite enfance de ma fille, de ses premiers pas, ses premiers mots », rapporte Agnès. « Un jour, mon fils m’a dit “et moi maman ?” J’ai dû lui dire que je ne m’en souvenais pas et ne m’en souviendrai jamais. J’ai eu des trous noirs à cause de l’alcool. » Elle compensait par la générosité, lui offrant parfois même des cadeaux qu’il avait déjà. Mais à l’heure actuelle, elle continue de payer les pots cassés. « Je me rends compte qu’il souffre de cette surprotection. Encore aujourd’hui, je sens que l’alcool a abîmé ma relation avec mes enfants. » 

 

Écrire pour guérir ? La lente libération de la parole 

 

Abstinents ou non, l’alcoolisme ne cesse de poursuivre les malades au fil des années. Cela fait quelque temps que Céline Bourbon, secrétaire de mairie à Aurillac, s’est débarrassée des bouteilles qui hantaient son placard. Mais elle a ressenti le besoin de revenir aux sources du problème, de briser des silences. Celui du traumatisme d’abord, un viol à l’âge de 15 ans. Un élément loin d’être anodin selon le professeur Henri-Jean Aubin : « chez les femmes, il y a un poids plus important d’une souffrance ou d’une difficulté psychologique que chez les hommes, il y a plus souvent une dépression associée ou un syndrome anxieux ».

Pour Céline Bourbon, il s’agissait également de se libérer une parole. C’est ainsi qu’elle publie le Journal d’une alcoolique abstinente, en 2020. « J’ai écrit un livre parce que justement mon addictologue m’a dit que les femmes, souvent, ne parlaient pas, justifie-t-elle, j’ai reçu des messages de femmes qui l’avaient lu et qui m’ont dit que ça les avait aidées. Je suis là pour ça ». 

« On n’arrive pas dans notre inconscient collectif à s’imaginer que beaucoup de femmes puissent être alcooliques »

Laurence Cottet a elle aussi pris la plume. Dans ses ouvrages, elle n’élude jamais ce moment fatidique où elle s’est effondrée devant 650 personnes lors d’une cérémonie de fin d’année chez Vinci, laissant à la vue de tous son alcoolisme. Aujourd’hui, elle raconte son histoire auprès de différentes associations pour mieux inciter les autres à sortir de l’omerta. « De plus en plus de femmes témoignent, ça bouge énormément et c’est thérapeutique, observe-t-elle, j’invite d’ailleurs à écrire un journal intime ». Pour autant, le voile est toujours là. Selon elle, l’addiction des femmes à l’alcool reste « cent fois plus tabou » que chez les hommes. 

Et pour une véritable prise de conscience sur le sujet ? « C’est déjà compliqué chez les hommes et chez les femmes, ça l’est encore plus parce que l’on n’arrive pas dans notre inconscient collectif à s’imaginer que beaucoup de femmes puissent être alcooliques», répond Aymery Constant. 

 

Lola Dhers et Baptiste Farge 

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