Porno dès l’enfance : une addiction qui fait des ravages

 

La pornographie est illégale en France pour les moins de 18 ans. Mais ils sont toujours plus nombreux à en consommer à cause du numérique. Une pratique qui n’est pas sans conséquences sur leur rapport à la sexualité une fois adultes.

«Lors de son premier rapport sexuel, un adolescent n’est souvent pas très à l’aise avec son corps, mais en ayant pour référence des images faussées, c’est encore pire». | Photo : franco alva via Unsplash

En tapant «porno» dans la barre d’un moteur de recherche, des centaines de sites internet nous sont proposés. Pornhub, TuKif, ou encore Xhamster… tous proposent du contenu pornographique en libre accès, la plupart du temps gratuitement. Une fois sur la page d’accueil, des dizaines de catégories aux appellations crues apparaissent. Il n’y a qu’à cliquer.

En France, visionner de la pornographie est légal pour les personnes âgées de 18 ans ou plus. Mais cela n’empêche pas les mineurs d’accéder à ces sites internet qui ont, dans le meilleur des cas, une fenêtre pop-up nous demandant si l’on est mineur comme seul filtrage. Une simple case à cocher, «oui» ou «non», avant d’accéder au site en question.

«Même un enfant curieux peut taper des mots qu’il a entendus, comme “pénis” ou “vulve” sur internet, et tomber sur du contenu qui n’est pas adapté à son âge», explique Céline Vendé, sexologue et thérapeute à Bordeaux. Une réalité permise par les écrans mis à disposition aux enfants. «Leur donner l’accès à un téléphone portable, c’est aussi leur donner la possibilité de tomber sur du contenu pornographique». Et ils sont nombreux à le faire : en France, 83% des mineurs regardent du contenu pornographique sur un smartphone, a révélé une étude publiée par l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) en 2023. 

Difficile pourtant d’appliquer une législation visant à éviter l’accès à ce contenu en ligne. «On ne peut pas réguler internet. Si les enfants ne peuvent pas aller voir du porno sur internet, ils le trouveront dans la cour de récré ou autre part, avance Christine Barois, pédopsychiatre à Paris. Mais il y a surtout une méconnaissance des parents. Ils ne s’imaginent pas du tout ce que leurs enfants peuvent voir.» Pour la spécialiste, leur rôle dans la découverte de la sexualité est central. «C’est aux parents d’expliquer “tu vas tomber sur des images parfois, mais ce n’est pas la réalité. Le sexe n’est pas forcément quelque chose de violent, ça peut aussi être très beau.”»

Une surexposition à hauts risques

Si l’exposition des mineurs aux films, vidéos ou images pornographiques n’est pas un phénomène nouveau, la surexposition, induite par le numérique, l’est. Selon l’Arcom, 2,3 millions de mineurs ont consulté des sites porno en 2022 : ce chiffre a augmenté de 36% en cinq ans. De quoi pousser les spécialistes, craignant les conséquences, à tirer la sonnette d’alarme. «Les enfants voient des images qui ne sont pas réelles, au même titre que les dessins animés, mais ils ne savent pas forcément dissocier ce qui est vrai ou faux en fonction de leur âge», prévient Christine Barois.

Des images qui vont éveiller leur sexualité, sans pour autant qu’ils sachent ce qu’il se passe en eux. «Les enfants qui vont tomber sur du contenu pornographique ne sont pas en capacité de comprendre ce qu’il se passe dans leur corps, alerte Céline Vendé. Ils vont ressentir une sensation de plaisir, qu’ils vont chercher à reproduire ensuite avec ce qui leur a donné cette sensation la première fois : le porno.» 

La pornographie devient alors la première porte d’entrée vers la découverte de la sexualité, et beaucoup de jeunes s’en servent comme référence pour leurs futures relations sexuelles. «Lors de son premier rapport sexuel, un adolescent n’est souvent pas très à l’aise avec son corps, mais en ayant pour référence des images faussées, c’est encore pire», ajoute Christine Barois.

«Pour les hommes adultes qui ont développé une addiction au porno dès l’adolescence, le processus de soin est très long.»

Céline Vendé, sexologue et thérapeute à Bordeaux

En cause notamment la représentation «catastrophique» de la femme dans ces films, mettant en avant «sa soumission» à l’autre. «Le porno est fait par des hommes, pour des hommes», ajoute Céline Vendé. Cette pratique n’est pourtant pas sans conséquences pour eux. «Regarder du porno en étant jeune peut altérer l’image de la nudité, de la sexualisation des corps», explique-t-elle.

En devenant une addiction, cette consommation a également des incidences sur le long terme.. Que ce soit d’un point de vue amoureux, relationnel ou sexuel, les conséquences négatives sont nombreuses pour ceux qui sont accros au porno dès l’adolescence. «On va utiliser l’autre uniquement pour atteindre ces performances vues dans le porno —qui restent pourtant des mises en scène avec des produits et substances injectés par les acteurs, complète la sexologue. Il n’y a pas de consentement ni même de respect de son propre corps.»

À l’âge adulte, les hommes accros peuvent alors souffrir de «dysfonctionnements sexuels» difficiles à soigner : «Pour ceux qui ont développé une addiction au porno dès l’adolescence, le processus est très long. Il est parfois plus difficile de se détacher de cette addiction si elle commence tôt. Ce n’est pas pareil pour un patient ayant développé cette addiction à l’âge adulte.» 

Le rôle de l’éducation sexuelle dès l’enfance

Pour les professionnels, la prévention et l’éducation sexuelle deviennent alors incontournables. «Il faut en parler à son enfant avant l’âge de dix ans, conseille Céline Vendé. On peut évoquer la sexualité, pas uniquement pour parler de la reproduction, mais en nommant les parties du corps et les parties génitales par exemple.» Pour la sexologue, le constat actuel est sans appel : «Il y a un effort à faire pour l’éducation sexuelle.»

Si un programme de 36 séances d’éducation à la vie affective, relationnelle et sexuelle (Eras) est mis en place à l’école, de la classe de sixième à la terminale, les élèves n’ont que 3,2 séances en moyenne au cours de leur scolarité, a révélé le quatrième baromètre de l’éducation des Apprentis d’Auteuil. «Ce n’est pas uniquement le rôle de l’école de parler de ça, c’est aussi celui des parents», explique la sexologue bordelaise. Mais lorsque les adolescents se posent des questions et ne trouvent personne pour y répondre, ils cherchent par eux-mêmes.

C’est là qu’internet entre à nouveau en jeu, en tant qu’allié des jeunes cette fois-ci. Sur les réseaux sociaux, des dizaines de comptes —la plupart du temps gérés par des femmes— parlent sans tabou de sexualité, d’amour et même de plaisir sexuel. Sur Instagram, @mercibeaucul_ parle de «sexualités conscientes et positives». Au fil des posts, on y trouve des réponses aux questions des internautes («comment savoir si on est en train de jouir» ou «pourquoi tu galères à lâcher prise pendant le cul») mais aussi des conseils («guider son/sa partenaire», «5 choses sur la sexualité si tu as un pénis» ou encore «5 trucs qu’on t’a pas dit sur l’orgasme»).

«La série “Sex Education” permet de détabouïser le sexe. Elle est parfois caricaturale, mais elle est bien faite.»

Céline Vendé, sexologue et thérapeute à Bordeaux

Des comptes suivis par des dizaines voire centaines de milliers de personnes, qui n’hésitent pas à laisser des commentaires. Sous une vidéo Instagram sur l’assexualité publiée par @lecul_nu, un compte Instagram qui parle de contraception, d’orientation sexuelle ou encore de santé gynécologique, on retrouve un «merci et bravo de publier sur le sujet, trop peu connu. Il est bon d’aider les personnes concernées à se sentir moins seules.»

Sous un autre post concernant les pertes blanches, une autre internaute écrit «heureusement que quelqu’un est là pour nous expliquer! En SVT [cours de sciences, ndlr], j’ai travaillé (en première) sur les règles (bon c’est quand même resté assez vague je trouve) mais ça, jamais on en parle! Donc il faut avoir le réflexe de soi-même s’informer, en parler… Ce que peu de personnes font.»

 

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Une libération de la parole également permise par le succès de la série anglaise Sex Education, dont la quatrième et ultime saison vient de sortir sur la plateforme de streaming Netflix. Céline Vendé a d’ailleurs remarqué un «avant» et un «après» Sex Education, dont les retombées lui semblent positives : «Elle permet de détabouïser le sexe. Même si parfois elle est un peu caricaturale, il y a énormément d’informations qui sont données dans cette série.»

Une manière d’attiser la curiosité des jeunes et de leur permettre d’en apprendre plus par la suite sur leur sexualité, quelle qu’elle soit. «La série est très inclusive, chacun peut s’identifier en fonction de son genre ou de son orientation sexuelle par exemple. Par rapport à ce qu’on avait l’habitude de voir dans les séries destinées aux jeunes adultes, qui étaient très hétéronormées et reproduisaient souvent le même schéma, Sex Education est une série qui est bien faite.» Finalement, le numérique n’est pas uniquement un grand méchant dans la découverte de la sexualité, le tout est d’avoir le bon accompagnement et les bons outils.

Elena GILLET

CARTES. Où en est le droit à l’IVG dans le monde ?

La France a marqué les esprits avec l’inscription de l’avortement dans sa Constitution. Depuis quelques années, ce droit est en recul dans d’autres pays.

Plus de 700 millions de femmes en âge de procréer résident dans des pays où l’IVG est restreinte. | Photo : Manny Becerra via Unsplash

En y apposant le sceau de la République, la France est devenue le premier pays au monde à inscrire l’avortement dans sa Constitution. Par cet acte, l’État reconnaît depuis le 8 mars, Journée internationale des droits des femmes, « la liberté garantie de la femme de recourir au droit à l’interruption volontaire de grossesse » (IVG).

Si l’avortement était déjà légal en France, c’est un événement outre-Atlantique qui a motivé l’initiative du projet de loi initial : celui de l’abrogation en juin 2022 de l’arrêt « Roe vs Wade » aux États-Unis. Cet arrêt, en vigueur depuis 1973, garantissait à toutes les Américaines de pouvoir avorter légalement au niveau national. Dans la première année qui a suivi ce retrait, 14 États américains ont interdit l’IVG selon le Center of Reproductive Rights (CRR). Un événement qui a inquiété les défenseurs de l’avortement du monde entier.

Source : Center of Reproductive Rights

Troisième cause de mortalité maternelle

Il n’y a pas qu’aux États-Unis que le droit à l’avortement est désormais restreint voire inexistant. Dans le monde, près de 41% des femmes en âge de procréer — soit plus de 700 millions — résident dans des pays où l’IVG est restreinte selon un rapport du Sénat publié en 2023. Une réalité qui peut mettre en danger leur santé puisque les avortements clandestins restent la troisième cause de mortalité maternelle, précise Amnesty International.

41% des femmes en âge de procréer résident dans des pays où l’IVG est restreinte.

Dans le monde en 2023, 75 pays autorisent pleinement l’interruption volontaire de grossesse. Au total, ce sont plus de 50 pays qui ont changé leur législation pour permettre aux femmes d’avoir accès à ce droit ces 25 dernières années. Mais trois pays ont aussi fait marche arrière avec les États-Unis : c’est le cas du Nicaragua, du Salvador ou encore de la Pologne.

Source : Center of Reproductive Rights

Et dans l’Union européenne ?

La Pologne fait figure d’exception au sein de l’Union européenne (UE), puisqu’elle est la seule à être revenue sur le droit à l’avortement. Parmi les 27 pays membres, 25 autorisent l’avortement. Depuis 2021, la Pologne n’autorise l’avortement que sous certaines conditions : en cas de viol, d’inceste ou lorsque la vie de la mère est en danger. Des conditions qui sont aussi en vigueur à Malte depuis 2023. Avant cela, le pays restait le seul de l’UE à interdire complètement l’avortement.

La question du délai pour avorter varie cependant entre les pays. Il n’est que de 10 semaines de grossesse au Portugal ou en Croatie et peut aller jusqu’à 24 semaines aux Pays-Bas.

Source : Center of Reproductive Rights

Pour autant, même dans les pays où avorter est autorisé sans conditions, la réalité peut être tout autre. C’est le cas en Italie par exemple où la clause de conscience des médecins complique l’accès à l’IVG pour les femmes. Selon Arte, 71% des médecins italiens exercent ce droit, poussant certaines femmes à se tourner vers des avortements clandestins ou à se rendre à l’étranger.

Elena GILLET

Comment les médias renforcent leur couverture de l’extrême-droite depuis l’élection présidentielle 2022

Après des décennies passées à se contenter de succès électoraux sporadiques à l’échelle locale et européenne, le Rassemblement National a fait une entrée fracassante dans les institutions françaises le 19 juin 2022, au soir du second tour des élections législatives. Avec l’irruption de 88 députés au palais Bourbon, le parti d’extrême-droite confirme ainsi le score élevé réalisé par Marine Le Pen deux mois plus tôt à l’élection présidentielle. Il s’affirme même comme le groupe parlementaire le plus fourni de l’Assemblée Nationale derrière celui de Renaissance. En parallèle de cette accession au pouvoir, la candidature d’Éric Zemmour en novembre 2021 rebat les cartes du mouvement en interne. Depuis, les médias s’organisent pour adapter leur couverture d’un courant politique en pleine mutation.

Montée en puissance et diversification de l’extrême-droite

 

20 avril 2022. Cinq ans après sa première défaite, Marine Le Pen est de nouveau opposée à Emmanuel Macron au second tour de l’élection présidentielle. Elle y obtiendra 41.45% des suffrages exprimés, soit plus de 13 millions de voix. Jamais un candidat d’extrême-droite n’avait autant rassemblé dans les urnes en France. En vingt ans, c’est la troisième fois qu’un Le Pen est aux portes de l’Élysée. Comment expliquer un tel succès ?

Pour le sociologue spécialiste de l’extrême-droite Erwan Lecœur, «Marine Le Pen apporte quelque chose que son père [NDLR : Jean-Marie] n’arrivait pas à faire : elle va chercher les catégories populaires, chez les femmes et les hommes jeunes qui ne se revendiquent ni de droite ni de gauche, mais Français d’abord». Surtout, la fille du fondateur du Front National s’appuie sur l’anti-islamisme, une stratégie que l’ancien numéro 2 du parti Bruno Mégret avait déjà utilisée en 2002, sans succès à l’époque. «Ça lui permet de gagner des soutiens chez les homosexuels, les femmes qui ont peur de l’Islam et y voient une régression et une menace pour leurs droits», complète l’enseignant chercheur à l’université Grenoble Alpes.

Selon Erwan Lecœur, cette pénétration des idées de l’extrême-droite va pourtant à l’encontre de l’évolution des mœurs en France. «Le racisme et l’antisémitisme sont de moins en moins présents dans notre pays, tout comme les discriminations envers les LGBT. Il n’y a aucun problème sociologiquement de ce point de vue là», affirme-t-il. Comment expliquer dès lors le succès électoral du Rassemblement National ? Répondre à cette question revient à évoquer le dilemme qui agite les rédactions depuis quarante ans : passer sous silence l’extrême-droite – quitte à faillir à sa mission d’information – ou la couvrir au risque de la voir profiter de cette exposition ?

Cela fait plus de cinq ans que Paul Laubacher couvre ce courant comme journaliste, d’abord pour l’Obs, puis l’Opinion et maintenant le Figaro depuis le mois de septembre. Il confirme : «on en parle beaucoup entre rubricards, il y a toujours eu ce débat sur la façon de traiter ou non le RN comme un parti comme les autres. Certains ont un style offensif, moi j’estime que ce n’est pas mon rôle en tant que journaliste de faire un procès à un mouvement politique. Avec le RN, on tombe souvent dans l’anathème. En disant que c’est un mouvement d’extrême-droite, on aurait tout dit», regrette-t-il. Paul Laubacher, lui, se voit davantage en «chirurgien qui ausculte un corps». Selon lui, «la grande question qui anime le journaliste RN, c’est si ce que l’on écrit va avoir un impact électoral». De son propre aveu, la sociologie est «l’angle mort» du journalisme politique. Pour Erwan Lecœur dont c’est le métier, le constat est sans appel : l’extrême-droite bénéficie très clairement de sa présence sur les ondes : «Les Le Pen sont une entreprise familiale de spectacle politique», résume-t-il. Et les chiffres lui donnent effectivement raison.

source : INA

Dans une enquête intitulée «La médiatisation des candidat.e.s à l’élection présidentielle 2022 dans l’audiovisuel», le chercheur de l’INA Nicolas Hervé démontre ainsi la part très importante de temps d’antenne de l’extrême-droite. Outre les chiffres mentionnés ci-dessus, il y démontre qu’Eric Zemmour est le candidat le plus cité sur les ondes de CNews, mais aussi BFMTV et LCI. Dans la chaîne possédée par Vincent Bolloré, il frôle les 40% de citations de candidats, devant Le Pen, 10%. Ancien rédacteur au Figaro et chroniqueur de Laurent Ruquier sur France 2, Éric Zemmour aurait été «surévalué» lors de la campagne selon l’expert. «C’est une création médiatique, comme Marion Maréchal avant lui. Il n’a jamais été en mesure de faire 20%». Avec son parti Reconquête, Éric Zemmour s’adresse en effet à l’électorat avec lequel Jean-Marie Le Pen a bâti ses premiers succès dans les années 1980 : la bourgeoisie réactionnaire. «C’est à peu près le copier-coller 40 ans plus tard», observe Erwan Lecœur. «En réalité, Zemmour pèse moins de 5% sociologiquement», analyse-t-il. Mais, bien qu’ultra minoritaire numériquement, cet électorat zélé vote en masse. Au point de réunir 7.07% des suffrages au printemps 2022, plus de 2 485 000 voix. À eux deux, Éric Zemmour et Marine Le Pen cumulent ainsi 10 600 000 voix au premier tour, devant les 9 700 000 du président sortant Emmanuel Macron.

Selon Paul Laubacher, la couverture du mouvement a déjà évolué ces dernières années, en même temps que celui-ci se structurait et commençait à remporter des élections. «Jusqu’en 2017, il y avait des journalistes comme Abel Mestre au Monde, Dominique Albertini à Libération ou Guillaume Daudin à l’AFP qui connaissaient très très bien le Front, qui étudiaient tous les mouvements politiques intérieurs. Avec le temps de l’enquête, en se demandant qui étaient les cadres importants, leur psychologie, les lignes de fracture et les guerres internes. Il y avait la volonté de chercher à comprendre comment se construisait le RN», résume le journaliste. «Aujourd’hui, la couverture est différente. Le RN a un groupe parlementaire, on suit leurs PPL [NDLR : proposition de loi], leurs amendements, bref la vie du groupe à l”Assemblée. Il y a davantage de suivi et moins d’enquête», juge celui qui met en garde contre l’aveuglément de certains : «ce que je vois, c’est qu’aujourd’hui on a encore du mal à dire que le RN peut arriver au pouvoir en 2027».

Une menace électorale qui exhorte les médias de gauche à mener l’enquête

 

Empêcher Marine Le Pen d’accéder à l’Élysée. C’est la mission que se sont donc données plusieurs rédactions ancrées à gauche de l’échiquier politique. Le 29 août 2023, Libération annonce porter à quatre le nombre de journalistes qui travaillent à plein temps sur l’extrême-droite, et consacrer «des moyens inédits dans la presse nationale». Surtout, depuis le 5 septembre, le quotidien diffuse «Frontal», une newsletter hebdomadaire constituée d’enquêtes et reportages exclusifs sur le courant politique. «Nous avons décidé de faire du traitement de l’extrême une priorité éditoriale», indique le journal, qui cite «la banalisation d’un Rassemblement National entré en force à l’Assemblée» et les «groupuscules racistes qui prospèrent jusque dans les plus petites villes du territoire» dans son article de présentation.

Moins de deux mois après Libération, Streetpress dévoile à son tour un nouveau projet. «L’extrême-droite est dangereuse. Elle veut prendre le pouvoir» : dès les premières secondes de la vidéo de présentation – où l’on aperçoit notamment des scènes de passage à tabac et un salut nazi -, le ton est donné. Publiée le 26 octobre, elle donne le coup d’envoi de ce que le média annonce comme «la plus grande enquête participative jamais menée sur l’extrême-droite en France». Loin des bancs de l’Assemblée, l’objectif est de récolter un maximum d’informations sur les activités des groupuscules militants sur l’ensemble des territoires. Pour soumettre son témoignage, un bref questionnaire et une adresse mail en ligne sont à disposition des internautes. Le rédacteur en chef de Streetpress, Mathieu Molard, espère ainsi répondre à un besoin exprimé sur le terrain. Au printemps dernier, le journaliste a été invité par Vox Public à donner une conférence à une cinquantaine de représentants d’associations confrontés à l’extrême-droite. «Elles ne savaient pas forcément à qui elles avaient affaire, ni vers qui se tourner», se souvient le rédacteur en chef. «Quand les affaires ne se passent pas à Paris, elles ne sont pas toujours médiatisées. On peut endosser ce rôle-là», affirme-t-il. Pour le moment, 240 personnes ont déjà participé, pour une qualité inégale. «On ne va pas publier les données brutes», rassure Mathieu Molard.

Une fois le travail journalistique de vérification et d’approfondissement effectué, plusieurs projets doivent voir le jour. Les premières enquêtes pourraient être publiées dès janvier, suivie de la constitution d’une cartographie de 150 groupuscules identitaires au printemps et d’un «manuel de riposte» pour connaître et combattre l’extrême-droite cet été. Pour mener à bien cette entreprise, Streetpress a également initié une campagne de financement participatif et espère récolter 100.000€ d’ici le 8 décembre. Au 28 novembre, elle avait déjà réuni plus de 68 000€. Selon une journaliste de l’audiovisuel public, l’extrême-droite devient parfois une stratégie marketing pour certains médias. «Il ne faut pas se mentir. L’extrême droite fait du clic, ce sont des sujets que les gens aiment bien. Ça plaît à un certain public, ces médias se disent que ça va leur ramener des lecteurs».

Inviter l’extrême-droite, au risque de banaliser ses idées ?

 

L’audiovisuel français est pourtant lui-même décrié pour sa couverture toujours plus fournie du courant politique. Erwan Lecœur alerte ainsi sur «les médias qui parlent beaucoup trop et en des termes de plus en plus amènes de ces courants qui ne pèsent pas ce qu’ils laissent entendre». L’’INA a récemment démontré que 53% des temps de passage télévisés d’hommes et femmes politiques étaient accaparés par l’extrême-droite. Comme le rappelle Mathieu Molard, «quand on est un média d’information généraliste, on ne peut pas ne pas inviter du tout l’extrême droite. Mais quand on le fait, dans quel cadre et pour dire quoi ?». Le dispositif de France 2 lors d’une récente émission consacrée à l’immigration interroge. Le 9 novembre au soir, un grand débat sur l’immigration occupe 2h20 d’antenne. Parmi les invités, deux membres du RN dont son président, Jordan Bardella, ainsi que Marion Maréchal, tête de Reconquête ! aux prochaines élections européennes. Sylvain Chazot, journaliste à la newsletter politique Chez Pol de Libération, dénonce ainsi une surreprésentation de l’extrême-droite parmi les invités.

Élodie Forêt couvre l’extrême-droite à France Inter depuis trois ans. Elle déplore les critiques dont la radio est également la cible sur les réseaux sociaux. «On est soumis à des règles par l’ARCOM, avec des temps de parole par parti», rappelle pourtant la journaliste. «Si on fait du RN le lundi, on en fait pas le mardi», assure-t-elle à propos de la couverture du parti. Avec le score de Marine Le Pen à l’élection présidentielle et ses législatives réussies, le RN fait toutefois beaucoup de temps d’antenne. «Il participe aux institutions, forcément il est présent dans les sujets». En réalité, la question qui se pose est d’inviter ou non l’extrême-droite en studio. «Il y a une vraie discussion sur ce sujet», confirme la journaliste. Par exemple, Éric Zemmour n’a pas été invité tant qu’il ne s’est pas officiellement déclaré candidat à l’élection présidentielle, alors que d’autres médias lui donnaient déjà la parole. En revanche, Élodie Forêt s’est rendue à la pré-campagne de l’humoriste, lorsque celui-ci faisait la promotion de son dernier livre. «Il fallait que j’y assiste. Je ne peux pas ne pas le faire, sinon, je n’ai pas de sources et je débarque comme une fleur en décembre lorsqu’il se déclare candidat», se justifie la journaliste. «Mais je n’en ramenais pas forcément un sujet à la rédaction», précise-t-elle, en jugeant que Radio France a traité de façon «raisonnable» le phénomène Zemmour.

Pour éviter ce genre d’atermoiements, certains médias choisissent encore purement et simplement de ne pas inviter l’extrême-droite. C’est le cas du quotidien de presse régionale la Dépêche du Midi, titre emblématique de la région toulousaine. Le journal appartient à la famille Baylet, dont le père Jean-Michel a été ministre dans le gouvernement Valls et a présidé durant vingt ans le Parti radical de gauche. «On leur accorde le moins de place possible, en adéquation avec notre ligne éditoriale», confirme un journaliste de la rédaction, où personne ne suit d’ailleurs spécifiquement le courant politique. Fondé 150 ans après la Dépêche, l’émission politique Twitch Backseat, animée par Jean Massiet, fait un choix identique. Invité par le plateau de Quelle époque !, sur France 2 le 29 avril dernier, le vulgarisateur politique, qui était auparavant assistant parlementaire déclare : «Je ne recevrai pas Marine Le Pen précisément pcq on arrive à un moment où l’extrême-droite ne fait plus peur. […] On est vraiment arrivé à un moment du débat public où on renvoie tout le monde dos à dos. Toutes les options se valent, tout se justifie et finalement un raciste et un anti-raciste et discuter. […]. Je refuse ce jeu-là».

Si Paul Laubacher juge qu’il est «un peu tôt» pour savoir si les médias ont décidé de renforcer ou non leur couverture de l’extrême-droite depuis l’élection présidentielle, la question que ces derniers pourraient se poser est qui couvrir, et comment. «Reconquête ressemble beaucoup au Front des années 1990, avec l’absence d’élus et un discours assez radical», estime Paul Laubacher. Leur accorder de l’attention médiatique ressemble donc à un choix dispensable, tandis que continuer à occulter le RN revient à jeter un voile pudique sur une partie prenante de la vie démocratique du pays. Demeure le choix d’appliquer encore ou non le «bon vieux cordon sanitaire» en n’invitant pas ses représentants. Et celui de prendre le temps de l’enquête, parfois réalisable uniquement sous forme littéraire lorsqu’elle est menée au long cours. Avec Rapaces, publié le 14 novembre dernier, la grande reporter de l’Obs et spécialiste de l’extrême-droite Camille Vigogne Le Coat s’est ainsi intéressée à la «mafia varoise» de Marine Le Pen, David Rachline en tête. Sollicitée, la journaliste n’a pas pu répondre à nos questions. Son travail parle cependant pour elle et est loué par ses pairs. «Elle va où les médias nationaux n’ont pas les moyens d’aller. Elle a pris le temps de décrire un système, qui ressemble à ce qui a existé un peu partout en France, en racontant les relations incestueuses et le clientélisme qui existent entre les municipalités et le BTP», analyse Paul Laubacher.

Face à la montée de l’extrême-droite dans les urnes et les médias – la faute aussi à la prise de contrôle de certains par des propriétaires désireux d’influencer leur ligne éditoriale en ce sens – le retour des journalistes sur le terrain apparaît donc comme la meilleure option.

Antoine Bouchet

French-German journalism #Futur2

Even 60 years after the conclusion of the Elysee Treaty, there is still no international or European public sphere. Although many political and social issues affect France and Germany equally, discussions and solutions often take place separeately in each country. In journalism, national politicians are interviewed, national experts give their opinions and the countries’ own interests and protagonists are shown. The project Futur2 provides the audience and readers with international, especially French-German topics, from an international point of view.

54 journalism students from two universities – from the journalism department at the Catholic University of Eichstätt-Ingolstadt and from the CELSA journalism school at Sorbonne University – met in Cologne to work together on topics such as nuclear energy, police violence, eating habits in France and Germany and its deep cultural roots, on gender pay gap across cultures, gender sensitive language, feminism in politics or food waste: Continuer la lecture de « French-German journalism #Futur2 »