Paris sportifs chez les jeunes : une addiction décomplexée

Légal depuis seulement onze ans en France, le pari sportif en ligne est devenu un véritable phénomène de société chez les 18-24 ans, oscillant entre loisirs et véritable addiction. Une tendance accrue par un marketing ciblé des opérateurs sur les jeunes joueurs. 

“Le max que j’ai parié en ligne c’est 500 et 350 euros. Depuis que je me suis inscris, j’en suis à 4 000 euros de perte.” Valentin, 22 ans, est inscrit sur Betclic, Winamax et Unibet depuis sa majorité. “J’ai dû commencer à parier parce que mes potes le faisaient.” Le jeune homme reconnaît avoir une forme d’addiction. “En tout, un pari me prend en général entre 2h30 et 3h.” Un investissement de temps assez commun chez les jeunes parieurs. 

 Car comme Valentin, 34% des parieurs en 2020 ont entre 18 et 24 ans, selon l’Autorité des jeux en ligne (ANJ), chargée de la régulation des paris sportifs et des jeux d’argent et de hasard. Cette génération, née avec internet et la création des applications, a connu en 2010 la légalisation des jeux d’argent en ligne, au moment de la Coupe du Monde de football. Les paris sportifs sur internet deviennent alors un phénomène de mode.

 “Les jeunes ne sont plus supporters, et marchent davantage à la tendance, au “lifestyle” autour du football, d’où leur intérêt accru pour les paris” explique Simon Degas, consultant chez Corpcom, entreprise de communication spécialisée dans la gestion d’image d’entreprise. D’après lui, les adolescents et jeunes adultes se passionnent pour la personnalité et les performances de tel ou tel joueur, comme Kylian M’bappé ou Neymar Jr, que pour une équipe spécifique ou le suivi du football. Une tendance exploitée notamment par Unibet, l’un des sponsors du PSG, qui n’hésite pas à mettre en avant des publicités avec les joueurs vedettes. Une étude de 2019 du cabinet d’audit PwC montre que les matchs en direct n’arrivent qu’en cinquième place dans la consommation sportive chez les jeunes (68.5%), par rapport aux contenus des athlètes ou des équipes sur les réseaux sociaux qui arrivent en deuxième place (81,6%). 

 Le pari sportif devient un prolongement de cette façon de suivre le sport. “ La nouvelle pub Betclic le montre bien, avec le slogan “No bet, no game.” analyse Simon Degas. Ça distille auprès des jeunes une nouvelle forme d’intérêt pour le football : maintenant, tu suis le foot parce que tu as parié, tu ne paries plus parce que tu suis le foot.” Le spot publicitaire d’une trentaine de secondes montre un homme entre 25 et 30 ans, projeté suite à son pari d’une soirée au centre du match. “Le rapport de force est inversé, on regarde le sport avec un nouveau prisme, différent du supportérisme : le pari. Ça permet de ramener un public qui n’aime pas forcément le foot, qui n’est pas passionné,” ajoute le consultant en communication.

Cette manière d’appréhender le football, très facile d’accès, séduit la jeune génération par les décharges d’adrénaline qu’elle procure. C’est ce qui est désigné en psychologie comme le “système de récompense”. Quand une personne gagne un pari, ce mécanisme s’active. Le cerveau du joueur libère des décharges de dopamine, qui intensifient l’événement vécu. “ Pour les jeunes joueurs, parier est une manière de vivre le sport avec davantage de passion,” précise Mathilde Auclain, psychologue au Centre de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie (CSAPA) de Trappes.  Pour elle, le parieur sportif recherche des sensations fortes que ne procurent pas les autres jeux de hasard, comme le Loto. Regis, 20 ans, étudiant en alternance, dit avoir parié cinquante euros sur la victoire de la France contre l’Argentine, lors de la Coupe du Monde de 2018. Un pari qui lui a permis de vivre très intensément ce match. “ Lorsqu’on était mené, après le but de Di Maria, j’avais la giga haine pendant une vingtaine de minutes. J’étais vraiment au fond du gouffre. Par contre sur le but de Pavard, la joie était clairement double.” Un sentiment que Jean-Baptiste, 22 ans, partage : “Je parie souvent 2 ou 3 euros sur un buteur quand le PSG joue en Ligue 1. Comme ils gagnent à chaque fois, ça me permet de vibrer plus fort. Le match est plus intéressant.” 

 Mais cette décharge de dopamine envoie un message clair au jeune joueur : “tu as gagné, c’est chouette, recommence.” détaille Mathilde Auclain. « Si le pari sportif devient une addiction et n’est plus un simple loisir, le jeune joueur ressent le besoin de parier de manière répétitive, et se connecte automatiquement sur les applications dédiées. Le système de dopamine est dérégulé. “C’est à ce moment que le manque est créé. Les personnes dépendantes vous diront qu’elles n’ont plus de plaisir, elles éprouvent un besoin.” Victor, 22 ans, a déjà ressenti ce manque : “Quand il n’y a pas de matchs fous, et que tu as envie de parier, tu te tournes vers d’autres trucs. Une fois, j’ai parié sur un match de deuxième division féminine ukrainienne.” 

L’addiction aux paris sportifs devient d’autant plus forte que les jeunes joueurs arrivent au sentiment d’être expert. Ils ont l’idée répétitive qu’ils vont pouvoir se refaire, qu’ils contrôlent leurs actions. Ces notions sont employés avec précaution par Aurélie Willenstein, documentaliste à l’Hôpital Marmottant, centre hospitalier pionnier dans les addictions comportementales. Les jeunes joueurs tentent alors de justifier leurs gains comme leurs pertes. Certains évènements peuvent cependant agir comme un déclic pour leur faire prendre conscience de leur dépendance. Pour Guillaume, étudiant en alternance de 22 ans, cela a été un violent accès de rage suite à un but “tout fait” d’un joueur de Bordeaux face à Strasbourg, qui lui a fait manquer de gagner 1500€. “Avant, je m’enfermais pendant des week-ends entiers pour parier. Depuis ce match, je me tiens à un budget mensuel, m’interdisant de parier si je dépasse la mise prévue la semaine précédente.” 

“Ils opèrent une distorsion mathématique de la réalité de leurs gains”

Avec l’expansion d’internet et des applications, l’argent parié par les jeunes joueurs devient abstrait. “Le pari en ligne, c’est que des chiffres, on n’a plus le sens de la réalité” témoigne Jean-Baptiste. Victor ajoute : “La semaine dernière, j’ai misé 70 euros, et j’ai tout perdu. Je n’avais aucune notion de l’argent que ça représentait, je ne me rendais pas compte d’avoir 70 euros sur mon compte, j’ai juste appuyé sur un bouton.” De ce fait, les jeunes parieurs entretiennent une relation ambigüe avec l’argent. “Ils veulent s’affranchir financièrement de l’influence familiale. Mais les joueurs ont tendance à exagérer leurs gains, et à oublier leurs pertes,” précise Mathilde Auclain. Pour Victor, le réveil est dur : “Je pensais que ça allait, mais je viens de faire le calcul, j’ai injecté 800 euros en un an. Donc j’ai perdu 417 euros.” Le risque de dépense incontrôlée devient accru, à cause des mécanismes de mémoire sélective : les joueurs ne se souviennent que de leurs paris gagnés. Les gains misés sont tirés de leur argent de poche, ou de jobs étudiants, de stage. Pour certains d’entre eux, parier au tabac permet de contrebalancer l’aspect virtuel des paris en ligne. “L’avantage de l’application, c’est que tu as tout en direct. Mais au tabac tu as ton argent en vrai, tu as ton billet.” explique Régis.

Si certains parieurs ont commencé en étant mineurs à jouer en bar-tabac avant d’avoir 18 ans, c’est aussi à cause d’une contrainte importante des sites de paris en ligne : la vérification d’identité. Il s’agit pour l’instant d’une des méthodes de contrôle les plus efficaces en France. Les paris sportifs sont en effet interdits aux mineurs. Et les sites vérifient de façon efficace. Chacun peut s’y inscrire comme il le souhaite, quel que soit son âge. Cependant, si un joueur veut récupérer ses gains, il doit faire parvenir au bookmaker une pièce d’identité valide prouvant sa majorité ainsi qu’une adresse postale sous 30 jours. Le parieur reçoit ensuite un code d’activation par voie postale. Autant de démarches qui peuvent empêcher les jeunes de se lancer massivement dans le pari en ligne sans être majeurs à moins de recourir à des méthodes d’usurpation d’identité.

Les chiffres du pari sportif chez les jeunes en France

Malgré ces restrictions légales, les paris en ligne explosent chez la jeune génération. Mais c’est une habitude récente : la première application dédiée est crée en 2017. Depuis sa majorité, Victor est inscrit sur six d’entre elles. Selon Mathilde Auclain, cet accès virtuel permanent à son compte et à la possibilité de parier en permanence “permet une stimulation exacerbée du système de récompense”. En d’autres termes, il est possible de parier et de suivre un match à tout moment depuis son smartphone, avec la perspective d’un gain facile. Il suffit de cliquer sur le bouton “parier” de son application. Une stratégie redoutable pour Valentin, qui s’est surpris à beaucoup parier pendant le confinement. “ Comme je n’avais rien à faire après mes partiels, j’étais beaucoup sur mon téléphone. Je me suis rendu compte que je faisais de la merde, que je pariais de 20 à 100 euros deux à trois fois par semaine.” Pour Victor, l’application lui permet de parier à tous moments : “Tu es en soirée, tu parles avec un pote, tu lui dis: “attends je reviens 5 min”, et tu vas parier.”

Les opérateurs savent attirer les jeunes joueurs en employant leur langage. Dans le dernier spot de publicité de Betclic intitulé No Bet, No Game, diffusé sur internet et à la télévision, de nombreux jeunes sont mis en scène en train de parier dans des situations du quotidien (salle de sport, chez le dentiste ou justement en soirée avec des amis). Pour Simon Degas, ce côté immédiat est l’argument principal de la publicité de Betclic : grâce à l’application, on peut parier à tout moment, aussi facilement qu’écrire un sms. 

Cette impulsivité est également une caractéristique de l’adolescence, exacerbée par l’utilisation compulsive d’internet et des smartphones. Selon Mathilde Auclin, “à cet âge-là, le système rationnel de l’adolescent n’est pas encore mature, il est donc plus facilement sujet à céder à ses impulsions”. Les adolescents sont plus “vulnérables” notamment à cause d’un “besoin de reconnaissance”. L’attrait pour les paris sportifs chez les jeunes adultes de 18-24 ans se forme aussi autour de l’effet de groupe. Une idée bien présente dans le spot publicitaire de Winamax Le roi du pari.Simon Degas y voit une représentation allégorique de l’application dans l’acteur qui joue la personne venant chercher le parieur gagnant. Elle le porte en triomphe, le spot publicitaire reprenant des scènes inspirées du Roi Lion. Tous les autres joueurs s’inclinent respectueusement face à ce “nouveau roi” des parieurs. Le tout suivi par le slogan “Grosse cote, Gros gain, Gros respect”, où le respect se mesurerait entre jeunes à la hauteur de la côte, et donc du risque pris par le joueur avec son argent.  “Ils cherchent à tout prix à se distinguer de leurs pairs. Il y a également une forme d’égo en jeu, celui qui sera à même d’avoir réussi le plus le beau coup bénéficiera du respect de ses pairs.” analyse Mathilde Auclain.

“Sur Twitter, les sites de paris sportifs se donnent un côté proche”

La publicité, ciblant particulièrement la tranche des 18-24 ans, tient un grand rôle : ”En entretien, on les incite à exercer leur regard critique.”

Si la publicité à la télévision ou à travers des panneaux publicitaires en ville reste l’opération de séduction la plus visible des bookmakers, il en existe un autre qui parle particulièrement à la génération des 18-24 ans : les réseaux sociaux. Les opérateurs de paris sont présents sur la quasi-totalité des réseaux sociaux, c’est bien le réseau social. Et Twitter qui reste le média privilégié des plus grosses entreprises (Winamax, Unibet et Betclic). Le plus suivi est de loin Winamax et ses 605.000 abonnées, loin devant ses concurrents (environ 325 et 125). Avec plus d’une vingtaine de tweets par jour, l’un des community managers les plus en vus de la twittosphère française s’efforce de réagir à l’actualité sportive – mais pas que. En plus du langage, ce sont tous les codes des jeunes joueurs qui sont repris par les sites de paris sportifs: musiques, images, tendances, etc. C’est aussi grâce à tout un univers issu des memes et des « hashtags » propre à la jeunesse comme #BetclicKhalass (comprenez Betclic vous paye) que ses plateformes se bâtissent un important capital sympathie en combinant un humour ciblé et des paris gratuits offerts aux followers leur assurant potentiellement l’arrivée d’un nouveau public qui ne s’intéresse pas forcément au sport.

https://twitter.com/Betclic/status/1392811870097223680

Le sport et sa diffusion sur internet ne sont pas non plus des facteurs anodins dans l’expansion des paris sportifs en ligne au sein de cette tranche d’âge. Le sport a l’avantage d’être un “élément très fédérateur” comme le souligne Aurélie Wellenstein, documentaliste à l’hôpital Marmottan. Victor témoigne: “Tu en parles avec tes potes. On a regardé ensemble le dernier match Paris-Manchester. J’ai parié 50 euros, et j’ai tout perdu. Du coup t’es deux fois plus déçu : ton équipe perd et t’as perdu” Ce phénomène s’accroît souvent avec le bon parcours des clubs français dans les coupes intercontinentales, mais aussi de l’équipe nationale lors des grandes compétitions. Un potentiel afflux de parieurs dont les opérateurs ont bien conscience. Winamax a par exemple doublé son offre de bienvenue pour la Coupe du Monde 2018, avec un premier pari remboursé jusqu’à 200 € (contre 100€ en temps normal). Mathilde Auclin a pu constater les effets de cette promotion : “on a clairement eu plus de demandes d’admissions après la Coupe du Monde 2018, soit de gens qui ont sombré, soit de jeunes qui ont commencé.”. Guillaume, 23 ans, originaire de Toulouse s’est aussi laissé séduire par cette offre. Celle-ci a constitué un élément déclencheur. Il parie aujourd’hui tous les week-ends, lui qui jouait avant de temps à autres au tabac.

L’offre de bienvenue de Winamax lors de la Coupe du Monde 2018

L’été 2021 et son Euro de Football, Roland Garros ou encore ses Jeux Olympiques, amèneront peut-être de nouveaux jeunes joueurs à s’inscrire massivement sur les plateformes en ligne.

Louis de Kergorlay et Charlotte de Frémont

 

Le pari chez les mineurs

“Dès que j’ai 18 ans, je passe sur internet pour parier.” Evan, élève de terminale, parie au bar-tabac deux fois par jour, injectant en moyenne cinq euros par pari. Pendant le confinement, il a commencé à jouer avec un ticket à gratter offert par sa mère, grâce auquel il gagne vingt euros. Et il témoigne du fait qu’il est plus facile pour un mineur de parier au tabac du coin, que sur internet.

Même s’ils parient aujourd’hui majoritairement en ligne, la dizaine de jeunes de 17 à 23 ans que nous avons interrogé ont tous avoué avoir commencé au lycée en bar-tabac, encouragés par leur entourage. “ Moi j’étais en internat, et nous allions tous parier au même tabac le week-end,” témoigne Régis. Nous avons pu faire le même constat à Versailles: près de deux bars tabac que nous avons visité sur trois, ont accepté sans difficulté de prendre le pari d’un mineur sans lui demander de justificatif d’identité.

Pourtant, selon la loi du 12 mai 2010 légalisant les paris sportifs en ligne, la vente de jeux d’argent à un mineur, même émancipé, est punie d’une amende. Cette frontière est souvent franchie : “ On était mineur mais le buraliste s’en foutait […] même notre maître d’internat qui était ami avec le buraliste était au courant de la combine. Mais il laissait faire.”

Charlotte de Frémont

 

 

Le jeu : une addiction reconnue

Se faire soigner en France pour une addiction aux jeux d’argents n’est possible que depuis peu. Les premiers traitements adaptés ont vu le jour en 1997 à l’hôpital Marmottan de Paris. “Le plus compliqué a été de faire comprendre que cette addiction était aussi dangereuse que l’addiction aux substances” explique Aurélie Wellenstein, documentaliste de l’hôpital Marmottan.

La difficulté actuelle est de conduire des campagnes de prévention alors que la communication des opérateurs est très efficace. Pour cela, Mathilde Auclin, psychologue au Centre de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie de Trappes, participe à des ateliers de préventions dans les lycées où elle place les élèves en situation : “Les jeunes se rendent souvent compte souvent compte qu’ils sont ciblés une fois mis face aux publicités. Ils doivent juste en prendre conscience »

Les messages de prévention sur les sites et panneaux publicitaires restent très peu visible. Ils ne figurent qu’en petits caractères en bas de page ou dans de minces bandeaux. On y trouve les numéros d’appels pour parieurs en difficulté. Le moyen de prévention le plus efficace en France reste encore de contacter les plateformes pour se faire interdire de pari ; un recours très peu connu et mis en avant par les opérateurs, , et de contacter une ligne d’écoute (Joueurs Info Service : 09 74 75 13 13 ou Drogues Info Service : 0 800 23 13 13) ou un centre spécialisé pour faire un bilan voire entamer une démarche de soin (les CSAPA ).

Louis de Kergorlay

Des soirées aux examens, quand drogue rime avec études

La population étudiante est plus encline à consommer des substances psychotropes que les jeunes du même âge. Que ce soit en soirée, ou face à la pression des concours, les tentations sont grandes. Quels sont les risques auxquels ils font face ? Enquête.

« Je suis addict à la coke ». Alex, étudiant en neurosciences, ose parler de son addiction. Mais il n’est pas le seul. Au moins 41 % des jeunes de 17 ans déclarent avoir pris au cours de leur vie au moins un médicament psychotrope en 2011, selon une expertise collective de l’Inserm parue en 2014. Pour la docteure Edith Gouyon, l’abus de psychotropes peut conduire à la dépendance psychique et physique.

Au-delà du tabac, de l’alcool et du cannabis, les étudiants ont parfois recours à des psychostimulants, des bêtabloquants et des antidépresseurs, notamment pour faire face au stress des études. Les étudiants consomment plus de médicaments que les personnes du même âge non-étudiants. Plusieurs phénomènes expliquent le recours à des substances et des drogues sur ordonnance.

Du plaisir à la gestion du stress

Les drogues prises pendant les soirées sont associées au plaisir. Il s’agit du tabac, de l’alcool, du cannabis et de drogues plus puissantes comme la cocaïne ou la MDMA. Le tabac et l’alcool, ainsi que les boissons énergisantes mélangées à de l’alcool, sont également très présentes chez les populations lycéennes et les jeunes étudiants. À 17 ans, 8,7 % ont déjà une consommation régulière d’alcool.

Par ailleurs, certaines molécules peuvent également être un moyen de faire face au stress : fumer du cannabis pour se détendre, faire des pauses cigarette pendant les sessions de révision ou entre les cours. Les drogues sont même parfois un moyen de se doper pendant les examens.

Drogues et études, psychotropes, stimulants, substances récréativesPour Anne Batisse, docteure en pharmacie au Centre d’Evaluation et d’Information sur la Pharmacodépendance (CEID), la prise de substances pour faire face au stress est une conduite dopante.

Selon une enquête de l’Observatoire national de la vie étudiante, environ 4 % des personnes inscrites à l’université consommeraient des psychostimulants afin d’améliorer leurs performances ou réussir un examen, soit environ 100 000 étudiants. Dans l’étude COSYS du CEID, 20 % des étudiants utilisant des psychotropes confient le faire pour gérer leur stress. Ils ont alors recours à plus de substance illicites (cannabis) que licites (anxiolytiques).

Dopage aux amphétamines

Plaisir et productivité peuvent même s’entremêler. Certaines drogues ou substances légales sont en effet associées à une volonté de productivité accrue : café, boissons énergisantes (Red Bull), médicaments sans ordonnance comme des vitamines ou des antiasthéniques (Guronsan). Pour améliorer leurs performances aux examens, certains étudiants ont de plus recours à des dérivés d’amphétamines, comme la Ritaline.

Ce médicament, équivalent français de l’Adderall américain, est normalement prescrit dans les cas de troubles du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité (TDAH). Consommé pour améliorer les performances, l’Adderall ou la Ritaline permettent de mieux se concentrer. Aux États-Unis, des associations alertent sur les sur-diagnostics d’hyperactivité, conduisant à un véritable dopage généralisé dans le milieu étudiant.

Même la cocaïne peut être prise dans cet objectif de productivité, lors des révisions ou des examens, bien que ses effets soient moins positifs que ceux de la Ritaline. Elle peut en effet entraîner une baisse de la concentration et des conséquences négatives comme une « redescente » douloureuse. D’autres substances illégales retrouvées dans les soirées étudiantes au même titre que la cocaïne, comme la MDMA et l’ecstasy, sont quant à elles plutôt prisées dans ce seul cadre récréatif.

Pour affronter leur stress, les étudiants ont parfois recours à des anxiolytiques (15 % des médicaments les plus expérimentés), normalement prescrits sur ordonnance, voire à des somnifères (11 %) ou des antidépresseurs (6 %). La pression des études est très marquée dans des filières sélectives, comme la première année commune aux études de santé (PACES).

Les carabins, fortement exposés à un impératif de productivité, sont parmi les étudiants prenant le plus de drogues, légales ou non, pour booster leurs performances et gérer leur stress. Dans une thèse sur les prises de stimulants chez les étudiants en médecine, Julie Delay observe en effet que les psychotropes sont principalement pris pour dormir (66,8 %) et contre le stress (56,3 %).

Psychostimulants stress réussite dopage compétitionLa prise de drogues peut débuter dès le lycée ou lors du commencement des études. C’est notamment le cas d’Antoine*, étudiant en classe préparatoire. « J’ai commencé à prendre de la drogue dès la première année où je suis arrivé en étude supérieure. Au lycée j’étais plutôt réservé, j’allais pas trop en soirée. J’ai d’abord commencé par fumer des joints en soirée avec mes potes, puis j’ai rencontré une meuf qui était dans un groupe qui tapait de la coke pour aller en boîte. Après c’est devenu une habitude quand je sortais ou que je faisais des soirées chez moi ». La cocaïne, prise par Antoine comme une substance récréative, est cependant devenue une addiction.

Dépendance ou addiction ?

Plusieurs critères sont à prendre en compte pour qualifier un usage d’addiction. Selon Stéphanie Caillé-Garnier, neurobiologiste de l’addiction à l’Université de Bordeaux, « la chronicité ne va pas suffire à parler de problèmes d’addiction ».

Il s’agit d’un « désordre psychiatrique » caractérisé par « la perte de contrôle, le fait de se mettre en danger, le fait d’avoir des problèmes récurrents dans sa vie sociale à cause de sa consommation, et le « craving », le fait d’avoir toujours envie de consommer en dépit de la connaissance des conséquences négatives ». Répondre au moins à deux de ces critères permet de parler d’une addiction légère. Au-delà de cinq critères, l’addiction est qualifiée de sévère.

La pandémie de Covid-19 a mis un coup d’arrêt brutal aux soirées et à la vie sociale des étudiants. Se retrouvant souvent à suivre des cours depuis chez eux, sur leur ordinateur, la moitié d’entre eux souffrent d’anxiété ou de dépression.

Pour Anne Batisse, « on est dans une période à risque donc pas mal d’étudiants peuvent tomber dans des abus et des usages nocifs ». Elle souligne néanmoins que la reprise d’une vie normale implique bien souvent un abandon de certaines pratiques addictives.

Étudiants, cannabis, drogues, révisions
Drogues et révisions : mélange parfois contre-productif. Illustration. © Pierre Berge-Cia

Antoine sait qu’il est tombé dans l’addiction. « Avec le Covid je ne sors plus, mais je consomme toujours autant. Genre, je vois mon dealer plus que mes potes j’ai l’impression ». L’étudiant garde sa consommation secrète, sauf auprès de ses amis proches.

La docteure Florence Tual, coordinatrice régionale addiction au sein de l’ARS Bretagne, s’inquiète : « Ce qui est clair dans les premiers résultats de nos nouvelles études, c’est que la pandémie de coronavirus a joué un rôle dans l’évolution de la consommation. La première raison, c’est l’isolement. Certaines pratiques ont diminué, comme l’alcool, certaines ont augmenté comme la cocaïne et les psychotropes. Nous observons notamment beaucoup de nouveaux consommateurs. C’est très préoccupant ».

Une situation étudiante globale

Pour Chrystelle Artus, infirmière et intervenante scolaire dans la région d’Annecy, le profil d’Antoine n’est pas unique. Elle relève que les addictions se retrouvent chez tous les étudiants, quelle que soit leur origine sociale. « Là où je suis, il y a des gens qui travaillent en Suisse et gagnent super bien leur vie. Mais les enfants de frontaliers ont les mêmes problèmes que les enfants de salariés d’usine ».

L’infirmière souligne l’importance de la « courbe de déplaisir », pour faire comprendre aux jeunes, dès le lycée, qu’ils sont peut-être tombés dans l’addiction : « pour avoir l’effet que je connaissais sur le mode plaisir, il faut que j’aille prendre plus d’alcool, plus de tabac, plus de trucs ». Ce désir de prendre toujours plus d’une substance, pour obtenir une satisfaction, se retrouve chez de nombreux étudiants, parfois en parallèle de la question de la réussite aux examens.

Les médicaments dérivés d’amphétamines peuvent être associés à un désir récréatif ou à une volonté de gérer la pression. Ils stimulent le système nerveux sympathique et accélèrent son activité, tout en boostant l’humeur. Ils ont par ailleurs un effet coupe-faim, permettant de travailler plusieurs heures sans s’interrompre.

Ces effets ont tous été constatés par Alex, étudiant en neurosciences, lorsqu’il prend de l’Adderall pour la première fois. « Quand je faisais mon premier master, mon meilleur pote est venu pour le 1er de l’an et on a fait une soirée de 24h. Pour le 3 janvier il fallait que je rende un énorme projet de recherche et j’avais encore pas mal de taff. J’étais dans la merde donc j’ai une pote qui m’a dit “si tu veux j’ai de l’Adderall“. C’est un dérivé d’amphétamines donc tu le sens bien. Je me souviens plus où elle l’avait chopé celui-là mais t’as les mâchoires qui se contractent à fond, ça te coupe la faim et tu deviens super concentré ».

Addiction et sevrage

Alex reprendra deux fois de l’Adderall par la suite, mais il décide de ne pas en consommer de façon régulière. Ayant expérimenté de très nombreuses substances psychoactives, cet étudiant réalise rapidement que les dérivés d’amphétamines ne sont pas pour lui.

« L’Adderall, c’est une habitude à prendre, à doser etc. Après moi de base et encore plus en étant en neuro, vu que je prenais déjà beaucoup de drogues d’un point de vue récréatif, j’avais pas envie d’associer ça à mes études car ça aurait été une pente très dangereuse ». – Alex

Préférant réserver sa consommation aux soirées étudiantes, Alex ne cherche pas le secours de molécules chimiques pour améliorer ses performances, sauf dans ce cas exceptionnel d’un projet de recherche à rendre en urgence. Pour ses révisions, il se contente de prendre du café, des médicaments antiasthéniques et des boissons énergisantes.

Cette façon de se « doper » à la caféine rejoint les témoignages d’étudiants en médecine, notamment ceux en PACES, qui confient pour la plupart ne pas avoir recours à des drogues mais qui boivent énormément de café, pour se concentrer pendant des heures.

Pour Aurélie, la prise de Guronsan était de plus associée à une prise de somnifères durant ses deux années de PACES. Bien que le Guronsan cesse rapidement de lui procurer un sentiment d’énergie supplémentaire, elle n’arrive pas à arrêter.

« Je ne pouvais pas ne plus en prendre après. Je sentais que ça ne m’aidait plus à avoir des pics d’énergie mais si j’en prenais pas, j’étais vraiment à plat ». Cette accoutumance s’est traduite par un fort sentiment de manque pendant ses vacances d’été.

« J’avais une grosse envie de caféine pendant deux-trois semaines. Je sentais que j’étais en manque de caféine, j’avais cette envie irrépressible d’en consommer mais je ne me suis pas écoutée et je n’en ai pas pris ». – Aurélie

La dépendance à la caféine d’Aurélie était liée au stress des études. Elle ne s’est pas transformée en addiction. Stéphanie Caillé-Garnier rappelle que pour estimer le potentiel addictif d’une drogue, il faut examiner la proportion de population exposée à cette drogue et qui développe un trouble addictif. La moyenne est de 15 à 20 % pour toutes les drogues confondues. Et puis les données d’épidémiologie donnent également la quantité de personnes exposées au moins une fois dans leur vie (les expérimentateurs), parmi lesquelles les usagers réguliers voire quotidiens.

Deux accros à la cocaïne

Aujourd’hui, Aurélie ne voit pas cette prise de substances caféinées comme un dopage mais comme un supplément à son régime. « Tu prends tout ça comme tu prends des vitamines quand t’as un rhume ».

Elle remarque cependant qu’autour d’elle, ses camarades buvaient également énormément de café (cinq ou six tasses par jour), mais ne consommaient a priori pas de Guronsan.

Pour elle, cette prise de médicaments sans ordonnance était également une façon de pallier une mauvaise hygiène de vie, à dormir mal, sans faire de sport et en ayant « littéralement les fesses posées sur une chaise à ne pas bouger », pendant plus de dix heures par jour.

Drogues et jeunesse étudiante
En l’absence de soirées, l’addiction est plus visible. Illustration. © Pierre Berge-Cia

Même chose pour Alex, qui cherche à améliorer son mode de vie. Suite à un accident de basejump, il s’est fracturé le dos. Immobilisé, il a profité de sa rééducation pour arrêter de fumer, et il fait depuis du sport chaque matin pour lutter contre des douleurs chroniques apparues suite à son opération.

« Au final je me rends compte qu’avoir une alimentation plus saine, ça joue beaucoup sur ma capacité de concentration d’organisation etc. J’aurais bien aimé avoir le courage de faire ça avant dans mes études mais je suis arrivé où je voulais donc je suis content et on va dire que ça va ».

Bien qu’il regarde sans trop de regrets ses nombreuses prises de drogues, Alex prend beaucoup moins de substances illégales aujourd’hui. « Je me suis calmé mais je sais par exemple que tout ça m’a amené à être dépendant, je suis addict à la coke. Je vais pas activement chercher mais si y en a autour de moi je vais en vouloir. Si je suis en soirée et qu’il y en a, il m’en faut… C’est le seul point négatif ». Antoine partage le même constat, mais fait preuve de plus de pessimisme.

« Ça me rend triste quand j’y pense. Je me demande dans quel merdier je me suis mis. Mais vas-y, j’y pense pas trop parce que j’ai des concours quoi, ça sert à rien de me prendre la tête ». – Antoine

Selon la docteure Florence Tual de l’ARS Bretagne, l’un des principaux problèmes de l’addiction chez les jeunes est identifié : l’âge auquel est faite la première expérimentation. « Plus l’on commence tôt, plus l’on risque d’être dépendant. Et c’est valable pour tous les types de produits ».

Futurs médecins et psychotropes

Les étudiants ayant déjà consommé au moins un produit dopant dans leur vie afin d’améliorer leurs performances scolaires sont principalement des étudiants dans le domaine de la santé, selon l’Observatoire de la vie étudiante. Aurélie, ancienne étudiante en PACES, constate qu’autour d’elle, un certain silence est fait autour de la prise de substances. Cette tendance à l’auto-médication s’explique notamment par la forte pression, la compétition et la charge de travail que subissent bien souvent les étudiants de cette filière.

« Les étudiants en santé ont une grosse consommation de médicaments. Ils consomment beaucoup plus de médicaments que les autres étudiants car ils sont plus soumis au stress », précise en effet Anne Batisse, du CEID. Dans sa thèse sur le dopage intellectuel chez les étudiants en santé de Rouen, le pharmacien Yoann Tromeur souligne cet essor de l’usage détourné de médicaments. Parmi les étudiants de filières de santé déclarant prendre des substances illicites, 70 % avouent par ailleurs consommer du cannabis. Les quelques étudiants ayant recours à des amphétamines ou de l’ecstasy sont également tous des fumeurs de cannabis.

Le dark web, marché 2.0 des stupéfiants

Il existe une partie dissimulée d’Internet accessible seulement aux initiés : le deep web. Les moins de 25 ans sont deux fois plus nombreux que les plus âgés à recourir au deep web, sans doute le signe d’une pratique générationnelle. Objet de fantasme chez les jeunes, le dark web est une partie du deep web qui permet aux utilisateurs de naviguer anonymement.

Sur les marchés noirs du dark web, un internaute peut acheter et vendre presque tout, et cela en restant totalement anonyme. Toutes sortes de drogues y sont disponibles : héroïne, DMT, ecstasy, marijuana, etc. Pour obtenir ces substances, l’utilisateur peut payer au moyen de crypto-monnaies, comme le bitcoin. C’est ce qu’a fait Alex, étudiant en neurosciences, pour se procurer de l’Adderall. Selon un rapport publié par Europol et l’Observatoire Européen des Drogues et des Toxicomanies (OEDT) de 2017, le trafic de stupéfiants sur le dark web représente environ deux tiers des échanges de drogues effectués dans le monde.

Pierre Berge-Cia et Jean Cittone

*Le prénom a été modifié.

Addictions : Reprendre ses esprits grâce à l’hypnose

Tabac, sucre, cocaïne, alcool, jeux, sexe … L’hypnose est supposée pouvoir soigner tout type d’addiction. De plus en plus populaire dans le milieu médical, cette pratique suscite pourtant toujours des débats. Enquête. 

Assis sur une chaise à roulette, Benjamin* regarde fixement une figurine de singe en plastique. Ses mains sont posées sur ses genoux. Sa casquette plate est vissée sur sa tête. Et ses paupières se ferment sous ses lunettes. L’homme de 63 ans est concentré. Il se fait hypnotiser.

En ce début d’après-midi du vendredi 7 mai, le temps semble s’être arrêté dans les locaux de l’association Charonne Oppélia, un centre de soin dans le 13e arrondissement de Paris. « Je vous invite à prendre quelques bonnes respirations et à fixer votre regard sur cette petite figure qui est en face de vous. Vous focalisez votre regard de façon tellement intense que tout votre champ se réduit à cette figure », indique la voix calme du docteur Jean-Marc Geidel.

« Je me sens plus léger »

Depuis près de quatre ans, Benjamin se rend ici une fois par mois pour une session d’hypnose. Pendant de longues années, ce jeune retraité a vécu une dépression qui l’a fait tomber dans l’alcoolisme. Benjamin a été suivi par une psychiatre pratiquant l’hypnose conversationnelle, une technique de suggestion où le patient et l’hypnothérapeute échangent en utilisant des métaphores. Grâce à ces images, le professionnel s’adapte au monde de la personne à soigner. 

Aujourd’hui, délivré de son addiction à la boisson, Benjamin a recours à l’hypnose pour se retrouver lui-même. « Les addictions, ça détruit sur le moment où vous êtes dépendant mais ça détruit aussi après », explique le docteur Jean-Marc Geidel. « Et donc l’hypnose peut aussi être très intéressante dans la phase de reconstruction. Comment se retrouver alors que pendant tellement d’années, toute la vie était rythmée par l’alcool ? »

Cet après-midi, Benjamin travaille sur ses émotions. Depuis ce matin, il se sent triste. Dans le petit bureau, la voix du docteur Geidel le guide dans sa transe hypnotique. « Votre esprit est tellement léger, tellement léger qu’il va prendre de la hauteur et déjà votre esprit monte au-dessus de ce bâtiment. Tandis que votre corps reste assis à se reposer sur cette chaise », énonce le médecin. 

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Pendant une vingtaine de minutes, Jean-Marc Geidel aide Benjamin à se construire d’images mentales. Puis, le docteur l’invite à ce que son esprit se reloge dans son corps resté sur Terre. « Et tout doucement, vous descendez, vous descendez, vous approchez de la ville », indique le médecin hypnothérapeute. « L’ensemble, corps plus esprit, va maintenant s’éveiller tranquillement de cette séance d’hypnose », poursuit-il. Alors Benjamin émerge. Sous son masque blanc, il baille. Ses mains passent ensuite sous ses lunettes. Il se frotte les yeux avant de s’étirer. L’ambiance dans la pièce est douce. Sur les murs blancs, le soleil manifeste sa présence au travers des stores vénitiens. « J’étais lourd. Et là, je me sens plus léger », remarque spontanément Benjamin. La séance est terminée. 

Des séances « sur-mesure »

L’hypnose peut donc permettre la reconstruction post-addiction. Elle peut aussi aider à se délivrer d’une addiction. Les techniques diffèrent selon les professionnels et les patients. C’est du sur-mesure. Parmi elles, l’hypnose classique, l’hypnose conversationnelle ou encore les thérapies d’activation de conscience. Jean-Marc Geidel soutient que tout le monde serait réceptif à l’hypnose, mais pas de la même manière. Chaque hypnothérapeute ne pourrait donc pas réussir à hypnotiser chaque individu.  

Pour un résultat satisfaisant, l’entretien préalable à une session d’hypnose est important. Il permet d’établir un premier lien entre le patient et le professionnel. « Le levier principal, c’est une communication. Si la relation est là, la confiance est là, on a fait au moins la moitié du chemin voire les trois quarts », explique Isabelle Bechu, psychologue et hypnothérapeute. En plus de créer un climat de confiance avec le patient, cet entretien est fondamental pour « chercher le point d’appui », indique Jean-Marc Benhaiem, docteur et hypnothérapeute en région parisienne. C’est-à-dire connaître les croyances, les visions et les désirs du patient. « Une fois le point d’appui trouvé, la séance commence et on peut modifier la vision, la perception de la chose pour qu’il puisse s’en détacher », poursuit le professionnel de la santé. La substance consommée par les patients peut être la même, mais ces derniers peuvent la prendre pour des raisons différentes. « Ce n’est pas tellement liée au produit que les patients utilisent mais à ce qu’ils attendent de ce produit. Par exemple, quelqu’un qui combat son anxiété par de l’alcool ou de l’héroïne, on va l’aider, par l’hypnose, à trouver une autre manière de lutter contre son anxiété », souligne Dina Roberts, psychiatre et hypnothérapeute à l’hôpital Marmottan, un centre d’addictologie, dans le 17e arrondissement de Paris.

L’hôpital Marmottan, dans le 17e arrondissement de Paris. (Photo : Nolwenn Autret)

Un rythme des consultations variable

Chaque médecin a un avis personnel sur le rythme des séances. Pour Dina Roberts, il n’y a pas de règle. Parfois ses patients viennent une fois. Parfois ils viennent la voir chaque semaine. Pour un sevrage tabagique, la professionnelle observe qu’il suffit en général d’une consultation. « Quand on dit que c’est court, ça ne veut pas forcément dire que c’est miraculeux », nuance-t-elle. « Souvent les gens disent après une séance, qu’ils ont la sensation de retrouver un équilibre. Par exemple : arrêter de consommer le produit quand on est angoissé mais juste le consommer quand il y a du plaisir », poursuit-elle.

« On ne va pas mettre le patient dans la dépendance du thérapeute, car l’idée est qu’il en sorte »

Jean-Marc Benhaiem propose des séances d’hypnose qui durent entre 45 minutes et une heure. Il n’est pas forcément favorable à ce qu’un patient revienne trop régulièrement. « On ne va pas mettre le patient dans la dépendance du thérapeute, car l’idée est qu’il en sorte ». Pour Nathalie Legard, 46 ans, deux séances étaient prévues pour qu’elle arrête le tabac. Finalement, une session en novembre 2020 suffira. Après 35 ans de tabagisme, à raison d’un paquet quotidien, elle n’a plus retouché à une cigarette. « J’ai l’impression que l’hypnothiseuse a appuyé sur un interrupteur », témoigne cette femme, agent d’accueil dans un lycée de Mayenne. 

Jean Becchio, médecin généraliste et hypnothérapeute dans le Val-de-Marne, est un défenseur du traitement sur le long cours, pouvant aller de quatre à six mois. Pendant trente ans, il a utilisé l’hypnose pour aider ses patients à se libérer de leurs addictions. « L’addiction, c’est quand on a pris une drogue pendant des années, ou des mois. Cela crée des réseaux très particuliers dans des régions du cerveau. Il faut réussir à en provoquer de nouveaux », explique-t-il.

Bien que les spécialistes utilisent différentes méthodes, ils se rejoignent sur le fait que la motivation personnelle des patients est essentielle. « L’hypnose peut aider une guérison. Elle peut aider à se libérer d’une addiction pour quelqu’un qui est déjà dans ce chemin-là », explique Dina Roberts.

L’hypnose a-t-elle vraiment des effets thérapeutiques ou repose-t-elle sur la croyance et la volonté du patient ? Quelle place pour l’effet placebo ? Pour Jean-Marc Geidel, « l’hypnose n’est rien d’autre que l’effet placebo. C’est l’imaginaire qui crée du réel ». L’hypnose fonctionne donc si la personne hypnotisée est persuadée des effets positifs.  « Quand un patient vient me voir, je lui dis que l’effet placebo participe sûrement. Et alors ? Vous préférez être guéri par l’effet placebo ou ne pas être guéri du tout ? », ajoute Isabelle Bechu. 

Des résultats mitigés

Si la discipline a trouvé des adeptes, elle ne fait pas pour autant l’unanimité. Dominique Barrucand a 88 ans. Ce médecin psychiatre a écrit Histoire de l’hypnose, un ouvrage consacré à l’étude de cette discipline depuis ses origines. Il a beaucoup pratiqué l’hypnose au début de sa carrière. Aujourd’hui, il doute de l’efficacité de cette technique pour soigner les addictions : « Je ne serais pas favorable à traiter une addiction par l’hypnose parce que si l’on veut avoir des bonnes chances de succès, il faut non seulement que le sujet soit d’accord. Mais aussi qu’il soit tout à fait conscient de ce qu’il fait et des efforts qu’il fait. » Selon lui, les addictions nécessitent un traitement adapté, une psychothérapie personnalisée, car l’arrêt de tabac ou d’une autre drogue nécessite un effort colossal. Chef d’un service de traitement des addictions, il n’a jamais utilisé cette technique dans un but de sevrage. 

De même, un médecin psychiatre parisien souhaitant rester anonyme, explique pratiquer de moins en moins l’hypnose pour le traitement des addictions. Sur 1000 consultations dans l’année, il affirme ne pouvoir aider que trois à quatre patients, « un taux de réussite très faible » selon lui. « J’arrive beaucoup mieux à utiliser l’hypnose pour des problèmes d’anxiété et de sommeil, indique-t-il. Pour les addictions, cela dépend de beaucoup d’autres facteurs ». En effet, selon le psychiatre, le traitement des addictions ne peut pas entièrement être assuré par l’hypnose. Elles sont souvent associées à des facteurs qui ne peuvent pas être pris en charge, notamment l’ambiance familiale dans laquelle vit le patient. 

Dina Roberts, psychiatre et hypnothérapeute à l’hôpital Marmottan dans le 17e arrondissement de Paris. (Photo : Nolwenn Autret)

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Un statut ambigu

Les formations universitaires d’hypnose ne sont pas reconnues par l’Ordre des médecins, malgré les demandes du SNH (Syndicat national des hypnothérapeutes). Enseignée mais non reconnue, l’hypnose a donc un statut à part. « Hypnothérapeute, ce n’est pas une profession, c’est une spécialité qui peut s’ajouter à la formation des professionnels de santé », précise Jean-Marc Benhaiem. Ce docteur a créé le premier diplôme universitaire d’hypnose médicale à la Pitié Salpêtrière. Au départ, il y avait peu d’inscriptions. Désormais, les candidatures explosent : « On a entre 200 et 300 demandes chaque année pour environ 80-90 places. » De même, l’hypnose est désormais utilisée dans de nouveaux secteurs, notamment dans le cadre d’interventions chirurgicales. Proposée comme une alternative à l’anesthésie classique, elle permettrait de diminuer l’anxiété du patient et les effets post-opératoires. 

L’hypnose reste une pratique médicale coûteuse. Son remboursement dépend des praticiens et des mutuelles. Manon Rousseau, mère au foyer, n’a pas pensé à se rapprocher de son assurance santé. En 2019, elle se lance, avec son mari, dans une PMA (Procréation médicalement assistée) et décide alors d’arrêter de fumer. Lassée des patches, à ses yeux inefficaces, elle prend rendez-vous avec un hypnothérapeute en octobre 2019. Après une séance d’une heure, elle ne retouche plus à la cigarette. Et pourtant, ce n’est pas la solution miracle selon elle. Avec près de 250 euros déboursés dans l’hypnose, « j’ai la conviction que c’est le fait que ça m’ait coûté cher qui m’a motivé », confie la jeune femme de 28 ans. 

Nolwenn Autret et Aglaé Gautreau

 *Le prénom a été modifié.

 

Le chemin de croix des addicts sexuels

Avec les sexshops et les cinémas, l’addiction sexuelle a longtemps bénéficié d’une image folklorique. © Glenn Gillet

Sur le modèle des alcooliques anonymes, des dépendants sexuels se réunissent pour tenter de maîtriser leur addiction. Leur trouble, cependant, n’est pas encore bien reconnu scientifiquement et les personnes qui se sentent atteintes ont des difficultés à trouver un soutien médical.

« Pour moi, je ne faisais de mal à personne », confie Rémi. Le remède de ce quadragénaire de Tarbes aux petits tracas du quotidien est resté le même pendant des années. « Si certains fument des clopes, moi, je regardais du porno ». A la moindre contrariété, comme une dispute mal digérée avec une caissière agressive, le refuge était le même. De quoi l’amener à une fréquence et une intensité hors norme. « Il est arrivé que j’en regarde jusqu’à 4 ou 5 heures par jour ». Il a longtemps vu cela comme un exutoire, une façon de pallier ses difficultés à communiquer : « C’était la seule chose que je contrôlais. Dans la vraie vie, c’était dur d’aller vers l’autre. Alors qu’avec le porno, je maîtrisais mes fantasmes ».


« Des années de déni », balaye-t-il maintenant qu’il a rencontré sa compagne. Auprès d’elle, il a pris conscience de ses démons, surtout après l’arrivée de leur enfant. « Pendant sa grossesse, elle s’est aperçue que j’allais sur des sites pornos. Je tentais d’arrêter plusieurs fois. Ça durait une semaine et je reprenais », se souvient-il. « Quand notre fils a eu 5 ans, elle m’a demandé de partir ». Un électrochoc des plus bénéfiques : Rémi décide de se reprendre en main. « Au lieu de regarder du porno sur Internet, j’ai fait des recherches sur la dépendance ». Si les retrouvailles avec sa compagne ne tardent pas, c’est parce que Rémi est parvenu à mettre des mots sur le mal qui est le sien : il est « dépendant sexuel », comme 3 à 6% de la population française, selon les chiffres de la Fédération français d’addictologie.

La pornographie constitue la manifestation la plus courante de ce trouble comportemenal masculin, mais la multiplication des partenaires, ainsi que le recours à la prositution, sont aussi des marqueurs de ce qui apparaît comme une « addiction »

Addiction ou pas ?

Où commence-t-elle ? Depuis les premières études sur le sujet dans les années 1970, le débat continue à diviser les scientifiques : faut-il d’ailleurs parler d’addiction ou  d’hypersexualité ? De sexualité addictive ? De sexualité compulsive ? Face à la nécessité de s’accorder sur une définition, les instances internationales ont tranché : depuis 2018, c’est l’appellation « comportement sexuel compulsif » qui figure dans la classification de l’Organisation mondiale de la santé (OMS).

Derrière une nomenclature absconse pour une grande partie des personnes atteintes et même pour certains praticiens, il y a la réalité : « perte de liberté, envahissement psychique, activité qui devient centrale, perte de contrôle, poursuite des conduites malgré les conséquences négatives, dommages conjugaux, financiers, psychologiques, professionnels, judiciaires et infectieux », c’est l’inventaire que dresse la psychiatre-addictologue Marie-Grall Bronnec, qui montre que cette réalité peut tout à fait être source de souffrance.

Contrairement aux dépendants à des produits, l’addiction sexuelle est « comportementale » au même titre que l’addiction aux jeux, aux achats ou encore à certains aliments ou pratiques alimentaires. « C’est le cerveau qui est le dealer », résume l’addictologue Stéphanie Ladel avant de nuancer : « Le sexe à la base n’est pas une substance, pas un produit, mais il peut être produit voire industrialisé par la pornographie, par les tchats ». Elle pointe par ailleurs la complexité pour définir les conduites addictives relatives à la sexualité puisque « le sexe fait partie des sources naturelles de plaisir parce que Dame Nature (…) a décidé que c’était une bonne chose de manger pour rester en vie plusieurs jours, et de faire du sexe pour rester en vie plusieurs générations ».

« J’avais enterré mes émotions »

Reste qu’entre plaisir et addiction, tracer la ligne peut s’avérer complexe, d’autant plus que l’addiction sexuelle est souvent liée à une dépendance affective. Franchir cette ligne sans s’en apercevoir est d’une grande banalité, les addicts peuvent alors « sombrer », selon l’expression d’Aurélie Wellenstein, documentaliste à l’hôpital de Marmottan, établissement parisien pionnier dans le traitement des addictions.

Pour beaucoup, cela se caractérise par une incapacité à gérer la place croissante que prend l’addiction dans leur vie : « Mes collègues de travail ont certainement compris ce que je faisais », cite en exemple Rémi. La sphère familiale reste toutefois l’endroit où l’addiction est la plus envahissante. Lorsque les dépendants sexuels sont en couple, la place prise par le sexe, occasionne systématiquement des frictions : « Au moindre problème, je mettais un terme à la relation », partage Eugénie, 48 ans. Pour cette addict sexuelle et affective, le sexe a toujours été « sale », un moyen de priver un mari qu’elle considérait responsable de tous ses maux. Eugénie n’en est pas moins dépendante sexuelle : le sexe devient une monnaie d’échange grâce à laquelle elle peut tout obtenir et dont elle ne peut pas se passer. « J’avais enterré mes émotions. Je fonctionnais comme un robot. Mon mari, lui, c’était la douceur incarnée », confie-t-elle. « Il a fallu que je passe des années à pourrir sa vie. »

Stéphanie Ladel abonde : « Il peut y avoir une irritabilité réelle ou induite par le comportement addictif : vis-à-vis de leur conjoint, de leur proche, les gens peuvent paraître irascibles plus qu’ils ne le sont pour pouvoir aller consommer. » Faute de pouvoir s’assurer des interactions sociales saines, les addicts sont souvent très isolés : « Quand on cède à ses impulsions plusieurs fois dans la journée, on n’est pas fréquentable », reconnaît un autre addict prénommé Rémi, habitant Strasbourg et aujourd’hui investi dans l’apprentissage de la communication non-violente pour se guérir. Cet auto-isolement rend le recours à une quelconque aide encore plus difficile : « On a des gens qui sont extrêmement honteux, qui sont dans une solitude extrême », s’inquiète Aurélie Wellenstein.

Le visage le plus récent de l’addiction sexuelle est la pornogaphie, accessible à tous sur Internet depuis plus de 20 ans. © Glenn Gillet

Mais, comment devient-on addict sexuel ? Au-delà de « l’appétence pour la chose » qui « recouvre l’ensemble de la population », Stéphanie Ladel identifie la « vulnérabilité personnelle » comme une des premières causes. La source de l’addiction se cache bien souvent dans la construction affective de l’individu. « Au bout de quelques séances, on retrouve souvent des traumatismes de type sexuel, comme des agressions ou des viols, c’est très fréquent. », abonde Aurélie Wellenstein.

Nombreux sont les addicts à faire état d’épisodes traumatiques. « Ma mère n’avait qu’une seule hantise : que je tombe enceinte. Elle me donnait la pilule avant même que je sois réglée. », raconte Florence, 55 ans. Dès son plus jeune âge, cette Bruxelloise d’origine a reçu la même leçon familiale : le sexe était « sale ». « Mon père était fou. Quand j’avais 12 ans, il me montrait son sexe en criant « T’as peur hein !? T’as peur ? » ». C’est cette enfance traumatisante qui, pense-t-elle, explique le mal qui est le sien et dont elle se rétablit péniblement : la frigidité, « l’incapacité à ressentir du plaisir pendant l’acte », explique-t-elle.

Comme Florence, les addicts évoquent souvent leur enfance auprès d’une famille jugée « dysfonctionnelle », au sein de laquelle les abus de pouvoir de la part des parents ont pu être fréquents et vite apparaître comme la norme aux yeux des enfants. En cause : bien souvent, la dépendance d’un des deux parents à l’alcool ou… au sexe. « Ma mère imposait des relations sexuelles à mon père avec mon parrain et sa femme. Pour elle, tromper son mari était normal », témoigne Florence.

Les jeunes consommateurs, des « bombes à retardement » ?

Mais, au-delà du contexte familial, cliniciens de tous bords pointent du doigt l’accessibilité de la cyberpornographie comme un facteur aggravant, notamment durant les confinements. « Il y a des sites comme Pornhub qui ont tout mis en accès libre. Alors les gens ont passé leur journée devant à regarder du porno. », s’étrangle Aurélie Wellenstein. Issu de la « génération Canal » et de son fameux film X chaque premier samedi du mois, Rémi, le sudiste, trouvait déjà le porno trop accessible il y a 20 ans. Mais, aujourd’hui, c’est pire que tout. « La société est ultra sexualisée. Pour vendre des pneus, il faut une belle femme ! », résume celui qui a déjà peur pour son fils, aujourd’hui âgé de 14 ans, l’âge moyen du premier visionnage de contenu pornographique en ligne, selon une enquête Ifop datant de 2017.

Une « bombe à retardement. », a coutume de dire Rémi, qui craint que son fils devienne dépendant sexuel à son tour. Et pour ceux qui, contrairement au père de famille, n’ont pas la possibilité d’anticiper l’addiction sexuelle et la découvrent sur le tas, se pose la question des nombreux traitements.

© Glenn Gillet

Se soigner, mais comment ?

La thérapie consiste surtout dans le fait de se concentrer sur la construction affective qui joue un rôle déterminant dans l’addiction. Nombreux sont les dépendants à avoir recours à cette méthode. Une véritable aubaine, pour certains. « C’est l’univers qui me l’a envoyé ! », aime dire Eugénie à propos de son psychologue. « C’est quelqu’un de passionné par son métier, qui m’a réappris ce qu’était l’honnêteté ». A l’inverse, d’aucuns considèrent que ce détour par l’enfance éloigne du véritable problème, comme Rémi, le tarbais : «Au bout de 6 mois-1 an de thérapie, j’ai arrêté », explique-t-il. « Parce que, d’accord, c’est la faute de mes parents, mais à côté de ça je continuais la masturbation compulsive. ». La faute, selon lui, à une relation unilatérale avec un spécialiste « qui sait ». « Je disais ce qu’il voulait entendre. Ca ne pouvait pas marcher. », conclut-il.

Ce qui manque dans la thérapie, cette relation d’égal à égal, il l’a trouvé dans les fraternités de type Alcooliques Anonymes et notamment à Dasa, les Dépendants affectifs et sexuels anonymes. Le principe : des réunions régulières et réservées aux addicts qui peuvent prendre la parole librement. DASA propose également à chacun d’être parrainé par un autre addict. « C’est un jeu de mimétisme entre deux personnes qui ont vécu les mêmes souffrances. », résume Rémi. « Le véritable spécialiste, c’est le dépendant. », défend Florence, également membre de la fraternité.

Dasa et les 12 étapes vers la « sobriété sexuelle »

Créés en 1973 aux Etats-Unis, les Dépendants affectifs sexuels anonymes (Dasa) ont emprunté aux Alcooliques Anonymes (AA) le concept du programme en « 12 étapes », que le dépendant doit suivre pour atteindre la « sobriété sexuelle ». La première : « Accepter son impuissance face à la dépendance ». Pour cela, les dépendants doivent, étapes suivantes, « croire en une puissance supérieure » et lui « confier la maladie », autre emprunt aux AA créés en 1935 à partir d’un mouvement évangéliste. Les quatre étapes suivantes : « Faire un inventaire minutieux sur soi-même », « identifier ses torts » et « travailler sur ses défauts en général » et son « caractère » ensuite. Puis, vient l’amende honorable : « Faire la liste des personnes que l’on a blessé », « réparer les torts ». Enfin, avoir prié et médité « pour mener à bien le projet de rétablissement », le dépendant s’engage à « transmettre ce qu’il a appris », notamment en parrainant d’autres addicts sexuels.

Mais, si rien ne vaut le témoignage des dépendants, il arrive que certains, en tentant de mettre le doigt sur les raisons de leur mal-être, le relient à tort à l’addiction sexuelle. « C’est l’effet Doctissismo, on se dit que c’est forcément de nous qu’on parle sur les forums », analyse Stéphanie Ladel, qui reçoit régulièrement des « faux positifs » en consultation.

Elle cite pêle-mêle les « maris volages » qui cherchent à justifier leurs infidélités en se disant dépendant. D’autres patients décrits comme « très religieux » par la spécialiste, « et qui aimeraient avoir des pratiques sexuelles d’ange », mais tombent de haut lorsqu’ils constatent qu’ils fantasment et que leurs pensées leur échappent. « Il y a beaucoup de gens qui se reprochent d’avoir des actions sexuelles, du point de vue moral » constate-t-elle. Là encore, le recours à l’autodiagnostic permet de se trouver des excuses. Ces cas restent toutefois inoffensifs. D’autres patients autodiagnostiqués souffrent en réalité de troubles plus graves, comme des attirances pédophiles. Dans ces cas-là, « c’est plus facile de se cacher derrière l’étiquette d’addict sexuel ».

« C’est compliqué, la sexualité, parce que ça fait ricaner »

Face à la méconnaissance vis-à-vis du trouble, l’enjeu de prévention et de santé publique est réel. Or, les spécialistes constatent, accablés, que le problème n’est pas vraiment pris en compte : « On a des gens bringuebalés entre des spécialistes qui souvent ne comprennent rien. Avant d’arriver sur un addictologue, ils peuvent errer pendant très longtemps. Il n’y a aucun fléchage pour l’addiction sexuelle, ce n’est pas un sujet qui intéresse les gens », considère Aurélie Wellenstein.

Les tabous contribuent également au manque de reconnaissance du trouble : « C’est compliqué la sexualité parce que ça fait ricaner. Les gens n’en parlent pas parce que ça touche à l’intime. Même dans notre équipe [de l’hôpital Marmottan, NDLR] tout le monde n’est pas à l’aise avec le fait de recevoir des addicts sexuels », avoue la documentaliste. En termes de prévention à grande échelle, « en France, il n’y a rien », lâche Maria Hernandez-Mora, psychologue clinicienne, qui officie dans un centre d’addictologie rattaché à l’hôpital Simone-Veil de Paris.

Après plusieurs années passées en structure spécialisée en Espagne, elle tente aujourd’hui d’importer l’approche de santé publique qu’elle y a découverte et qui a fait ses preuves en Espagne ainsi qu’aux Etats-Unis : refuser la prohibition, notamment en ce qui concerne la pornographie, pour préférer des campagnes de prévention bienveillantes et la formation de professionnels en mesure d’appréhender les parcours souvent chaotiques des dépendants.Ce travail, elle le mène à travers l’association Déclic, qu’elle a cofondée avec Anne-Sixtine Pérardel, philosophe et conseillère en vie affective et sexuelle. En parallèle, Maria Hernandez-Mora poursuit un doctorat sur l’impact de la pornographie et prépare une thèse. L’objectif ? Démontrer la réalité scientifique de l’addiction sexuelle et ainsi ouvrir la voie à des financements pour une prévention de grande ampleur.

Pierre-Yves Georges et Glenn Gillet

A ECOUTER AUSSI – De la pathologie fantasmée au jugement moral, petite histoire de la notion de « nymphomanie », parfois utilisée en synonyme d’addiction au sexe / Par Sylvie Chaperon, membre de l’institut universitaire de France et spécialiste de la médecine sexuelle et de l’histoire des femmes au XIXe siècle :