Quand le cannabis se livre à domicile

Le business de la vente de drogue évolue avec son temps : promotions pour les clients fidèles, livraison à domicile via Internet, centrales d’appel pour répartir les livreurs… Ces nouvelles pratiques facilitent les transactions entre consommateurs et dealers, et compliquent le travail de la police.
Selon l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies, 44,8 % des Français ont déjà consommé du cannabis au cours de leur vie. / Crédits : pixabay

Lorsque Benjamin*, 23 ans, emménage à Paris, il commence à se rendre dans un “four” à Gallieni, terminus de la ligne trois, où le commerce de cannabis se fait à ciel ouvert. Consommateur quotidien, il s’y rend régulièrement, jusqu’à ce qu’il se fasse attraper par la police : “ils m’ont dit que s’ils me revoyaient à Gallieni j’aurais un casier et une amende, donc j’évite d’y retourner” explique-t-il. Dans la loi française, l’usage de drogue, quelle qu’elle soit, est en effet puni d’un an de prison et 3 750 euros d’amende. Dans les faits, les consommateurs sont souvent condamnés à des peines alternatives : stages de sensibilisation, suivi thérapeutique, travail d’intérêt général… Mais depuis l’année dernière, les consommateurs pris sur le fait risquent une amende forfaitaire de 200 euros.

Pour prendre le moins de risques possible, Benjamin décide de se tourner vers une méthode “plus pratique” et plus discrète. Quand il veut se fournir, il envoie un message banal au numéro d’un dealer qu’il connaît, pour lui demander s’il est disponible “pour aller boire un verre”, avec l’adresse où il souhaite le retrouver. Entre “20 minutes et une ou deux heures plus tard”, une voiture vient le chercher en bas de chez lui, comme s’il prenait le taxi. Une fois dans la voiture, “il me demande ce que je veux, on fait l’échange tranquillement, on discute un peu et il me re-dépose devant chez moi, tout simplement” déclare Benjamin.

Une entreprise presque comme les autres

Le système est extrêmement rodé : “c’est une tour de contrôle le truc, le type est dans son appart et il envoie ses employés faire les livraisons. Ce sont souvent des filles parce qu’elles ont moins de chance de se faire attraper par les flics” raconte Tomàs, 23 ans, consommateur régulier. Souvent, la personne qui est contactée par le client n’est pas la même que celle qui effectue la livraison.

C’est ce que confirme Ouss, parisien de 23 ans. Après un BTS management il commence à dealer. « Je fais les livraisons, mais je ne suis jamais en contact direct avec les clients. Je reçois l’adresse par téléphone et quand j’y suis je préviens mon collègue qui contacte le client” explique Ouss. Ce collègue, il ne l’a jamais vu. La seule personne du réseau qu’il rencontre régulièrement, c’est celui qui le fournit en marchandise. Il lui remet une “recharge” qui doit lui tenir toute la journée. Sa tournée peut alors commencer.

Ouss travaille dix heures par jour, tous les jours, pour un salaire allant de 4 000 à 5 000 euros par mois. Il préfère la vente à domicile parce qu’il en profite pour découvrir Paris dit-il. Quand il fait ses livraisons, il prend les transports en commun “c’est plus lent, mais beaucoup plus fiable” s’exclame-t-il.

 

Conversation avec Ouss, dealer parisien de 23 ans. / Crédits : captures d’écran

 

Pour les clients, plus besoin de se déplacer, “c’est comme n’importe quel produit qu’on peut commander sur Internet. Aujourd’hui même les piétons peuvent faire leurs courses sur un drive et aller chercher leur commande directement en magasin” estime Adrien*, 23 ans, consommateur occasionnel. Le trafic de stupéfiants vit avec son temps. De véritables techniques marketing sont mises en place par les vendeurs : “quand tu passes le numéro à quelqu’un, après avoir demandé si tu avais le droit, tu as un sachet gratuit, parce que tu leur amènes de nouveaux clients” raconte Benjamin. La fidélité est également récompensée et il y a régulièrement des promotions : un sachet offert pour deux sachets achetés, presque comme n’importe quelle enseigne de grande distribution.

Inconvénient pour les clients, ils sont obligés d’acheter de plus grosses quantités. “Ce n’est pas forcément plus cher que dans un four, mais tu es obligé de prendre un minimum (autour de 50 euros) pour qu’il ne se déplace pas pour rien.” témoigne Adrien. Par ailleurs, dans la rue, le client n’est pas à l’abri de mauvaises surprises : qualité aléatoire, fournisseurs qui changent souvent… “Et tu n’as pas vraiment le temps de regarder ce qu’on te donne, donc tu te fais plus facilement avoir” ajoute Benjamin.

Le « deepweb », allié des consommateurs ?

Mais la commande par téléphone n’est pas la seule manière de se faire livrer à domicile. Nombre de consommateurs passent par le darknet, aussi connu sous le nom de deepweb, pour acheter de la drogue. Via le navigateur Tor, les utilisateurs ont accès au “hiddenwiki”, le Wikipédia du darknet. Celui-ci recense une quantité colossale de sites qui mettent en vente tous types de drogues, mais aussi des faux-billets, faux-papiers, ou des armes… Parmi tous ces liens, Tim, 23 ans, étudiant en école d’informatique et consommateur régulier, sélectionne un site francophone qui vend du cannabis. Pour payer en ligne sur le darknet, il faut d’abord convertir ses euros en crypto-monnaie. Les tarifs sont souvent indiqués en bitcoins ou en ethereum. Après tout ce processus, Tim commande 150 euros de cannabis… Mais son colis n’arrivera jamais.

Une mauvaise expérience qui ne le décourage pas pour autant puisque Tim assure qu’il renouvellera l’expérience. Il estime que le cannabis qu’il peut trouver à Paris n’est “pas le meilleur” et préfère “payer peut-être un peu plus cher, mais pour quelque chose d’un peu plus pur, qui ne soit pas coupé à n’importe quoi”. La prochaine fois qu’il passera commande sur Tor, il choisira un “plus gros site” sur lesquels les vendeurs ont des notes et des commentaires. “Un peu comme un vendeur sur Amazon : plus il est bien noté, plus il aura des clients et plus tu peux être sûr qu’il est fiable” explique-t-il.

Outre la qualité des produits, il pense aussi que le risque de se faire arrêter est minime. “Le meilleur truc à faire c’est prendre une boite postale, pour ne pas lier la commande à son domicile, et “blender” la crypto-monnaie pour qu’on ne puisse pas la tracer. En plus, les produits sont sous vide, dans des emballages normaux, donc ils ont peu de chance d’être attrapés par la douane”. Pourtant, “les douanes font beaucoup de saisies, notamment quand la drogue transite dans de gros aéroports tels que Roissy” déclare Bruno Cossin de l’intersyndicale UNSA police. Un perpétuel jeu du chat et de la souris se livre entre policiers, dealers et consommateurs.

*pour préserver leur anonymat, les prénoms ont été modifiés

Iris Tréhin

Philippines : des élections pour renforcer le pouvoir du président ?

Aux Philippines, les élections de mi-mandat s’apparentent à un test de popularité pour le chef d’Etat, Rodrigo Duterte. Le Sénat, qui faisait jusque-là rempart à la politique autoritariste du président, pourrait basculer en sa faveur.
Le président philippin Rodrigo Duterte./ Crédits: King Rodriguez – Presidential Photographers Division – Wikipédia
Ce lundi 13 mai, 61 millions de personnes étaient attendues dans les bureaux de vote aux Philippines, pour les élections de mi-mandat, qui doivent désigner 18 000 élus, dont 200 maires et gouverneurs, 245 députés de la chambre basse ainsi que 12 sénateurs.

Les résultats de ces élections pourraient renforcer le pouvoir du président philippin actuel, Rodrigo Duterte, qui a fait campagne sur des promesses fortes. La plus polémique ? Rétablir la peine de mort, pourtant abolie depuis 2006. Elle concernerait toute personne arrêtée en possession de 500g de marijuana ou de 50g de drogues dures. Le Sénat, un des derniers pouvoirs du pays encore dans l’opposition, avait posé son veto lors d’une première proposition de la loi en 2016. Mais les élections, qui renouvelle 50% des sièges, pourrait bien jouer en la faveur du chef d’Etat.

Depuis son arrivée au pouvoir en 2016, Rodrigo Duterte lutte violemment contre les trafiquants de drogue dans l’archipel. Il avait déjà fait polémique en déclarant que toute personne exerçant une activité illégale était « une cible légitime d’assassinat » alors qu’il n’était encore que maire de la ville de Davao. Cet appel au meurtre lui avait valu, en février 2018, d’être mis en examen par la Cour pénale internationale (CPI), pour crimes contre l’humanité après que des activistes et des familles de victimes de la lutte contre le trafic de drogue ont porté plainte. Depuis mars, le pays a donc décidé de se retirer de l’organisation. On estime aujourd’hui à plus de 30 000 le nombre de tués par la police.

Parmi les candidats qu’il soutient pour les élections on retrouve la fille de l’ancien dictateur Ferdinand Marcos (1965-1986), Aimee Marcos et l’ancien chef de la police nationale, Ronald de la Rose, accusé d’avoir violé à plusieurs reprises les droits de l’homme avec ses troupes dans la lutte anti-drogue. Ce dernier affirme se présenter à la demande du Président. 

La politique, une affaire de famille

Les fils du Président, Paolo et Sebastian, se présentent tout deux aux élections, le premier pour un siège à la Chambre des représentants et le second pour le fauteuil de maire adjoint de la ville de Davao, ancien fief de son père et actuellement dirigé par sa sœur, Sara.

Celle-ci déclare officiellement ne pas briguer de mandat parlementaire pour aider dans la campagne de son père. Une raison officielle qui cacherait en réalité une possible candidature à l’élection présidentielle de 2022, poussée par son père. L’opposition craint davantage une modification de la Constitution qui permettrait à Rodrigo Duterte d’allonger son mandat présidentiel, pour l’instant unique et limité à six ans.

Un climat de violence

Au cours de ses meetings, Rodrigo Duterte n’avait pas hésité à insulter violemment les membres de l’opposition, jusqu’à traiter l’un d’entre eux de « pédé ». C’est loin d’être le premier dérapage du chef de l’Etat, connu pour ses provocations et ses déclarations polémiques. Pour dénoncer les abus de l’Eglise, dans un pays dont la population est à 80% catholique, il avait ainsi admis avoir agressé sexuellement une de ses domestiques lorsqu’il était adolescent, puis avoir été agressé sexuellement par le prêtre auquel il avait confessé l’acte.

Lors de sa campagne pour la présidentielle, il s’était déjà illustré avec des propos polémiques. Il avait notamment déclaré peu de temps avant d’être élu : « Hitler a massacré 3 millions de Juifs. Il y a 3 millions de drogués que je serais ravi de liquider. »

Ce lundi, neuf personnes ont été blessées lors d’une fusillade opposant combattants islamistes et clans locaux, près d’un bureau de vote de l’île de Jolo. Depuis le début de la campagne électorale, au moins vingt personnes ont été tuées.

Selon les derniers sondages, plus de 70 % de la population le soutient toujours. Les résultats seront annoncés demain, à 10 heures, heure française.

Audrey Dugast

Les « benzo », première substance dans les cas de soumission chimique

La famille des benzodiazépines est la première substance utilisée avec en tête le zolpidem (Stilnox), suivi du diazépam (Valium) et du bromazépam (Lexomil).

Hallucinations visuelles, trous de mémoire, après avoir fini son verre Maxie ne sent pas très bien. L’étudiante se souvient parfaitement de son état lors de cette soirée en boîte de nuit il y a quatre ans. Elle a également en mémoire l’homme avec qui elle discutait quelques minutes avant, et de sa main au-dessus de son gobelet. Maxie a vécu une soumission chimique, soit l’administration à des fins criminelles ou délictuelles de substances psychoactives à l’insu de la victime ou sous la menace. Beaucoup pensent au Ghb, la fameuse « drogue du violeur », mais la substance la plus utilisée est celle des benzodiazépines. En 2017, dans 42% des cas de soumission chimique une « benzo » était retrouvée dans le sang de la victime d’après l’Agence nationale de sécurité du médicament, l’ANSM. En 2012, l’établissement public décide de colorer de bleu les gouttes du Rivotril, qui est alors un des médicaments les plus utilisés. Depuis, son détournement se fait plus rare et les cas de soumission chimique aux benzodiazépines ont diminué, passant de 57% en 2013 à 42% en 2017. Ils restent néanmoins prédominant avec le recours en particulier au Stilnox et au Valium.

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Bertille Van Elslande et Clara Gilles

Anxiolytiques : drogues sur ordonnance ?

La France est le deuxième plus gros consommateur d’anxiolytiques en Europe. Reconnus pour leurs propriétés apaisantes et sédatives, la plupart peuvent causer des symptômes dangereux dont des risques importants d’addictions. Banalise-t-on la prescription de ces médicaments aux effets secondaires parfois brutaux ? Enquête. 

Le lorazépam est une molécule anxiolytique de la classe des benzodiazépines. En France elle est commercialisée sous le nom de « Témesta ». © Clara Gilles

Ines a un « doudou ». Pas un nounours, ni un chiffon. Son doudou, c’est la Zopiclone, un anxiolytique et un puissant somnifère. « Plus qu’une dépendance, c’est une vraie relation intime », que la jeune femme entretient avec le médicament. Un cachet trois fois par jour et parfois du Xanax le soir. 

Souffrant de dépression et d’anxiété depuis le collège, Ines entame un traitement d’anxiolytiques dès l’âge de 14 ans ; de l’Atarax d’abord, jusqu’à ce que la molécule n’ait plus d’effet sur elle. On lui prescrit finalement un sédatif de la classe des hypnotiques, appelé « Zopiclone », également commercialisé sous le nom d’ « Imovane » :  « la première fois j’étais juste trop bien, trop heureuse », raconte l’étudiante. Elle décrit un « état de flottement et d’euphorie », avant d’envoyer des messages d’amour à tous ses amis. Et le lendemain black-out. Ines n’a plus aucun souvenir de la veille. 

Comme elle, Marie et Elena ont commencé à prendre des anxiolytiques pendant l’adolescence. Marie souffrait d’une sclérose en plaque, Elena d’anorexie. On leur prescrit alors des benzodiazépines, classe principale des anxiolytiques. Classe la plus efficace aussi, avec des effets quasi immédiats pour certains médicaments comme le Xanax. Découvertes en 1955, les benzodiazépines se sont généralisées dans les années 60-70′. Les médecins ont vu dans ces médicaments, une alternative aux barbituriques, ancêtres des somnifères, qui ont causé la mort par overdose de nombreux patients. Banalisés depuis, les différentes molécules des « benzo » font polémique pour leurs effets secondaires ; déficit de l’attention ou amnésie, fatigue, perte d’équilibre. Des symptômes de désinhibition aussi. Et surtout, un risque de dépendance accru. 

VOIR AUSSI: Les « anxio » quésaco ?

 

Les médecins généralistes : premiers prescripteurs 

« J’avais rien demandé et j’ai tout de suite été collée sous médicaments », se souvient Marie. C’est son médecin traitant qui lui rédige sa première ordonnance de Xanax. Des centaines d’autres suivront. Quinze ans s’écoulent, dont plusieurs périodes où Marie avoisine les vingt comprimés par jour. Elle consulte plusieurs médecins généralistes de sa région pour se faire prescrire des anxiolytiques de tout genre. C’est ce qu’on appelle le « nomadisme médical », dévoile Anne Batisse, pharmacienne au Centre d’Addictovigilance de Paris (CEIP) à l’hôpital Fernand-Widal dans le 10ème arrondissement de Paris.

Marie développe aussi une dépendance physique accompagnée de tremblements et de convulsions. Les doses sont de plus en plus fortes et la jeune femme provoque plusieurs accidents de voitures. « Jamais on ne m’a demandé pourquoi je n’allais pas bien », retrace-t-elle. Aujourd’hui Marie s’est « retrouvée » : elle habite en Allemagne, pays qui l’a aidée à arrêter. Là-bas, « dès le deuxième médecin, c’était grillé », on ne voulait plus lui prescrire d’anxiolytiques. « Les médecins allemands ont davantage recours aux plantes et au psychologues, estime la jeune femme, alors qu’en France, les médicaments sont plus à la mode et les médecins ne vont pas chercher le fond du problème ».

Avec 13,4% de la population ayant consommé au moins une fois une benzodiazépine en 2015, la France est le deuxième plus gros consommateur européen, derrière l’Espagne.Une proportion néanmoins en baisse de presque 10% depuis 2012 même si le recours aux anxiolytiques semble  encore trop répandu. Au cœur de ce phénomène : les médecins généralistes qui sont dans 82% des cas les prescripteurs de « benzo ». L’un d’eux est mis en cause pour avoir prescrit pendant deux ans, la Zopiclone à Nadine O., conductrice de l’autocar qui a provoqué un accident tuant six personnes, sur un passage à niveau de la commune de Millas dans les Pyrénées-Orientales.

 

Fortement déconseillé au volant, le traitement de Zopiclone ne doit pas dépasser quatre semaines, or Nadine O. le prenait déjà depuis sept ans. Ce somnifère, celui qu’Ines appelle son « doudou », fait partie des hypnotiques les plus couramment utilisés, avec le Zolpidem et le Zaleplon, tous les trois souvent qualifiés de « Z-Drugs ». Il y a deux ans, les conditions de prescription du Zolpidem ont été modifiées : il est à présent soumis à la réglementation des stupéfiant et donc uniquement prescrit sur ordonnance sécurisée.  Ces ordonnances spéciales répondent à des règles spécifiques ; à commencer par le papier qui doit être « filigrané blanc naturel sans azurant optique », les mentions pré-imprimées en bleu ou encore, la numérotation de lot indiquée en bleu.

Les médecins généralistes ont-ils la main leste sur les anxiolytiques par manque de temps ? Sont-ils suffisamment formés à ce type de prescription ? La communication est-elle assez qualitative entre les différents corps de la médecine et entre patient et médecin traitant ? Marie compte sur les doigts d’une main ceux qui sont allés « plus loin dans la démarche ».

 

 

Les seniors davantage exposés aux effets secondaires

Bruno Journe, addictologue dans le 6ème arrondissement de Paris est le premier à décrier un usage des anxiolytiques trop débridé. Selon lui, ces médicaments « scotomisent », ils feraient disparaître les émotions : comme cette patiente sous Valium depuis des années, qui n’a ressenti aucune émotion ni versé une larme, au moment du décès de sa mère.

Voilà justement l’un des effets secondaires dont les patients ne sont pas toujours informés. A l’image de Martine, 80 ans, traitée par Seresta pour ses insomnies. Lorsque cette retraité commence à oublier ce qu’elle a acheté le matin même, ses proches pensent d’abord à la maladie d’Alzheimer. Mais lors des examens, elle ne remplit pas les critères. Il a fallut plusieurs mois pour faire le lien avec son traitement de benzodiazépines. « L’amnésie est un des effets secondaires du traitement, mais son médecin qui la suit depuis des années, n’a pas tout de suite fait le rapprochement », explique sa fille Stéphanie. 

Les seniors sont d’ailleurs les plus exposés aux effets indésirables : selon un rapport de l’ANSM publié en 2017, les benzodiazépines ajoutées aux modifications physiologiques, augmenteraient le risque d’une chute. S’ajoute à cela, la probabilité d’une interaction médicamenteuse, bien plus élevée lorsque l’on ingère, comme de nombreuses personnes âgées, plusieurs traitements à la fois.  Ils sont pourtant les plus gros consommateurs en France. Ainsi, 36% des patients traités avec des « benzos » sont des seniors. Parmi eux, une majorité de femmes : 38% de plus de 80 ans sont sous traitement. La plupart d’entre elles peinent à arrêter le remède. « Passé 75 ans, je les laisse tranquille, avoue Clara Melman, médecin généraliste dans le centre de Paris. Ça fait 25 ans qu’elles dorment avec un quart de Lexomil. Elles n’en prennent pas matin, midi et soir, mais seulement pour dormir ».

Jean-Paul Hamon, président de la Fédération des médecins de France évoque une vraie dépendance chez les seniors, souvent sous anxiolytiques depuis une quinzaine, voire une vingtaine d’années : « Ils refusent catégoriquement de se sevrer. Ce n’est qu’une fois qu’ils ont été victime d’une chute qu’ils envisagent enfin de stopper le traitement ».

 

 

Des molécules plus ou moins addictives 

L’anxiolytique contient des molécules très actives qui soulagent rapidement. Il s’agit d’un « effet récompense », responsable de l’addiction, selon le Dr Perrin, psychiatre à Paris.

« On se sent mal alors on prend son comprimé qui apaise très rapidement. Mais cette aide est ponctuelle, l’angoisse réapparait quelques heures après. Le patient en reprend et rentre petit à petit dans un cercle vicieux », Dr Pairin, psychiatre 

Un phénomène qui s’accentue davantage avec les molécules à durée de vie courte. C’est le cas du Xanax. S’il reste dix heures dans le sang, le patient n’en ressent les effets que les quatre heures suivant la prise. Contrairement au Valium, qui a une durée de vie plus longue, et différents dosages, parfois sous forme de gouttes, permettant de réduire la posologie progressivement. A ces particularités s’ajoutent des effets « d’accroche », soit une sensation de « shoot » qui varie d’une molécule à l’autre. «  Quand on prescrit un anxiolytique, il faut prendre en compte toutes ces spécificités et celles du patient pour apporter le médicament adéquat », explique Anne Batisse. 

Quand l’addiction est installée encore faut-il pouvoir l’assouvir. Lorsque Marie prenait jusqu’à vingt cachets par jours, la jeune femme avait créé un planning pour ne pas toujours se rendre aux mêmes pharmacies. Elle ne présentait d’ailleurs plus sa carte vitale par peur d’être convoquée par la Sécurité Sociale. Une situation dans laquelle elle s’est retrouvée à deux reprises en quinze ans. Des règles ont en effet été établies : « On doit prescrire douze semaines consécutives d’anxiolytiques maximum et quatre semaines pour les somnifères, et après il faut diminuer. Mais en pratique, les médecins prescrivent pendant quatre à six mois et parfois ça peut aller jusqu’à dix ans », révèle le Dr Pairin.

Le décrochage s’annonce parfois violent, et peut entraîner chez le patient un état encore plus anxieux qu’en amont du traitement. C’est l’« effet rebond ». Un manque qui peut même aboutir à des convulsions. « Un sevrage ne doit pas se faire du jour au lendemain, justifie ainsi Bruno Journe. Il faut prendre son temps pour éviter les effets indésirables et ne pas replonger dedans ».

« L’anxiolytique n’est pas perçu comme une drogue », concède Anne Batisse du CEIP. A la demande des infirmières dans les écoles, le centre intervient régulièrement dans les lycées pour mettre en garde contre cette banalisation, parfois induite par les parents : « la pharmacie familiale reste ouverte avec énormément de médicaments, que ce soit des anxiolytiques, des opiacés, des codéinés. Les adolescents peuvent se servir dans les placards et le risque d’addiction et de toxicité est alors réel. On essaye de remettre le médicament à sa place de toxique parce qu’un médicament peut tuer. Les benzodiazépines sont une drogue ». Certains jeunes vont parfois jusqu’à détourner des anxiolytiques à des fins récréatives.

VOIR AUSSI: Les benzodiazépines, première substance dans les cas de soumission chimique

 

« Faire une parenthèse » 

Alors pourquoi prescrire un anxiolytique si ses effets sont si nocifs ? Tout d’abord, «  beaucoup de patients sont traités par des benzodiazépines pour décrocher et se sevrer de l’alcool », développe Bruno Journe. Ils permettent aussi de lutter contre les convulsions. Mais leur utilisation a principalement pour but d’apaiser l’état psychologique des patients lors de crises aigües. « Quand vous avez un niveau d’anxiété à couper au couteau, on est bien obligé d’y avoir recours », estime Jean-Paul Hamon. Oublier les problèmes, la solitude, les pensées parasites. Oublier le cancer du mari, la séropositivité du fils, le deuil de la mère.

« Dernièrement j’ai vu une femme qui venait d’apprendre que son mari était gravement malade. Des plantes ne lui auraient pas suffi. Elle avait besoin de tenir émotionnellement parlant auprès des enfants. Je lui ai proposé de quoi l’apaiser avec un anxiolytique qui reste dans l’arsenal thérapeutique du médecin généraliste afin de lui permettre de dormir, de mettre à distance ses émotions et d’aller consulter une psychologue que je lui ai conseillé », Dr Melman, médecin généraliste

Pour Adeline, sous anxiolytiques depuis huit ans après plusieurs tentatives de suicide, le Xanax lui permet de « faire une parenthèse, une pause d’une à deux heures », durant lesquelles l’étudiante ne se torture pas l’esprit. D’autres encore, sont rassurés de savoir qu’ils ont une plaquette de cachets dans leur sac à main ou au fond d’un placard de la salle de bain en cas de crise. « Ça ne me choque pas d’avoir des patients qui ont une boîte de Lexomil périmée depuis deux ans », approuve le Dr Melman.

Et pourquoi ne pas prescrire d’anti-dépresseurs ? Si souvent décriés, ils peuvent, en dehors de la dépression, soulager les états anxieux. Cependant, les anti-dépresseurs mettent deux à trois semaines à agir. Un traitement anxiolytique est parfois mis en place le temps qu’ils fassent effet. 

 

 

« Les gens ont peur des antidépresseurs, parce qu’il y a cette idée qu’ils ne pourront  jamais arrêter, ajoute le Dr Pairin. Alors qu’un médicament une fois de temps en temps, quand on ne va pas très bien, ce n’est pas très grave ». Mais la fois de temps en temps se transforme dans bien des cas en une prise quotidienne. « C’est une très bonne béquille, estime Elena, mais il faut faire attention. L’erreur c’est d’en prendre de manière automatique tous les jours ». Une béquille le temps qu’elle soigne ses maux. En effet, pour le Dr Pairin, « les anxiolytiques traitent les symptômes mais pas la cause profonde. Ils sont prescrits lors d’événements de vie ponctuels mais parfois une prise en charge psychologique est nécessaire ». En déplacement professionnel à l’étranger pour plusieurs mois, Ines n’a pas pu renouveler son ordonnance de Zopiclone. « Je ne ressens pas de symptômes de sevrage mais ça me manque dans mon quotidien, et c’est sûrement dû au fait que je l’ai remplacé par le Xanax. Je dépasse d’ailleurs la posologie recommandée« . Une fois rentrée à Paris, Ines aimerait arrêter ces médicaments et entamer une thérapie pour se soigner.

Mais les consultations chez les professionnels de la psychologie ne sont pas toutes remboursées. Seul les psychiatres sont pris en charge par la Sécurité sociale. Pourtant, ces derniers ne pratiquent pas tous la psychothérapie, et se concentrent principalement sur le traitement médicamenteux. Pas simple donc, d’entamer un suivi régulier chez un psychologue avec des séances à cinquante euros en moyenne. Depuis un an, quatre départements testent le remboursement des consultations chez un psychologue, sur ordonnance du médecin généraliste pour les patients souffrant de dépression ou d’anxiété modérée.  Alors que l’expérimentation se poursuit jusqu’en 2020, les premiers résultats sont mitigés. Les patients se disent satisfaits mais les psychologues émettent plusieurs critiques. A commencer par le prix auquel leur revient une consultation :  entre 22 et 32 euros en moyenne, soit la moitié de ce que leur apporte une heure non remboursée. Ils regrettent également la nécessité pour le patient, de disposer d’une ordonnance pour une consultation, et souhaitent tendre vers un « accès libre aux psychologues ».

Clara Gilles et Bertille van Elslande