Après des décennies passées à se contenter de succès électoraux sporadiques à l’échelle locale et européenne, le Rassemblement National a fait une entrée fracassante dans les institutions françaises le 19 juin 2022, au soir du second tour des élections législatives. Avec l’irruption de 88 députés au palais Bourbon, le parti d’extrême-droite confirme ainsi le score élevé réalisé par Marine Le Pen deux mois plus tôt à l’élection présidentielle. Il s’affirme même comme le groupe parlementaire le plus fourni de l’Assemblée Nationale derrière celui de Renaissance. En parallèle de cette accession au pouvoir, la candidature d’Éric Zemmour en novembre 2021 rebat les cartes du mouvement en interne. Depuis, les médias s’organisent pour adapter leur couverture d’un courant politique en pleine mutation.
Montée en puissance et diversification de l’extrême-droite
20 avril 2022. Cinq ans après sa première défaite, Marine Le Pen est de nouveau opposée à Emmanuel Macron au second tour de l’élection présidentielle. Elle y obtiendra 41.45% des suffrages exprimés, soit plus de 13 millions de voix. Jamais un candidat d’extrême-droite n’avait autant rassemblé dans les urnes en France. En vingt ans, c’est la troisième fois qu’un Le Pen est aux portes de l’Élysée. Comment expliquer un tel succès ?
Pour le sociologue spécialiste de l’extrême-droite Erwan Lecœur, «Marine Le Pen apporte quelque chose que son père [NDLR : Jean-Marie] n’arrivait pas à faire : elle va chercher les catégories populaires, chez les femmes et les hommes jeunes qui ne se revendiquent ni de droite ni de gauche, mais Français d’abord». Surtout, la fille du fondateur du Front National s’appuie sur l’anti-islamisme, une stratégie que l’ancien numéro 2 du parti Bruno Mégret avait déjà utilisée en 2002, sans succès à l’époque. «Ça lui permet de gagner des soutiens chez les homosexuels, les femmes qui ont peur de l’Islam et y voient une régression et une menace pour leurs droits», complète l’enseignant chercheur à l’université Grenoble Alpes.
Selon Erwan Lecœur, cette pénétration des idées de l’extrême-droite va pourtant à l’encontre de l’évolution des mœurs en France. «Le racisme et l’antisémitisme sont de moins en moins présents dans notre pays, tout comme les discriminations envers les LGBT. Il n’y a aucun problème sociologiquement de ce point de vue là», affirme-t-il. Comment expliquer dès lors le succès électoral du Rassemblement National ? Répondre à cette question revient à évoquer le dilemme qui agite les rédactions depuis quarante ans : passer sous silence l’extrême-droite – quitte à faillir à sa mission d’information – ou la couvrir au risque de la voir profiter de cette exposition ?
Cela fait plus de cinq ans que Paul Laubacher couvre ce courant comme journaliste, d’abord pour l’Obs, puis l’Opinion et maintenant le Figaro depuis le mois de septembre. Il confirme : «on en parle beaucoup entre rubricards, il y a toujours eu ce débat sur la façon de traiter ou non le RN comme un parti comme les autres. Certains ont un style offensif, moi j’estime que ce n’est pas mon rôle en tant que journaliste de faire un procès à un mouvement politique. Avec le RN, on tombe souvent dans l’anathème. En disant que c’est un mouvement d’extrême-droite, on aurait tout dit», regrette-t-il. Paul Laubacher, lui, se voit davantage en «chirurgien qui ausculte un corps». Selon lui, «la grande question qui anime le journaliste RN, c’est si ce que l’on écrit va avoir un impact électoral». De son propre aveu, la sociologie est «l’angle mort» du journalisme politique. Pour Erwan Lecœur dont c’est le métier, le constat est sans appel : l’extrême-droite bénéficie très clairement de sa présence sur les ondes : «Les Le Pen sont une entreprise familiale de spectacle politique», résume-t-il. Et les chiffres lui donnent effectivement raison.
Dans une enquête intitulée «La médiatisation des candidat.e.s à l’élection présidentielle 2022 dans l’audiovisuel», le chercheur de l’INA Nicolas Hervé démontre ainsi la part très importante de temps d’antenne de l’extrême-droite. Outre les chiffres mentionnés ci-dessus, il y démontre qu’Eric Zemmour est le candidat le plus cité sur les ondes de CNews, mais aussi BFMTV et LCI. Dans la chaîne possédée par Vincent Bolloré, il frôle les 40% de citations de candidats, devant Le Pen, 10%. Ancien rédacteur au Figaro et chroniqueur de Laurent Ruquier sur France 2, Éric Zemmour aurait été «surévalué» lors de la campagne selon l’expert. «C’est une création médiatique, comme Marion Maréchal avant lui. Il n’a jamais été en mesure de faire 20%». Avec son parti Reconquête, Éric Zemmour s’adresse en effet à l’électorat avec lequel Jean-Marie Le Pen a bâti ses premiers succès dans les années 1980 : la bourgeoisie réactionnaire. «C’est à peu près le copier-coller 40 ans plus tard», observe Erwan Lecœur. «En réalité, Zemmour pèse moins de 5% sociologiquement», analyse-t-il. Mais, bien qu’ultra minoritaire numériquement, cet électorat zélé vote en masse. Au point de réunir 7.07% des suffrages au printemps 2022, plus de 2 485 000 voix. À eux deux, Éric Zemmour et Marine Le Pen cumulent ainsi 10 600 000 voix au premier tour, devant les 9 700 000 du président sortant Emmanuel Macron.
Selon Paul Laubacher, la couverture du mouvement a déjà évolué ces dernières années, en même temps que celui-ci se structurait et commençait à remporter des élections. «Jusqu’en 2017, il y avait des journalistes comme Abel Mestre au Monde, Dominique Albertini à Libération ou Guillaume Daudin à l’AFP qui connaissaient très très bien le Front, qui étudiaient tous les mouvements politiques intérieurs. Avec le temps de l’enquête, en se demandant qui étaient les cadres importants, leur psychologie, les lignes de fracture et les guerres internes. Il y avait la volonté de chercher à comprendre comment se construisait le RN», résume le journaliste. «Aujourd’hui, la couverture est différente. Le RN a un groupe parlementaire, on suit leurs PPL [NDLR : proposition de loi], leurs amendements, bref la vie du groupe à l”Assemblée. Il y a davantage de suivi et moins d’enquête», juge celui qui met en garde contre l’aveuglément de certains : «ce que je vois, c’est qu’aujourd’hui on a encore du mal à dire que le RN peut arriver au pouvoir en 2027».
Une menace électorale qui exhorte les médias de gauche à mener l’enquête
Empêcher Marine Le Pen d’accéder à l’Élysée. C’est la mission que se sont donc données plusieurs rédactions ancrées à gauche de l’échiquier politique. Le 29 août 2023, Libération annonce porter à quatre le nombre de journalistes qui travaillent à plein temps sur l’extrême-droite, et consacrer «des moyens inédits dans la presse nationale». Surtout, depuis le 5 septembre, le quotidien diffuse «Frontal», une newsletter hebdomadaire constituée d’enquêtes et reportages exclusifs sur le courant politique. «Nous avons décidé de faire du traitement de l’extrême une priorité éditoriale», indique le journal, qui cite «la banalisation d’un Rassemblement National entré en force à l’Assemblée» et les «groupuscules racistes qui prospèrent jusque dans les plus petites villes du territoire» dans son article de présentation.
Moins de deux mois après Libération, Streetpress dévoile à son tour un nouveau projet. «L’extrême-droite est dangereuse. Elle veut prendre le pouvoir» : dès les premières secondes de la vidéo de présentation – où l’on aperçoit notamment des scènes de passage à tabac et un salut nazi -, le ton est donné. Publiée le 26 octobre, elle donne le coup d’envoi de ce que le média annonce comme «la plus grande enquête participative jamais menée sur l’extrême-droite en France». Loin des bancs de l’Assemblée, l’objectif est de récolter un maximum d’informations sur les activités des groupuscules militants sur l’ensemble des territoires. Pour soumettre son témoignage, un bref questionnaire et une adresse mail en ligne sont à disposition des internautes. Le rédacteur en chef de Streetpress, Mathieu Molard, espère ainsi répondre à un besoin exprimé sur le terrain. Au printemps dernier, le journaliste a été invité par Vox Public à donner une conférence à une cinquantaine de représentants d’associations confrontés à l’extrême-droite. «Elles ne savaient pas forcément à qui elles avaient affaire, ni vers qui se tourner», se souvient le rédacteur en chef. «Quand les affaires ne se passent pas à Paris, elles ne sont pas toujours médiatisées. On peut endosser ce rôle-là», affirme-t-il. Pour le moment, 240 personnes ont déjà participé, pour une qualité inégale. «On ne va pas publier les données brutes», rassure Mathieu Molard.
Une fois le travail journalistique de vérification et d’approfondissement effectué, plusieurs projets doivent voir le jour. Les premières enquêtes pourraient être publiées dès janvier, suivie de la constitution d’une cartographie de 150 groupuscules identitaires au printemps et d’un «manuel de riposte» pour connaître et combattre l’extrême-droite cet été. Pour mener à bien cette entreprise, Streetpress a également initié une campagne de financement participatif et espère récolter 100.000€ d’ici le 8 décembre. Au 28 novembre, elle avait déjà réuni plus de 68 000€. Selon une journaliste de l’audiovisuel public, l’extrême-droite devient parfois une stratégie marketing pour certains médias. «Il ne faut pas se mentir. L’extrême droite fait du clic, ce sont des sujets que les gens aiment bien. Ça plaît à un certain public, ces médias se disent que ça va leur ramener des lecteurs».
Inviter l’extrême-droite, au risque de banaliser ses idées ?
L’audiovisuel français est pourtant lui-même décrié pour sa couverture toujours plus fournie du courant politique. Erwan Lecœur alerte ainsi sur «les médias qui parlent beaucoup trop et en des termes de plus en plus amènes de ces courants qui ne pèsent pas ce qu’ils laissent entendre». L’’INA a récemment démontré que 53% des temps de passage télévisés d’hommes et femmes politiques étaient accaparés par l’extrême-droite. Comme le rappelle Mathieu Molard, «quand on est un média d’information généraliste, on ne peut pas ne pas inviter du tout l’extrême droite. Mais quand on le fait, dans quel cadre et pour dire quoi ?». Le dispositif de France 2 lors d’une récente émission consacrée à l’immigration interroge. Le 9 novembre au soir, un grand débat sur l’immigration occupe 2h20 d’antenne. Parmi les invités, deux membres du RN dont son président, Jordan Bardella, ainsi que Marion Maréchal, tête de Reconquête ! aux prochaines élections européennes. Sylvain Chazot, journaliste à la newsletter politique Chez Pol de Libération, dénonce ainsi une surreprésentation de l’extrême-droite parmi les invités.
Vraiment hâte du numéro de l'Evenement "Montée de l'extrême droite : comment en sommes-nous arrivés là ?" https://t.co/VmtDsxwWK7
— Sylvain Chazot (@sychazot) November 9, 2023
Élodie Forêt couvre l’extrême-droite à France Inter depuis trois ans. Elle déplore les critiques dont la radio est également la cible sur les réseaux sociaux. «On est soumis à des règles par l’ARCOM, avec des temps de parole par parti», rappelle pourtant la journaliste. «Si on fait du RN le lundi, on en fait pas le mardi», assure-t-elle à propos de la couverture du parti. Avec le score de Marine Le Pen à l’élection présidentielle et ses législatives réussies, le RN fait toutefois beaucoup de temps d’antenne. «Il participe aux institutions, forcément il est présent dans les sujets». En réalité, la question qui se pose est d’inviter ou non l’extrême-droite en studio. «Il y a une vraie discussion sur ce sujet», confirme la journaliste. Par exemple, Éric Zemmour n’a pas été invité tant qu’il ne s’est pas officiellement déclaré candidat à l’élection présidentielle, alors que d’autres médias lui donnaient déjà la parole. En revanche, Élodie Forêt s’est rendue à la pré-campagne de l’humoriste, lorsque celui-ci faisait la promotion de son dernier livre. «Il fallait que j’y assiste. Je ne peux pas ne pas le faire, sinon, je n’ai pas de sources et je débarque comme une fleur en décembre lorsqu’il se déclare candidat», se justifie la journaliste. «Mais je n’en ramenais pas forcément un sujet à la rédaction», précise-t-elle, en jugeant que Radio France a traité de façon «raisonnable» le phénomène Zemmour.
Pour éviter ce genre d’atermoiements, certains médias choisissent encore purement et simplement de ne pas inviter l’extrême-droite. C’est le cas du quotidien de presse régionale la Dépêche du Midi, titre emblématique de la région toulousaine. Le journal appartient à la famille Baylet, dont le père Jean-Michel a été ministre dans le gouvernement Valls et a présidé durant vingt ans le Parti radical de gauche. «On leur accorde le moins de place possible, en adéquation avec notre ligne éditoriale», confirme un journaliste de la rédaction, où personne ne suit d’ailleurs spécifiquement le courant politique. Fondé 150 ans après la Dépêche, l’émission politique Twitch Backseat, animée par Jean Massiet, fait un choix identique. Invité par le plateau de Quelle époque !, sur France 2 le 29 avril dernier, le vulgarisateur politique, qui était auparavant assistant parlementaire déclare : «Je ne recevrai pas Marine Le Pen précisément pcq on arrive à un moment où l’extrême-droite ne fait plus peur. […] On est vraiment arrivé à un moment du débat public où on renvoie tout le monde dos à dos. Toutes les options se valent, tout se justifie et finalement un raciste et un anti-raciste et discuter. […]. Je refuse ce jeu-là».
Si Paul Laubacher juge qu’il est «un peu tôt» pour savoir si les médias ont décidé de renforcer ou non leur couverture de l’extrême-droite depuis l’élection présidentielle, la question que ces derniers pourraient se poser est qui couvrir, et comment. «Reconquête ressemble beaucoup au Front des années 1990, avec l’absence d’élus et un discours assez radical», estime Paul Laubacher. Leur accorder de l’attention médiatique ressemble donc à un choix dispensable, tandis que continuer à occulter le RN revient à jeter un voile pudique sur une partie prenante de la vie démocratique du pays. Demeure le choix d’appliquer encore ou non le «bon vieux cordon sanitaire» en n’invitant pas ses représentants. Et celui de prendre le temps de l’enquête, parfois réalisable uniquement sous forme littéraire lorsqu’elle est menée au long cours. Avec Rapaces, publié le 14 novembre dernier, la grande reporter de l’Obs et spécialiste de l’extrême-droite Camille Vigogne Le Coat s’est ainsi intéressée à la «mafia varoise» de Marine Le Pen, David Rachline en tête. Sollicitée, la journaliste n’a pas pu répondre à nos questions. Son travail parle cependant pour elle et est loué par ses pairs. «Elle va où les médias nationaux n’ont pas les moyens d’aller. Elle a pris le temps de décrire un système, qui ressemble à ce qui a existé un peu partout en France, en racontant les relations incestueuses et le clientélisme qui existent entre les municipalités et le BTP», analyse Paul Laubacher.
Face à la montée de l’extrême-droite dans les urnes et les médias – la faute aussi à la prise de contrôle de certains par des propriétaires désireux d’influencer leur ligne éditoriale en ce sens – le retour des journalistes sur le terrain apparaît donc comme la meilleure option.
Antoine Bouchet