« Accros » aux séries : passion dévorante ou véritable dépendance?

Au cours des dix dernières années, avec la multiplication des plateformes de streaming vidéo et des productions, de plus en plus de Français se sont découvert un intérêt pour les séries. Si certains savent contrôler leur consommation, d’autres ont plus de difficultés à se limiter, au point de parler de véritable addiction. 

 

Françoise Hourcq ne se souvient pas tout à fait à quand remonte sa passion pour les séries. «Cela fait quelques années, estime-t-elle. Je ne sais pas dire exactement, je n’ai pas la notion du temps!” Cette retraitée de 71 ans peut en revanche assurer qu’à l’époque, le streaming n’existait pas. « Je devais acheter des DVD », se remémore cette fan de la série Six Feet Under, diffusée au début des années 2000 à la télévision française – celle-qui l’a convertie aux feuilletons télé. Ensuite, il y a eu Dexter. Aujourd’hui, abonnée à Salto, Netlix et Amazon Prime Video, Françoise visionne en moyenne deux séries complètes chaque mois. Game of Thrones? Quinze jours auront suffit pour qu’elle dévore les sept premières saisons.

Pas question pour autant de voir, dans sa consommation, une forme d’addiction au sens strict: Françoise en tire avant tout du positif. « Je ne regarde pas n’importe quoi. Les séries que je suis demandent de la concentration. Elles me permettent d’avoir une meilleure compréhension des êtres humains, de découvrir des univers. »  D’autant que Françoise n’a aucune obligation,  « un des privilèges de la retraite, s’amuse-t-elle, avant de préciser qu’elle n’a « pas de mari, pas de chat, ni même de poisson rouge! » à qui rendre compte du temps passé derrière son écran.

Il faut dire qu’en France, la consommation de séries, aussi excessive puisse-t-elle être, n’est pas considérée comme une addiction, du moins au sens scientifique du terme, quoique de nombreuses études sur le sujet soient en cours.  « La définition de l’addiction va de pair avec une dépendance, un syndrome de sevrage et un usage nocif a minima. On aime bien mettre de l’addiction un peu partout. C’est une grande mode de surmédiatiser des problématiques qui sont en fait des problémes d’usages », souligne Yann Valleur, psychologue clinicien de formation, spécialiste de l’addiction. Sans nier le potentiel addictogène des séries, le professionnel préfère de loin le terme « surconsommation » pour évoquer le comportement de ceux qui se présentent eux-mêmes comme « addicts ». Car si certains, comme Françoise, se voient comme des consommateurs passionnés mais raisonnés, tous les sériephiles ne font pas le même constat. 

Photo Rachel Cotte

« Je m’interdis de dévorer une série en période de partiels »

A 21 ans, Andréa Gau a passé quatorze mois de sa vie « devant la télé », et a visionné quelque 17 200 épisodes de séries. Ces chiffres, la jeune femme les estime grâce à l’application TV Time, un outil développé notamment pour suivre sa consommation de films et séries. Un moyen « de garder une trace de tout ce que vous regardez en un seul et même endroit », indique le descriptif de l’application. Actuellement étudiante, Andréa dédie une grande partie de son temps libre au visionnage de diverses fictions et considère sa consommation comme relevant d’une « addiction». Une activité qui a, de fait, tendance à supplanter les autres. Chose qu’elle regrette: « J’adore lire et j’ai beaucoup de mal à me dégager du temps pour ça ». En revanche, en période de cours ou d’examens, elle parvient à se fixer des limites. « Je m’interdis de dévorer une série en période de partiels. Ça m’est arrivé de ne pas assez dormir avant une journée de cours, mais jamais de nuit blanche »

Selon Yann Valleur, le problème ne réside pas dans le fait de « de regarder six saisons d’affilée ; ce qui pose problème, c’est que le lendemain on doit être opérationnel ». C’est d’ailleurs en cela que l’addiction se caractérise selon ce professionnel : la perte de contrôle et l’incapacité à poser des limites à sa consommation. Dès lors que l’on parvient soi-même à se contenir, il n’est pas question pour lui d’utiliser ce terme. 

Clément Combes, sociologue au CNRS et auteur de plusieurs travaux au sujet de la consommation de séries, a été amené à rencontrer différents profils de consommateurs, dont un grand nombre s’auto-définissaient comme dépendants. « Ils avaient la rhétorique fréquente de l’addiction, des termes comme « accro » « addict », « je ne peux pas m’en passer » (…) alors qu’ils étaient pourtant dans un rapport de plaisir », explique-t-il. Cependant, le sociologue affirme avoir rencontré très peu de « sériephiles » dont le profil correspondait réellement à celui « d’addict ».  « Ce sont plutôt des gens qui ne vont pas bien, qui sont fragiles. C’était souvent des personnes inactives, au chômage, en rupture amoureuse ou encore amicale »

« J’y passais mes journées »

Le mal-être pousserait donc certains à se réfugier à outrance dans la fiction pour se vider l’esprit. Maëlys Gaillet, 24 ans, peut en témoigner. Si elle a su poser des limites à sa consommation, celle-ci s’est avérée problématique à un moment de sa vie : « Ça a été une addiction. Quand je faisais mes études, j’y passais mes journées. J’étais levée à 9 heures du matin, puis couchée à 3 ou 4 heures, à ne faire que ça », se remémore-t-elle.  La faute à une période de dépression, durant laquelle la fiction était devenue une façon « d’échapper de la réalité ». Tout comme Andréa Gau, elle utilise l’application TV Time pour suivre sa consommation. Elle considère que cette dernière a pu avoir, à ce moment, un côté nocif en raison de l’usage qu’elle en faisait. « L’application permet aussi de gagner des badges et récompenses quand on « binge watch ». Durant la période où j’étais vraiment addict, je ressentais une sorte de satisfaction, comme si c’était un sport dans lequel j’évoluais », reconnaît-elle. Si elle reste une grande consommatrice de séries et ne passe « aucun jour sans en regarder », il serait impensable pour Maëlys de retomber dans de tels travers.

« Quand on ne se sent pas très bien, on veut penser à autre chose, trouver un échappatoire, donc on regarde une série qui nous permet de prendre du plaisir », souligne Yann Valeur. Louise Pomas, étudiante, confirme : « Généralement, les moments où j’en regarde beaucoup, c’est que je vais moins bien au niveau du moral. C’est rassurant, ça occupe ». Il faut toutefois savoir ensuite « se re-confronter au réel. Et pour certains, le retour à la réalité est trop violent », complète Yann Valeur. S’il est difficile de dresser un profil type du fan de série, les plus enclins à la surconsommation sont, selon Clément Combes, les moins de 40 ans, « surtout les étudiants, car ils ont moins de contraintes. Ça peut être des personnes un peu plus fragiles. On est dans un temps de recherche identitaire qui peut être un peu compliqué. C’est une période propice aux conduites addictives ».  

Photo Rachel Cotte

« Je ne me rends pas compte que je suis fatiguée, tellement je suis prise par la série »

Au-delà de la dimension psychologique, il y a aussi un pendant physiologique qu’il faut prendre en considération dans le cadre d’une surconsommation de séries. Notamment du côté du sommeil. « J’ai remarqué que lorsque je regarde une série, parfois jusqu’à trois ou quatre heures du matin, il arrive que je ne parvienne pas à m’endormir. Je ne me rends pas compte que je suis fatiguée, tellement je suis prise par la série », témoigne Françoise Hourcq. En cause, selon Yann Valleur : la lumière bleue des écrans, qui « excite le cortex » et perturbe le processus d’endormissement. Une consommation excessive est aussi cause de sédentarité. Catherine Guihard, retraitée depuis peu et fan inconditionnelle d’Urgences, confie parfois « rester un après-midi devant la télévision » et avoir déjà refusé des sorties « sous un faux prétexte ». Mais ce travers est « favorisé par les écrans de façon globale », avertit le psychologue.  Et il n’est pas facile de changer ses habitudes puisque tout semble être mis en œuvre pour pousser les spectateurs à dévorer les saisons d’une traite. « Il y a l’effet cliffhanger, le coup de théâtre au dernier moment de l’épisode. Ça libère la dopamine dans le cerveau et donne envie de voir l’épisode suivant. D’autant que la plateforme ne laisse que quelques secondes avant de passer automatiquement à l’épisode suivant », rappelle Yann Valleur. 

S’il exprime des réticences face à l’emploi du vocabulaire de l’addiction, le professionnel reconnaît qu’une forme de syndrome de sevrage peut se manifester : « Cela peut arriver à certaines personnes quand elles se sont attachées aux personnages de la série et que celle-ci se termine. » Ce phénomène a un nom : le « blues post série ».  C’est ce que semble avoir expérimenté Sébastien Zabbah, 26 ans, qui, suite à une rupture amoureuse douloureuse a compensé en binge-watchant Sense 8. Dans ce genre de situation, arrivé à la fin de la série, il est possible de ressentir un sentiment de vide, « quelque chose proche du deuil », précise Yann Valleur. « Quand l’annonce de l’annulation de la série après deux saisons est tombée j’ai été extrêmement triste. Un grand sentiment de solitude s’est emparé de moi, probablement dû au fait que je n’allais plus revoir les personnages auxquels je m’étais profondément attaché ». Quelques mois plus tard, à la demande des fans, un épisode épilogue a été produit dans l’urgence. Sébastien Zabbah a alors vécu un nouvel ascenseur émotionnel : « J’étais vraiment heureux et impatient, explique-t-il. Mais lorsque l’épisode s’est achevé j’ai à nouveau ressenti ce sentiment de vide en moi ». S’il est passé à autre chose depuis, notamment grâce à d’autres séries, il reconnaît avoir re-visionné à plusieurs reprises l’intégralité des épisodes, toujours avec ce « petit sentiment de nostalgie »

Sans aller jusqu’à évoquer une perte, Jérôme Martin, 49 ans, explique de son côté avoir « ressenti un pincement au cœur » en terminant The Shield. Passionné de séries, il se décrit lui aussi comme “addict” et estime regarder « entre dix et quinze épisodes par semaine ».  Mais ce professeur en étude de l’image et des séries télé à l’Université de Bourgogne exerce un réel contrôle sur sa consommation. « Je dis que je suis addict car j’aime les images, les histoires racontées. Mais je ne le suis pas totalement, car je suis capable de passer un mois sans en regarder », nuance-t-il. Pour lui, la pratique doit rester un plaisir et il s’agit d’éviter de tomber dans une « hyperconsommation » qui entraînerait la perte de ce plaisir. 

Quiz: Êtes-vous un expert des séries?

« La série n’est pas diabolique. C’est l’usage que l’on en fait qui peut être problématique »

D’autant que la multiplication des plateformes, couplée à l’accroissement des productions, donne un choix quasi-infini aux spectateurs. « Il y a une forme de libération où l’on n’est plus contraint par des rendez-vous, par une grille télé. Si on prend toutes les plateformes confondues, on a un catalogue qui ne s’arrête jamais. Il revient au spectateur de se contraindre », expose le sociologue Clément Combes. Ce dernier considère toutefois qu’il n’y a pas lieu de totalement diaboliser le « binge watching », qui, selon lui, est « comparable à de longues séances de lecture, quand on est complètement pris dans un livre. Pourtant, on ne nous dit jamais qu’on s’abrutit en lisant autant », remarque-t-il.

Malgré l’existence prouvée des conséquences néfastes de cette « surconsommation » de séries, « elles ne sont pas des objets dangereux », affirme Yann Valleur. « Ce sont des œuvres artistiques. On voit d’ailleurs naître des clubs, des forums de qualité et des productions de haute volée. La série n’est pas diabolique. C’est l’usage que l’on en fait qui peut être problématique ». Les séries peuvent même jouer un rôle positif dans la vie sociale de certains : « J’ai rencontré deux de mes meilleures amies en faisant un « rôle play » sur une série qu’on adore toutes les trois. On est dans des régions différentes et on n’aurait jamais pu se rencontrer autrement », affirme Andréa Gau. Maëlys Gaillet, qui se décrit comme une personne assez timide, considère que les séries peuvent être de réels moteurs de conversation : « Pouvoir parler de séries à la pause café, ça brise la glace, ça permet de créer du lien », témoigne la jeune femme. Jérôme Martin acquiesce, mais se montre davantage partagé : « Pour moi, il faut faire attention quand ça commence à supplanter la discussion familiale. On passe du temps en famille devant une série et la série devient le sujet principal. On finit par ne parler que de ça ».

Lisa Debernard et Rachel Cotte

 

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Trois questions à Olivier Szulzynger – Scénariste de Plus Belle La Vie et d’Un Si Grand Soleil

Olivier Szulzynger a co-créé et dirigé l’écriture de la série Plus Belle La Vie (entre 2000 et 2015) avant de créer un nouveau feuilleton quotidien diffusé sur France 2 : Un Si Grand Soleil. 

 

Sur quels éléments s’appuie une série pour fidéliser son public ? 

 

Ce sont les personnages qui accrochent les gens. L’enjeu dans une série quotidienne de prime time, est d’arriver à créer des personnages forts, auxquels le public s’identifie. Ensuite, le cliffhanger est un élément déterminant : il crée suffisamment de suspens pour donner envie aux téléspectateurs de revenir au prochain épisode.

 

Quels sont les ingrédients d’un personnage auquel le public s’attache ? 

 

Tout d’abord, on ne crée pas un personnage mais une famille de personnages. Ils sont à taille humaine mais en même temps ils vivent en un an ce que l’on ne vivra jamais en une vie. Le casting est déterminant pour la trajectoire que prendra le personnage, quoique son caractère soit un tant soi peu défini à la base, c’est finalement au fil du temps qu’il est affiné en fonction de ce qui émane du comédien et de la manière dont il s’approprie son rôle. 

 

Dans une série quotidienne comme PBLV ou Un Si Grand Soleil, qui s’inscrivent dans la durée, comment recruter un nouveau public ? 

 

Sur une série comme PBLV, qui existe depuis plus d’une dizaine d’années, la narration est devenue extrêmement complexe, avec une foultitude de personnages et d’événements, ce qui fait qu’elle n’arrive plus à recruter, pire encore elle décline. Dans sa période la plus prospère, il y a une dizaine d’années, la série rassemblait environ 12 millions de téléspectateurs. Aujourd’hui elle est descendue à environ 5,5 millions. Pour ce qui est d’Un Plus Grand Soleil, nous sommes encore en phase de recrutement, l’audience progresse toujours – elle se trouve actuellement entre 3,5 et 4,2 millions de téléspectateurs par soir – et cela est dû notamment au fait que nous bénéficions d’un créneau horaire avantageux (20h40). De plus, nous offrons régulièrement des “portes d’entrées” au nouveau public, puisqu’environ tous les mois, nous ouvrons de nouvelles arches dans l’intrigue avec un élément fort. À partir de cela, de nouvelles personnes peuvent être encouragées à s’agréger. Enfin, nous nous appuyons sur la pédagogie grâce aux résumés en début d’épisodes.

 

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Le « binge-watching » vu de l’étranger

 

Si en France la dépendance aux séries n’est pas encore reconnue comme une addiction méritant un parcours de soins adapté, dans certains pays, comme l’Inde ou le Royaume-Uni, le binge-watching est pris un peu plus au sérieux. 

 

En janvier 2020, le quotidien britannique The Telegraph, révélait que trois personnes avaient été prises en charge à la clinique de Harley Street pour “dépendance excessive au binge-watching”. L’un d’eux, un homme de 35 ans, avait même reconnu avoir mis son emploi en danger alors qu’il passait au moins sept heures par jour devant des séries criminelles. Dans ce cadre, les patients avaient pu bénéficier d’une “ thérapie comportementale cognitive”.

 

Deux ans plus tôt, dans le sud-ouest de l’Inde, un jeune homme de 26 ans a été accueilli au sein du SHUT (Service for Healthy Use of Technology) comme le premier patient de l’histoire atteint d’une addiction de ce type. Sans emploi et fragilisé, il s’était réfugié dans l’univers de Stranger Things. Des séances de sophrologie pour la gestion du stress, ainsi qu’un suivi psychologique et une aide à la réinsertion lui ont été proposés. 

 

Pourquoi le dernier épisode de « South Park » a été censuré en Chine

Le dernier épisode en date de la série américaine South Park a été censuré par Pékin. Mardi 8 octobre, « Band in China » était quasi introuvable sur l’internet chinois.

Travail forcé, censure et totalitarisme économique : voilà quelques thèmes abordés par « Band in China », dernier épisode en date de la 23ème saison de la série américaine South Park. Dans cet épisode, les réalisateurs s’en prennent aux entreprises américaines prêtes à tout pour se faire une place sur le marché chinois, quitte à devenir complaisantes envers Pékin. « Vaut mieux pas trop défendre l’idéal de liberté quand on veut téter les lolos de la Chine », déclare par exemple l’un des personnages de « Band in China ». Ce mardi, impossible de trouver l’épisode sur le Twitter chinois Weibo, ni sur le site de critique de films et de livres Douban.

L’incident survient alors que la NBA, la ligue américaine de basket-ball, et sa franchise des Houston Rockets font face à de vives critiques en Chine pour un tweet : un dirigeant du club y soutient les manifestants pro-démocratie à Hong-Kong. Le manager s’est ensuite excusé, toujours via Twitter.

Quant aux créateurs de South Park, ils ont publié d’ironiques excuses : « Comme la NBA, nous sommes heureux d’accueillir les censeurs chinois dans nos foyers et nos cœurs, ont-ils écrit sur Twitter, Nous aussi nous aimons l’argent plus que la liberté et la démocratie ».

South Park, qui met en scène les aventures de quatre enfants d’école primaire, offre un regard sur la société américaine à travers un humour absurde et provocateur, et régulièrement sujet aux controverses. En effet, en France, la plateforme de streaming Netflix a choisi de ne pas diffuser une dizaine d’épisodes jugés « dénigrants », s’attirant les foudres de plusieurs fans.

Ces dernières semaines, plusieurs autres entreprises étrangères ont provoqué la colère de Pékin après avoir soutenu les manifestations à Hong Kong, comme c’est le cas de la marque de luxe Versace, ou encore la compagnie aérienne Cathay Pacific.

 

La rédaction de Celsalab

Redbull lance « The Net », une série sur le football

C’est officiel, le producteur TV de Redbull a annoncé à l’occasion du Festival de la télévision MIPTV à Cannes, le lancement d’une série internationale consacrée au football. Il s’agira de cinq séries de huit épisodes qui seront tournées dans différents pays. La série cumulera au total 40 heures d’enregistrement. Le producteur promet une « plongée dans des pires entreprises de crime organisé de l’histoire avec de la corruption, des drogues, des matches arrangés, du blanchiment d’argent et même des meurtres ». Le tournage est prévu entre 2019 et 2020.

credits pixabay
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Capucine Japhet

Les séries politiques envahissent le petit écran

Un conseiller qui tente d’amener son mentor au pouvoir. Puis qui est évincé, lorsque cet objectif est rempli, et tente à tout prix de se venger. Un schéma narratif de plus en plus prisé dans les séries télévisées. C’est aussi le scénario de Baron Noir, une nouvelle production de Canal+, qui diffuse ses deux premiers épisodes ce soir. Une nouvelle série qui se tient dans l’arrière-boutique des décideurs politiques, symbolique d’une mode qui ne cesse de s’étendre. Car depuis House of Cards, qui a fait le bonheur de Netflix, les séries politiques se multiplient ces dernières années.

Les séries télévisées qui traitent du monde politique ne sont pas récentes. Déjà, avec la première version de House of Cards, lancée en 1990 en Angleterre, les spectateurs manifestent grandement leur intérêt, donnant à la série une audience très forte. Le succès appelant le succès, d’autres séries politiques voient le jour, à la fin des années 1990. Et ce, surtout aux Etats-Unis, qui multiplient les formats et les genres. On pense notamment à A la Maison Blanche, qui rencontre un franc succès entre 1999 et 2006. Les producteurs américains n’hésitent alors pas à s’engouffrer dans la brèche. Veep (2012) incarne le comique potache à l’intérieur de la Maison Blanche, alors qu’avec Scandal (2012), le spectateur suit les aventures d’une experte en gestion de crise, sujet éminemment politique. Borgen (2013) et Occupied (2015), toutes deux diffusées sur Arte, marquent aussi l’émergence des séries politiques scandinaves. Entre 1990 et aujourd’hui, les séries politiques, on le voit, se sont donc multipliées. Mais Baron Noir est l’une des seules productions française à emboiter le pas des showrunners américains.

Kad Merad incarne un politique véreux et vengeur © AFP
Kad Merad incarne un politique véreux et vengeur dans Baron Noir (Photo AFP / Jeff Bachoud)

De l’idéalisme suranné au manichéïsme total

Dans Baron Noir, Philippe Rickwaert (Kad Merad) met tout en oeuvre pour se venger du président de la République (Niels Arestrup) qui l’a trahi, alors qu’il a contribué à son élection. Plongé dans les bas-fonds de la manoeuvre politicienne, le protagoniste franchit la ligne rouge de l’éthique. Ce scénario, qui donne une vision sombre du monde politique, marque un basculement important de ce type de fiction. « On observe un glissement des séries politiques qui, au départ, marquaient l’idéal d’un pouvoir bienveillant et préoccupé par le bien-être des citoyens à une vision beaucoup plus sombre dans les séries récentes« , observe Yves-Marie Cann, politologue, directeur d’études politiques au cabinet d’études Elabe.

Avec A la Maison Blanche, les scénaristes s’intéressent à la vie des proches d’un président démocrate. Des problèmes économiques proches de la réalité de la vie politique américaine à des discussions émouvantes sur les attentats du 11 septembre 2001, A la Maison Blanche ne traite pas tant du monde politique comme il est, mais comme il devrait être. La série donne à voir des personnages animés d’un véritable idéalisme, assez loin de ce qui doit réellement se dire dans les couloirs de la Maison Blanche. Une série qui montre un monde politique idéalisé, donc, mais ne fait pas forcément florès.

Martin Sheen est l’acteur principal d’A la Maison Blanche. (Photo AFP / Andrew Burton)

Après elle, les séries vont avoir une représentation plus sombre, beaucoup plus manichéenne des représentants politiques, qui tiennent le rôle des « méchants ». Baron Noir n’échappe pas à ce mouvement. Pour Yves-Marie Cann, la raison de ce basculement est simple : « les Français, mais aussi les citoyens de beaucoup d’autres Etats, sont très critiques vis-à-vis de leur classe politique. Une critique qui se renforce depuis une quinzaine d’années. Les séries ressemblent à l’image renvoyée par les dirigeants« . On voit donc les séries politiques se transformer en thrillers à suspens, dans lesquels les politiques ressemblent plus à des ripoux qu’à des modèles à suivre. A cet égard, le personnage de Frank Underwood dans House of Cards est révélateur de ce basculement. Cynique, prêt à tout pour arriver à ses fins, il incarne la figure d’un Richard III moderne, qui n’hésite pas une seule seconde à se salir les mains pour les besoins de son ambition démesurée. « Quand l’argent vient dans votre direction, on ne demande pas pourquoi« , déclare le personnage de Frank Underwood (Kevin Spacey), manifestant ainsi son manque d’attachement aux principes éthiques de A la Maison Blanche.

L’effet de réel au service de la fiction

Le point commun de toutes les séries politiques qui ont une vision plus sombre du monde qu’elles dépeignent réside notamment dans ses scénaristes. Eric Benzerki, le co-scénariste de Baron Noir, est un ancien conseiller de Julien Dray au parti socialiste. Beau Willimon, le showrunner de House of Cards, lui aussi, a conseillé Hillary Clinton dans une campagne sénatoriale en 2000.

Beau Willimon est un ancien conseiller politique. © Peabody Awards – Creative commons – Flickr

Une immersion dans le monde politique qui donne lieu à des scénarios inspirés de faits réels. Dans Baron Noir, un des ressorts de l’intrigue est totalement inspiré du financement discuté de la campagne du RPR sous Jacques Chirac, avec un versement frauduleux d’argent de la société de logements sociaux de la ville de Paris. « Le personnage central de Baron Noir, c’est la politique elle-même« , affirme Jean-Claude Delafon, son co-scénariste. Il faut dire que la matière tirée des faits divers et des scandales politiques a tout pour faire de bonnes séries à suspens. Dans Occupied, diffusé en France par Arte, la série s’appuie sur un scénario prospectif : dans un avenir très proche, la Norvège est contrainte de reprendre sa production de pétrole sous contrôle russe, qui a enlevé le Premier ministre norvégien. Un scénario qui, bien que poussé à l’extrême, n’est pas sans rappeler la situation en Grèce l’an dernier. « Les consultants issus du monde politique sont souvent présents sur les plateaux de tournage. Il participent au développement d’un fil scénaristique crédible, mais qui est conçu aussi pour susciter l’audience. De cette façon, les séries qui traitent de politique ne sont pas différentes des autres séries. Leur schéma narratif est complètement identique« , explique Marjolaine Boutet, analyste des séries TV à l’Université de Picardie.

 

Les séries politiques étaient, il y a encore quelques années, des anomalies dans le paysage télévisuel. Elles sont désormais très nombreuses. Une tendance qui ne semble pas prête de s’arrêter, puisque la plateforme Netflix lance en mai prochain sa première production française : Marseille. Un collaborateur de l’actuel maire de la cité phocéenne va tout faire pour évincer son ancien mentor. Sans surprise, le scénario n’a rien d’original, mais devrait largement trouver son public. Pour Yves-Marie Cann, « le succès de ces séries qui se ressemblent toutes un peu s’explique par la volonté des spectateurs de se rapprocher du coeur du pouvoir« . Et de comprendre une classe politique qui semble de plus en plus détachée des citoyens.

 

Clément Brault