Colère des scientifiques contre les coupes budgétaires dans la recherche

Une tribune signée par huit scientifiques de renom déplore un projet de coupes budgétaires pour la recherche. La communauté scientifique est en émoi.

Sept prix Nobel et une médaille Fields dénoncent dans une tribune publiée dans le Monde des coupes budgétaires dans la recherche. Présenté en commission des finances de l’Assemblée Nationale mercredi 18 mai, un projet de décret vise à supprimer une enveloppe budgétaire de 265 millions d’euros pour  la recherche et l’enseignement supérieur.

Mais ce matin encore, François Hollande invité sur France Culture, a assuré que l’action en recherche & développement restait une priorité.

Les principaux organismes de recherche sont particulièrement touchés comme le Commissariat à l’énergie atomique (CEA), le Centre national pour la recherche scientifique (CNRS) l’Institut national de la recherche agronomique (INRA) ou encore  l’Institut national de recherche en informatique et en automatique (Inria) pour une annulation globale de 134 millions d’euros. Selon Martine Cohen-Salmon, chargée de recherche au CNRS en biologie, c’est un coup dur « une baisse de budget c’est une baisse de niveau de recrutement .»

Le budget du CNRS de plus de 3 milliards d’euros est constitué de 2,1 milliards de masse salariale. Cette annonce nourrit ainsi des inquiétudes sur l’avenir du centre de recherche: « le niveau de recrutement des jeunes chercheurs est déjà catastrophique. Seuls un ou deux postes sont créés chaque année en premier grade, explique-t-elle, or les candidats ont un niveau équivalent au poste de directeur de recherche.»


une baisse de budget c’est une baisse de niveau de recrutement


Un phénomène à l’effet boule de neige « il y a moins d’étudiants aujourd’hui en biologie car il n’y a plus de débouchés, analyse Martine Cohen-Salmon, et c’est compréhensible, pourquoi s’engager dans une voie de garage! » Une menace de décrochage de la recherche en France amplifiée par la mondialisation de la concurrence « la plupart partent en tant que post doctorant à l’étranger où ils sont embauchés.  C’est d’autant plus avantageux pour les centres de recherche étrangers qui recrutent des chercheurs déjà formés. »

L’ANR n’a financé que 8% des projets en 2015

La ministre de l’Education Najat Vallaud-Belkacem et son secrétaire d’Etat Thierry Mandon, ont assuré via un communiqué que ces suppressions de crédits visent à « mobiliser en particulier leurs fonds de roulement disponibles et leurs trésoreries. Mais pour le CNRS cet argument n’est pas valable « un projet en biologie expérimentale et une étude en Histoire n’impliquent pas les mêmes moyens. »

Depuis 2005, l’Agence nationale de la recherche (l’ANR) créé pour remplacer deux dispositifs de financement, le fonds national pour la science (FNS) et le fonds pour la recherche technologique (FRT), est l’unique fonds public qui décide les budgets. Mais en 2015, seuls 8% des projets déposés par des chercheurs français ont été acceptés par l’ANR. Le 14 mars, lors de l’inauguration de l’Institut Pierre-Gilles-de-Gennes à Paris, François Hollande avait annoncé que l’ANR accepterait davantage de projets cette année.  Reste à voir sur quels critères les enveloppes seront réparties.

Des attentes politiques en contradiction avec la recherche

Pourtant, selon un classement établi par Thomson-Reuters  en mai 2016, le CEA, le CNRS et l’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale) figurent parmi les dix premiers organismes de recherche en termes d’innovation dans le monde. Une dynamique dont les chercheurs craignent l’essoufflement.

« Il y a vingt ans les laboratoires étaient subventionnés par l’organisme de tutelle auquel ils étaient rattachés. Un financement complété par le privé si besoin. Aujourd’hui c’est l’inverse. » déplore Martine Cohen-Salmon.  Des restrictions budgétaires publiques qui vont de pair avec un autre problème « pour qu’un projet soit validé par l’ANR, il faut le tourner vers le développement. Or c’est totalement contradictoire avec la recherche qui ne peut pas donner de garantie, on ne sait pas ce que l’on va trouver à l’issue d’une recherche. »

Depuis sa création le budget de l’ANR est passé de 710 millions d’euros (M€) en 2005  à 535 M€ en 2014. Bien qu’il l’un des budgets les plus importants en Europe, elle est constante régression. En Allemagne les dépenses de recherche et développement ont augmenté de 75% en dix ans.

Sonia Ye

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Bis, la boutique qui rend la solidarité tendance

Offrir une seconde vie aux vêtements et une deuxième chance aux employés, c’est l’objectif que Bis Boutique Solidaire s’est fixé. Des vêtements de marque à prix bradés, des partenariats avec différentes associations pour aider les plus démunis et un tremplin pour les salariés : en conjuguant mode et réinsertion, Bis propose un nouveau concept solidaire qui séduit les clients. Une deuxième boutique a d’ailleurs ouvert cette année dans le 9ème arrondissement.

Il est 15 heures et la boutique située au 7 faubourg du Temple est en effervescence. Serge Bassetto, le responsable de 53 ans, s’affaire pour récupérer la livraison quotidienne de vêtements. De nombreux présentoirs défilent, remplis de pièces colorées de toutes tailles. Les employés déchargent d’énormes sacs bleus Ikea, pleins à craquer. Des jupes, des pantalons, des manteaux, des sacs ou des chaussures… Tous les jours, la boutique reçoit entre 500 et 600 pièces afin de proposer un large choix à la clientèle. Quelques curieuses parcourent déjà les nouveaux vêtements qui attendent d’être rangés, avant d’être arrêtées par le responsable : « Désolé mesdames, ceux-là ne sont pas tout de suite en rayon. Il faut bien qu’il en reste pour demain ! », plaisante-t-il.

Il faut dire que le succès est au rendez-vous pour la boutique solidaire. Des clients de tous âges viennent chiner les vêtements de seconde main, séduits par les petits prix et le concept. Loin de l’image de la friperie en bazar, remplie de pièces quelquefois en mauvais état, Bis se présente comme un magasin chic, proposant une gamme très sélective de prêt-à-porter. Les vêtements sont propres, repassés et triés par taille sur les portiques. Des lampes design au plafond, des pièces lumineuses et des cadres au mur : au premier abord, on est loin de se douter que cette boutique n’est pas comme les autres.

Un large choix de vêtements est proposé aux clients, et présenté comme dans un magasin traditionnel.
Comme dans un magasin traditionnel, un large choix de vêtements et de tailles est proposé aux clients. Des collections pour femmes, hommes, enfants : il y en a pour tous les goûts.

Un tremplin pour l’avenir des employés en réinsertion

Bis Boutique se différencie par son engagement et sa volonté d’agir comme tremplin pour les employés en réinsertion. Ils sont une quinzaine à être embauchés pour un contrat d’un an qui leur permet de se remettre sur le chemin du travail. Serge Bassetto est lui-même passé par le contrat de réinsertion chez Bis, avant de devenir responsable un an plus tard. Après trois ans dans cette entreprise, il est convaincu que c’est un concept d’avenir. « On veut juste que les gens soient impliqués dans leur futur, le but est aussi qu’ils se re-sociabilisent. La priorité, c’est les employés ». Ils ont des origines et des parcours différents – Bis rejette toute forme de discrimination et a d’ailleurs pour objectif d’employer le plus de profils différents possibles. En tant que boutique solidaire, l’aval de l’État et de Pôle Emploi est obligatoire. Des quotas doivent aussi être respectés pour garantir l’équité et la parité dans l’équipe : « On doit embaucher deux femmes, deux personnes au RSA, deux chômeurs, par exemple », ajoute Serge Bassetto. Les employés en réinsertion travaillent quatre jours par semaine et sont payés au SMIC. Bis leur offre également 50 euros de vêtements tous les mois.

Sur la façade de la boutique, le concept solidaire de Bis est expliqué aux clients.
Sur la façade de la boutique, le concept solidaire de Bis est expliqué aux clients.

Sonny, un jeune employé de 21 ans, travaille à la boutique depuis le mois de janvier. « Je suis arrivé ici après pas mal de petites galères. Mais je m’y plais, l’équipe est sympa et on soutient une bonne cause. Je pense que c’est vraiment un bon tremplin pour rebondir sur autre chose », confie-t-il. Et à l’avenir, Sonny projette de repasser son bac et de reprendre ses études dans le commerce à la fin de son contrat de réinsertion. A la caisse, Jamel accueille chaleureusement les clients et discute avec eux. Après un an passé à Bis Boutique, son contrat est sur le point de se terminer. Cette expérience lui a fait découvrir un concept solidaire où les employés sont à l’écoute de leurs clients, et regrette qu’il n’existe pas plus de magasins comme celui-ci : « C’est très différent d’une boutique lambda, on n’est pas derrière le client à vouloir faire du chiffre. L’ambiance est très décontractée et familiale ». A 39 ans, il souhaite maintenant continuer sa carrière dans le textile et le prêt-à-porter.

Un partenariat aidé qui s’engage à la fois pour les employés et pour les associations. Chaque année, environ 400 tonnes de vêtements sont envoyés à l’atelier où un tri est effectué, et à peine 40 tonnes sont gardées. Le reste est revendu à une plateforme de recyclage ou donné gratuitement à des associations pour les plus démunis. Rémi Antoniucci est à l’origine de ce concept. S’il s’occupe maintenant majoritairement des démarches à l’atelier, il souhaite pérenniser ce système pour continuer à le développer. Sa première boutique a ouvert il y a trois ans, et la seconde en mars dernier. « On aimerait ouvrir une nouvelle boutique tous les deux ou trois ans, explique Serge Bassetto, mais pour l’instant on reste sur Paris pour bien asseoir le concept d’abord ».

Les vêtements sont étiquetés avec le logo de Bis Boutique Solidaire dans l'atelier de tri, avant d'être acheminés vers les deux boutiques parisiennes.
Les vêtements sont étiquetés avec le logo de Bis Boutique Solidaire dans l’atelier de tri, avant d’être acheminés vers les deux boutiques parisiennes.

La friperie nouvelle génération

Un concept dans lequel les employés comme les clients se retrouvent. Michèle, 70 ans, est une habituée de la boutique solidaire. Elle connaît bien les employés et leur apporte même des petits cadeaux quelquefois. Avec des prix allant de 1 à 30 euros, elle trouve toujours une pièce qui lui fait plaisir parmi le choix de vêtements. « Je ne vais jamais dans des boutiques traditionnelles, j’aime bien que l’argent que je dépense arrive à des gens qui en ont besoin. J’étais tombée sur cette boutique par hasard la première fois, et j’ai tout de suite aimé le principe. Ce n’est pas juste de la consommation pure », explique-t-elle. Plus loin, une cliente drômoise de 30 ans s’est laissée séduire en passant devant la boutique. « J’ai remarqué l’aspect solidaire de la boutique comme c’était écrit sur la façade. Je suis entrée en pensant que c’était comme Emmaüs », raconte-t-elle, en fouillant parmi les portes-manteaux. Agréablement surprise par la présentation des vêtements et l’ambiance de la boutique, elle n’est pas déçue de s’être arrêtée et se prépare pour des essayages en cabine: « Cela ne ressemble vraiment pas à une vieille friperie. Les vêtements sont clean et vraiment pas chers. En plus tout est classé par taille. Je vais en parler à mes copines en rentrant ! ».

En entrant chez Bis Boutique Solidaire, Michèle se laisse toujours tenter par un nouveau vêtement.
En entrant chez Bis Boutique Solidaire, Michèle se laisse toujours tenter par de nouveaux vêtements.

Avec deux boutiques parisiennes qui ne désemplissent pas, et de véritables perspectives pour les employés, Bis Boutique Solidaire a encore un bel avenir devant elle.

Marie-Hélène Gallay

Les manifestants peuvent-ils bloquer l’économie ?

Le mouvement de lutte contre la loi travail se poursuit et sera caractérisé cette semaine par la pénurie de carburant qui affecte déjà des centaines de stations-service. Le blocage des sites pétroliers est une stratégie récurrente dans la lutte syndicale, afin de verrouiller l’économie et de toucher le plus grand nombre. Les automobilistes, les groupes pétroliers, les entreprises et le gouvernement partagent la peur de voir les pompes à sec, mais les manifestants peuvent ils réellement fermer le robinet à essence ?

Lundi, six raffineries de pétrole sur les huit existantes en France étaient concernées par les mouvements de grève de leurs salariés et des routiers selon la CGT. Les raffineries Total sont notamment touchées par ces arrêts à Gonfreville-l’Orcher (Seine-Maritime), Donges (Loire-Atlantique), Feyzin (métropole de Lyon) et à Martigues (Bouches-du-Rhône). Les raffineries de Grandpuits (Seine-et-Marne) et Provence-la-Mède (Bouches-du-Rhône) ne sont pas arrêtées mais les grévistes bloquent toute entrée ou sortie de produits. Mardi matin, la CGT annonçait que la grève avait été votée maintenant dans toutes les raffineries restantes, où le blocage commencera dès mercredi.

Les grévistes investissent également les dépôts de carburant qui approvisionnent les stations-service, même si le gouvernement a plusieurs fois affirmé sa volonté de débloquer les sites occupés. Vendredi dernier, « six sites (étaient) libérés soit par la négociation, soit par l’intervention des forces de l’ordre », indiquait Bernard Cazeneuve, ministre de l’intérieur, sur TF1 vendredi soir. Lundi, cinq dépôts étaient encore cernés par les manifestants, dont celui de Fos-sur-Mer (Bouches-du-Rhône), investi par les militants CGT dans la nuit. Mardi matin, la police évacuait les manifestants de Fos-sur-Mer, accentuant le conflit entre le syndicat et le gouvernement.

Y a-t-il pénurie de carburant ?

« Le terme pénurie serait inapproprié. Il y aurait plutôt un risque de rupture partielle d’approvisionnement des stations-service », explique Frédéric Plan, délégué général de la Fédération française des combustibles, carburants et chauffage. Il existe une centaine de dépôts de carburant en France, rendant en effet improbable un blocage généralisé des dépôts et donc limitant le risque d’une pénurie durable dans le pays. Plus qu’un problème de production, c’est une difficulté logistique qui provoque aujourd’hui les ruptures de stock dans les stations-service. « Nous avons les produits nécessaires mais nous ne pouvons pas les distribuer normalement », explique l’Union Française des Industries Pétrolières dans un communiqué.

Les camions citernes devant se rendre vers des sites plus éloignés pour fournir les stations, le blocage de certains dépôts pétroliers provoque donc des pénuries temporaires dans les stations environnantes. Lundi, 1500 stations sur les 12000 existantes en France étaient en situation de rupture de stock totale ou partielle. Les régions du Nord et de l’Ouest sont notamment concernées, comme à Amiens, où toutes les stations étaient fermées lundi ou à Nantes, fortement touchée par l’arrêt de la raffinerie de Donges. Un effet d’anticipation des automobilistes a également accentué ce phénomène, avec une consommation doublée voire triplée dans certains départements.
Selon Frédéric Plan, la situation de rupture de stock que connaissent actuellement certaines stations-service est « en voie de résorption », les stations pouvant davantage anticiper les blocages des dépôts, mais il faudra encore quelques temps avant de retrouver un fonctionnement classique : « Le fait que des raffineries se mettent à l’arrêt, ça va mettre une dizaine de jours avant un retour à la normale », explique-t-il, l’arrêt et le redémarrage des raffineries se faisant en plusieurs jours.

Quelles sont les solutions de secours si le mouvement de blocage perdure ?

Pour pallier ces pénuries, plusieurs départements ont déjà instauré des arrêtés pour restreindre la distribution de carburant aux automobilistes. Le gouvernement a également autorisé les camions citernes à circuler le week-end dernier afin de pouvoir approvisionner les stations impactées par les blocages. Selon la Fédération française des combustibles, carburants et chauffage, les stocks actuels peuvent suffire pour 7 à 10 jours d’approvisionnement des stations-service.

Si le mouvement de blocage venait à durer, il resterait encore la possibilité pour les groupes pétroliers d’avoir recours à l’importation ou, le cas échéant, de se tourner vers des raffineries non occupées. En cas d’urgence, l’État peut également puiser dans ses stocks stratégiques : 17,4 millions de tonnes de pétrole brut et de produits pétroliers permettant de tenir 98,5 jours. Ces stocks sont en théorie prévus pour faire face à des crises internationales graves et doivent être utilisés en accord avec l’Union Européenne et l’Agence Internationale de l’Énergie. Toutefois, l’État les a déjà utilisé partiellement par le passé pour faire face à des grèves, comme en 2010 lors du mouvement social contre la réforme des retraites.

Si cette batterie de solutions peut théoriquement compenser l’arrêt des raffineries, les cas de pénurie existants aujourd’hui sont davantage dus à des problèmes d’acheminement du carburant plus difficiles à anticiper. Les outils existent pour prévenir une pénurie générale mais tant que dureront les actions ponctuelles des grévistes sur les dépôts pétroliers, les ruptures temporaires dans les stations-service risquent donc de perdurer.

Simon Chodorge

Uber, coworking : l’indépendance, c’est la liberté… ou la précarité

À Mutinerie, les freelances viennent travailler comme au bureau

Ils sont entrés dans la majorité avec la crise de 2008 et ont tourné le dos au salariat pour devenir leurs propres patrons. Entre rêves et désillusions, ces jeunes indépendants remettent en cause l’avenir de la société salariale. Assistons-nous à l’émergence d’une nouvelle culture économique ? Si les réponses sont disparates, elles sont révélatrices d’une mutation majeure dans notre rapport au travail.

Par Sonia Ye et Pierre Laurent

Contre la réforme du code du travail, dite loi El Khomri, une partie de la jeunesse manifeste son mécontentement. Sa crainte : assister au délitement du sacro-saint CDI, érigé en norme par ses ainés depuis les Trente Glorieuses. Face à cet avenir inquiétant, certains décident de reprendre leur destin en main. Ils ont moins de 30 ans et se mettent à leur compte. Ils sont développeurs web, chauffeurs de VTC, ou traducteurs. Photographes, réalisateurs ou architectes. Ils sont ou ont été indépendants. Mais s’ils sont de plus en plus nombreux à rompre avec le salariat, ils sont loin de représenter une nouvelle norme.

L’emploi non-salarié se développe depuis quinze ans,  mais ne représente que 11% de la population active. Un chiffre qui reste stable, et qui a même reculé en 2015,  malgré la création du statut d’autoentrepreneur en 2008, devenu microentrepreneur en janvier 2016. Des indépendants qui forment par ailleurs  un  groupe hétérogène: si certains sont leurs propres patrons par choix, d’autres le sont par nécessité. Sur les 550 000 créateurs d’entreprises recensés en 2014, un tiers étaient demandeurs d’emploi. Faute de mieux, la microentreprise leur permet de recréer une activité. Selon le juriste Jacques Le Goff, professeur de droit public à l’Université de Bretagne Occidentale, « Les motivations peuvent être positives ou négatives. » Il précise : « Lorsqu’on n’a plus de travail ou qu’on est au chômage, pourquoi ne pas tenter d’être microentrepreneur ? Par ailleurs, les motivations positives sont peut-être à chercher dans l’intensification du goût pour l’autonomie. » (Voir interview)

La plupart du temps, l’indépendance n’est pourtant pas une réponse à la précarité : un microentrepreneur gagne en moyenne 460 €. Ces travailleurs précaires illustrent la paupérisation de l’emploi en France. Selon une étude réalisée par l’Insee 81% des microentrepreneurs souhaitent “une convergence des protections sociales entre salariés et indépendants” comme l’accès au chômage ou la retraite dont ils ne peuvent bénéficier aujourd’hui.

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Un portrait bien sombre en comparaison à nos voisins outre atlantique. Les freelances y représentent 34% de la population active, loin de nos 11,5%. Selon une étude réalisée par Freelancers Union — communauté virtuelle de travailleurs indépendants américains — auprès de ses membres, 77% gagnent plus d’argent que lorsqu’ils étaient salariés.

 

L’émergence de nombreux sites web et d’applications pour téléphones ont profité à l’essor de ce phénomène. En quelques instants, professionnels et clients sont mis en relation. La société américaine de chauffeurs privés, Uber, qui concurrence les taxis grâce sa plateforme numérique, a même donné son nom au phénomène. La majorité des activités qui se développent dans l’indépendant sont des services liés au web  tandis que d’autres reculent, comme l’artisanat et le commerce. Et selon l’Insee, un tiers des autoentrepreneurs souhaitent travailler en groupe et rejoignent des espaces de travail partagé.

Le coworking : l’indépendance sans l’isolement

Casques sur les oreilles, des hommes et des femmes pianotent sur leurs ordinateurs dans un silence religieux. Sous une grande verrière, des tables de toutes les tailles sont disposées, quelques plantes et de la décoration habillent l’espace. On se croirait dans une bibliothèque. Ce lieu, appelé Mutinerie, est un espace de coworking situé dans le XIXe arrondissement de Paris.

 

Mutinerie n’est pas qu’un vaste bureau. Pour accéder à l’espace de travail, il faut passer par le bar, où les coworkers peuvent se retrouver pour manger, discuter ou boire un café. Assis devant deux ordinateurs égrénants des lignes de code, trois jeunes hommes échangent sur leurs travaux. L’un d’eux, Alexandre Bourlier, développe des sites internet et des applications pour smartphone. Il a 27 ans. Après une brève période de salariat, il s’est lancé en tant qu’indépendant : « En rentrant du Brésil où j’avais travaillé dans une start-up, on m’a proposé de faire des sites un peu par hasard comme je savais coder. J’ai alors compris que je pouvais gagner ma vie en faisant ça. » C’est par nécessité qu’il s’est lancé dans l’aventure de l’entrepreneuriat : « Au départ je pensais faire ça temporairement parce que j’avais du mal à m’insérer dans le marché du travail. Mais aujourd’hui, je ne troquerais ma place pour rien au monde ».

 


 Au départ je pensais faire ça temporairement parce que j’avais du mal à m’insérer dans le marché du travail. Mais aujourd’hui, je ne troquerais ma place pour rien au monde.


 

Aujourd’hui, Alexandre, gagne mieux ma vie en tant qu’indépendant. Plus libre de ses horaires et de ses mouvements, il travaille en réseau avec une trentaine d’indépendants. Dans le bar de Mutinerie, les deux autres personnes avec qui il s’évertuait à trouver une solution rangent leurs ordinateurs portables. D’un air bienveillant, Alexandre leur demande s’ils ont réussi à régler leur problème. « On verra ça demain ! » lui répondent-ils avec un grand sourire, avant de s’éclipser.

À Mutinerie, les travailleurs indépendants se retrouvent
À Mutinerie, les travailleurs indépendants se retrouvent

Plaisir de travailler et désir de liberté

Selon une étude réalisée par Hopwork — plateforme française d’accès aux services de plus de 20 000 freelances — la majorité des travailleurs sont satisfaits de leur situation, comme aux États-Unis où ils sont 53 millions de freelances. En France, 70 % d’entre eux ont fait le choix de devenir indépendant, et seuls 4 % souhaiteraient retrouver un emploi salarié. En outre, 65 % d’entre eux déclarent gagner autant ou plus qu’en étant sous contrat.

C’est le cas de Gaspar Matheron. À 25 ans, le jeune graphiste vidéo est un grand déçu du salariat. Embauché en CDI au terme de son alternance dans une grande boite de publicité, il y voit d’abord une chance. Mais au bout de six ans, sans augmentation de salaire, il décide de quitter son poste. « Je faisais du vidéoreportage en parallèle pour des boites de nuit en tant qu’autoentrepreneur, et ça marchait bien, se souvient-il, j’ai compris qu’à l’extérieur j’avais la possibilité de gagner plus d‘argent, alors je suis parti ». Aujourd’hui intermittent du spectacle, il n’échangerait sa situation pour rien au monde. « Si je ne m’épanouis plus dans une branche, je peux facilement me recycler et aller vers autre chose. Ce serait impossible en tant que salarié dans une entreprise ».

Gaspar Matheron sur un tournage dans le sud de la France © Zoé Schmidmaier
Gaspar Matheron sur un tournage dans le sud de la France © Zoé Schmidmaier

À la sortie de ses études de journalisme, Bastien Renouil 24 ans, a travaillé pendant un an dans une société de production basée à New Delhi. « Ça ne s’est pas très bien passé avec mes patrons alors je suis rentré en France », confie-t-il. Bastien souhaitait faire du reportage pour la télévision, à l’étranger : « Quand tu commences, c’est pas évident de se faire embaucher. Et puis pour se faire connaître, c’est mieux d’être freelance, ça te permet de toucher à tout, de frapper à toutes les portes. » Il a contacté Arte et France 5, pour qui il avait travaillé en Inde en se proposant d’être correspondant en Afrique de l’Est : quinze jours après, il débarquait au Kenya avec sa copine, elle aussi journaliste.

Malgré les standards de la profession qui exigent d’être payé à la pige, soit en salaire, il a préféré créer en parallèle un statut de microentrepreneur. « 80 % de ce qu’on gagne passe par ce biais. » Bastien et sa copine gagnent environ 2000 euros par mois, ce qu’ils considèrent comme suffisant pour vivre au Kenya. Mais il nuance « en tant que microentrepreneur, tu n’as pas de sécurité, tu as toujours cette peur de ne pas réussir à vendre un sujet ». S’il est aujourd’hui satisfait de sa situation parce qu’il peut choisir ses clients, il n’est pas certain de refuser un contrat salarié si l’occasion se présentait à l’avenir.

Tremplin vers la stabilité

Zoé Schmidmaier, 25 ans,  voit elle aussi sa situation de photographe indépendante comme une période de transition. « L’inconvénient du statut de microentrepreneur, c’est de ne plus avoir de salaire fixe ».

Mais pour l’heure, Zoé veut jouir pleinement de sa liberté. « Quand j’étais en CDD il y avait la pression de l’employeur au quotidien, confie-t-elle, aujourd’hui, la pression est différente, par exemple, lorsqu’un client réduit ses commandes, il faut en chercher un autre. Mais c’est le prix de la liberté ». L’année dernière, son contrat en CDD dans une entreprise française de médias et e-commerce devait se transformer en CDI. Mais elle décide d’y renoncer. « Photographe, c’est un métier qu’on choisit pour avoir une certaine liberté, explique-t-elle, et pas pour faire des horaires fixes de bureau ».

Zoé Schmidmaier, photographe indépendante
Zoé Schmidmaier, photographe indépendante

La perspective de trouver un contrat salarié n’est pas une fin non plus pour Éva Tanquerel, 25 ans. Traductrice freelance depuis un an et demi, elle a refusé, comme Zoé, un contrat salarié en CDI, une offre qui la contraignait à déménager. « Je ne veux vraiment pas vivre à Paris » explique-t-elle. Parce que la majorité des agences de traduction sont implantées en Île-de-France, elle n’a eu d’autre choix que de devenir microentrepreneure. Pourtant, si on lui offrait un contrat en Bretagne, là où elle vit, elle serait « très tentée parce que c’est très fatiguant d’être en indépendant ».


 Je ne sais pas trop combien de temps je vais continuer. Jusqu’à ce que mes nerfs lâchent, peut-être.


Cela ne fait que quelques mois qu’elle s’en sort réellement d’un point de vue financier, au prix d’un rythme de travail effréné. « Les weekends, en ce moment ça n’existe pas, plaisante-t-elle, et je passe beaucoup de soirées à travailler, sans pour autant être payée plus. Pour faire du chiffre, il faut beaucoup bosser ». Et comme de nombreux freelances, Éva travaille depuis chez elle. « C’est un avantage et un inconvénient à la fois, je n’ai pas de problèmes de relation avec les collègues puisque je n’en ai pas, mais parfois je me sens seule. » Elle s’est renseignée sur les espaces de coworking à Brest, mais « ça reste un peu cher » compte tenu de ses revenus. Avec une amie microentrepreneure, elles ont donc décidé de se faire leur petit espace de coworking à la maison : « Ça booste la productivité, et tu as quelqu’un avec qui discuter ».

Oscillant entre la satisfaction et la volonté de se réaliser dans un autre domaine qu’elle affectionne particulièrement, l’équitation, elle s’accommode aujourd’hui de la précarité de sa situation. « Je ne sais pas trop combien de temps je vais continuer. Jusqu’à ce que mes nerfs lâchent, peut-être », ironise Éva. La jeune fille profite de ses temps libres pour voyager. « c’est cette liberté-là qui fait que je continue. Même si je n’ai pas de congés payés ».

Désillusions et précarité

Pour Merrick, architecte de 29 ans le statut d’indépendant ne pouvait pas être une solution sur le long terme. Il a été microentrepreneur pour le cabinet qui l’emploie aujourd’hui en CDI. S’il admet avoir été bien traité par ses patrons, il n’hésite pas à dénoncer la précarité du statut. « J’aurai pu être viré du jour au lendemain, ne plus pouvoir payer mon loyer. Je n’avais aucune sécurité. »

Il roule à vive allure dans les rues de la capitale depuis quelques mois. Louis, 26 ans, livre des repas à la force de ses mollets pour la société Deliveroo. Il pédale 20 heures par semaine pour financer son projet d’agriculture urbaine. Si l’entreprise fait miroiter une certaine liberté et de beaux revenus, pour Louis, ce discours est un trompe-l’œil. « Je touche une dizaine d’euros de l’heure, c’est pas beaucoup plus qu’un SMIC » explique Louis, qui doit aussi déduire 25 % de ses revenus pour payer ses cotisations. Car pour travailler avec Deliveroo, il faut avoir le statut de microentrepreneur. « Officiellement, Deliveroo est mon client, mais dans la pratique, il y a un rapport de subordination, analyse Louis, c’est elle qui envoie les factures, je ne peux en aucun cas refuser de commande, et si je veux changer de créneau horaire ou être augmenté, je dois négocier».


Si je me blesse ou si on me vole mon vélo, tout s’arrête. Des mutuelles existent bien mais personne n’y cotise parce qu’on est tous jeunes et on se dit qu’on est invincibles


Louis, 26 ans, livreur chez Deliveroo
Louis, 26 ans, livreur chez Deliveroo

Grâce à ce système, Deliveroo bénéficie d’un réservoir de travailleurs non-salariés sans verser aucune charge patronale. Louis en est conscient et pointe du doigt une forme de salariat caché. Selon Jacques Le Goff, ce phénomène révêle un brouillage des frontières : « On peut être autonome dans le cadre d’un travail indépendant, à l’inverse on peut être très dépendant dans un cadre indépendant ». Par ailleurs, Louis dénonce l’absence de droits pour les coursiers : « Le système Deliveroo est fait pour qu’on ne puisse pas se regrouper entre livreurs, sans doute pour éviter de potentielles revendications ». Sans droit au chômage et bénéficiant d’une protection sociale quasi inexistante, il craint l’accident. « Si je me blesse ou si on me vole mon vélo, tout s’arrête » explique-t-il. Des mutuelles existent bien mais « personne n’y cotise parce qu’on est tous jeunes et on se dit qu’on est invincibles », termine-t-il.

Salah se sait vulnérable. Lui qui rêve de revenus fixes et d’être propriétaire, il est inquiet pour son avenir qu’il croit de plus en plus incertain. Un désenchantement qui le pousse à prendre des risques. Il jongle entre deux métiers, tantôt dans une entreprise de nettoyage pour particuliers, tantôt comme chauffeur Uber pour arrondir les fins de mois. Pour lui aussi, le statut de microentrepreneur est synonyme de salariat déguisé : Uber est son seul « client ». Pour survivre, il s’arrange avec le fisc. « Ce n’est pas un choix de carrière. Mon but c’est de faire du black, confie-t-il, si tu déclares, il ne te reste plus rien car Uber retient 20 % sur tes revenus de la semaine, sans parler des cotisations ». Il aurait préféré un emploi stable : « Si on me proposait un CDI, j’accepterais sans condition ». Selon l’économiste Olivier Charbonnier, c’est bien le signe que le salariat n’est pas prêt de disparaître « Je ne pense pas qu’il y ait une fin du salariat mais plutôt une contraction du modèle salarial. De nouvelles formes de contractualisation se développent mais il reste à inventer des modèles de régulation publique un peu plus ambitieux que ce que propose la loi El Khomri ».

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