Les exclus du numérique ont été doublement confinés

Pour les personnes qui ne maîtrisent pas les bases du numérique, le confinement a été un casse-tête. L’illectronisme est un véritable handicap dans notre société. Les personnes qui luttent contre cet illettrisme numérique cherchent des solutions.

D’après l’Insee, 17% des Français sont en situation d’illectronisme (Source : Pauline Paillassa)

« Je ne sais pas me servir d’Internet, donc pendant le confinement ce sont mes enfants et mon gendre qui ont imprimé des attestations et qui sont venus nous les porter », raconte Bernadette Tricoire, retraitée.

Comme beaucoup de Français, cette femme qui vit seule avec son mari dans une petite ville proche d’Angoulême, ne sait pas se servir d’un ordinateur, même si elle dispose d’une connexion Internet. « Je ne m’en sers pas. Je ne sais pas l’utiliser, ce sont les enfants qui le font», indique la retraitée. Et cette situation s’est révélée particulièrement problématique en période de confinement.

Attestations de sortie à remplir en ligne, courses alimentaires par le « drive », visioconférence avec un parent en Ehpad… le confinement a démontré l’importance de la maîtrise d’Internet et des outils numériques. Pourtant, 17% des Français souffrent d’« illectronisme », d’après une étude de l’Insee. Le terme est inspiré du concept d’illettrisme mais appliqué aux nouvelles technologies. Il désigne l’incapacité à utiliser Internet ou un ordinateur, par manque de matériel ou de connaissances.

D’après l’Insee, 38% des Français sont concernés par l’illectronisme au sens large. Cela signifie qu’il leur manque au moins l’une des compétences essentielles définies par l’institut : la recherche d’information, la communication, l’utilisation de logiciels et la résolution de problèmes.

Sous-équipées ou bien tout simplement réfractaires, les personnes âgées représentent la majorité des personnes concernées : « Je n’ai ni Internet, ni aucun équipement informatique. Je n’en veux pas. Parfois c’est ma femme de ménage qui m’aide pour avoir un renseignement. Mais sinon, ce sont mes enfants qui m’aident », explique Robert Touvron, un chaudronnier vendéen à la retraite de 85 ans.

Les personnes âgées ne sont pas les seules concernées

Pendant le confinement, le gouvernement a mis en place la plateforme téléphonique Solidarité Numérique, pour aider les personnes rencontrant des difficultés avec le numérique. En un mois et demi, la plateforme a enregistré plus de 11 000 appels. Des « médiateurs numériques » assurent une aide à distance. Et à l’autre bout du fil, un public très varié : « On a eu un public qui n’est pas forcément notre public habituel. Par exemple, on a eu des des entrepreneurs qui cherchaient à organiser du télé-travail et comment organiser une visioconférence », explique Loïc Gervais, médiateur numérique. Ce médiateur numérique professionnel depuis près de 15 ans a participé à la création de la plateforme téléphonique. Et si ce professionnel a choisi cette voie, c’est avant tout pour « permettre aux gens de monter en autonomie et en pouvoir d’agir ».

Les personnes âgées sont en effet loin d’être les seules à rencontrer des difficultés avec les outils numériques. Les plus jeunes sont aussi concernés. Si les « digital natives » sont à l’aise pour utiliser les réseaux sociaux, certains d’entre eux ont plus de difficultés lorsqu’il est question de créer un CV en ligne ou de suivre des cours à distance. Cette situation est particulièrement critique chez les jeunes issus de milieux défavorisés, pas ou peu diplômés. En août 2018, une étude de la sociologue Jen Schradie a montré l’importance de la classe sociale. Les jeunes issus des milieux les plus pauvres seraient moins souvent en mesure d’avoir un usage professionnel d’Internet, que ceux issus de milieux favorisés.

Les démarches administratives, un parcours du combattant

L’illectronisme est un handicap qui se fait sentir en permanence, confinement ou pas. Les démarches administratives dématérialisées rendent incontournable l’utilisation d’un ordinateur. La déclaration d’impôts en ligne est disponible depuis 1999, et elle est aujourd’hui obligatoire pour toutes les personnes ayant une connexion Internet. En 2012, le gouvernement a mis en place le plan « France numérique 2020 », dont l’un des objectifs était de dématérialiser les démarches administratives. L’objectif du tout-numérique n’est pas encore atteint, mais ce plan a tout de même entraîné de nombreuses dématérialisations.

« Pour bon nombre d’administrés, le numérique facilite le quotidien. En revanche, pour les personnes ne disposant pas du matériel, des connaissances ou de la connexion nécessaires, il transforme les processus administratifs en véritable parcours du combattant : ces personnes sont soumises aux contraintes classiques de la bureaucratie administrative mais elles souffrent également de la raréfaction des points d’accueil, notamment en zones rurales », explique Stéphanie Renard, maître de conférences en droit à l’université Bretagne Sud, qui a dirigé l’ouvrage La Dématérialisation des procédures administratives, paru en 2017.

Il arrive que des personnes abandonnent une démarche à cause d’un manque de compétences. « La fracture numérique est un accélérateur d’inégalités. L’exclusion numérique devient un facteur aggravant l’exclusion sociale », alerte Stéphanie Renard.

« La fracture numérique est un accélérateur d’inégalités. »

Selon elle, la dématérialisation doit prendre en compte ce phénomène. « Il faudrait favoriser un retour du service public sur les territoires. »

Une réponse politique attendue

Une mission d’information « sur la lutte contre l’illectronisme et pour l’inclusion numérique » a été lancée par le Sénat le 13 mai 2020, signe que la question est prise au sérieux. Le Rassemblement démocratique et social européen (RDSE) l’avait prévue avant l’épidémie, mais le confinement a montré sa pertinence. « L’arrivée de la crise sanitaire va donner une dimension nouvelle à cette mission, qui est au cœur de l’actualité. Des problèmes ont été mis en exergue au travers des cours à distance », explique son président, Jean-Marie Mizzon, sénateur de la Moselle.

La mission d’information rendra son rapport en septembre, après avoir consulté en visioconférence des plateformes, des associations, des chercheurs, et des start-ups dans le domaine de la formation au numérique.

« Il y a toute une catégorie de gens qui n’est pas assez armée ou sensibilisée à la nouvelle donne du numérique. L’État fait fi de cet état de fait, il impose la dématérialisation à tout le monde, alors que toute une partie de la population en est écartée », explique le sénateur. Jean-Marie Mizzon souhaite que l’administration conserve une possibilité de faire ses démarches sous forme traditionnelle, en utilisant le papier : « On ne peut pas imposer un accès uniquement numérique. Conserver le papier est important, pour quelques années encore, le temps que tout le monde ait pu se former ». Des solutions pour inciter les utilisateurs à se mettre au numérique existent : « Du côté de l’administration, je pense qu’il faudrait penser à une présentation des choses qui soit plus accueillante, plus facile à maîtriser que les pages parfois austères qu’elles proposent ».

« On ne peut pas imposer un accès uniquement numérique. Cette manière de voir à double entrée est importante dans un premier temps, pour quelques années encore, le temps que tout le monde ait pu se former. »

Une mission d’information « sur la lutte contre l’illectronisme et pour l’inclusion numérique » a été créée au Sénat le 13 mai (Source : Julie Bringer)

En attendant, les acteurs de terrain de la lutte contre l’illectronisme espèrent une prise de conscience de l’ampleur du problème : « Pour moi la situation sur l’illectronisme en France est catastrophique. Ce virus a permis de voir l’utilité cruciale de l’accès à Internet. C’est un besoin vital », explique Joe, médiateur numérique dans l’association Manor qui agit notamment à Montargis, dans le Loiret. 

Derrière un enjeu pratique se cache donc un enjeu social et politique. Le défi pour les années à venir sera d’empêcher l’exclusion des 17% des Français qui sont touchés par l’illectronisme.

Pauline Paillassa et Julie Bringer

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