Aurélie est coordinatrice d’Utopia 56, une des deux associations qui gèrent le centre d’accueil pour migrants de la Porte de la Chapelle (XVIIIème).
Comment les migrants prennent-ils connaissance de l’existence du centre ?
C’est majoritairement les passeurs qui les informent de l’existence du centre : ils sont présents autour des lieux de rassemblement (Stalingrad, Pajol, Gare du nord, Gare de l’Est), étant eux-mêmes réfugiés. Ils leur font miroiter beaucoup de choses, et tirent énormément partie de la communication sur la bulle {le surnom du centre, NDLR}.
Selon-vous, les mesures d’accueil sont-elles à la hauteur dans la capitale ?
Plus on accueille de migrants, plus on risque d’en voir arriver. Il faut un accueil uniformisé pour toute l’Europe, sinon les pays de bonne volonté seront en constante saturation. Il ne pourra pas y avoir d’accueil correct tant que chaque pays ne fera pas sa part. Voilà pourquoi ouvrir plus de centres à Paris n’est pas une solution aujourd’hui.
Que préconisez-vous pour l’avenir ?
Il faut qu’on élargisse au maximum la mobilisation citoyenne. L’État ne veut et ne peut pas tout faire. Le centre c’est un projet intéressant mais notre association croit davantage dans un accueil un peu plus humain. Les réfugiés pourraient par exemple être accueillis par des familles, pour mieux s’intégrer.
Symbole du cirque à l’ancienne, survivant de la tradition nomade, le cirque d’Alexandre Romanes est à l’opposé des spectacles contemporains. Rencontre avec une pointure de la profession.
Assis à la table de sa caravane en pleine après-midi, Alexandre Romanes, 66 ans, vêtu d’une petite chemisette, claquettes aux pieds, ne donne pas l’impression d’être aux manettes d’un des cirques les plus connus de Paris. Pourtant, depuis 22 ans, la famille Romanes sillonne la France et enchaîne les succès dans la presse. Installés pour quelques mois Porte Maillot, emplacement qui leur est réservé depuis plusieurs années, les Romanes se donnent en spectacle trois fois par semaine. Conscient de sa chance, Alexandre Romanes parle des préjugés à leur égard : « Vous savez « rom » c’est un terme administratif, nous on est tziganes, et même ça les villes n’en veulent pas ». Celui qui est très fier d’appartenir à cette communauté explique qu’ils évitent désormais le Sud-Est : « Un jour un mec m’a même accueilli avec deux revolvers. Il a dit qu’il viendrait me dépouiller tous les jours, j’ai dit « les enfants on démonte tout et on s’en va » ».
Et si à Paris la famille est plus tolérée, ils n’en restent pas moins des marginaux. « On a l’impression d’être dans un zoo, et que les animaux c’est nous… Tous les jours des photographes viennent nous voir, ça devient pesant… »Et pour cause, le chapiteau est rempli à chaque représentation. Un succès qui reposerait essentiellement sur le bouche-à-oreille. Impressionnant en chef d’entreprise, Alexandre Romanes cultive aussi sa sensibilité poétique. Avec six recueils à son actif, il souhaite faire connaître la culture tzigane qui est souvent dévalorisée.
Un tantinet taiseux, cet ancien dompteur de fauves ne dompte aujourd’hui dans son spectacle plus que des chatons et son chien Biki. Une manière de tourner en dérision le cirque traditionnel dont il est issu : « On fait pas du cirque à la Pinder avec des gros éléphants. » A la fin du mois, comme le veut la tradition tzigane, Alexandre Romanes, sa femme Delia ainsi que leurs six filles repartiront sur les routes.
Micro-fermes urbaines sur des fiches industrielles, potagers sur les toits, cultures verticales… Les initiatives se développent à Paris et en petite couronne. Le retour de l’agriculture en ville est-il un simple effet de mode ou un véritable nouveau mode de vie ?
« A la vue des chemins de fer qui s’établissent de toute part, il est facile de prévoir que la culture maraîchère de Paris est à la veille de recevoir des modifications » écrivaient alors deux maraichers en 1845 dans le Manuel pratique de la culture maraichère de Paris. Ils ont vu juste, mais ne s’attendaient sûrement pas à ces cultures nouvelle génération. Des fraises récoltées dans des containers, des fruits et légumes poussant dans un parking ou dans des bottes de paille, des salades sur un toit… Compte tenu du manque de foncier disponible à Paris, tous les espaces sont convoités. Et le potentiel est énorme. Selon une étude de l’Atelier Parisien d’Urbanisme, 80 hectares de toits seraient exploitables pour l’agriculture. Or, seulement 1,7 hectare de toitures est cultivé.
Au coeur du XIe arrondissement, difficile d’imaginer un jardin sur le toit d’une ancienne manufacture de chaussures. Il est aujourd’hui occupé par le collectif La Générale. Sur quatre étages et 8000 m2, le lieu, dédié à la création, accueille des artistes, des compagnies de théâtre, des cuisiniers et… des jardiniers amateurs. Depuis 2016, un verger est installé au sommet du bâtiment. « Notre but en installant ce jardin, c’est le rayonnement du quartier », explique Gaël Thomas, en service civique à La Générale. « Chaque bénévole a sa parcelle et on les fournit en graines. Les gens viennent quand ils peuvent, ou quand ils veulent profiter du jardin. La plupart se déplacent environ une fois par semaine. On aimerait aussi alimenter la cuisine avec le potager ». Les légumes, les arbustes et les fleurs se répartissent dans ce jardin aménagé aux côtés des 16 pieds de houblon. « On aimerait à terme brasser notre propre bière », confie Gaël Thomas. La récolte sera peut-être plus difficile pour les radis, carottes et salades: « On est coincés entre deux immeubles, le vent sèche à mort donc il faut couvrir le sol », souffle-t-il en glissant ses mains dans la terre. Les jardiniers doivent donc s’adapter: « On met de la paille pour préserver l’humidité dans le sol », révèle-t-il.
Quid de la pollution? La ville est souvent associée à la pollution automobile. Pour Gaël Thomas, « penser que les particules fines restent au niveau de la route est une légende urbaine ». Mais l’équipe de la Générale n’a pas pu faire de tests sur la terre. En effet, même s’ils sont soutenus par la Région Ile de France, leur installation est devenue illégale. « On a gagné un appel à projets de la région mais la mairie de Paris est propriétaire du bâtiment et n’autorise plus notre activité, confie le jeune homme. On a quand même ouvert le jardin malgré l’opposition de la mairie. Elle nous a prévenu que c’était illégal pour se dédouaner mais elle ferme les yeux sur notre activité ».
La mairie de Paris soutient toutefois certains projets à vocation associative. C’est le cas de la nouvelle pépinière de l’association Pépins Production qui vient d’ouvrir rue de Charrière dans le 11e arrondissement de Paris. Elle a remporté l’appel à projets « Parisculteurs » lancée par la municipalité l’année dernière. Installée sur un ancien transformateur ERDF prêté par l’entreprise, la pépinière est composée d’un jardin ombragé à l’entrée et d’une serre en pleine terre encore en construction à l’étage. « On a accès à l’eau non potable. Mais on ne doit pas être plus de 10 personnes sur le site et on doit prévenir quand on part car c’est un site sensible », explique Amélie Anache, présidente de Pépins Production. Ce lieu insolite intrigue les riverains, nombreux ce dimanche, jour de brocante. Certains s’arrêtent sur le stand où s’étalent des semis en godet: plantes aromatiques, ornementales et un peu de comestibles comme des tomates et du maïs. Prix des plants ? 3 euros les plantes annuelles et 4 euros les vivaces après avoir payé une adhésion obligatoire à l’association de 2 euros. Mais la pépinière n’a pas vocation à devenir seulement un lieu de vente: « On ne veut pas que ce soit juste une usine à plantes, on veut créer une dynamique et que les citadins se réapproprient leur environnement », précise Amélie Anache.
Des « terrains délaissés » aménagés
A Bobigny, en Seine-Saint-Denis, la ferme éphémère La Prairie du Canal va tenter de renouer avec les grandes traditions maraichères des années 1950. En 1951, la ville comptait 180 familles exploitantes avec pour tête d’affiche le melon jaune. Ce dernier va renaître dans les 800 bottes de paille installées le long de la RN3. Une initiative de l’association La Sauge, Société d’agriculture urbaine généreuse et engagée, qui a notamment lancé les « 48h de l’agriculture urbaine ». A la veille de l’ouverture au public, les membres de l’association s’activent. « Dans 2-3 semaines, nous serons prêts », assure Swen Déral, co-président de l’association, balai en main. Sous la pluie, les bénévoles doivent nettoyer cette dalle bétonnée de 2000m². Terrain de l’ancienne usine MBK et d’un camp de rom démantelé, il est difficile d’imaginer qu’au début du XXe siècle, un berger faisait paître ses moutons à cet endroit précis. Pourtant, les animaux et la verdure sont de retour à proximité du canal de l’Ourcq. Mais pas indéfiniment. « C’est une ferme écologique éphémère : l’objectif est de se déplacer de friche en friche », explique Swen Déral. Subventionnée à hauteur de 20 000 euros par la communauté d’agglomération Est Ensemble, la ferme fermera ainsi ses portes le 6 octobre prochain. Le prochain terrain n’est pas encore trouvé mais cela n’inquiète pas les équipes de La Sauge. Selon elles, « la ville regorge de terrains délaissés et en friche ».
Ces terrains à l’abandon sont dorénavant réaménagés: dans la ferme cohabiteront forêt, potager, poulailler, serre, plantes médicinales… Mais rien ne sera vendu ni donné aux bénévoles, « officiellement »: Si « les gens peuvent repartir avec quelque chose, la consommation n’est pas l’objectif », révèle Swen Déval. L’association préfère axer sur l’aspect ludique de l’agriculture urbaine. Pour cela, des ateliers vont être notamment mis en place autour des cosmétiques et du brassage de la bière. « Les ateliers sont un prétexte. Il y a un aspect ludique à faire jardiner. L’herboriste doit toujours avoir un pied dans le jardin donc les gens iront chercher ce dont ils ont besoin dans le jardin avant de passer à l’atelier pour leur montrer que nous avons les recettes au quotidien », ajoute le co-président de La Sauge. Côté cuisine justement, la ferme s’est dotée d’un restaurant alimenté « à hauteur de 50% » par les produits du container où pousseront légumes et environ 15 kilogrammes de champignons par semaine. L’occasion de goûter au kebab de pleurotes ou à la bière brassée dans les locaux de la brasserie parisienne Demory située à quelques mètres de La Prairie du Canal. En contrepartie, l’entreprise finance les 250 plants de houblon. « On a la plus grande houblonnière d’Ile-de-France », se félicite Swen Déral. Pour l’instant. Car un autre projet de plus grande ampleur voit le jour dans la vallée de la Chevreuse à Bonnelles (Yvelines). Johann Laskowski, paysagiste, va monter la plus grande houblonnière de la région parisienne. Sur deux hectares, plus de 6700 pieds de houblon vont être plantés cet automne. L’objectif est de promouvoir la culture du houblon, longtemps délaissée en Ile-de-France au profit de l’Alsace et du Nord. Actuellement 50 brasseries sont installées dans la région, des dizaines en cours de construction, alors qu’il n’y en avait plus en 1990. Problème: les bières ne sont pas 100% parisiennes, le houblon n’étant pas produit localement.
Cultiver dans des parkings et des containers: l’agriculture 2.0
D’autres se sont lancés le défi de produire des fruits dans des containers. Fils d’agriculteurs, Guillaume Fourdinier et Gonzague Gru ont créé la start-up Agricool en 2016. Ils s’apprêtent à vendre leurs premières barquettes de fraises cultivées dans un container de 33 m2 à Bercy. 3600 plants ont été installés avec pour objectif de produire sept tonnes de fraises. La barquette de 250 grammes coûtera 3 euros. Les techniques les plus pointues sont utilisées pour faire pousser ces fruits: culture verticale, sous LED et irrigation en circuit fermé dans un environnement clos. Même modèle de production dans la micro-ferme souterraine La Caverne développée par la start-up Cycloponics. Située porte de la Chapelle dans le XVIIIe arrondissement, tomates, champignons et brocolis vont pousser sous des ampoules LED dans un parking de 3000 m2 situé en dessous de 300 HLM. Une première à Paris. Théophile Champagnat et Jean-Noël Gertz, les fondateurs de Cycloponics, espèrent produire 30 tonnes de fruits et légumes par an et 24 tonnes de champignons. Mais une question se pose: quel est l’impact écologique de ces fruits cultivés toute l’année sous lumière artificielle ? « L’agriculture dans des containers comme celle que fait Agricool est consommatrice en termes d’électricité. Ces entreprises essayent aujourd’hui de trouver des solutions alternatives pour améliorer leur empreinte carbone mais il ne faut pas s’engager dans un tout high-tech », souligne Antoine Lagneau, chargé de mission agriculture urbaine à Natureparif, l’agence régionale pour la nature et la biodiversité d’Ile-de-France. Agricool affirme de son côté que leur consommation d’eau serait 90% plus faible que sous serre traditionnelle et l’air pollué de l’extérieur est filtré.
L’arrivée de ces nouvelles start-ups aux techniques de culture poussées secoue en tout cas le monde de l’agriculture urbaine historiquement porté par des associations à l’identité sociale forte. Les dirigeants de Cycloponics assurent qu’ils mettront en place un stand de vente sur place pour les habitants des résidences qui pourront acheter des fruits et légumes moins chers. Car l’unique recherche de rentabilité ne semble pas être un modèle viable. « Certaines personnes sont là pour en faire un système rentable mais il y aura toujours des associations pour promouvoir le lien social, explique Antoine Lagneau. C’est peut être là qu’il y a un équilibre à trouver. aujourd’hui on est à la croisée des chemins ».
En 2017, ils sont près de 5 000 hommes, femmes et enfants à vivre et dormir dans les rues de la capitale, loin des clichés et de l’image d’Epinal du « clochard ». Comment finit-on dans la rue ? Comment y vit-on ?
Il est 19 heures, la nuit ne va pas tarder à tomber. Rue de Panama l’atmosphère est lourde, les gens s’agitent. Ça sent l’orage. A l’angle de la rue des poissonniers, dans le local de la Protection Civile du XVIIIème arrondissement s’affairent Martine et Thomas.
Comme avant chaque maraude, le mercredi, ils s’occupent méticuleusement des derniers détails. Ils vérifient le contenu des caisses. Il y a des produits d’hygiène, du thé, du café, beaucoup de soupes lyophilisées et aussi quelques vêtements. Des pulls et des t-shirts surtout. Ils préparent les papiers, ceux qui serviront au fil des rencontres à assurer un suivi, ils les relisent. Ce soir ils ne seront que deux. Combien de sans-abris croiseront-ils, ça ils ne le savent jamais vraiment.
Plus qu’une assistance immédiate, ils essayent chaque semaine d’apporter aux sans-abris qu’ils pourront croiser un peu de chaleur. Un peu comme s’ils essayaient d’entrer chez eux. Beaucoup ne veulent jamais ouvrir. Ils ont trop honte, trop peur. Parfois la folie s’est emparée d’eux et d’autres fois ils ne sont simplement plus là. S’ils sont finalement d’accord pour qu’on les aide ils se laissent faire, ils parlent. Viennent alors des conversations, la semaine d’après un suivi, puis des habitudes, une attache. Les maraudeurs les suivent parfois jusqu’à leur mort. Martine se souvient de Philippe, qu’elle a accompagné une partie des quinze années qu’il a passées dans la rue, jusqu’à son décès. Elle est allée à son enterrement, « en province ».
Il est 20 heures. La maraude se pose une première fois place Jules Joffrin, devant la mairie. Il pleut énormément, un déluge. Thomas retrouve Christelle. Elle est un peu serrée sous un abribus, en compagnie des passagers de la ligne 31, direction Porte de Versailles. Elle est toujours au même endroit. Il la connait bien. Son visage est marqué, mais elle est enjouée. Ses pommettes sont légèrement rougies par l’alcool et ses années dans la rue semblent avoir terni sa peau.
Près d’elle ce soir, deux nouveaux. Il y a Aziz, 32 ans, et Gino, assurément plus vieux. Il est posté à l’écart sous la pluie qui embue ses lunettes. Pour lui, tout semble avoir commencé par un divorce. Un simple t-shirt sur les épaules près d’un pack de bière bien entamé et une cigarette à la main, il se raconte : « J’ai habité dans le 94 [Val de Marne, NDLR], puis on s’est séparés. Ça fait quatre ans. J’ai quatre enfants, ils sont grands. » Il lève sa main droite et compte sur ses doigts : « unest ingénieur informatique, la première elle est conseillère à la banque, le troisième il est à Créteil, à Carrefour, et le dernier il va avoir 16 ans l’année prochaine. » Il n’en dit pas plus sur sa relation avec eux.
Et lui ? « Moi là je fais rien, parce que… C’est pas facile. Avec les dépressions, les séparations… Et puis j’ai pas le droit de travailler, parce que j’étais en HP [hôpital psychiatrique, NDLR], normalement je suis sous traitement. Quand j’ai pas de Valium, je bois de la bière. Ça aide. Mais parfois quand je vois que je suis pas bien, je vais à l’Armée du salut et je leur demande d’appeler les pompiers, parce que j’ai déjà fait plusieurs fois les tentatives de suicide (sic). Avant je travaillais dans la boucherie, j’étais bien. »
Gino dit toucher une pension d’invalidité pour des problèmes au dos. Il refuse la soupe et le café. Sous l’abribus Christelle ne dit pas non, mais elle n’a pas envie de se confier, et n’accepte pas la bouteille que lui offre Thomas, « de l’eau ? Qu’est-ce que je vais faire avec de l’eau ? Tu vois bien que je suis à la bière ? » se marre-t-elle. Ça fait rire Thomas. « À la semaine prochaine » dit-il en repartant vers la voiture.
A quelques centaines de mètres, avenue de Saint Ouen, la voiture freine de nouveau. Une vieille dame seule est allongée sous un abribus qui la protège du vent. Elle parait au moins soixante ans. Autour d’elle, des dizaines d’objets s’entassent, plus ou moins utiles : des duvets, des pots de yaourts entamés, des casseroles et pleins de petits sacs, des poches et d’autres boites remplies d’on ne sait quoi. Tout est disséminé sur plusieurs mètres.
Sous un parapluie, une passante s’arrête : « Cette dame est là depuis plus d’un an et demi. Elle a passé l’hiver dehors. Je la connais bien, ma fille habite l’immeuble en face donc je viens régulièrement et elle est toujours là, c’est terrible. » Thomas et Martine acquiescent puis expliquent qu’ils ne peuvent rien faire, « on ne peut pas les forcer, ni à parler ni à accepter notre aide » disent-ils navrés.
Ils racontent qu’elle n’a pas toujours été comme ça avec eux, que ça fait un moment qu’elle refuse le contact, que c’est comme ça, qu’ils ne comprennent pas. « Normalement elle demande toujours deux cafés, avec un sucre et demi dans chaque ». Juste à côté, accrochée à l’arbre « il y avait une tente avant » disent-ils, mais elle n’est plus là. La pluie tombe toujours à grosses gouttes. Les rues sont presque vides à présent.
Trois mois plus tard
La maraude s’arrête de nouveau vers 21 heures Place de Clichy. La pluie a cessé. Emmanuel « Manu » Leroy, 48 ans, fait la manche debout, abrité sous la petite arcade à l’entrée du lycée Jules Ferry. Il sourit en voyant les uniformes. Il lui manque quelques dents.
« J’étais dans les espaces verts, chez un patron, logé-nourri-blanchi, déclaré, et il a fermé l’entreprise : monsieur est parti à l’étranger parce que je pense qu’il devait avoir des soucis avec le fisc ou une connerie comme ça. Donc je me suis retrouvé le bec dans l’eau. Je ne pouvais plus rentrer chez moi, enfin chez lui, parce que c’était chez lui. Et voilà. Donc je suis arrivé sur Paris, » raconte-t-il calmement. Trois mois maintenant qu’il a découvert la rue. On sent que c’est dur, qu’il accuse le coup mais qu’il tient à donner le change.
« Au début je suis arrivé à Saint Lazare, j’avais pas un rond en poche, pas un téléphone.Dans un premier temps, j’ai fait appel au 115, et la seule fois où ils m’ont pris c’est une assistante sociale qui m’a guidé pour une domiciliation. Mais les hébergements étaient tous complets. Personne n’a voulu de moi. Puis la Croix Rouge est passée et ils m’ont dit : ‘’Allez dans le 4ème nous pouvons vous aider’’. Là j’ai réussi à avoir une domiciliation, quinze jours après mon arrivée dans la rue. Après je suis allé dans le 13ème pour faire une demande de dossier de RSA, et puis voilà. Mais là, elle est au point mort. »
Il raconte que la police lui a demandé de quitter la porte d’Auteuil ce matin, et d’emporter sa tente. « C’est bientôt Rolland Garros, faut faire le ménage » lâche-t-il goguenard. La police n’a pas été brusque et l’a même aidé à plier bagages. « J’ai mis ma tente dans un petit coin avec mon sac à dos. Je les ai cachés. » Demain, il a rendez-vous avec une assistance sociale, et il a bon espoir : un restaurant lui a proposé un travail de plongeur à partir du mois de juin. « Ça devrait bien se passer. »
Après dix minutes passés à l’écart sur son téléphone, Thomas lui annonce que, malgré ses efforts, il n’a pas trouvé de lit disponible pour ce soir. Manu s’y attendait. Alors que Martine et Thomas s’apprêtent à repartir, deux hommes visiblement éméchés viennent interrompre la fin des échanges pour réclamer de quoi manger. « On finit avec ce monsieur et on vient vous voir. Vous êtes où ? » L’un des hommes pointe son doigt plus bas sur l’avenue. Mais en quittant la place, Thomas se dirige dans la direction opposée. « Ils ont l’air bien éméchés. S’ils sont plusieurs dans cet état, c’est pas bon pour nous. »
Réfugiés dans la rue
Par mesure de sécurité, les brigades de la Protection Civile ont pour ordre d’éviter les groupes trop nombreux qui pourraient leur porter atteinte. « La PC {Protection Civile, NDLR} nous ordonne de ne pas trop aller vers les Roms et les migrants, trop souvent en groupe pour les seconds et souvent affiliés à des trafics pour les premiers » explique Thomas. Ils font encore plus attention depuis les attentats du 13 novembre à Paris.
Aurélie dit aussi « faire très attention, parce qu’on est très exposés ». Elle est coordinatrice pour Utopia 56, une des deux associations en charge du Centre Prioritaire d’Accueil de Porte de la Chapelle (CPA, dans le XVIIIème), le premier dédié exclusivement aux migrants. Elle craint autant les passeurs que les riverains. Seuls les hommes non-accompagnés sont accueillis au centre, question de sécurité là-aussi. « Souvent, les migrants et les populations de la rue ne se mélangent pas. Les populations précaires ne cohabitent pas sereinement Porte de la Chapelle. C’est à cause de cette violence qu’il n’y a ni familles ni femmes au centre. »
Le centre accueille des migrants d’un peu partout. « Ils viennent le plus souvent d’Afghanistan, du Soudan, de Somalie, d’Erythrée et d’Ethiopie, les pays de la corne de l’Afrique. Il y a aussi des Irakiens, et des ressortissants d’États plus stablescomme la Guinée, la Côte d’Ivoire, l’Iran, l’Albanie et le Pakistan » liste Aurélie.En ce vendredi 19 mai, plusieurs dizaines d’entre eux, peut-être une centaine, attendent qu’une place se libère pour être pris en charge. Ils sont assis par petits groupes, parfois seuls, un peu partout et de manière complètement désordonnée. Il est bientôt midi et il n’y a pas un nuage dans le ciel. Parmi les rares qui ont réussi à rentrer ce matin, beaucoup devront repartir à 19 heures, à la fermeture du centre.
La capacité du CPA ne dépasse pas les 400 personnes. La durée de séjour varie entre cinq et dix jours. « Une fois ici, ils ne peuvent refuser leur orientation qu’une seule fois, et ils ne connaissent pas forcément la destination qu’on leur propose. Beaucoup espèrent rester en Ile-de-France ou à Paris. Or on les dirige plutôt en Province, vers des villes qu’ils ne connaissent pas. La majorité du temps, ils retournent dans la rue après le camp, ou dans d’autres villes. Ou alors ils tentent de revenir au centre sous un autre nom » explique Aurélie. Elle estime qu’ils sont « entre 200 et 300 dans le XVIIIème. Dans les autres quartiers on ne sait pas vraiment. »
Parmi ces personnes « il y en a aussi qui sont dans la rue parce qu’ils ont peur de rentrer dans le dispositif. En arrivant, ils doivent donner leurs empreintes. Ils peuvent être reconnus et être renvoyés dans un pays où ils sont déjà passés si la procédure Dublin est activée. »
Ces dernières années, l’afflux sans précédent de migrants dans la capitale a bouleversé le visage de la ville. Certains sans-domicile fixes accueillent mal l’aide accordée aux migrants. D’autres s’en fichent, disent que ça ne change rien, que c’est pareil, qu’ils sont tous dans la même situation.
11 ans de rue commune
« J’ai rien contre les migrants, lâche Ludo. Mais comme ils arrivent en masse on s’en occupe en priorité, plutôt que de s’occuper des Français ». « Ça va mal finir », renchérit Isabelle. Pour autant, ce couple de sans-abris ne manifestent aucune rancœur, aucune jalousie. Chaque soir, ils dinent au Restaurant du Cœur, 29 rue du soleil (XXème). Ils se sont rencontrés « par hasard, sur une plage. 11 ans qu’elle arrive à me supporter, dit-il taquin. Aujourd’hui on a notre parking dans le XVème pour la nuit, et la journée ça dépend. Chaque jour est un jour nouveau pour nous. »
Chacun à sa propre histoire. Lui a 42 ans. En tout, il en a passé quatorze en prison pour « des vols, des escroqueries, des cambriolages, un peu de tout… Parce que quand t’es dans la merde, faut bien trouver une solution. » En dehors des murs, il n’a presque connu que la rue.
« Je me suis barré d’un foyer à 12 ans. Le problème de la rue c’est pas tellement les gens, c’est plutôt la police. Ils sont sans pitié. Ils nous dégagent, nous contrôlent. Encore hier, sans motif, je me suis fait contrôler rue de Rivoli, alors que sur le trottoir d’en face un groupe était en train de se bourrer la gueule et de foutre le bordel. Moi j’avais juste une bouteille d’eau en verre. J’étais énervé à ce moment-là et je l’ai cassée. Ça leur a pas plu. » Sur sa famille, il en dit moins. Juste qu’il est papa, depuis 27 ans. Il sait que son fils est docker aujourd’hui. Ça fait vingt ans qu’il ne le voit plus. Ils ont fait ce choix avec sa mère, « pour qu’il suive pas mes pas ».
Isabelle aussi est maman. « J’ai trois enfants, trois filles. Elles ont 31, 27 et 17 ans. Je ne les vois plus, elles font leur vie. J’aurais 51 ans lundi (le 22 mai). Je suis à la rue depuis longtemps, je compte plus. J’ai fait plusieurs stages de remise à niveau à la fin des années 1990-début 2000 je crois, on avait encore les francs à l’époque. Dans l’hôtellerie comme femme de chambre mais aussi comme auxiliaire de vie. On passait quinze jours chez l’employeur et quinze jours en cours. J’aurais bien voulu un emploi fixe. Mais on ne m’a jamais prise après les périodes d’essais.
« C’est mieux d’être deux dans la rue, pour la sécurité bien sûr, et ça évite qu’on ne tombe pas dans la folie. On se soutient mutuellement » dit-il avec un regard pour elle. Comment voient-ils demain ? « Avec du soleil ! », tout simplement.
Il est 23 heures quand Thomas décide finalement de mettre fin à la maraude. « Avec la pluie on pourra pas faire mieux. Ils sont tous partis s’abriter. »