Enfin un vrai accompagnement pour les autistes ?

« L’autisme c’est génétique ? Ce n’est pas plutôt psychologique ? Les autistes ont toujours des retards mentaux, non ? Mais dans Rain Man, ce n’était pas un génie au contraire? » Entre préjugés et influence du septième art, il est difficile de trouver une pathologie aussi incomprise que l’autisme. Peut-être devrait-on d’ailleurs parler d’autismes au pluriel, car il existe autant de variations de cette affection, que de personnes vivant avec. Est-ce la raison pour laquelle cette question nous paraît si difficile à cerner ? Comment expliquer le retard que la France a pris dans l’accompagnement de ce handicap? Cinq fois rappelée à l’ordre par le Conseil de l’Europe, l’Hexagone semble enfin tendre une main, timide, vers ses autistes.

 

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Mathéo, 9 ans est autiste asperger. Crédit photo : Juliette Busch

 

Autant d’autismes que d’autistes

En 30 ans, c’est une véritable révolution. Avec la mise en place du Troisième Plan Autisme depuis 2013, la France avance enfin dans la compréhension de cette maladie mystérieuse.

On estime qu’une personne sur cent naît chaque année avec un trouble autistique. En France ce sont environ 600 000 personnes qui subissent ce handicap, soit deux fois la population d’une ville comme Nantes. Mais pour les aider à vivre avec, encore faut-il d’abord le comprendre. Pour Thomas Bourgeron, Professeur de génétique à l’université Paris Diderot et chercheur à l’Institut Pasteur l’autisme est « une maladie basée sur le comportement de la personne, qui entraîne des problèmes d’interactions sociales, de stéréotypie (la reproduction involontaire et continue des mêmes mots, gestes ou tics) et d’intérêts restreints et limités ».

Chez l’enfant cela peut se manifester par le fait de ne jamais regarder quelqu’un dans les yeux, de ne pas exprimer ses émotions, de se passionner de manière obsessionnelle pour un seul sujet, ou encore de répéter indéfiniment des mouvements de balancements.

Le dépistage de l’autisme est quasiment impossible aujourd’hui avant l’âge de dix-huit mois. Passée cette date, on peut dégager deux principales vagues de diagnostic. La première intervient vers l’âge de deux ou trois ans, si un enfant présente un retard dans l’apprentissage du langage, il peut alors être diagnostiqué comme étant autiste. On parle d’autisme de type Kanner, du nom du pédiatre, qui a identifié cette forme particulière de la pathologie en 1943. C’est parmi ces autistes de type Kanner que l’on trouve des cas de déficiences mentales plus ou moins sévères selon les malades. Il n’y a cependant pas de règle. On estime que seule la moitié de ces autistes présente un retard mental venant alourdir leurs autres symptômes.

Là où les choses se compliquent, c’est que certains autistes présentent des symptômes exactement opposés à ceux recensés chez Kanner. Au lieu d’un retard de langage, ils s’expriment dans un registre extrêmement soutenu avec une fluidité parfois confondante, et sont souvent très doués pour les langues étrangères. En général, ces autistes sont diagnostiqués vers l’âge de douze ans, quand ils entrent au collège et que leurs parents commencent à réellement s’inquiéter de leurs difficultés à interagir avec les autres élèves. Car même chez ces autistes, les difficultés d’interaction sociale, les fixations obsessionnelles ou les comportements répétitifs perdurent. Certains d’entre eux présentent également des capacités intellectuelles exceptionnelles, notamment en termes de mémoire. « Ça c’est l’autisme que l’on montre sur TF1 », ironise Thomas Bourgeron. « C’est un peu l’autisme hollywoodien ». La formule est efficace mais dans le monde scientifiques on les appelle parfois « autistes de haut niveau » ou encore autistes « Asperger ».

Et les ramifications de l’autisme ne s’arrêtent pas à ces deux grandes familles. Les syndromes autistiques peuvent s’accompagner d’autres troubles, comme l’hyperactivité ou des syndromes bipolaires. Pour le professeur Bourgeron, « ce qui fait la complexité de la maladie, c’est qu’il n’y a pas deux troubles autistiques similaires ».

Les enfants de Sylvie Philippon : Louna, Lenzo et Mathéo, ont tous été diagnostiqués autistes. Crédit photo : Juliette Busch
Les enfants de Sylvie Philippon : Louna, Lenzo et Mathéo, ont tous été diagnostiqués autistes. Crédit photo : Juliette Busch

 

La faute de la mère ?

Cette méconnaissance de l’autisme a entraîné une succession de thèses, certaines infondées et pourtant encore très ancrées dans les esprits, pour élucider les causes de la maladie. Pour de nombreux psychanalystes, a commencé par Léo Kanner, l’autisme constituait une réaction défensive d’un très jeune enfant submergé par l’angoisse et donc, incapable de faire face à la réalité. La difficulté des autistes à établir un contact affectif résultait d’un manque d’affection portée par la mère. C’était ce qu’on appelait une « mère frigidaire », distante, qui poussait l’enfant à se réfugier dans son univers mental.

Au contraire, il était reproché à certaines de montrer trop d’affection envers leur enfant. La thèse psychanalytique était qu’elles considéraient l’enfant comme un substitut du père. Le père devait les séparer de leur relation trop fusionnelle, en imposant sa « Loi Symbolique », sans quoi l’enfant allait se montrer incapable d’aller vers l’autre et d’accéder au langage. Il restait dans sa bulle, comme enfermé dans « l’utérus maternel ».

Pendant des années, les parents ont été ainsi tenus pour responsable de l’autisme de leur enfant. A tel point que dans les années 60-70, Bruno Bettelheim, éducateur et membre de la Société pyschanalytique de Chicago s’efforçait de soigner les enfants autistes quitte à écarter les parents pendant des années, refusant même qu’ils prennent contact avec les équipes médicales. Si l’idée que les parents sont responsables n’est plus admise par la communauté scientifique, on en retrouve encore aujourd’hui les échos.

« Plus on a de gènes en commun avec une personne autiste, plus on a de chance d’être soi-même autiste » 

Sylvie Philippon, 43 ans et mère de trois enfants autistes, se souvient encore des psychologues qui lui ont affirmé que c’était à elle de faire son introspection et de soigner les plaies de son enfance, pour améliorer sa relation avec son enfant.  « Je travaille aujourd’hui au sein d’association pour aider les parents d’enfants autistes et beaucoup me racontent encore cette histoire. En 2015, c’est scandaleux », confie la maman très impliquée dans l’aide aux parents d’autistes.

Pour Thomas Bourgeron, une des causes serait à chercher du côté de la génétique : “ Il y a eu des études de jumeaux qui montraient que chez les vrais jumeaux – qui ont 100% du génome en commun- si l’un est autiste, le deuxième à 90% de chance de l’être aussi. Les faux jumeaux ont 50% du génome en commun. Pour eux, le risque tombe à 10%. Ce qui prouve bien que plus on a de gènes en commun avec une personne autiste, plus on a de chance d’être soi-même autiste”.

Rendre les autistes invisibles

L’influence de la psychanalyse en France a longtemps bloqué la mise en place de dispositifs d’accompagnement adaptés. En 1963, l’Association au service des personnes inadaptées ayant des troubles de la personnalité ( ASITIP ), qui deviendra Sésame Autisme, milite pour l’ouverture d’hôpitaux de jour. En 1989, l’association Autisme France est créée par des parents qui réfutent l’approche psychanalytique et s’opposent à l’ASITIP.

« Pendant longtemps, la France a eu 30 ans de retard sur la question de l’autisme »

Danièle Langloys, qui préside aujourd’hui Autisme France, ne mâche pas ses mots quand il s’agit de pointer du doigt le retard que la France a pris en plaçant ses jeunes autistes en hôpital de jour.  Jeudi 9 avril 2015, lors d’une rencontre sur le sujet, elle s’est exprimée avec fermeté : “ La France s’est confortée dans une vision archaïque du handicap, elle a parqué les autistes dans des ghettos. Ils n’allaient pas à l’école, ils étaient invisibles. Et, il faut le dire, ça arrangeait tout le monde”.

Pendant longtemps, la France a eu 30 ans de retard sur la question de l’autisme ”, regrette Vincent Gerhards, président d’Autistes Sans Frontières. En 2003, le Comité européen des droits sociaux contrôlant l’application de la Charte sociale européenne condamne la France pour non-respect de l’obligation de l’éducation pour les enfants autistes. Dans le même temps, les méthodes comportementales arrivent en France, avec beaucoup de retard.

Mathéo Louna ont 9 et 5 ans. Les couloirs de l'Hôpital Robert-Debré, les deux enfants les connaissent trop bien.  Crédit photo : Juliette Busch
Mathéo Louna ont 9 et 5 ans. Les couloirs de l’Hôpital Robert-Debré, les deux enfants les connaissent trop bien. Crédit photo : Juliette Busch

2012, année zéro pour l’autisme

Une loi adoptée le 11 février 2005 prévoit la scolarisation de tout enfant en milieu ordinaire. C’est un premier pas vers un meilleur accompagnement des personnes autistes.

La même année, le premier “ Plan Autisme” voit le jour. En 2007, le Comité Consultatif National d’Ethique en remet une couche et fustige la France pour sa scolarisation “fictive”  des enfants autistes, “exclus parmi les exclus”.

Après un deuxième plan autisme en 2008, dont la plupart des mesures n’ont jamais été appliquées, les associations de parents accentuent leur rôle. En 2012, elles font pression pour que l’autisme obtiennent le label de “ Grande Cause Nationale”. En mars 2012, un rapport de la Haute Autorité de Santé ( HAS ), recommande l’usage des méthodes comportementales et prend ses distances avec la psychanalyse. Selon Vincent Gerhards, “ 2012 a été l’année zéro de l’autisme en France”.

Les promesses du Troisième Plan Autisme

A partir de la base de connaissances et de méthodes recommandées par le rapport de la HAS , le “ 3ème Plan Autisme” voit le jour, en 2013. Ce Troisième Plan entend prendre la mesure du problème et proposer des solutions concrètes.

« Je n’ai pas de solution pour scolariser mon enfant autiste ! »

Le troisième plan autisme va dans le bon sens, mais il s’étale sur trois ans. C’est difficile de dire que l’on va tout résoudre en trois ans. Il faudra très certainement dix à quinze ans pour tout mettre en place ”, explique Vincent Gerhards. Cette synthèse du 3ème Plan Autisme est à l’image de ses promesses et de ses limites.

Le 9 avril 2015, lors de la Deuxième Rencontre parlementaire sur ce plan à l’ Assemblée Nationale, l’ambiance est tendue. De nombreuses familles se sont rendues à la rencontre, pour prendre connaissance des avancées, mais aussi pour rappeler leur mécontentement. “Je n’ai pas de solution pour scolariser mon enfant autiste!”, s’exclame une mère dans la salle. “ Beaucoup de belles paroles mais sur le terrain qu’est ce qui a changé ?” demande une autre quelques rangées plus loin. La colère et l’impatience se fait ressentir.

Pour calmer les angoisses des personnes présentes, Ségolène Neuville, secrétaire d’Etat déléguée aux personnes handicapés et à la lutte contre l’exclusion sociale, a elle-même rappelé les limites du 3 ème Plan Autisme : “Jamais un plan suffira à résoudre tous les manques en matière d’autisme. Mais cela n’empêche pas qu’il faut continuer à agir et se battre”.

Avec un budget de 205,5 millions d’euros, le Plan Autisme a néanmoins donné un coup d’accélérateur en matière d’accompagnement de la maladie et a permis de mettre en pratique les recommandations de la HAS.

Mieux former les professionnels de la santé sur la question de l’autisme

Mesure phare du plan, l’ouverture pour la première fois en France de 30 “unités d’enseignement maternelle autisme” tend à rattraper le retard pris en matière de scolarisation . Ce dispositif permet l’accueil des enfants de 3 à 6 ans souffrant de troubles trop sévères pour être scolarisés en classe ordinaire. 700 places dans ces unités ont été ouvertes depuis la rentrée 2014. Si ces classes semblent faire l’unanimité, elle ne suffisent pas à combler toutes les demandes. “ Il y a 700 places, c’est bien, mais chaque année 8000 enfants naissent avec autisme. Il y a un écart entre les places et la demande” souligne Vincent Gerhards.

Le 3ème plan autisme entend également renforcer la formation des professionnels de la santé. Pour Guillaume Blanco, directeur du projet : “ la plupart des formations : médecins, éducateurs, infirmiers ne sont pas au point sur le plan de l’autisme, en prenant la maladie sous des angles dépassés et en n’appliquant pas toujours ce qui est recommandé ”.

Lors de la rencontre parlementaire du 9 avril, Ségolène Neuville a souligné la nécessité de mettre en place de nouveaux cursus sur l’autisme au niveau master. Elle devrait l’annoncer officiellement lors du comité national sur l’autisme du jeudi 16 avril.

Dans les entreprises : un handicap mieux compris ?

Pour David Forien, autiste asperger de 47 ans, il ne faut pas pour autant nier en bloc les avancées que ce plan a permis.  « L’année de l’autisme de 2012, puis le Troisième Plan Autisme, ont permis d’attirer l’attention sur ce handicap. Depuis deux ans, les entreprises font part de leur intérêt pour les autistes. On peut l’expliquer de plusieurs manières : d’abord, c’est un handicap qui n’est pas difficile à gérer en terme d’accessibilité et leur permet d’atteindre le quota des 6% de personnes en situation de handicap. De plus, on commence à comprendre que les autistes asperger et de haut niveau ont des compétences intéressantes, notamment parcequ’ils excellent chacun dans des domaines spécifiques ».

David Forien a fait une école d’ingénieur, pendant vingt ans, il a participé à la création de nombreuses entreprises.Depuis 2012, il milite au sein du collectif Talent d’As pour l’insertion des adultes autistes asperger et de « haut niveau » en milieu ordinaire, c’est-à-dire dans les entreprises. « De leur côté, les autistes prennent conscience qu’il est possible de s’épanouir dans le milieu professionnel  : pour beaucoup, le travail était associé à la nouveauté. Cela leur faisait peur et  les poussait à poursuivre indéfiniment leurs études ». Au sein de son collectif, il suit aujourd’hui une vingtaine d’autistes désireux d’entrer dans le monde du travail. « Face à la demande des entreprises, nous mettons en place des formations pour permettre aux autistes de mieux connaître les besoins des entreprises et leurs propres compétences pour bien s’orienter ».

Pour continuer à sensibiliser le public à ce handicap et permettre des avancées,  le Troisième Plan Autisme souhaite poursuivre la recherche sur la maladie et améliorer les connaissances.

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La recherche…mais pas trop chère

Cinq cent mille euros sur trois ans. Voilà ce que le plan autisme prévoit d’allouer à ses chercheurs. « Il faudrait au moins cinq millions d’euros, voire plus », déplore Thomas Bergeron. « En terme de recherche scientifique, le plan autisme n’est pas assez sérieux. C’est même un peu insultant ».

Il faut dire que si ces dernières décennies ont permis d’en apprendre énormément sur les syndromes autistiques, les chercheurs sont très loin de comprendre parfaitement le fonctionnement de la maladie. En 2003, les premiers gènes pour lesquels une mutation pouvait entraîner cette pathologie étaient découverts. Une dizaine d’années plus tard, on en a identifié plus de 200. Et encore, ils ne permettent pour l’instant que d’expliquer 20 % des cas d’autisme. Et si les chercheurs estiment qu’environ 60% des autismes pourront être expliqués de manière génétique, aucun ne pense aujourd’hui que la double hélice d’ADN renferme tous leurs secrets.

Pour avancer les scientifiques ont mis au point des techniques révolutionnaires. L’exemple le plus frappant est peut-être celui de cellules sanguine transformées en cellules cérébrales. Depuis trois ans  les chercheurs sont capables de prélever une cellule du sang pour la transformer en neurone et étudier son comportement. Cela permet d’avoir « accès » au cerveau d’un autiste de son vivant.

« Des interfaces entre facteurs génétiques, environnementaux, voire même nutritionnels »

L’une des questions les plus passionnantes sur laquelle personne ne semble avoir de réponse pour l’instant, c’est celle du « sexisme » de l’autisme. En effet la maladie touche environ quatre fois plus d’hommes que de femmes, et ce déséquilibre reste inexpliqué.

L’avenir n’est plus à l’approche unilatérale des causes de l’autisme. Pour Frédérique Bonnet-Brilhaut, pédopsychiatre au CHRU de Tours: “on voit bien que s’ouvre tout un champ pour la recherche […] dans les interfaces entre les facteurs génétiques, environnementaux, voire même nutritionnels. Quand on aura avancé dans cette compréhension on pourra trouver de nouvelles thérapies et de nouveaux médicaments. Et pour ça, le futur n’est peut-être pas si loin”.

 

Pour aller plus loin : 

Le témoignage d’une mère de trois enfants autistes

Reportage à l’ESAT des Colombages, un établissement de travail pour les adultes autiste

Un cinéma qui accueille des enfants autistes

 

Maëva Poulet et Sami Acef

“Yogg”, l’un des meilleurs gamers de France

Après une licence en psychologie, Damien L’Hostis a décidé de devenir joueur professionnel.

Mercredi dernier, le Meltdown affichait presque complet. Le lieu de rendez-vous des gamers parisiens organisait comme chaque semaine son tournoi Hearthstone. Par ordinateurs interposés, les compétiteurs se sont affrontés à travers le jeu de cartes (en anglais DCG, Digital Card Game) dérivé de World of Warcraft, le jeu de rôle aux 10 millions d’abonnés. Damien L’Hostis, venu prendre un verre avec ses amis, a fait ses gammes sur “WoW”, avant de passer le plus clair de son temps sur Hearthstone. « En fait je suis un grand fan des jeux développés par Blizzard » assure-t-il. « J’ai débuté il y a quelques années sur World of Warcraft et Diablo, et j’ai décidé de tester mon niveau sur les DCG ». Bien lui en a pris, car il fait désormais partie du top 10 des joueurs européens sur ce titre. S’il ne joue pas ce soir, c’est aussi parce que le niveau amateur ne l’intéresse plus.

“Yogg”, comme il se fait appeler, est un pro-gamer.  À 25 ans et après avoir obtenu une licence de psychologie à Brest, il a décidé de se consacrer totalement au sport électronique. Recruté par GamersOrigin grâce à ses résultats, il fait maintenant partie de la deuxième meilleure équipe française derrière Millenium, et peut se permettre de vivre de sa passion. Il n’a pas de sponsor, mais grâce au salaire que sa « Team » lui verse et aux résultats qu’il obtient, Damien gagne environ 900 euros par mois. « Pour l’instant, je ne fais que du coaching et des tournois,  précise-t-il, dès le mois prochain, je me lance dans le streaming ». Autrement dit, à diffuser ses entraînements en ligne sur Twitch, une plateforme de flux vidéos en direct grâce à laquelle il encaissera entre 600 et 1800 euros supplémentaires suivant le nombre de viewers (téléspectateurs) de ses parties. Son équipe s’est associée avec la chaîne Twitch « Hearthstone Strategy FR » pour produire du contenu. Des parties sont disputées en ligne par les joueurs professionnels de GamersOrigin, et sont commentées en direct par les animateurs de HSFR.

Lors de la dernière édition de la Gamers Assembly qui s’est tenue à Poitiers il y a quelques jours, “Yogg” a fini 3ème sur Hearthstone. Sa dextérité et son intelligence de jeu lui ont permis d’empocher 600 euros, une manne financière non négligeable. En France, le sport électronique reste cependant très mal réglementé. Pas de fédération, pas de statut professionnel. Les joueurs restent livrés à eux-mêmes, et il est très rare qu’ils réussissent à vivre de leur passion pendant plusieurs années. En attendant une retraite précoce, Yogg continue de cliquer sur sa souris, en espérant bientôt se rapprocher des émoluments des meilleurs mondiaux.

Tristan Baudenaille-Pessotto et Damien Canivez

 

L’e-sport, ce nouveau business très lucratif

Importé de Corée du Sud, le sport électronique se professionnalise dans l’Hexagone.

Dimanche 19 octobre 2014, environ 40 000 personnes attendent au petit matin devant le Seoul World Cup Stadium pour obtenir les meilleures places. Ce n’est pas pour applaudir la vedette nationale Psy (le fameux créateur du Gangnam Style), mais bien pour assister à la finale des championnats du monde de League of Legends. Les adeptes de ce jeu vidéo en ligne sont venus du monde entier pour encourager les finalistes. La scène peut sembler surréaliste. Deux équipes de 5 joueurs rivés sur leur ordinateur s’affrontent devant des fans aussi survoltés les uns que les autres.

Drapeaux aux couleurs de leur équipe préférée en main, les plus passionnés applaudissent, huent, sautillent et pleurent de joie comme de tristesse selon les actions de leurs idoles. A l’image d’une finale de Coupe du Monde de football, les organisateurs de l’événement ont prévu d’en mettre plein la vue aux spectateurs. Feux d’artifices, jeux de lumières et même concerts de rock: la finale est avant tout un spectacle exceptionnel.

Sur internet, plus de de 27 millions de spectateurs suivent l’évènement en direct. Ce jour-là, l’équipe coréenne Samsung White remporte la partie face aux Chinois de SH Royal Club. Les vainqueurs se sont partagés la somme d’un million d’euros. Cette professionnalisation du sport électronique fait rêver plus d’un geek. En effet, cette nouvelle activité parfois rémunérée est sur le point d’être considérée en France comme un véritable sport de haut niveau, autour duquel gravite un environnement économique puissant.

Né dans les années 1980, le phénomène connu sous le nom de e-sport, captive de plus en plus de jeunes âgés de moins de 30 ans. Face à une salle remplie à craquer ou dans un modeste cybercafé, les gamers, seuls ou en équipe, s’activent sur internet à travers des jeux de stratégie, de rôle, de guerre ou de combat.

Le but de chaque partie est souvent le même : neutraliser les adversaires en éliminant tous leurs personnages. Starcraft, League of Legends, Hearthstone, Dota, Counter-Strike, Call of Duty : chaque jeu donne lieu à des tournois plus ou moins vénérés selon l’enjeu et le talent des participants. A l’instar de la sphère football, le e-sport s’est doté de ses vedettes interplanétaires, de ses commentateurs, de son modèle économique ainsi que de ses passionnés les plus fidèles.

Les jeux "stars" du sport électronique
Les jeux « stars » du sport électronique

« Tous nos joueurs sont des professionnels. Dans notre équipe Starcraft II, on a même recruté un joueur coréen », explique Rémy Chanson, responsable de la section e-sport à Millénium. Cette organisation basée à Marseille fait partie des trois plus grandes structures en Europe. Ses équipes formées en fonction des différents jeux vidéo accèdent très régulièrement aux podiums internationaux, ce qui permet à Millénium de faire la cour aux meilleurs gamers du monde. « Nous avons un vrai centre d’entraînement où les joueurs peuvent s’entraîner à fond et être hébergés », explique Rémy Chanson, chargé de gérer les équipes.

Pour atteindre l’excellence, l’exercice quotidien est primordial. Avant la Gamers Assembly 2015, l’un des plus grands rassemblements de joueurs de jeux vidéo en France organisée à Poitiers du 3 au 6 avril, les professionnels de la console et de l’ordinateur se sont tous retrouvés à Marseille pour réaliser une semaine d’entraînement intensif. Le but : s’entraider pour ajuster les stratégies de chacun en vue du Jour J. Et comme dans n’importe quel sport, le matériel est primordial.

Si le sélectionneur des Bleus Didier Deschamps peut décider de laisser sur le banc l’un de ses attaquants pour un match, son homologue du Millénium Rémy Chanson peut également décider d’écarter l’un de ses hommes pour une compétition s’il le juge trop fébrile. « Il y a des raisons budgétaires à prendre en compte. Si par exemple un joueur veut faire une compétition en Suède, je vais regarder s’il a des chances de s’imposer », explique le responsable de 35 ans.

Ces paramètres financiers sont en partie liés aux sponsors, acteurs majeurs du sport électronique moderne.En fournissant du matériel informatique ou de l’argent à une équipe de renom, les marques s’assurent une publicité à grande échelle. Avec le développement du e-sport, il est désormais bien plus facile de conclure des partenariats avec les publicitaires.

« La démocratisation de cette pratique fait que certaines entreprises s’intéressent à nous, même si elles n’ont aucun rapport avec le jeu vidéo. Je pense à des banques ou des marques de café, par exemple », explique Rémy Chanson. Grâce à ce mécanisme, les équipes s’autorisent à payer les frais de déplacement, les hôtels ainsi que les salaires des joueurs. Chaque mois, la part du sponsoring versée à un pro-gamer varie en moyenne entre 300 et 1500 euros.

Puis, une poule aux œufs d’or s’occupe du reste de leur salaire mensuel. Il s’agit des Web TV. En plus de posséder des équipes d’e-sport, Millénium est à la tête de plusieurs télévisions en ligne permettant de retransmettre les entraînements de ses joueurs en direct. Dailymotion, Youtube et Twitch, hébergent les Web TV et permettent ainsi aux joueurs de monétiser leurs séances grâce aux streams. Cet anglicisme désigne en fait un flux vidéo permettant le visionnage des parties en cours.

Selon le nombre d’internautes connectés, les revenus publicitaires générés seront plus ou moins juteux. « Si on additionne les sponsors et les revenus des streams, on arrive au minimum à un Smic », explique le chargé de la section e-sport de la structure marseillaise. Damien L’Hostis, alias « Yogg », fait par exemple partie de ces joueurs français qui gagnent leur vie avec les jeux vidéo. Recruté par l’équipe GamersOrigin grâce à ses résultats sur le jeu Hearthstone, il gagnera bientôt 1500€ par mois.

Trois grands éditeurs de jeux vidéo ont élaboré une politique de communication bien plus habile que le simple sponsoring ou la publicité à la télévision. Riot Games et Valve organisent des compétitions pour mettre leurs jeux League of Legends et Dota2 sur le devant de la scène. Blizzard Entertainment, quant à lui, met en place des rendez-vous autour de ses jeux Starcraft et Hearthstone.

Avec des moyens financiers et techniques colossaux, ils élaborent des tournois gigantesques et ont poussé à la professionnalisation des joueurs à travers les sommes d’argent que récoltent les vainqueurs. Ces pactoles, appelés cash prizes se divisent parmi les joueurs les plus doués de la compétition et peut comporter jusqu’à six zéros.

En juillet dernier, cinq pro-gamers de l’équipe chinoise NewBee sont devenus millionaires en s’imposant en finale de l’International IV, le plus grand tournoi de Dota2. Ces énormes dotations ont été obtenues en grande partie par le financement participatif et proposaient 5 millions d’euros à l’équipe gagnante. Au classement des joueurs ayant gagné le plus d’argent sur les tournois, sans compter le sponsoring ou les contrats offerts, les cinq compères squattent évidemment les premières places.

En matière de sponsoring, Melty, associé au groupe Bouygues, a décidé d’être audacieux et de casser les codes. Le groupe de médias est à l’origine de la création d’une équipe de sport électronique féminin. Comme dans l’univers du ballon rond, l’e-sport est un secteur où les hommes sont majoritairement représentés.

« Pendant des années et des années, les manettes et claviers ont été massivement utilisés par les garçons. Mais dans les jeux plus récents, comme League of Legends, la population féminine est plus importante », analyse Rémy Chanson, précisant que les anciens jeux compétitifs étaient plus axés sur les aspirations des hommes.

Peu de femmes dans un monde viril

Il est vrai que les jeux de guerre et leurs personnages aux muscles saillants ont davantage attiré les garçons que les filles. Pourtant, Déborah Tessonnière, alias Torka, joue à Counter Strike depuis une dizaine d’années. Elle est devenue l’une des meilleures « gameuses » de France. Elle aussi est passée par Millenium avant d’accepter un contrat plus intéressant au sein de l’équipe Melty.

« C’est une question de personnalité. Mais nous sommes toutes assez féminines dans mon équipe. Jouer à Counter Strike ne nous empêche pas d’aller faire du shopping », explique la jeune femme. Encourager la création d’équipes féminines est une chose, mais étendre l’e-sport aux non-initiés en est une autre. Car si les femmes sont minoritaires dans ce monde viril, il faut avouer que les non-initiés assez éloignés de la culture geek le sont encore plus.

Avant d’espérer un jour être diffusé sur une grande chaîne de télévision, l’e-sport apprend à se démocratiser en France. Pour Déborah Teissonnière, c’est ce qui différencie la France des nations les plus réputées. « En Corée du Sud, c’est dans leur culture et ça ne choque personne. Les matchs sont diffusés en prime-time sur des chaînes nationales. Vous imaginez TF1 retransmettre une finale d’e-sport à 21h ? ».

Pour l’instant, le sport électronique se concentre donc presque exclusivement sur la toile, où l’on retrouve une multitude de Web TV et de parties en streaming. Les trois plus célèbres sont les Web TV de Millenium, d’Eclypsia et d’O’Gaming. Cette dernière, après avoir vu le jour sur Youtube, est devenue un site internet à part entière en 2011. Alexandre Noci, Hadrien Noci, Fabien Culié et Charles Lapassat, plus connus sous les noms de Pomf, Thud, Chips et Noi, en sont à l’origine.

Chose rare en France, ils arrivent à gagner leur vie avec le shoutcast. Fonctionnant en binôme, ils ont conquis un très large public en commentant pour les internautes français des parties de Starcraft et de League of Legends diffusées en streaming. À titre d’exemple, les vidéos de Pomf et Thud ont été vues plus de 45 millions de fois sur le Web. À l’instar de Thierry Roland et de Jean-Michel Larqué, les plus célèbres commentateurs de football en France, leurs voix sont directement associées au sport électronique.

Les non-initiés sur le banc de touche

Pourtant, il reste très difficile pour eux de séduire au-delà des initiés, la faute à un langage très particulier. “GG”, “drop”, “line-up” ou “metagame”, autant dire que les élèves ayant séché les cours d’anglais partent avec un lourd handicap lorsqu’ils se lancent dans les jeux en réseau. « Pour les non-gamers, c’est incompréhensible » confirme Noi, le commentateur. « C’est le problème du e-sport. C’est inaccessible si on ne fait pas l’effort d’apprendre le lexique. Un peu comme lorsque l’on regarde du football américain. On a tendance à le vulgariser de plus en plus, notamment en supprimant les anglicismes, mais il reste une barrière à franchir. » Une barrière qui pourrait faire passer l’e-sport dans une dimension plus populaire, et donc plus intéressante d’un point de vue médiatique.

Lorsqu’ils ne commentent pas de streams, les deux binômes organisent leurs propres tournois ou interviennent lors des grandes manifestations. L’année dernière, le All Star Game du jeu League of Legends s’est déroulé au Zénith de Paris. Et ce sont Chips et Noi qui ont été choisis par le développeur et organisateur du tournoi Riot Games comme commentateurs officiels des parties.

Pour cet événement, 6000 spectateurs se sont déplacés sur 4 jours, et plus de 450 000 spectateurs l’ont suivi dans le monde grâce au streaming. Et en 2013, 32 millions de fans ont suivi ces mêmes championnats du monde sur internet. Pas étonnant que les grandes marques se bousculent aujourd’hui au portillon pour sponsoriser des équipes ou des évènements.

Si vous n’avez pas envie de regarder les compétitions depuis chez vous, il est également possible de se rendre dans un Barcraft, un de ces établissements où l’on peut jouer à la console tout en dégustant une bonne bière entre amis. En France, Sophia Metz est une pionnière dans le genre. Avec des amis, elle a co-fondé le Meltdown pour réunir la communauté des gamers de Paris.

Le concept a fait fureur, et se décline maintenant en province comme à l’étranger. Des tournois sont organisés, et l’ambiance se rapproche souvent des soirs de matchs dans le « Pub » du coin. Des dizaines de personnes regardent fixement le même écran et s’exclament volontiers lorsqu’un joueur réalise une bonne action, le tout dans une ambiance conviviale. Parfois, il arrive que des stars du e-sport viennent boire un verre dans ce lieu de passage incontournable pour tout amateur de jeux vidéo.

Dans ces endroits, il est également courant de croiser des journalistes, micros en main, venus prendre le pouls de la scène e-sport parisienne. Ils suivent les actualités du sport électronique au jour le jour. Transferts de joueurs, création de nouvelles équipes, arrivées de sponsors ou résultats de tournoi: tout est passé au peigne fin. Mais il est pour l’instant difficile de gagner sa vie et de faire “se faire un nom” dans la profession.

Pour Adrien Auxent, jeune français parti tenter sa chance comme journaliste e-sport au Brésil, c’est avant tout le fonctionnement du monde du sport électronique qui pose problème. « Ce sont les grandes marques ou les développeurs des jeux vidéo qui organisent les tournois et rémunèrent les gagnants. Le problème, c’est qu’ils ne veulent pas de journalisme sérieux et critique, analyse-t-il. En haut, ils n’aiment pas qu’on remue la merde (sic). C’est avant tout des pressions indirectes du style “tel ou tel journaliste, vous ne lui donnez plus d’interview” un peu comme dans les autres sports finalement.»

Récemment, le journaliste Richard Lewis s’est par exemple mis à dos l’éditeur de jeux Riot Games pour des propos critiques. Par conséquent, la majorité des articles sur le e-sport proviennent de rédactions affiliées aux équipes. Pour se développer encore plus, et notamment en France, le sport électronique va devoir faire des concessions. L’acceptation de la critique et l’ouverture au grand public sont des conditions sine qua non au développement de cette culture. Car malgré une croissance exponentielle et de nombreux points communs avec des sports historiques, le e-sport cherche encore sa place en France.

En dépit de quelques apparitions sur Eurosport ou Canal+, les grands médias restent méfiants et frileux concernant cette discipline. Mais compte tenu du nombre croissant de joueurs et de spectateurs, nul doute qu’elles devraient bientôt réviser leur jugement. Si le sport électronique arrive à se rendre plus accessible, il pourrait devenir un vecteur d’audience potentiel, ce qui le rendrait plus lucratif pour les chaînes de télévision.

Tristan Baudenaille-Pessotto et Damien Canivez