Quantifier le travail domestique avec l’appli Maydée

Lancée le 2 avril 2020, l’application Maydée a pour but de quantifier le travail domestique en répertoriant les activités effectués.

« 61% des femmes qui affirment que le partage du travail ménager est juste accomplissent 66% du travail ménager. » Issue de L’Injustice ménagère (Hachette Littératures, 2008), la citation figure en bonne place sur le diaporama de présentation de Maydée.

Lancée le 2 avril 2020, l’application a été développée par une équipe bénévole pour « sensibiliser aux impacts de l’inégale répartition des tâches domestiques ». Or, « il y a énormément de biais dans ce domaine », explique Julie Hebting, sa fondatrice. « Souvent, les femmes sous-estiment leur investissement et les hommes le surestiment. Une fois le diagnostic posé, le couple définit sa norme dans la répartition. L’objectif est qu’il y ait un choix plus éclairé. »

Maydée est accessible depuis son site internet. Quiconque crée un compte peut gratuitement chronométrer une activité en temps réel ou en déclarer une a posteriori, puis inviter son partenaire à comparer les statistiques, voire à observer l’évolution de la répartition. « Ce sont des représentations à la louche, mais c’est toujours mieux que rien », estime Julie Hebting.

Une analyse que partage Justine, 29 ans, parmi les premiers utilisateurs de l’application. « Quand on se disputait, c’était sur du ressenti. On était dans l’impasse. » Dans un premier temps, le binôme coche un tableau Excel élaboré par ses soins. « Ce n’était pas pratique », admet la Rochelaise. A sa sortie, ils téléchargent l’application. L’occasion de constater les progrès réalisés : alors qu’elle assumait 70% des tâches domestiques quelques mois auparavant, la répartition est égalitaire au sein du couple, « hyper content » et « plus serein ».

Une fois les activités domestiques répertoriées, Maydée permet de comparer ses statistiques avec celles de son partenaire, voire d’observer la répartition dans le temps. – JUSTINE GEVOIS, CAPTURES D’ÉCRAN MAYDÉE.

 

Juliette Guérit et Clémentine Piriou

Christine Bard, historienne : « Les femmes ont toujours travaillé à l’extérieur »

 » Il y a trois fonctions traditionnelles pour les femmes : épouse, mère, ménagère. Cette trilogie-là nie l’existence du travail des femmes. »  – LAURENCE PRAT / CREATIVE COMMONS / CC-BY-SA-4.0

Christine Bard est historienne, spécialiste de l’histoire des femmes, du genre et du féminisme. Elle est professeure à l’université d’Angers. Elle a notamment collaboré à l’écriture d’Histoire des femmes dans la France des XIXe et XXe siècles (Ellipse, 2013).

 D’où viennent les inégalités dans la répartition des tâches domestiques ?

Elles viennent d’une représentation dominante de la nature des femmes : s’occuper des enfants en bas-âge, nettoyer serait presque inné chez elles. Il y a trois fonctions traditionnelles pour les femmes : épouse, mère, ménagère. Cette trilogie-là nie l’existence du travail des femmes. C’est une représentation idéologique essentielle dans une société patriarcale. Et c’est un vecteur de la domination masculine que de les assigner à des tâches dévaluées.

Quand on pense au XXe siècle, on a en tête une représentation sexiste : notre tradition serait celle de « la femme au foyer ». C’est une réalité bourgeoise. Il y a eu des femmes dispensées d’effectuer les tâches ménagères*. Et les femmes ont toujours travaillé à l’extérieur. Avant la Première Guerre mondiale, elles représentaient un quart de la population active.

Si les femmes travaillaient à l’extérieur, comment expliquer que ces inégalités aient persisté ?

 Il y a eu un matraquage idéologique très fort dans les années 1940-1950, qui a perduré jusque dans les années 1970-1980 et jusqu’à nos jours, autour de la ménagère parfaite, notamment à travers la société de consommation, la publicité.

L’équipement des foyers en appareils électroménagers, pendant les Trente Glorieuses, devait aider les femmes. En fait, ça n’a pas libéré leur temps parce qu’il y a eu une élévation des standards de propreté, des attentes.

A quel moment les revendications relatives à la répartition des tâches domestiques sont-elles apparues dans les discours féministes ?

De tout temps, la question de la conciliation entre travail extérieur et vie de famille a été soulevée par les féministes. Mais les revendications relatives aux tâches domestiques ne sont pas apparues avant les années 1970. La sociologue Christine Delphy en fait pourtant un élément clé du système patriarcal et de l’exploitation des femmes.

 

Juliette Guérit et Clémentine Piriou

 

* Aujourd’hui, un courant du féminisme dénonce le fait que l’émancipation des classes supérieures se soit faite parce qu’elles ont pu se décharger du travail domestique sur d’autres femmes.

Enfants, cuisine, ménage : le confinement a pesé sur les inégalités femmes-hommes

Ecole à la maison, trois repas par jour à préparer, impossibilité de faire garder ses enfants… Pendant le confinement les tâches ménagères et éducatives ont augmenté. Or, elles sont assurées en majorité par les femmes. Si certains observateurs espèrent une prise de conscience des hommes assignés à domicile, d’autres redoutent que la situation accentue les inégalités.

Sans école, ni crèche, les parents ont dû garder leurs enfants 24h/24, une tâche qui revient le plus souvent aux mamans. Crédit: Laura Diacono

« J’entendais bien que dehors c’était la guerre. Mais pour moi c’était la guerre à la maison : ma fille avait 8 mois, elle ne faisait pas ses nuits, elle avait des coliques… » Confinée à Toulouse, avec son fiancé en télétravail et ses deux enfants, Elikia* n’a pas eu une minute à elle. Elle gérait tout à la maison. Lui, allait faire les courses. La répartition des tâches dans leur couple n’a pas changé avec le confinement. Mais ses tâches, à elle, se sont multipliées.

Sans école ni possibilité de garde et sans moyen de déléguer les tâches, la charge du travail domestique a augmenté pendant le confinement. Une hausse qui a pesé en majorité sur les femmes, exacerbant les inégalités préexistantes dans la répartition des tâches au sein des couples hétérosexuels.

La répartition des tâches domestiques est inégale dans la majorité des couples femmes-hommes.

En effet, un sondage Harris Interactive publié le 15 avril dernier, révèle que 54% des femmes ont consacré plus de deux heures par jour aux tâches domestiques pendant le confinement, contre 35% des hommes. Par ailleurs, 58% des femmes en couple ont estimé qu’elles assuraient la majorité des tâches ménagères et éducatives. Une perception qui diffère chez les hommes dont « seulement 33% estiment que leur conjoint(e) y prend une plus grande part ».

« Statistiquement, les femmes et les hommes ne vivent pas le même confinement », a conclu la secrétaire d’Etat en charge de l’égalité femmes-hommes Marlène Schiappa dans une interview au Point, craignant un « épuisement silencieux des femmes ».

Pendant le confinement, 58% des femmes en couple ont estimé qu’elles assuraient la majorité des tâches domestiques.

Pourtant, avec l’arrêt de certaines activités et l’essor du télétravail, des chercheurs et des militants avaient espéré une prise de conscience de la part des hommes assignés à domicile. Un espoir que ne partageait pas François de Singly, professeur émérite à l’Université de Paris et sociologue de la famille : « Les hommes et les femmes savent que les femmes en font plus. » De plus, « les comportements sociaux ne changent pas en 24h, ce sont des processus à très long terme », précise Sandra Gaviria, professeure de sociologie à l’Université du Havre, elle aussi spécialiste de la famille.

« Les divisions de genre sont restées »

Cependant le confinement a-t-il été l’occasion de remettre en question la répartition genrée des tâches ? C’est ce que tentent de mesurer Hugues Champeaux et Francesca Marchetta de l’Université Clermont-Auvergne qui réalisent une étude sur les conséquences sociales et économiques du confinement sur les ménages.

« Tout ce qu’on peut dire pour l’instant, c’est que les divisions de genre sont restées. Les hommes vont plus aller faire de courses, c’est déjà une activité qui est plus équilibrée au niveau du genre à l’origine et c’est l’occasion de sortir du ménage qui n’est pas le lieu d’évolution traditionnel des hommes », analyse Hugues Champeaux.

La répartition entres femmes et hommes est différente selon les tâches ménagères et éducatives.

La révolution tant espérée n’a donc pas eu lieu. Mais, vivre 24h/24 avec leur conjoint a eu un effet déclencheur sur certaines femmes comme Charlie*. A 28 ans, elle habite avec son compagnon dans un appartement de Brest. « D’être à la maison, de le voir toute la journée sur ses jeux vidéo alors que je travaille pour mes partiels et que je m’occupe du reste, ça m’a fait réaliser que je fais tourner l’intégralité du foyer. », confie-t-elle.

Il y a quelques mois, elle avait essayé de rééquilibrer les choses. « J’avais imprimé une liste de tâches sous forme de tableau. Celui qui avait fait le plus de tâches durant la semaine gagnait un massage, un repas en amoureux pour le mois. Ça a tenu un mois et demi. Pendant le confinement, ça s’est débloqué quand je lui ai dit que j’envisageais de partir me reposer pendant minimum un mois. Il a senti que ce n’était pas une menace, mais un besoin. »

« Le voir toute la journée sur ses jeux vidéo alors que je travaille pour mes partiels et que je m’occupe du reste, ça m’a fait réaliser que je fais tourner l’intégralité du foyer », raconte Charlie, 28 ans.

« Les femmes en confinement ont matériellement plus de travail à faire : tous les repas, les devoirs… Le plus dur, ça a été pour les femmes avec des enfants en bas âge », souligne Sandra Gaviria. En effet, sans école ni solution de garde, ce sont souvent les mères qui ont pris en charge les enfants.

Des « triples journées » pour les mères de famille

« Poursuivre son activité professionnelle si on en a une, s’occuper des enfants et leur faire l’école sans accompagnement ni formation, gérer la maison, a été une épreuve pour les familles et d’autant plus pour les mères », précise Alizée Montoisy, militante féministe du collectif Nous Toutes. En témoigne le succès du compte Instagram « T’as pensé à ? » sur la charge mentale** où de nombreuses femmes ont exprimé leurs difficultés.

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A l’instar de Laura qui enchaînait trois journées de travail en une. « Je me levais à 5h30 le matin pour pouvoir travailler. De 8h à 20h, je m’occupais de toutes les tâches ménagères et de ma fille, après l’avoir couchée, j’attaquais ma deuxième moitié de journée de travail de 21h à 23h », raconte cette chargée de communication en chômage partiel qui a continué de travailler deux jours par semaine. « Le télétravail a été une source de stress très forte pour certaines mamans dont les entreprises continuaient de travailler comme si de rien n’était », commente Sandra Gaviria.

En couple, Laura n’a pas pu compter sur son conjoint pour prendre le relais. « En règle générale – et pendant le confinement, ça n’a même pas été vraiment le cas – c’est lui qui lui donne le bain. Pendant le confinement, c’était à l’heure des apéros en visio avec les potes. » Plusieurs fois, la jeune femme est sortie pleurer dans son jardin, « épuisée ». Un soir, elle a même rempli une attestation pour pleurer en se promenant à un kilomètre autour de chez elle.

D’autres mamans ont continué d’aller travailler tout en portant la charge mentale et émotionnelle de la famille comme Sabrina, aide-soignante en Ehpad à temps-plein. « Le papa a eu du mal à s’occuper des enfants toute la journée. En rentrant, je devais gérer les colères et les angoisses de toute la famille. Le soir, je préparais les repas et les vêtements pour le lendemain », témoigne-t-elle.

Pour équilibrer la répartition des tâches, Charlie a essayé de mettre en place un système de tableau, sans succès.

Cependant, les expériences de couples confinés n’ont pas toutes été négatives. Pour certains, le confinement a été l’occasion de trouver un nouvel équilibre à deux. D’ailleurs, le sondage Harris Interactive, précise que « 88% des Français vivant la période actuelle en couple se disent globalement satisfaits » de la répartition des tâches domestiques. C’est le cas de Sarah et de son conjoint qui télétravaillait pendant le confinement. En congé parental, elle assure habituellement « 98% des tâches ». La présence de son conjoint leur a permis de fonctionner « en équipe » et ainsi de libérer du temps de loisir pour la jeune maman. « Je me suis assise avec un livre ! Ça ne m’était pas arrivé depuis plus de deux ans. J’aimerais que ce soit tout le temps comme ça », raconte-t-elle.

« Il s’est engagé à plus porter la charge mentale »

Trouver un équilibre, une répartition équitable, c’est ce que sont parvenus à faire Justine et son compagnon. Ils ont mis en place un système de tableau pour compter le nombre de tâches effectuées par chacun. Statistiques à l’appui, son conjoint a eu un déclic. « On était à peu près à 70% pour moi et à 30% pour lui. Lui s’est engagé à penser plus, à porter la charge mentale. Moi, je me suis engagée à penser moins, ou du moins à penser à ce que moi je dois faire et pas à lui dire ce qu’il doit faire. On avait chacun une direction à prendre à l’opposé pour se retrouver au milieu avec plus d’égalité », sourit Justine, qui utilise désormais l’application Maydée qui permet de quantifier le travail de chacun.

Grâce à un tableau Excel et maintenant à l’application Maydée, Justine et Paul ont réussi à se répartir les tâches équitablement.

Depuis, Justine envisage un autre avenir : « C’était un des critères : je ne fais pas d’enfant si on n’est pas égalitaire dans le partage des tâches. Sinon ça va limiter les possibilités dans ma vie ». Féministe, elle sent que si elle n’atteint pas l’égalité dans son couple, elle ne l’atteindra pas dans ses objectifs professionnels.

« Si les femmes sont associées à l’espace privé, ça veut dire que l’espace public est masculin. Alors, je pense que la révolution féministe commence bien à la maison, et dans l’espace privé, pour pouvoir ensuite enfin avoir une place dans l’espace public », conclut Alizée Montoisy de Nous toutes.

* Nom d’emprunt

** Poids psychologique que fait peser (plus particulièrement sur les femmes) la gestion des tâches domestiques et éducatives, engendrant une fatigue physique et, surtout, psychique. (Larousse)

 

Juliette Guérit et Clémentine Piriou

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Coronamour 2.0 : les applications de rencontre au temps du confinement

Depuis le 17 mars dernier, « relation sociale » rime avec « distanciation sociale ». Qu’à cela ne tienne, pendant le confinement, les célibataires français sont massivement partis à la conquête du net pour trouver l’âme sœur. Mais que peut le site de rencontre quand on ne peut s’approcher à moins d’un mètre?

 

Depuis le début du confinement, on compte 23% d’inscriptions supplémentaires sur les applications de rencontre en France. Eleana Bonnasse

Alors qu’elle s’apprêtait à s’enfermer deux mois dans son Finistère natal, Clémentine, 29 ans, s’est retrouvée célibataire: « Cela faisait deux ans et demi que j’étais avec ma compagne. Mais une semaine avant le confinement elle m’a dit qu’elle ne voulait plus qu’on soit ensemble ». Sa réponse? Lire des essais féministes et s’inscrire sur une application de rencontre, Her. Cette étudiante en journalisme analyse son initiative comme une « tentative de réparer la blessure narcissique de la rupture ». Mais après un mois et demi d’utilisation, Clémentine a supprimé l’application, déçue de ne pas avoir trouvé ce qu’elle cherchait: « J’ai compris que faire mon deuil, ça devait venir de moi ». Pourtant, beaucoup de célibataires français ont, comme Clémentine, été séduits par l’idée de trouver l’amour depuis son canapé.

Parmi ces nombreux utilisateurs, on trouve d’abord de nouveaux arrivants. C’est le cas de Clémentine, mais aussi celui de Julie*, étudiante française en échange à Montréal. Julie et ses quatre colocataires se sont toutes inscrites sur Tinder dès le début du shutdown canadien, « pour rigoler » raconte-t-elle.

Mais si les applications de rencontre ont enregistré une hausse d’activité, c’est aussi grâce à tous leurs habitués du match. Parmi eux, Léo, utilisateur aguerri par quatre années de fréquentation de Tinder et OkCupid, affirme avoir eu « une plus grosse utilisation des applis depuis le début du confinement ». Maxime, 28 ans, est un adepte des applications de rencontre depuis un an demi et raconte en effet avoir été surpris par « le flot d’utilisateurs » qui a déferlé sur Tinder.

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D’après Jessica Pidoux, doctorante en sociologie, cela s’explique par le fait que « la socialisation en ligne fait partie des nouvelles pratiques de ce confinement ». Télétravail, « skypéros », abdos-fessiers en live Facebook, pas étonnant que les relations amoureuses ne fassent pas exception. Internet en temps de confinement permet de répondre à un besoin humain essentiel : la relation à l’autre. Florence Escaravage est une psychologue spécialiste des relations amoureuses, et elle l’analyse ainsi: « nous sommes des êtres de lien. Nous avons besoin du regard social et de l’amour de l’autre ». Léo admet en effet « rechercher du réconfort sur les applications de rencontre, consciemment ou inconsciemment ». Pour Julie, c’est le « besoin d’avoir une vie sociale », virtuelle à défaut d’être réelle, qui prime.

« Nous sommes des être de lien. Nous avons besoin du regard social et de l’amour de l’autre. »

Pourtant, malgré de fortes attentes et un engouement post-17mars, très peu d’utilisateurs ont trouvé l’amour. Christine est inscrite sur le site DisonsDemain et affirme n’avoir « rencontré personne d’intéressant pendant le confinement ». Pas un seul rendez-vous galant à la clé pour cette sexagénaire enjouée : « parmi ceux avec lesquels je discutais, aucun n’a dit ‘j’attends le 11 mai avec impatience pour vous voir' ». Déçue, elle ne renouvellera pas son abonnement. Clémentine, Julie, Maxime, nombreux sont ceux qui partagent son avis.

« Je n’ai rencontré personne d’intéressant depuis le début du confinement. »

La quantité oui, mais la qualité ?

La cause de cet échec ? Une offre surabondante, démesurée : « en une heure, je me suis retrouvée avec 72 personnes qui aimaient mon profil », raconte Clémentine. Face à la vague de swipes, likes et chats, elle avoue s’être sentie « un peu dépassée ». Pour Jessica Pidoux, cette « masse d’utilisateurs disponibles est très fatigante ». Prophétisant ce que de nombreux usagers ont déjà vécu, la chercheuse ajoute que « beaucoup de conversations vont s’essouffler ». Clémentine a ainsi été déçue par des « discussions décousues », avec « une réponse tous les trois jours »; « tu as l’impression que les gens n’ont qu’un pied dedans » déclare-t-elle. Elle-même avoue ne s’être « investie qu’à moitié » : « on parle à tellement de gens en même temps, c’est du boulot ! » plaisante-t-elle.

« En une heure, je me suis retrouvée avec 70 personnes qui aimaient mon profil. »

En plus d’être noyée sous le flot de flirts virtuels, Clémentine n’en voyait pas l’intérêt : « même si on s’entendait bien, on n’imaginait pas aller boire un coup deux jours après. Ça rend les relations numériques encore plus abstraites ». Le confinement n’aurait-il donc qu’exacerbé les limites déjà connues des relations virtuelles ? Ou inviterait-il plutôt à les transcender ?

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Embrasser le monde en plein confinement

Pour Jessica Pidoux, « selon les statistiques des applis, on peut voir que le confinement est l’occasion de faire nouvelles expériences en ligne ». C’est le cas de Léo qui a choisi de modifier ses paramètres Tinder pour « pouvoir rencontrer aussi des femmes, alors que je me définis plutôt comme gay ». Pour Léo, comme pour d’autres utilisateurs, le confinement a été l’occasion d’élargir le champ des possibles, et de discuter avec des personnes qu’ils ne côtoient pas forcément dans le monde réel. « Sur OkCupid, j’ai eu des discussions politiques très intéressantes avec des personnes d’autres bords », se satisfait l’étudiant de 22 ans. Sur ce point, réseaux sociaux et applications de rencontre diffèrent. Fervent utilisateur de Twitter depuis 2011, Léo observe que « Twitter est très fermé, tu ne rencontres que des gens de ta bulle idéologique. Tinder a contrario, ça ouvre à tout le monde ».

« Twitter est très fermé […] Tinder, ça ouvre à tout le monde. »

Passer le temps pour Christine, « améliorer son anglais » pour Maxime ou parler politique pour Léo, les applications de rencontre sont donc fort bien nommées. La rencontre en est l’objectif premier, sans qu’une dimension amoureuse soit nécessairement induite : « Le côté ‘je cherche des amis” s’est peut-être un peu étendu dernièrement », précise Léo. Pour Jessica Pidoux, il ne faut cependant pas se méprendre, cette ouverture est au fondement même de nombreux sites de rencontres : « Tinder était clair dès le début avec son marketing : il n’y avait pas de notion d’amour. L’éventail d’utilisation proposé est énorme. C’est aussi pour ça qu’il y a des applications de niche comme Grindr** par exemple ».

« Le côté ‘je cherche des amis’ s’est un peu étendu dernièrement. »

Enfermés mais ouverts sur le monde donc, certains utilisateurs cherchent à discuter avec des personnes qu’ils n’aborderaient pas spontanément dans la rue. Et pour cause, nombres d’entre elles se situent bien au-delà du rayon d’1 kilomètre imposé par le confinement. En mars dernier, Tinder a rendu la fonctionnalité premium « Passeport » accessible à tous. Grâce à ce mode, les utilisateurs du monde entier peuvent interagir. Julie, 20 ans, confinée dans son appartement de Montréal, en a profité pour discuter avec un utilisateur marocain : « C’est avec lui que je me suis le mieux entendue alors qu’on sait que l’on ne va pas se voir. Et j’ai matché avec des gens qui étaient à 1 kilomètre de chez moi sans pour autant leur parler », s’étonne la jeune femme.

Capture d’écran d’un message Tinder. « Salut Clarisse. Aussi fou que ça puisse paraître, on dirait que 8 000 km nous séparent ».

Loin des yeux, près du cœur?

Séparés par leur écran, et parfois par des milliers de kilomètres, les célibataires ont pourtant fait preuve d’une bienveillance inédite dans leurs échanges. Clarisse, confinée dans le Lot et sur Tinder depuis six mois, remarque qu’ « au moment du confinement, plein de gens ont changé leur biographie pour mettre des messages sympas ». Côté chiffres, Tinder affirme avoir constaté « une augmentation de 10 à 30% de termes bienveillants dans les bios des membres ». Entre autres, des expressions telles que « restez chez vous » ou « fais attention à toi » se sont multipliées.

 

Capture d’écran d’un premier message Tinder. « On dirait que tu es une voyageuse invétérée, le confinement doit être difficile »

 

En ligne, plus de tendresse et de temps pour l’autre. Mais qu’attendre des relations “réelles” à la fin de cette crise sanitaire? Florence Escaravage se montre optimiste : « Je pense que l’on va redescendre de la vague de frénésie et de consommation des relations pour aller vers plus de justesse dans nos liens « . Des propos attestés par une étude Meetic, selon laquelle « 63% des utilisateurs affirment vouloir vivre une histoire sérieuse ». Pour 23% d’entre eux, « c’est le confinement qui a révélé ou intensifié ce souhait ». Jessica Pidoux est quant à elle plus sceptique et se dit « préoccupée par le rétablissement du lien social après le confinement ». Selon l’experte, « Il faut privilégier le contact réel et se servir du virtuel comme d’un appui. Or les applications sont pensées pour que l’on reste dessus ». Alors, lorsque les embrassades seront de nouveaux autorisées, les célibataires retrouveront-ils les terrasses des cafés ou resteront-ils hyper-connectés ?

 

 

* Les prénoms ont été modifiés.

** Grindr est une application de rencontre destinée uniquement aux hommes homosexuels et bisexuels.

Morgane Mizzon et Eléana Bonnasse