Voyance par téléphone : aucune limite

Après avoir contacté un site de voyance par téléphone, nous sommes relancés par messages.

Après avoir tapé « voyance gratuite » sur Internet, nous sélectionnons quelques numéros à appeler. Et nous arrivons vite à un constat : les voyants que nous avons au téléphone ne font rien pour éloigner les personnes dépendantes. Au contraire.

Un site nous offre les dix premières minutes de la consultation. Avant de pouvoir parler à un professionnel, un standardiste nous informe qu’il faut d’abord rentrer ses coordonnées bancaires. Au risque de payer la note si les dix minutes sont dépassées. Lorsque l’on précise que nous sommes à découvert car déjà accros à la voyance, celui-ci nous propose simplement des offres avec des forfaits bloqués.

Nouveau numéro : les cinq premières minutes sont gratuites. Cette fois, la conversation se coupe au bout du délai. Nous avouons à trois voyants que l’on en a déjà consulté une quarantaine en deux mois. Aucune réaction pour l’un, de la stupéfaction pour une autre, qui ne nous alerte pas pour autant. Puis, on nous relance par messages.

Au troisième appel, nous indiquons clairement à la voyante que nous sommes dépendants. Sa réponse ? « C’est parce que vous avez des soucis dans votre tête, qu’est ce qu’il se passe dans votre vie ? », avant d’enchaîner sur ses prédictions.

Lise Cloix et Inès Mangiardi

 

Addicts à la voyance, ils s’en remettent aux prédictions

Horoscopes, tirages des cartes, consultations de voyants….Certains adeptes des arts divinatoires sont incapables de se limiter. Les répercussions peuvent être lourdes, aussi bien sur le plan financier que mental. Surtout quand certains professionnels en profitent.

« Dès ma première consultation, j’ai su que c’était fichu pour moi. » Fiona, 24 ans, est tombée dans un engrenage. La jeune professeure des écoles a fait appel à une voyante pour la première fois en 2018. Depuis, elle ne se voit plus vivre sans. Manquant de confiance en elle, et dans les autres, elle s’en remet aux arts divinatoires à chaque changement dans sa vie. « Je ne laisse plus de place à l’imprévisible », confie-t-elle, même si elle dit « aller un peu mieux » en ce moment.

Fiona, originaire de Nevers, essaye de ne plus consulter de professionnels. Mais il reste toujours les vidéos Youtube, les horoscopes, et les sites de voyance. « Sur TikTok, quand je vois une vidéo en mode, “choisis le tas de carte’’ ou “si ton prénom commence par la lettre… alors…’’, je ne peux pas m’empêcher de les regarder. » Avant de devenir addicte, Fiona a grandi dans une famille déjà adepte des arts divinatoires. Petite, elle adorait écouter les récits de sa mère et de sa grand-mère lorsqu’elles revenaient de chez leur voyante. Désormais incapable de lâcher prise, Fiona s’oriente dans la vie en fonction des réponses qu’elle aura obtenues. Par exemple, lorsque le terme « grossesse » revient plusieurs fois lors d’un tirage des cartes, Fiona se persuade qu’elle va tomber enceinte : « J’ai été jusqu’à m’inventer des signes de grossesse et à faire des tests. »

Des croyances de plus en plus populaires 

Comme elle, 58% des Français déclarent croire au moins à une des disciplines des parasciences (l’astrologie, les lignes de la main, la sorcellerie, la voyance, la numérologie ou la cartomancie), selon une étude Ifop de novembre 2020. Il s’agit d’ailleurs d’un chiffre en hausse depuis vingt ans, particulièrement chez les jeunes. Même si Fiona sait qu’elle doit faire les choses par elle-même, elle n’y arrive pas. A la prochaine rencontre, au prochain évènement qui viendra tout bouleverser, elle sait que « ça recommencera. » 

A l’inverse de la jeune femme, qui prenait soin de créer une nouvelle adresse mail à chaque fois qu’elle s’inscrivait sur un site pour obtenir une consultation gratuite, Donya, 21 ans, a elle frôlé la catastrophe financière. Fin 2020, cette étudiante en BTS communication qui vit en région parisienne a dépensé plus de 200 euros en consultations par appel téléphonique, en moins de deux mois. « L’appel qui m’a coûté le plus cher était de 100 euros. » Une somme importante qu’elle a consacrée aux prédictions alors qu’elle n’en avait pas les moyens : « Mon compte en banque a fini par me dire “stop”. »

Les témoignages similaires se multiplient aussi sur les forums en ligne. Laila*, adepte des plateformes téléphoniques de voyance, a rapidement dû faire face à un gouffre financier. « Je préférais les SMS, qui laissaient une trace écrite. Je pouvais les relire et l’argent perdu me paraissait plus “contrôlable” », explique-t-elle en 2017 sur le forum Aufeminin. A cause de relances permanentes par messages, elle n’arrive plus à décrocher et se met à épuiser son compte en banque. « Durant le pic de mon addiction, j’atteignais entre 300 et 500 euros de hors forfait par mois ! » Laila cache ses dettes à son compagnon. Elle se voit obligée de demander de l’argent à sa mère et utilise les prestations qu’elle perçoit de la CAF pour combler ses déficits. Avec des prix pouvant aller de 40 centimes la minute à 100 euros la consultation, l’addiction à la voyance peut rapidement mener au surendettement.

Aux origines de la dépendance 

Si les clients accros y mettent autant d’argent, c’est souvent pour avoir des réponses sur leur avenir sentimental. « A la base, si j’ai appelé, c’était à cause de ma situation amoureuse qui était chaotique. Je voulais absolument quelqu’un », avoue Donya, qui a consulté voyants, médiums et tarologues. Fiona, quant à elle, s’est tournée vers la voyance après avoir été trompée. Elle souhaitait savoir si son ex-copain allait revenir. Ce motif revient « très souvent », comme le remarque Caroline, voyante bénévole sur le forum Aufeminin, très sollicitée sur les questions affectives. Fiona ajoute que, depuis, « pour chaque garçon que je peux rencontrer, il me faut une voyante pour me dire si ça va marcher, si c’est lui l’homme de ma vie. »

Cependant, les raisons qui poussent les clients à consulter des professionnels sont multiples. Les interrogations peuvent porter sur la famille ou les amis, mais peuvent aussi relever du domaine professionnel. Fabrice, voyant depuis une trentaine d’années, constate que 60% de ses clients viennent le voir pour mieux réussir leur carrière. La dépendance s’installe alors lorsque les clients n’arrivent plus à se passer de ce sentiment de réconfort procuré par les voyants. « Cela me mettait dans une sorte de sérénité. J’angoissais moins, c’est ce qui me rendait accro », raconte Donya, qui ressentait un manque permanent. 

Dans la majorité des cas, consulter pour l’une ou l’autre de ces raisons n’est pas forcément le point de départ d’une dépendance. Pourtant, Fiona et Donya se considèrent toutes les deux « addictes ». Laila se compare même à une toxicomane : « J’y retournais comme une camée va prendre son héroïne. » Alors, à partir de quel moment devient-on dépendant aux arts divinatoires ? Selon l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM), « les addictions sont des pathologies cérébrales définies par une dépendance à une substance ou une activité, avec des conséquences délétères. »

© Lise Cloix

Addiction ou dépendance affective ?

Nicolas Macass, chargé de suivi à l’Institut Adios Dépendances, spécialisé dans l’arrêt des addictions par des méthodes alternatives, ajoute que l’on peut parler d’addiction à partir du moment où il y a une perte de contrôle. Selon lui, la dépendance à la voyance est un mélange de plusieurs choses : « C’est à la fois une techno addiction (tout ce qui touche aux écrans) et une addiction de type monétaire, comme les jeux d’argent. »

Toutefois, les spécialistes du corps médical ne s’accordent pas sur le terme à employer. Si l’addictologue Bruno Journe considère que parler d’ « addiction » est parfaitement approprié lorsqu’il s’agit de voyance, Nicole Beauchamp, psychanalyste, compare plutôt cela à une dépendance affective. Claudia Boddin, elle aussi psychanalyste et addictologue, la rejoint en évoquant plutôt une dépendance infantile. A l’image d’un parent qui dicte à son enfant ses actes, le voyant ferait office de guide. Dans tous les cas, ce n’est pas tant la fréquence à laquelle une personne va consulter qui entre en ligne de compte. C’est plutôt l’effet de répétition, lorsque le client pose constamment les mêmes questions. C’est cela qui doit commencer à alerter, selon le voyant Fabrice.

Un épuisement psychique pour les voyants

Incapables de prendre des décisions par eux-mêmes ou animés par le besoin compulsif de connaître le dénouement de leurs problèmes, certains dépendants vont jusqu’à contacter sans relâche des devins, à l’instar de Caroline, voyante bénévole. Il y a cinq ans environ, elle est abordée par un jeune homme insistant qui lui pose des questions sur l’avenir de sa vie sentimentale via le forum Aufeminin. « Il m’envoyait quatre ou cinq messages par jour pour savoir si son ex-copine allait revenir. »

Ces sollicitations constantes finissent par épuiser physiquement et psychologiquement Caroline, déjà dans un état fragile à cause de problèmes de santé : « J’étais vraiment vidée. » Accro à ces échanges, le jeune homme devient parfois violent dans ses propos : « Il m’engueulait quand je lui disais qu’elle n’allait pas revenir », explique la voyante. Éreintée, elle met fin à la conversation au bout de quelques temps : « Quand ils sont trop acharnés, je les bloque ou je leur dis d’aller voir un psychologue. »

« Le monde de la voyance est une véritable jungle »

© Lise Cloix

Si certains spécialistes de la voyance refusent toute interaction avec ces dépendants, d’autres profitent au contraire de leur détresse. Avec plus de trois millions de consommateurs, le marché des arts divinatoires attire des charlatans en tous genres. « Le monde de la voyance est une véritable jungle », affirme Youcef Sissaoui, fondateur et président de l’Institut national des arts divinatoires (Inad) depuis 1987. Selon lui, il n’existe que « 2 à 5% de personnes crédibles et sérieuses. » Unique association qui encadre la profession, l’Inad lutte contre les nombreux arnaqueurs qui gangrènent le métier. Essentiellement présents sur les plateformes téléphoniques, ceux qu’il appelle « les commerçants de la détresse humaine » représentent selon lui un danger pour les personnes fragiles. « Quand on tombe sur quelqu’un de bien, on ne devient pas addict. »

La méthode préférée de ces voyants peu scrupuleux : relancer constamment leurs clients par message en leur promettant une nouvelle divination. « Un bon voyant ne ferait jamais cette démarche », insiste Youcef Sissaoui. Pour accumuler les séances, certains charlatans proposent même des réductions. Lorsque Donya évoque ses problèmes d’argent à la première voyante qu’elle appelle, celle-ci lui promet une offre promotionnelle. Mais quand la jeune femme refuse de renouveler les consultations, elle se retrouve à payer le prix plein : « Je ne m’attendais pas à ce tarif-là, je me suis sentie arnaquée. » Pour contrer ces pratiques, l’Inad est à l’origine de la première « Charte Morale et Professionnelle de nature à satisfaire Praticiens et consultants »Recommandée par le ministère de l’Economie et des Finances depuis 2010, elle invite les pratiquants à ne pas effectuer de consultations trop rapprochées.

Pourtant, difficile de s’assurer qu’un voyant est honnête, puisque même parmi les professionnels répertoriés sur leur site, certains acceptent des appels quotidiens. Jade, qui se définit comme guérisseuse, ne s’en cache pas :             « Certains me contactent tous les jours, des fois jusqu’à six ou sept heures. » De plus, d’un point de vue juridique, il est presque impossible pour les clients au bord de la banqueroute de porter plainte. « Du moment que c’est légal, la loi ne peut rien faire. Dans le Code pénal, on ne parle pas d’addiction à la  voyance », explique Tarek Koraitem, avocat pénaliste. D’autant plus qu’il faut différencier arnaque et dépendance : réclamer 10 000 euros contre la promesse de jeter un mauvais sort est hors la loi. Mais accepter les consultations quotidiennes d’une personne dépendante ne l’est pas. Leur unique chance : les attaquer en justice pour abus de faiblesse. Mais là encore, la faute reste très compliquée à prouver.  

 

Savoir quand alerter  

Avec des professionnels plus consciencieux, ces cas extrêmes peuvent être évités. Selon plusieurs d’entre eux, une consultation n’est nécessaire que si des changements ont eu lieu dans la vie de la personne. S’ils voient leurs clients revenir sans réelle justification, parfois à toutes heures du jour et de la nuit, certains voyants prennent alors conscience d’une dépendance naissante.          « Quand quelqu’un sort de consultation, qu’il est en bas de l’escalier et qu’il demande déjà s’il peut remonter, j’ai un doute », indique Renée, médium et voyante.

Pour ne pas alimenter la chose et quitte à en refroidir certains, Alexandra n’hésite pas à alerter ses clients. La voyante, médium et cartomancienne les prévient : « Ce n’est pas la peine que je vous fasse des tirages tous les mois et que je vous prenne des sous alors que je ne vais rien vous dire de plus. » C’est aussi le cas d’autres confrères et consœurs, comme Dahlia qui encourage fermement les personnes qu’elle juge accros à ne plus appeler. D’autres sont moins radicaux, comme Fabrice qui privilégie l’ « accompagnement ». « Si l’on contredit ce type de personnes, cela va être très difficile. On peut les raisonner, sans trop les contrarier », explique-t-il. 

Face à la détresse de ces dépendants aux arts divinatoires, certains voyants conseillent à ces clients d’aller consulter un psychologue. Ils travaillent même parfois en lien avec eux. Un thérapeute a par exemple contacté Renée, la voyante, à propos de l’une de ses clientes, devenue addicte. « Elle pouvait dépenser 5 000 euros par mois, alors son psychologue m’a appelée pour que je m’occupe de son suivi. Grâce à cela, on est en train de la désintoxiquer complètement », assure-t-elle. 

Une prise de conscience difficile 

Pourtant, se tourner vers un psychologue est une démarche délicate. La plupart des experts médicaux et associations avouent d’ailleurs ne pas connaître le sujet. Les dépendants sont donc livrés à eux-même. « Beaucoup de mes clients n’acceptent pas, ils me disent qu’ils n’en ont pas besoin », ajoute Renée. En effet, les personnes addictes à la voyance n’ont souvent pas conscience de leur dépendance. Il est même parfois compliqué pour leur entourage de remarquer leur dérive. « Mes proches ne me disent rien, ils savent que je fais ma vie en fonction de ça », raconte Fiona. Passionnée d’astrologie, Emma, 20 ans, pense même que l’on peut parler d’ « addiction positive ». Son oncle, trentenaire, consulte une voyante une fois par mois. « Il en a besoin, cela lui fait vraiment du bien », affirme la jeune femme.

S’en sortir par soi-même reste possible. Après ses deux mois d’addiction, Donya affirme avoir retrouvé une vie normale. Alertée par son découvert bancaire, elle a su tout arrêter du jour au lendemain :  « J’ai envoyé “STOP” aux SMS automatiques, j’ai bloqué les numéros, je me suis désabonnée de toutes les newsletters des voyants et des horoscopes. » Quant à Fiona, même si elle n’est pas encore sortie de cet engrenage, elle en a aussi pris conscience et essaye de se limiter. 

Si l’addiction aux arts divinatoires est aussi peu reconnue, c’est surtout parce que les témoignages sont rares. Les personnes qui en sont victimes n’osent pas en parler, se sentant doublement honteuses, à la fois du fait qu’elles ont recours à la voyance, et du fait qu’elles ont perdu le contrôle de leur vie. 

*le prénom a été modifié

Lise Cloix et Inès Mangiardi

Voyance, addiction et téléréalité  

Ils ont beau être des stars, ils ne sont pas plus protégé que les autres des risques de dépendance. Révélée au grand public par l’émission de télé-réalité «Les Marseillais», Carla Moreau est tombée dans l’addiction aux arts divinatoires. Elle a rencontré Danae, une pratiquante des «forces occultes» à seulement 17 ans, alors qu’elle cherchait à devenir célèbre. Elle aurait dépensé jusqu’à 1,2 million d’euros en quatre ans pour des services de sorcellerie.

Il y a quelques mois, l’affaire a éclaté au grand jour. Dans des messages vocaux, on peut entendre Carla Moreau jeter des « sorts » à d’autres candidats de téléréalités. La jeune femme accuse aujourd’hui Danae de l’avoir manipulée et ensorcelée. La voyante est très populaire auprès des influenceurs issus de téléréalités comme Julien Guirado, Jazz ou Anthony Matéo. Ils n’hésitent pas à promouvoir ses services dans leur story Instagram. De quoi inciter leur public, souvent jeune et influençable, à consulter. Sans vraiment prévenir sur les dangers de l’addiction.

Sur son compte Instagram, Danae poste de nombreuses photos en compagnie de stars de la téléréalité.

Lise Cloix et Inès Mangiardi 

« Accros » aux séries : passion dévorante ou véritable dépendance?

Au cours des dix dernières années, avec la multiplication des plateformes de streaming vidéo et des productions, de plus en plus de Français se sont découvert un intérêt pour les séries. Si certains savent contrôler leur consommation, d’autres ont plus de difficultés à se limiter, au point de parler de véritable addiction. 

 

Françoise Hourcq ne se souvient pas tout à fait à quand remonte sa passion pour les séries. «Cela fait quelques années, estime-t-elle. Je ne sais pas dire exactement, je n’ai pas la notion du temps!” Cette retraitée de 71 ans peut en revanche assurer qu’à l’époque, le streaming n’existait pas. « Je devais acheter des DVD », se remémore cette fan de la série Six Feet Under, diffusée au début des années 2000 à la télévision française – celle-qui l’a convertie aux feuilletons télé. Ensuite, il y a eu Dexter. Aujourd’hui, abonnée à Salto, Netlix et Amazon Prime Video, Françoise visionne en moyenne deux séries complètes chaque mois. Game of Thrones? Quinze jours auront suffit pour qu’elle dévore les sept premières saisons.

Pas question pour autant de voir, dans sa consommation, une forme d’addiction au sens strict: Françoise en tire avant tout du positif. « Je ne regarde pas n’importe quoi. Les séries que je suis demandent de la concentration. Elles me permettent d’avoir une meilleure compréhension des êtres humains, de découvrir des univers. »  D’autant que Françoise n’a aucune obligation,  « un des privilèges de la retraite, s’amuse-t-elle, avant de préciser qu’elle n’a « pas de mari, pas de chat, ni même de poisson rouge! » à qui rendre compte du temps passé derrière son écran.

Il faut dire qu’en France, la consommation de séries, aussi excessive puisse-t-elle être, n’est pas considérée comme une addiction, du moins au sens scientifique du terme, quoique de nombreuses études sur le sujet soient en cours.  « La définition de l’addiction va de pair avec une dépendance, un syndrome de sevrage et un usage nocif a minima. On aime bien mettre de l’addiction un peu partout. C’est une grande mode de surmédiatiser des problématiques qui sont en fait des problémes d’usages », souligne Yann Valleur, psychologue clinicien de formation, spécialiste de l’addiction. Sans nier le potentiel addictogène des séries, le professionnel préfère de loin le terme « surconsommation » pour évoquer le comportement de ceux qui se présentent eux-mêmes comme « addicts ». Car si certains, comme Françoise, se voient comme des consommateurs passionnés mais raisonnés, tous les sériephiles ne font pas le même constat. 

Photo Rachel Cotte

« Je m’interdis de dévorer une série en période de partiels »

A 21 ans, Andréa Gau a passé quatorze mois de sa vie « devant la télé », et a visionné quelque 17 200 épisodes de séries. Ces chiffres, la jeune femme les estime grâce à l’application TV Time, un outil développé notamment pour suivre sa consommation de films et séries. Un moyen « de garder une trace de tout ce que vous regardez en un seul et même endroit », indique le descriptif de l’application. Actuellement étudiante, Andréa dédie une grande partie de son temps libre au visionnage de diverses fictions et considère sa consommation comme relevant d’une « addiction». Une activité qui a, de fait, tendance à supplanter les autres. Chose qu’elle regrette: « J’adore lire et j’ai beaucoup de mal à me dégager du temps pour ça ». En revanche, en période de cours ou d’examens, elle parvient à se fixer des limites. « Je m’interdis de dévorer une série en période de partiels. Ça m’est arrivé de ne pas assez dormir avant une journée de cours, mais jamais de nuit blanche »

Selon Yann Valleur, le problème ne réside pas dans le fait de « de regarder six saisons d’affilée ; ce qui pose problème, c’est que le lendemain on doit être opérationnel ». C’est d’ailleurs en cela que l’addiction se caractérise selon ce professionnel : la perte de contrôle et l’incapacité à poser des limites à sa consommation. Dès lors que l’on parvient soi-même à se contenir, il n’est pas question pour lui d’utiliser ce terme. 

Clément Combes, sociologue au CNRS et auteur de plusieurs travaux au sujet de la consommation de séries, a été amené à rencontrer différents profils de consommateurs, dont un grand nombre s’auto-définissaient comme dépendants. « Ils avaient la rhétorique fréquente de l’addiction, des termes comme « accro » « addict », « je ne peux pas m’en passer » (…) alors qu’ils étaient pourtant dans un rapport de plaisir », explique-t-il. Cependant, le sociologue affirme avoir rencontré très peu de « sériephiles » dont le profil correspondait réellement à celui « d’addict ».  « Ce sont plutôt des gens qui ne vont pas bien, qui sont fragiles. C’était souvent des personnes inactives, au chômage, en rupture amoureuse ou encore amicale »

« J’y passais mes journées »

Le mal-être pousserait donc certains à se réfugier à outrance dans la fiction pour se vider l’esprit. Maëlys Gaillet, 24 ans, peut en témoigner. Si elle a su poser des limites à sa consommation, celle-ci s’est avérée problématique à un moment de sa vie : « Ça a été une addiction. Quand je faisais mes études, j’y passais mes journées. J’étais levée à 9 heures du matin, puis couchée à 3 ou 4 heures, à ne faire que ça », se remémore-t-elle.  La faute à une période de dépression, durant laquelle la fiction était devenue une façon « d’échapper de la réalité ». Tout comme Andréa Gau, elle utilise l’application TV Time pour suivre sa consommation. Elle considère que cette dernière a pu avoir, à ce moment, un côté nocif en raison de l’usage qu’elle en faisait. « L’application permet aussi de gagner des badges et récompenses quand on « binge watch ». Durant la période où j’étais vraiment addict, je ressentais une sorte de satisfaction, comme si c’était un sport dans lequel j’évoluais », reconnaît-elle. Si elle reste une grande consommatrice de séries et ne passe « aucun jour sans en regarder », il serait impensable pour Maëlys de retomber dans de tels travers.

« Quand on ne se sent pas très bien, on veut penser à autre chose, trouver un échappatoire, donc on regarde une série qui nous permet de prendre du plaisir », souligne Yann Valeur. Louise Pomas, étudiante, confirme : « Généralement, les moments où j’en regarde beaucoup, c’est que je vais moins bien au niveau du moral. C’est rassurant, ça occupe ». Il faut toutefois savoir ensuite « se re-confronter au réel. Et pour certains, le retour à la réalité est trop violent », complète Yann Valeur. S’il est difficile de dresser un profil type du fan de série, les plus enclins à la surconsommation sont, selon Clément Combes, les moins de 40 ans, « surtout les étudiants, car ils ont moins de contraintes. Ça peut être des personnes un peu plus fragiles. On est dans un temps de recherche identitaire qui peut être un peu compliqué. C’est une période propice aux conduites addictives ».  

Photo Rachel Cotte

« Je ne me rends pas compte que je suis fatiguée, tellement je suis prise par la série »

Au-delà de la dimension psychologique, il y a aussi un pendant physiologique qu’il faut prendre en considération dans le cadre d’une surconsommation de séries. Notamment du côté du sommeil. « J’ai remarqué que lorsque je regarde une série, parfois jusqu’à trois ou quatre heures du matin, il arrive que je ne parvienne pas à m’endormir. Je ne me rends pas compte que je suis fatiguée, tellement je suis prise par la série », témoigne Françoise Hourcq. En cause, selon Yann Valleur : la lumière bleue des écrans, qui « excite le cortex » et perturbe le processus d’endormissement. Une consommation excessive est aussi cause de sédentarité. Catherine Guihard, retraitée depuis peu et fan inconditionnelle d’Urgences, confie parfois « rester un après-midi devant la télévision » et avoir déjà refusé des sorties « sous un faux prétexte ». Mais ce travers est « favorisé par les écrans de façon globale », avertit le psychologue.  Et il n’est pas facile de changer ses habitudes puisque tout semble être mis en œuvre pour pousser les spectateurs à dévorer les saisons d’une traite. « Il y a l’effet cliffhanger, le coup de théâtre au dernier moment de l’épisode. Ça libère la dopamine dans le cerveau et donne envie de voir l’épisode suivant. D’autant que la plateforme ne laisse que quelques secondes avant de passer automatiquement à l’épisode suivant », rappelle Yann Valleur. 

S’il exprime des réticences face à l’emploi du vocabulaire de l’addiction, le professionnel reconnaît qu’une forme de syndrome de sevrage peut se manifester : « Cela peut arriver à certaines personnes quand elles se sont attachées aux personnages de la série et que celle-ci se termine. » Ce phénomène a un nom : le « blues post série ».  C’est ce que semble avoir expérimenté Sébastien Zabbah, 26 ans, qui, suite à une rupture amoureuse douloureuse a compensé en binge-watchant Sense 8. Dans ce genre de situation, arrivé à la fin de la série, il est possible de ressentir un sentiment de vide, « quelque chose proche du deuil », précise Yann Valleur. « Quand l’annonce de l’annulation de la série après deux saisons est tombée j’ai été extrêmement triste. Un grand sentiment de solitude s’est emparé de moi, probablement dû au fait que je n’allais plus revoir les personnages auxquels je m’étais profondément attaché ». Quelques mois plus tard, à la demande des fans, un épisode épilogue a été produit dans l’urgence. Sébastien Zabbah a alors vécu un nouvel ascenseur émotionnel : « J’étais vraiment heureux et impatient, explique-t-il. Mais lorsque l’épisode s’est achevé j’ai à nouveau ressenti ce sentiment de vide en moi ». S’il est passé à autre chose depuis, notamment grâce à d’autres séries, il reconnaît avoir re-visionné à plusieurs reprises l’intégralité des épisodes, toujours avec ce « petit sentiment de nostalgie »

Sans aller jusqu’à évoquer une perte, Jérôme Martin, 49 ans, explique de son côté avoir « ressenti un pincement au cœur » en terminant The Shield. Passionné de séries, il se décrit lui aussi comme “addict” et estime regarder « entre dix et quinze épisodes par semaine ».  Mais ce professeur en étude de l’image et des séries télé à l’Université de Bourgogne exerce un réel contrôle sur sa consommation. « Je dis que je suis addict car j’aime les images, les histoires racontées. Mais je ne le suis pas totalement, car je suis capable de passer un mois sans en regarder », nuance-t-il. Pour lui, la pratique doit rester un plaisir et il s’agit d’éviter de tomber dans une « hyperconsommation » qui entraînerait la perte de ce plaisir. 

Quiz: Êtes-vous un expert des séries?

« La série n’est pas diabolique. C’est l’usage que l’on en fait qui peut être problématique »

D’autant que la multiplication des plateformes, couplée à l’accroissement des productions, donne un choix quasi-infini aux spectateurs. « Il y a une forme de libération où l’on n’est plus contraint par des rendez-vous, par une grille télé. Si on prend toutes les plateformes confondues, on a un catalogue qui ne s’arrête jamais. Il revient au spectateur de se contraindre », expose le sociologue Clément Combes. Ce dernier considère toutefois qu’il n’y a pas lieu de totalement diaboliser le « binge watching », qui, selon lui, est « comparable à de longues séances de lecture, quand on est complètement pris dans un livre. Pourtant, on ne nous dit jamais qu’on s’abrutit en lisant autant », remarque-t-il.

Malgré l’existence prouvée des conséquences néfastes de cette « surconsommation » de séries, « elles ne sont pas des objets dangereux », affirme Yann Valleur. « Ce sont des œuvres artistiques. On voit d’ailleurs naître des clubs, des forums de qualité et des productions de haute volée. La série n’est pas diabolique. C’est l’usage que l’on en fait qui peut être problématique ». Les séries peuvent même jouer un rôle positif dans la vie sociale de certains : « J’ai rencontré deux de mes meilleures amies en faisant un « rôle play » sur une série qu’on adore toutes les trois. On est dans des régions différentes et on n’aurait jamais pu se rencontrer autrement », affirme Andréa Gau. Maëlys Gaillet, qui se décrit comme une personne assez timide, considère que les séries peuvent être de réels moteurs de conversation : « Pouvoir parler de séries à la pause café, ça brise la glace, ça permet de créer du lien », témoigne la jeune femme. Jérôme Martin acquiesce, mais se montre davantage partagé : « Pour moi, il faut faire attention quand ça commence à supplanter la discussion familiale. On passe du temps en famille devant une série et la série devient le sujet principal. On finit par ne parler que de ça ».

Lisa Debernard et Rachel Cotte

 

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Trois questions à Olivier Szulzynger – Scénariste de Plus Belle La Vie et d’Un Si Grand Soleil

Olivier Szulzynger a co-créé et dirigé l’écriture de la série Plus Belle La Vie (entre 2000 et 2015) avant de créer un nouveau feuilleton quotidien diffusé sur France 2 : Un Si Grand Soleil. 

 

Sur quels éléments s’appuie une série pour fidéliser son public ? 

 

Ce sont les personnages qui accrochent les gens. L’enjeu dans une série quotidienne de prime time, est d’arriver à créer des personnages forts, auxquels le public s’identifie. Ensuite, le cliffhanger est un élément déterminant : il crée suffisamment de suspens pour donner envie aux téléspectateurs de revenir au prochain épisode.

 

Quels sont les ingrédients d’un personnage auquel le public s’attache ? 

 

Tout d’abord, on ne crée pas un personnage mais une famille de personnages. Ils sont à taille humaine mais en même temps ils vivent en un an ce que l’on ne vivra jamais en une vie. Le casting est déterminant pour la trajectoire que prendra le personnage, quoique son caractère soit un tant soi peu défini à la base, c’est finalement au fil du temps qu’il est affiné en fonction de ce qui émane du comédien et de la manière dont il s’approprie son rôle. 

 

Dans une série quotidienne comme PBLV ou Un Si Grand Soleil, qui s’inscrivent dans la durée, comment recruter un nouveau public ? 

 

Sur une série comme PBLV, qui existe depuis plus d’une dizaine d’années, la narration est devenue extrêmement complexe, avec une foultitude de personnages et d’événements, ce qui fait qu’elle n’arrive plus à recruter, pire encore elle décline. Dans sa période la plus prospère, il y a une dizaine d’années, la série rassemblait environ 12 millions de téléspectateurs. Aujourd’hui elle est descendue à environ 5,5 millions. Pour ce qui est d’Un Plus Grand Soleil, nous sommes encore en phase de recrutement, l’audience progresse toujours – elle se trouve actuellement entre 3,5 et 4,2 millions de téléspectateurs par soir – et cela est dû notamment au fait que nous bénéficions d’un créneau horaire avantageux (20h40). De plus, nous offrons régulièrement des “portes d’entrées” au nouveau public, puisqu’environ tous les mois, nous ouvrons de nouvelles arches dans l’intrigue avec un élément fort. À partir de cela, de nouvelles personnes peuvent être encouragées à s’agréger. Enfin, nous nous appuyons sur la pédagogie grâce aux résumés en début d’épisodes.

 

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Le « binge-watching » vu de l’étranger

 

Si en France la dépendance aux séries n’est pas encore reconnue comme une addiction méritant un parcours de soins adapté, dans certains pays, comme l’Inde ou le Royaume-Uni, le binge-watching est pris un peu plus au sérieux. 

 

En janvier 2020, le quotidien britannique The Telegraph, révélait que trois personnes avaient été prises en charge à la clinique de Harley Street pour “dépendance excessive au binge-watching”. L’un d’eux, un homme de 35 ans, avait même reconnu avoir mis son emploi en danger alors qu’il passait au moins sept heures par jour devant des séries criminelles. Dans ce cadre, les patients avaient pu bénéficier d’une “ thérapie comportementale cognitive”.

 

Deux ans plus tôt, dans le sud-ouest de l’Inde, un jeune homme de 26 ans a été accueilli au sein du SHUT (Service for Healthy Use of Technology) comme le premier patient de l’histoire atteint d’une addiction de ce type. Sans emploi et fragilisé, il s’était réfugié dans l’univers de Stranger Things. Des séances de sophrologie pour la gestion du stress, ainsi qu’un suivi psychologique et une aide à la réinsertion lui ont été proposés.