Des soirées aux examens, quand drogue rime avec études

La population étudiante est plus encline à consommer des substances psychotropes que les jeunes du même âge. Que ce soit en soirée, ou face à la pression des concours, les tentations sont grandes. Quels sont les risques auxquels ils font face ? Enquête.

« Je suis addict à la coke ». Alex, étudiant en neurosciences, ose parler de son addiction. Mais il n’est pas le seul. Au moins 41 % des jeunes de 17 ans déclarent avoir pris au cours de leur vie au moins un médicament psychotrope en 2011, selon une expertise collective de l’Inserm parue en 2014. Pour la docteure Edith Gouyon, l’abus de psychotropes peut conduire à la dépendance psychique et physique.

Au-delà du tabac, de l’alcool et du cannabis, les étudiants ont parfois recours à des psychostimulants, des bêtabloquants et des antidépresseurs, notamment pour faire face au stress des études. Les étudiants consomment plus de médicaments que les personnes du même âge non-étudiants. Plusieurs phénomènes expliquent le recours à des substances et des drogues sur ordonnance.

Du plaisir à la gestion du stress

Les drogues prises pendant les soirées sont associées au plaisir. Il s’agit du tabac, de l’alcool, du cannabis et de drogues plus puissantes comme la cocaïne ou la MDMA. Le tabac et l’alcool, ainsi que les boissons énergisantes mélangées à de l’alcool, sont également très présentes chez les populations lycéennes et les jeunes étudiants. À 17 ans, 8,7 % ont déjà une consommation régulière d’alcool.

Par ailleurs, certaines molécules peuvent également être un moyen de faire face au stress : fumer du cannabis pour se détendre, faire des pauses cigarette pendant les sessions de révision ou entre les cours. Les drogues sont même parfois un moyen de se doper pendant les examens.

Drogues et études, psychotropes, stimulants, substances récréativesPour Anne Batisse, docteure en pharmacie au Centre d’Evaluation et d’Information sur la Pharmacodépendance (CEID), la prise de substances pour faire face au stress est une conduite dopante.

Selon une enquête de l’Observatoire national de la vie étudiante, environ 4 % des personnes inscrites à l’université consommeraient des psychostimulants afin d’améliorer leurs performances ou réussir un examen, soit environ 100 000 étudiants. Dans l’étude COSYS du CEID, 20 % des étudiants utilisant des psychotropes confient le faire pour gérer leur stress. Ils ont alors recours à plus de substance illicites (cannabis) que licites (anxiolytiques).

Dopage aux amphétamines

Plaisir et productivité peuvent même s’entremêler. Certaines drogues ou substances légales sont en effet associées à une volonté de productivité accrue : café, boissons énergisantes (Red Bull), médicaments sans ordonnance comme des vitamines ou des antiasthéniques (Guronsan). Pour améliorer leurs performances aux examens, certains étudiants ont de plus recours à des dérivés d’amphétamines, comme la Ritaline.

Ce médicament, équivalent français de l’Adderall américain, est normalement prescrit dans les cas de troubles du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité (TDAH). Consommé pour améliorer les performances, l’Adderall ou la Ritaline permettent de mieux se concentrer. Aux États-Unis, des associations alertent sur les sur-diagnostics d’hyperactivité, conduisant à un véritable dopage généralisé dans le milieu étudiant.

Même la cocaïne peut être prise dans cet objectif de productivité, lors des révisions ou des examens, bien que ses effets soient moins positifs que ceux de la Ritaline. Elle peut en effet entraîner une baisse de la concentration et des conséquences négatives comme une « redescente » douloureuse. D’autres substances illégales retrouvées dans les soirées étudiantes au même titre que la cocaïne, comme la MDMA et l’ecstasy, sont quant à elles plutôt prisées dans ce seul cadre récréatif.

Pour affronter leur stress, les étudiants ont parfois recours à des anxiolytiques (15 % des médicaments les plus expérimentés), normalement prescrits sur ordonnance, voire à des somnifères (11 %) ou des antidépresseurs (6 %). La pression des études est très marquée dans des filières sélectives, comme la première année commune aux études de santé (PACES).

Les carabins, fortement exposés à un impératif de productivité, sont parmi les étudiants prenant le plus de drogues, légales ou non, pour booster leurs performances et gérer leur stress. Dans une thèse sur les prises de stimulants chez les étudiants en médecine, Julie Delay observe en effet que les psychotropes sont principalement pris pour dormir (66,8 %) et contre le stress (56,3 %).

Psychostimulants stress réussite dopage compétitionLa prise de drogues peut débuter dès le lycée ou lors du commencement des études. C’est notamment le cas d’Antoine*, étudiant en classe préparatoire. « J’ai commencé à prendre de la drogue dès la première année où je suis arrivé en étude supérieure. Au lycée j’étais plutôt réservé, j’allais pas trop en soirée. J’ai d’abord commencé par fumer des joints en soirée avec mes potes, puis j’ai rencontré une meuf qui était dans un groupe qui tapait de la coke pour aller en boîte. Après c’est devenu une habitude quand je sortais ou que je faisais des soirées chez moi ». La cocaïne, prise par Antoine comme une substance récréative, est cependant devenue une addiction.

Dépendance ou addiction ?

Plusieurs critères sont à prendre en compte pour qualifier un usage d’addiction. Selon Stéphanie Caillé-Garnier, neurobiologiste de l’addiction à l’Université de Bordeaux, « la chronicité ne va pas suffire à parler de problèmes d’addiction ».

Il s’agit d’un « désordre psychiatrique » caractérisé par « la perte de contrôle, le fait de se mettre en danger, le fait d’avoir des problèmes récurrents dans sa vie sociale à cause de sa consommation, et le « craving », le fait d’avoir toujours envie de consommer en dépit de la connaissance des conséquences négatives ». Répondre au moins à deux de ces critères permet de parler d’une addiction légère. Au-delà de cinq critères, l’addiction est qualifiée de sévère.

La pandémie de Covid-19 a mis un coup d’arrêt brutal aux soirées et à la vie sociale des étudiants. Se retrouvant souvent à suivre des cours depuis chez eux, sur leur ordinateur, la moitié d’entre eux souffrent d’anxiété ou de dépression.

Pour Anne Batisse, « on est dans une période à risque donc pas mal d’étudiants peuvent tomber dans des abus et des usages nocifs ». Elle souligne néanmoins que la reprise d’une vie normale implique bien souvent un abandon de certaines pratiques addictives.

Étudiants, cannabis, drogues, révisions
Drogues et révisions : mélange parfois contre-productif. Illustration. © Pierre Berge-Cia

Antoine sait qu’il est tombé dans l’addiction. « Avec le Covid je ne sors plus, mais je consomme toujours autant. Genre, je vois mon dealer plus que mes potes j’ai l’impression ». L’étudiant garde sa consommation secrète, sauf auprès de ses amis proches.

La docteure Florence Tual, coordinatrice régionale addiction au sein de l’ARS Bretagne, s’inquiète : « Ce qui est clair dans les premiers résultats de nos nouvelles études, c’est que la pandémie de coronavirus a joué un rôle dans l’évolution de la consommation. La première raison, c’est l’isolement. Certaines pratiques ont diminué, comme l’alcool, certaines ont augmenté comme la cocaïne et les psychotropes. Nous observons notamment beaucoup de nouveaux consommateurs. C’est très préoccupant ».

Une situation étudiante globale

Pour Chrystelle Artus, infirmière et intervenante scolaire dans la région d’Annecy, le profil d’Antoine n’est pas unique. Elle relève que les addictions se retrouvent chez tous les étudiants, quelle que soit leur origine sociale. « Là où je suis, il y a des gens qui travaillent en Suisse et gagnent super bien leur vie. Mais les enfants de frontaliers ont les mêmes problèmes que les enfants de salariés d’usine ».

L’infirmière souligne l’importance de la « courbe de déplaisir », pour faire comprendre aux jeunes, dès le lycée, qu’ils sont peut-être tombés dans l’addiction : « pour avoir l’effet que je connaissais sur le mode plaisir, il faut que j’aille prendre plus d’alcool, plus de tabac, plus de trucs ». Ce désir de prendre toujours plus d’une substance, pour obtenir une satisfaction, se retrouve chez de nombreux étudiants, parfois en parallèle de la question de la réussite aux examens.

Les médicaments dérivés d’amphétamines peuvent être associés à un désir récréatif ou à une volonté de gérer la pression. Ils stimulent le système nerveux sympathique et accélèrent son activité, tout en boostant l’humeur. Ils ont par ailleurs un effet coupe-faim, permettant de travailler plusieurs heures sans s’interrompre.

Ces effets ont tous été constatés par Alex, étudiant en neurosciences, lorsqu’il prend de l’Adderall pour la première fois. « Quand je faisais mon premier master, mon meilleur pote est venu pour le 1er de l’an et on a fait une soirée de 24h. Pour le 3 janvier il fallait que je rende un énorme projet de recherche et j’avais encore pas mal de taff. J’étais dans la merde donc j’ai une pote qui m’a dit “si tu veux j’ai de l’Adderall“. C’est un dérivé d’amphétamines donc tu le sens bien. Je me souviens plus où elle l’avait chopé celui-là mais t’as les mâchoires qui se contractent à fond, ça te coupe la faim et tu deviens super concentré ».

Addiction et sevrage

Alex reprendra deux fois de l’Adderall par la suite, mais il décide de ne pas en consommer de façon régulière. Ayant expérimenté de très nombreuses substances psychoactives, cet étudiant réalise rapidement que les dérivés d’amphétamines ne sont pas pour lui.

« L’Adderall, c’est une habitude à prendre, à doser etc. Après moi de base et encore plus en étant en neuro, vu que je prenais déjà beaucoup de drogues d’un point de vue récréatif, j’avais pas envie d’associer ça à mes études car ça aurait été une pente très dangereuse ». – Alex

Préférant réserver sa consommation aux soirées étudiantes, Alex ne cherche pas le secours de molécules chimiques pour améliorer ses performances, sauf dans ce cas exceptionnel d’un projet de recherche à rendre en urgence. Pour ses révisions, il se contente de prendre du café, des médicaments antiasthéniques et des boissons énergisantes.

Cette façon de se « doper » à la caféine rejoint les témoignages d’étudiants en médecine, notamment ceux en PACES, qui confient pour la plupart ne pas avoir recours à des drogues mais qui boivent énormément de café, pour se concentrer pendant des heures.

Pour Aurélie, la prise de Guronsan était de plus associée à une prise de somnifères durant ses deux années de PACES. Bien que le Guronsan cesse rapidement de lui procurer un sentiment d’énergie supplémentaire, elle n’arrive pas à arrêter.

« Je ne pouvais pas ne plus en prendre après. Je sentais que ça ne m’aidait plus à avoir des pics d’énergie mais si j’en prenais pas, j’étais vraiment à plat ». Cette accoutumance s’est traduite par un fort sentiment de manque pendant ses vacances d’été.

« J’avais une grosse envie de caféine pendant deux-trois semaines. Je sentais que j’étais en manque de caféine, j’avais cette envie irrépressible d’en consommer mais je ne me suis pas écoutée et je n’en ai pas pris ». – Aurélie

La dépendance à la caféine d’Aurélie était liée au stress des études. Elle ne s’est pas transformée en addiction. Stéphanie Caillé-Garnier rappelle que pour estimer le potentiel addictif d’une drogue, il faut examiner la proportion de population exposée à cette drogue et qui développe un trouble addictif. La moyenne est de 15 à 20 % pour toutes les drogues confondues. Et puis les données d’épidémiologie donnent également la quantité de personnes exposées au moins une fois dans leur vie (les expérimentateurs), parmi lesquelles les usagers réguliers voire quotidiens.

Deux accros à la cocaïne

Aujourd’hui, Aurélie ne voit pas cette prise de substances caféinées comme un dopage mais comme un supplément à son régime. « Tu prends tout ça comme tu prends des vitamines quand t’as un rhume ».

Elle remarque cependant qu’autour d’elle, ses camarades buvaient également énormément de café (cinq ou six tasses par jour), mais ne consommaient a priori pas de Guronsan.

Pour elle, cette prise de médicaments sans ordonnance était également une façon de pallier une mauvaise hygiène de vie, à dormir mal, sans faire de sport et en ayant « littéralement les fesses posées sur une chaise à ne pas bouger », pendant plus de dix heures par jour.

Drogues et jeunesse étudiante
En l’absence de soirées, l’addiction est plus visible. Illustration. © Pierre Berge-Cia

Même chose pour Alex, qui cherche à améliorer son mode de vie. Suite à un accident de basejump, il s’est fracturé le dos. Immobilisé, il a profité de sa rééducation pour arrêter de fumer, et il fait depuis du sport chaque matin pour lutter contre des douleurs chroniques apparues suite à son opération.

« Au final je me rends compte qu’avoir une alimentation plus saine, ça joue beaucoup sur ma capacité de concentration d’organisation etc. J’aurais bien aimé avoir le courage de faire ça avant dans mes études mais je suis arrivé où je voulais donc je suis content et on va dire que ça va ».

Bien qu’il regarde sans trop de regrets ses nombreuses prises de drogues, Alex prend beaucoup moins de substances illégales aujourd’hui. « Je me suis calmé mais je sais par exemple que tout ça m’a amené à être dépendant, je suis addict à la coke. Je vais pas activement chercher mais si y en a autour de moi je vais en vouloir. Si je suis en soirée et qu’il y en a, il m’en faut… C’est le seul point négatif ». Antoine partage le même constat, mais fait preuve de plus de pessimisme.

« Ça me rend triste quand j’y pense. Je me demande dans quel merdier je me suis mis. Mais vas-y, j’y pense pas trop parce que j’ai des concours quoi, ça sert à rien de me prendre la tête ». – Antoine

Selon la docteure Florence Tual de l’ARS Bretagne, l’un des principaux problèmes de l’addiction chez les jeunes est identifié : l’âge auquel est faite la première expérimentation. « Plus l’on commence tôt, plus l’on risque d’être dépendant. Et c’est valable pour tous les types de produits ».

Futurs médecins et psychotropes

Les étudiants ayant déjà consommé au moins un produit dopant dans leur vie afin d’améliorer leurs performances scolaires sont principalement des étudiants dans le domaine de la santé, selon l’Observatoire de la vie étudiante. Aurélie, ancienne étudiante en PACES, constate qu’autour d’elle, un certain silence est fait autour de la prise de substances. Cette tendance à l’auto-médication s’explique notamment par la forte pression, la compétition et la charge de travail que subissent bien souvent les étudiants de cette filière.

« Les étudiants en santé ont une grosse consommation de médicaments. Ils consomment beaucoup plus de médicaments que les autres étudiants car ils sont plus soumis au stress », précise en effet Anne Batisse, du CEID. Dans sa thèse sur le dopage intellectuel chez les étudiants en santé de Rouen, le pharmacien Yoann Tromeur souligne cet essor de l’usage détourné de médicaments. Parmi les étudiants de filières de santé déclarant prendre des substances illicites, 70 % avouent par ailleurs consommer du cannabis. Les quelques étudiants ayant recours à des amphétamines ou de l’ecstasy sont également tous des fumeurs de cannabis.

Le dark web, marché 2.0 des stupéfiants

Il existe une partie dissimulée d’Internet accessible seulement aux initiés : le deep web. Les moins de 25 ans sont deux fois plus nombreux que les plus âgés à recourir au deep web, sans doute le signe d’une pratique générationnelle. Objet de fantasme chez les jeunes, le dark web est une partie du deep web qui permet aux utilisateurs de naviguer anonymement.

Sur les marchés noirs du dark web, un internaute peut acheter et vendre presque tout, et cela en restant totalement anonyme. Toutes sortes de drogues y sont disponibles : héroïne, DMT, ecstasy, marijuana, etc. Pour obtenir ces substances, l’utilisateur peut payer au moyen de crypto-monnaies, comme le bitcoin. C’est ce qu’a fait Alex, étudiant en neurosciences, pour se procurer de l’Adderall. Selon un rapport publié par Europol et l’Observatoire Européen des Drogues et des Toxicomanies (OEDT) de 2017, le trafic de stupéfiants sur le dark web représente environ deux tiers des échanges de drogues effectués dans le monde.

Pierre Berge-Cia et Jean Cittone

*Le prénom a été modifié.

Des réunions d’Alcooliques Anonymes réservées aux femmes

« Le but de ces réunions est de pouvoir lâcher le paquet », lance Evelyne, 49 ans, abstinente depuis douze ans. « Pouvoir dire des choses qu’on ne peut pas partager en groupes mixtes : des choses qui touchent à l’intimité, à des expériences particulièrement dégradantes, des abus, des viols, de la maltraitance. Ces réunions libèrent la parole et apportent un soulagement », développe-t-elle.

L’idée lui est venue, à elle et à d’autres, de créer des réunions d’Alcooliques Anonymes non mixtes dès les débuts de la crise sanitaire. Confinement oblige, les séances de l’association ont désormais lieu dans une salle virtuelle. Très vite, Evelyne s’aperçoit que les femmes qui y assistent sont de plus en plus nombreuses : d’après elle, les tâches ménagères et la garde des enfants les empêchaient de se rendre physiquement aux réunions. Les visioconférences attireraient même davantage de femmes que d’hommes selon la quinquagénaire.

« Je ne peux déposer ça qu’ici »

Ce dimanche matin de mai, elles sont une vingtaine à se retrouver sur Zoom pour discuter de leur maladie et des difficultés qu’elles rencontrent pour ne pas reprendre « la première goutte du premier verre ». Si certaines ne montrent pas leur visage, Laetitia finit elle tranquillement son petit déjeuner devant la caméra tandis qu’Anne tire compulsivement sur sa cigarette électronique.

Lorsque Séverine finit de lire les douze étapes de rémission des Alcooliques Anonymes, vient le temps des témoignages. « Je ne savais pas qu’il y avait des réunions de femmes, c’est cool ! » s’extasie Gaëlle, nouvelle venue. D’une voix douce et posée, la jeune femme se met alors à partager ses astuces pour ne pas retomber dans ses travers de femme alcoolique. « Coucou les filles, ravie de vous retrouver », s’exclame Laetitia lorsque son tour arrive.

Si toutes participent également à des réunions mixtes, les femmes présentes ce jour-là expliquent apprécier la bienveillance de ce groupe qui leur est réservé. « Une affinité s’est créée, je m’y trouve bien » affirme Anne. Pour Irène, ces rendez-vous destinés aux femmes sont l’occasion de parler des problématiques qu’elle a vis-à-vis des hommes. « Je ne peux déposer ça qu’ici », raconte-t-elle.

 

« Les partages sont différents »

Josette, qui participe aux Alcooliques Anonymes depuis 1996, soutient qu’elle se sent « très à l’aise » lorsque seules des femmes sont présentes. Valérie explique qu’en réunions mixtes, « une barrière se crée ». « Les partages sont différents » ajoute-t-elle. Quant à Christine, qui se présente comme « lesbienne et féministe », « la présence des hommes [l’]agace ».

Au coeur de la parole de ces femmes, il y encore et toujours le tabou que constitue l’alcoolisme au féminin. Pour Anne, « on [les femmes, ndlr] se sent vachement plus honteuses. Le sentiment de culpabilité est très fort ». Et Valérie de conclure : « un homme qui boit, c’est un épicurien, tandis qu’une femme, c’est une pochtronne ».

 

Lola Dhers et Baptiste Farge 

Quand consommer devient une souffrance

Avec la crise sanitaire, les commerces « non essentiels » ont dû baisser leur rideau. Cela a été un soulagement pour les acheteurs compulsifs. Mais ils redoutent la réouverture des magasins et se sentent assiégés par la société de consommation. Comment peut-on apprendre à maîtriser sa fièvre acheteuse ?

Crédit photo : Juliette Picard

« Tout le monde peut dire en rigolant ‘oh je suis acheteuse compulsive’. Mais les personnes atteintes par ce trouble ont vraiment des pièces entières dédiées à leurs achats. Et souvent les objets ne sont même pas déballés ». Claudia Boddin, addictologue et psychothérapeute, l’assure : derrière cette expression souvent mal employée se cache un véritable trouble comportemental, appelé oniomanie, qui est source de grande souffrance. « Quand on achète quelque chose, c’est généralement pour le plaisir. Alors que quand c’est une addiction, c’est pour l’adrénaline de l’achat, c’est incontrôlable ».

Mahé, étudiante de 19 ans, décrit cette sensation : « Quand je sors, j’ai des pulsions, je me sens obligée d’acheter quelque chose. Je préfère aller en magasin car l’euphorie est plus intense, je possède mon achat tout de suite ». Comme elle, 5% à 16% de la population française souffrirait d’oniomanie, selon l’Institut Fédératif des Addictions Comportementales (IFAC). Un chiffre approximatif et difficile à vérifier en raison de la particularité de cette addiction « invisible et silencieuse et qui ne procure pas d’effets négatifs sur le corps », comme l’explique Émilie Pernet, sophrologue et hypnotérapeute.  Si la moyenne d’âge des personnes concernées est de 38 ans, entre 5,9% et 11,5% d’entre elles sont des étudiants.

Mahé, en licence de psychologie,  a commencé à dépenser de manière compulsive il y a deux ans : « Lorsque j’ai eu ma carte bleue, j’ai eu un sentiment de liberté. Je faisais des achats deux à trois fois par semaine, ce qui représentait jusqu’à 100 euros par mois dépensés inutilement. J’étais insatiable, j’accumulais les produits ».  La jeune femme privilégiait des articles à petits prix, généralement des vêtements ou des babioles achetés à Primark ou Action et qui rentraient dans son budget : « Même si ça ne me plaisait pas, j’achetais, sinon je me sentais frustrée. Une fois j’ai pris des chaussettes à trois euros alors que je savais que je n’en avais pas besoin. Je me rappelle que quand j’étais petite, mon père faisait beaucoup d’achats qui ne servaient pas à grand-chose et je le voyais être content d’acheter. Peut-être que ça vient de là ». L’addiction débute généralement « très tôt dans l’enfance, avant de ressortir au moment de l’adolescence ou de l’entrée dans l’âge adulte car ce sont des périodes où il y a une sorte de crise identitaire », explique Céline Vidal, psychothérapeute. « Mais tout le monde ne devient pas addict, cela dépend du contexte environnemental, familial, culturel ».

Des habitudes d’achat bouleversées 

En raison du confinement, Mahé a trouvé un certain apaisement. Peu adepte des achats en ligne car « c’est plus long, il faut faire un panier, payer et ensuite attendre l’arrivée du colis », elle a tout de même fini par céder : « Je fais une grosse commande toutes les deux semaines pour être satisfaite ». Elle redoute la prochaine étape du déconfinement avec la réouverture des magasins : « Je vais retourner à Toulouse pour mes cours et je sais que je vais être aussi tentée qu’avant ».

Le déconfinement, Joséphine le redoute aussi : « Je ne vais pas pouvoir résister après tout ce manque. Et en plus de ça, j’ai pris de nouvelles habitudes en ligne ». Si la Niçoise a hâte de retourner dans les magasins « environ trois fois par semaine”, elle a aussi pris goût aux achats en ligne, notamment sur Vinted, pendant le confinement : « Pouvoir se procurer de beaux articles à prix très réduits, ça pousse à la consommation, surtout que tout se revend très facilement. En plus, les échanges avec les autres utilisateurs m’ont permis de garder un lien avec le monde extérieur et de rencontrer des gens à une période où je n’avais plus de vie sociale ».

Quand elle est de bonne humeur, la jeune femme de 22 ans a « des pulsions ». Elle a beau essayer de résister, elle finit par craquer la plupart du temps : « Je repense à toutes les fois où j’ai hésité et à combien j’étais contente d’avoir fini par acheter. Même si je sais que c’est du gâchis, que je vais à peine utiliser mes achats et que je vais les regretter ». Une manifestation typique de l’oniomanie, comme le détaille Céline Vidal : « On peut parler d’addiction lorsqu’il y a répétition d’un acte presque un peu vital qui devient chronique et qui va procurer du plaisir dans l’instant. On ne peut pas s’en empêcher, puis juste après l’acte, on va culpabiliser. Il y a une part de notre inconscient qui agit puis il y a une conscience qui revient ». 

L’addiction de Joséphine a débuté après avoir décroché son premier travail, à 17 ans : « À chaque fois que je recevais ma paie, je dépensais. Près de 400 euros par mois. Je me suis rendu compte que c’était un problème lorsque j’utilisais l’argent en priorité pour les achats plutôt que les factures. C’est uniquement à ce moment-là que j’en ai parlé à ma psychologue ». Pour la plupart des oniomanes, en parler s’avère en effet compliqué : « Il y a beaucoup de honte et de déni, les gens arrivent rarement en disant qu’ils ont un problème d’addiction aux achats, sauf si la situation est vraiment handicapante. Ils consultent pour autre chose et c’est dans la relation de confiance qu’on peut ensuite l’aborder », constate Juliette Ghiulamila, thérapeute. 


Des solutions « au cas par cas »

Entre le premier et le deuxième confinement, Joséphine a suivi des séances de sophrologie et d’hypnose qui lui ont permis de « reprendre un peu le contrôle » sur l’addiction. Émilie Pernet, qui exerce à Paris, explique que l’accompagnement se fait « sur plusieurs plans. Il y a un travail de visualisation dans le passé pour comprendre d’où vient l’émotion qui déclenche le besoin d’acheter et pouvoir en redevenir acteur. On essaye aussi de changer le comportement automatique de la personne, grâce notamment à des techniques respiratoires et l’hypnose, qui permet d’aller chercher l’inconscient, la part de nous qui gère tous les automatismes ». Elle recommande aussi un suivi plus global : « En général quand on veut changer une addiction, c’est le début d’un nouveau chapitre dans une vie. C’est important de se demander par quoi toute cette énergie et tout ce temps qu’on met dans l’addiction vont être remplacés. Avec le client, on va essayer de trouver ce qui lui fait du bien, pour que cet espace qui est en lui soit remplacé par quelque chose de positif ». 

D’autres moyens de se soigner existent. Parmi ceux-ci, l’analyse psycho-organique, une méthode qui est la spécialité de Céline Vidal : « On revient sur des situations passées qui font qu’aujourd’hui, il y a une souffrance que l’on a projetée sur l’objet de dépendance, en l’occurrence l’achat ». Cette souffrance est due à un besoin que la personne n’a pas pu satisfaire, généralement dans son enfance : « On accompagne l’individu vers l’origine de ce manque, notamment avec la technique du bon parent : c’est un travail de reparentage à l’intérieur de soi-même pour incarner un bon parent pour soi-même, se suffire et faire des expériences plus positives avec le monde ». Elle préfère ainsi parler de transformation plutôt que de guérison :  « Je considère que la thérapie est réussie lorsque la personne retrouve un chemin d’autonomie par rapport à sa dépendance, même s’il peut y avoir des rechutes passagères […]. Au début de la thérapie, elle arrive avec une blessure sur la peau, qui saigne. Au fur et à mesure elle va se refermer, elle va se panser, elle ne fera plus mal. Mais ça reste une cicatrice, quand on va appuyer dessus elle restera un petit peu sensible ». 

Juliette Ghiulamila, gestalt praticienne, décrit une autre approche thérapeutique : « En gestalt thérapie, on travaille sur la personne en contact avec son environnement. […] Il n’y a pas de baguette magique ni de protocole défini, c’est vraiment du cas par cas. Déjà, prendre conscience qu’il y a un problème, c’est un grand pas en avant. […] Chez une personne addicte, l’achat sert à combler un vide, calmer une angoisse ou un mal-être. On va donc repérer les moments où elle se sent tentée et on essaye de trouver un autre moyen de soulagement en prenant en compte ses émotions et ses ressentis ».

Un confinement bénéfique pour certains

Les trois spécialistes constatent toutes que leur clientèle est très majoritairement féminine. En effet, les femmes représenteraient 80% à 95% des acheteurs compulsifs selon les études des chercheurs Christenson et Lejoyeux. Elles seraient le plus souvent mariées et vivraient dans les pays développés. Jean-Pierre, 43 ans et sans emploi, fait ainsi figure d’exception. Et si son addiction a « drastiquement diminué » depuis neuf ans maintenant, ce n’est pas grâce à l’un des moyens médicaux évoqués dont il n’a d’ailleurs « pas eu connaissance », mais à son placement sous curatelle renforcée : « C’est une assistante sociale qui me l’a conseillé car j’étais au bord de la ruine. C’est à ce moment que j’ai pris conscience de mon addiction ». Sa curatrice s’occupe désormais de toutes ses dépenses courantes, de quoi limiter les effets de son addiction qui s’est manifestée dès l’adolescence : « Il me fallait un refuge face au harcèlement scolaire et aux viols que j’ai subis à cette période : cela a été ma passion pour les voitures ».

Jean-Pierre raconte ainsi qu’avant son placement sous curatelle renforcée, presque l’intégralité de son faible revenu lui servait à compléter sa collection de voitures miniatures. (à lire aussi La mise sous curatelle, la solution pour les formes sévères d’oniomanie) Depuis 2012, il est limité à « une dizaine de voitures dans les vide-greniers qui ont lieu le dimanche, soit entre 120 et 150 euros par mois ». Les différents confinements lui ont permis de diminuer ses achats encore davantage : « Étrangement, ça a eu un effet positif sur mon addiction.  Le besoin persiste, mais le fait que les magasins soient fermés  m’a permis de me concentrer sur d’autres projets. J’essaie de changer. J’ai aussi demandé à ma banque de désactiver la fonction ‘achats en ligne’ de ma carte bleue pour ne pas craquer ». Désormais, les achats ne sont plus systématiques et ne dépassent pas 30 euros : « Je reste toujours tenté à chaque fois que je sors et que je vois un rayon jouets mais il m’arrive de plus en plus souvent de résister. Sinon, c’est deux voitures maximum et je ressens un sentiment de défaite d’avoir cédé. Mes derniers achats sont même restés dans leur emballage ».

Les dispositifs bancaires possibles :

Cette évolution n’étonne pas Emilie Pernet qui pense que le confinement a plutôt permis aux personnes atteintes d’oniomanie de prendre du recul sur leur addiction et a été une opportunité de changer leurs habitudes. Mais elle souligne que cela n’a pas été le cas pour tout le monde : « D’un autre côté, la situation fait qu’on achète beaucoup plus en ligne et il y a une hausse de l’anxiété et des incertitudes, même chez des personnes qui étaient bien dans leur vie ».

Acheter pour combler l’isolement

Elsa*, une étudiante à Paris en première année de droit, âgée de 18 ans, a commencé à développer une addiction aux achats durant le confinement. « Les crises d’angoisse ont commencé l’an dernier lors du premier confinement, c’était l’année du bac », raconte-t-elle. Comme elle était chez ses parents dans l’est de la France, il n’y avait pas selon elle « de conséquences directes ». C’est durant le second confinement lorsqu’elle s’est retrouvée isolée à Paris dans un studio de 20 mètres carrés que l’oniomanie a vraiment commencé. Le manque de repères, les difficultés pour suivre un cours en ligne, l’augmentation des publicités sur Internet ont alimenté la tentation. « Le problème avec cette addiction, c’est qu’on est dans une société de consommation qui nous poursuit partout. Quand on est dans la rue, surtout en ville, c’est impossible de ne pas être tenté. Sur les réseaux sociaux et internet, les pubs sont très bien ciblées », assure Emilie Pernet.

La pulsion d’Elsa est déclenchée par ses moments d’angoisse, de mécontentement ou de frustration liés à l’incertitude qu’entraîne la crise sanitaire. Emilie Pernet explique que « l’addiction n’est pas négative au départ. C’est un comportement qu’on a mis en place, inconsciemment, petit à petit, parce que ça nous fait du bien et qu’on a besoin d’être protégé d’une émotion négative. Donc ça partait d’une bonne intention, avant que ça ne devienne trop ». L’étudiante achète « pour oublier » : « J’ai l’impression de vivre, qu’il se passe quelque chose d’excitant dans ma vie. Ça m’occupe. […] Je me dis que c’est mal mais d’un autre côté ça me fait du bien ». Elle commence à ressentir de la culpabilité vis-à-vis de ses parents en difficulté financière à cause du Covid : « Depuis les vacances de Noël je ne calcule plus ce que je dépense. Avant, je faisais quand même attention à ne pas me mettre dans le rouge. Mes parents me donnent 900 euros par mois pour subvenir à mes besoins, ça fait quatre fois de suite que je finis à découvert à la fin du mois. […] Une fois j’ai inventé une fausse réparation de matériel qu’Apple m’a facturée 200 euros pour leur expliquer mon découvert »

Elsa est loin d’être un cas isolé. Le confinement et la crise sanitaire ont pu être propices à une hausse des addictions selon Céline Vidal : « Il y a un risque car à cause du confinement et de l’isolement, on a été davantage face à nous-mêmes, et donc confrontés de manière plus forte à ce qu’on vit, notamment nos souffrances ». De plus en plus de personnes n’hésitent plus à suivre une thérapie depuis le premier confinement et certains de ses collègues ont même dû « décliner des prises de rendez-vous parce qu’ils étaient complets ». Très redoutée par Mahé, Joséphine et Elsa, l’ouverture des commerces le 19 mai sera une nouvelle épreuve.

*le prénom a été modifié.

Juliette Picard & Laura Pottier