Le chemin de croix des addicts sexuels

Avec les sexshops et les cinémas, l’addiction sexuelle a longtemps bénéficié d’une image folklorique. © Glenn Gillet

Sur le modèle des alcooliques anonymes, des dépendants sexuels se réunissent pour tenter de maîtriser leur addiction. Leur trouble, cependant, n’est pas encore bien reconnu scientifiquement et les personnes qui se sentent atteintes ont des difficultés à trouver un soutien médical.

« Pour moi, je ne faisais de mal à personne », confie Rémi. Le remède de ce quadragénaire de Tarbes aux petits tracas du quotidien est resté le même pendant des années. « Si certains fument des clopes, moi, je regardais du porno ». A la moindre contrariété, comme une dispute mal digérée avec une caissière agressive, le refuge était le même. De quoi l’amener à une fréquence et une intensité hors norme. « Il est arrivé que j’en regarde jusqu’à 4 ou 5 heures par jour ». Il a longtemps vu cela comme un exutoire, une façon de pallier ses difficultés à communiquer : « C’était la seule chose que je contrôlais. Dans la vraie vie, c’était dur d’aller vers l’autre. Alors qu’avec le porno, je maîtrisais mes fantasmes ».


« Des années de déni », balaye-t-il maintenant qu’il a rencontré sa compagne. Auprès d’elle, il a pris conscience de ses démons, surtout après l’arrivée de leur enfant. « Pendant sa grossesse, elle s’est aperçue que j’allais sur des sites pornos. Je tentais d’arrêter plusieurs fois. Ça durait une semaine et je reprenais », se souvient-il. « Quand notre fils a eu 5 ans, elle m’a demandé de partir ». Un électrochoc des plus bénéfiques : Rémi décide de se reprendre en main. « Au lieu de regarder du porno sur Internet, j’ai fait des recherches sur la dépendance ». Si les retrouvailles avec sa compagne ne tardent pas, c’est parce que Rémi est parvenu à mettre des mots sur le mal qui est le sien : il est « dépendant sexuel », comme 3 à 6% de la population française, selon les chiffres de la Fédération français d’addictologie.

La pornographie constitue la manifestation la plus courante de ce trouble comportemenal masculin, mais la multiplication des partenaires, ainsi que le recours à la prositution, sont aussi des marqueurs de ce qui apparaît comme une « addiction »

Addiction ou pas ?

Où commence-t-elle ? Depuis les premières études sur le sujet dans les années 1970, le débat continue à diviser les scientifiques : faut-il d’ailleurs parler d’addiction ou  d’hypersexualité ? De sexualité addictive ? De sexualité compulsive ? Face à la nécessité de s’accorder sur une définition, les instances internationales ont tranché : depuis 2018, c’est l’appellation « comportement sexuel compulsif » qui figure dans la classification de l’Organisation mondiale de la santé (OMS).

Derrière une nomenclature absconse pour une grande partie des personnes atteintes et même pour certains praticiens, il y a la réalité : « perte de liberté, envahissement psychique, activité qui devient centrale, perte de contrôle, poursuite des conduites malgré les conséquences négatives, dommages conjugaux, financiers, psychologiques, professionnels, judiciaires et infectieux », c’est l’inventaire que dresse la psychiatre-addictologue Marie-Grall Bronnec, qui montre que cette réalité peut tout à fait être source de souffrance.

Contrairement aux dépendants à des produits, l’addiction sexuelle est « comportementale » au même titre que l’addiction aux jeux, aux achats ou encore à certains aliments ou pratiques alimentaires. « C’est le cerveau qui est le dealer », résume l’addictologue Stéphanie Ladel avant de nuancer : « Le sexe à la base n’est pas une substance, pas un produit, mais il peut être produit voire industrialisé par la pornographie, par les tchats ». Elle pointe par ailleurs la complexité pour définir les conduites addictives relatives à la sexualité puisque « le sexe fait partie des sources naturelles de plaisir parce que Dame Nature (…) a décidé que c’était une bonne chose de manger pour rester en vie plusieurs jours, et de faire du sexe pour rester en vie plusieurs générations ».

« J’avais enterré mes émotions »

Reste qu’entre plaisir et addiction, tracer la ligne peut s’avérer complexe, d’autant plus que l’addiction sexuelle est souvent liée à une dépendance affective. Franchir cette ligne sans s’en apercevoir est d’une grande banalité, les addicts peuvent alors « sombrer », selon l’expression d’Aurélie Wellenstein, documentaliste à l’hôpital de Marmottan, établissement parisien pionnier dans le traitement des addictions.

Pour beaucoup, cela se caractérise par une incapacité à gérer la place croissante que prend l’addiction dans leur vie : « Mes collègues de travail ont certainement compris ce que je faisais », cite en exemple Rémi. La sphère familiale reste toutefois l’endroit où l’addiction est la plus envahissante. Lorsque les dépendants sexuels sont en couple, la place prise par le sexe, occasionne systématiquement des frictions : « Au moindre problème, je mettais un terme à la relation », partage Eugénie, 48 ans. Pour cette addict sexuelle et affective, le sexe a toujours été « sale », un moyen de priver un mari qu’elle considérait responsable de tous ses maux. Eugénie n’en est pas moins dépendante sexuelle : le sexe devient une monnaie d’échange grâce à laquelle elle peut tout obtenir et dont elle ne peut pas se passer. « J’avais enterré mes émotions. Je fonctionnais comme un robot. Mon mari, lui, c’était la douceur incarnée », confie-t-elle. « Il a fallu que je passe des années à pourrir sa vie. »

Stéphanie Ladel abonde : « Il peut y avoir une irritabilité réelle ou induite par le comportement addictif : vis-à-vis de leur conjoint, de leur proche, les gens peuvent paraître irascibles plus qu’ils ne le sont pour pouvoir aller consommer. » Faute de pouvoir s’assurer des interactions sociales saines, les addicts sont souvent très isolés : « Quand on cède à ses impulsions plusieurs fois dans la journée, on n’est pas fréquentable », reconnaît un autre addict prénommé Rémi, habitant Strasbourg et aujourd’hui investi dans l’apprentissage de la communication non-violente pour se guérir. Cet auto-isolement rend le recours à une quelconque aide encore plus difficile : « On a des gens qui sont extrêmement honteux, qui sont dans une solitude extrême », s’inquiète Aurélie Wellenstein.

Le visage le plus récent de l’addiction sexuelle est la pornogaphie, accessible à tous sur Internet depuis plus de 20 ans. © Glenn Gillet

Mais, comment devient-on addict sexuel ? Au-delà de « l’appétence pour la chose » qui « recouvre l’ensemble de la population », Stéphanie Ladel identifie la « vulnérabilité personnelle » comme une des premières causes. La source de l’addiction se cache bien souvent dans la construction affective de l’individu. « Au bout de quelques séances, on retrouve souvent des traumatismes de type sexuel, comme des agressions ou des viols, c’est très fréquent. », abonde Aurélie Wellenstein.

Nombreux sont les addicts à faire état d’épisodes traumatiques. « Ma mère n’avait qu’une seule hantise : que je tombe enceinte. Elle me donnait la pilule avant même que je sois réglée. », raconte Florence, 55 ans. Dès son plus jeune âge, cette Bruxelloise d’origine a reçu la même leçon familiale : le sexe était « sale ». « Mon père était fou. Quand j’avais 12 ans, il me montrait son sexe en criant « T’as peur hein !? T’as peur ? » ». C’est cette enfance traumatisante qui, pense-t-elle, explique le mal qui est le sien et dont elle se rétablit péniblement : la frigidité, « l’incapacité à ressentir du plaisir pendant l’acte », explique-t-elle.

Comme Florence, les addicts évoquent souvent leur enfance auprès d’une famille jugée « dysfonctionnelle », au sein de laquelle les abus de pouvoir de la part des parents ont pu être fréquents et vite apparaître comme la norme aux yeux des enfants. En cause : bien souvent, la dépendance d’un des deux parents à l’alcool ou… au sexe. « Ma mère imposait des relations sexuelles à mon père avec mon parrain et sa femme. Pour elle, tromper son mari était normal », témoigne Florence.

Les jeunes consommateurs, des « bombes à retardement » ?

Mais, au-delà du contexte familial, cliniciens de tous bords pointent du doigt l’accessibilité de la cyberpornographie comme un facteur aggravant, notamment durant les confinements. « Il y a des sites comme Pornhub qui ont tout mis en accès libre. Alors les gens ont passé leur journée devant à regarder du porno. », s’étrangle Aurélie Wellenstein. Issu de la « génération Canal » et de son fameux film X chaque premier samedi du mois, Rémi, le sudiste, trouvait déjà le porno trop accessible il y a 20 ans. Mais, aujourd’hui, c’est pire que tout. « La société est ultra sexualisée. Pour vendre des pneus, il faut une belle femme ! », résume celui qui a déjà peur pour son fils, aujourd’hui âgé de 14 ans, l’âge moyen du premier visionnage de contenu pornographique en ligne, selon une enquête Ifop datant de 2017.

Une « bombe à retardement. », a coutume de dire Rémi, qui craint que son fils devienne dépendant sexuel à son tour. Et pour ceux qui, contrairement au père de famille, n’ont pas la possibilité d’anticiper l’addiction sexuelle et la découvrent sur le tas, se pose la question des nombreux traitements.

© Glenn Gillet

Se soigner, mais comment ?

La thérapie consiste surtout dans le fait de se concentrer sur la construction affective qui joue un rôle déterminant dans l’addiction. Nombreux sont les dépendants à avoir recours à cette méthode. Une véritable aubaine, pour certains. « C’est l’univers qui me l’a envoyé ! », aime dire Eugénie à propos de son psychologue. « C’est quelqu’un de passionné par son métier, qui m’a réappris ce qu’était l’honnêteté ». A l’inverse, d’aucuns considèrent que ce détour par l’enfance éloigne du véritable problème, comme Rémi, le tarbais : «Au bout de 6 mois-1 an de thérapie, j’ai arrêté », explique-t-il. « Parce que, d’accord, c’est la faute de mes parents, mais à côté de ça je continuais la masturbation compulsive. ». La faute, selon lui, à une relation unilatérale avec un spécialiste « qui sait ». « Je disais ce qu’il voulait entendre. Ca ne pouvait pas marcher. », conclut-il.

Ce qui manque dans la thérapie, cette relation d’égal à égal, il l’a trouvé dans les fraternités de type Alcooliques Anonymes et notamment à Dasa, les Dépendants affectifs et sexuels anonymes. Le principe : des réunions régulières et réservées aux addicts qui peuvent prendre la parole librement. DASA propose également à chacun d’être parrainé par un autre addict. « C’est un jeu de mimétisme entre deux personnes qui ont vécu les mêmes souffrances. », résume Rémi. « Le véritable spécialiste, c’est le dépendant. », défend Florence, également membre de la fraternité.

Dasa et les 12 étapes vers la « sobriété sexuelle »

Créés en 1973 aux Etats-Unis, les Dépendants affectifs sexuels anonymes (Dasa) ont emprunté aux Alcooliques Anonymes (AA) le concept du programme en « 12 étapes », que le dépendant doit suivre pour atteindre la « sobriété sexuelle ». La première : « Accepter son impuissance face à la dépendance ». Pour cela, les dépendants doivent, étapes suivantes, « croire en une puissance supérieure » et lui « confier la maladie », autre emprunt aux AA créés en 1935 à partir d’un mouvement évangéliste. Les quatre étapes suivantes : « Faire un inventaire minutieux sur soi-même », « identifier ses torts » et « travailler sur ses défauts en général » et son « caractère » ensuite. Puis, vient l’amende honorable : « Faire la liste des personnes que l’on a blessé », « réparer les torts ». Enfin, avoir prié et médité « pour mener à bien le projet de rétablissement », le dépendant s’engage à « transmettre ce qu’il a appris », notamment en parrainant d’autres addicts sexuels.

Mais, si rien ne vaut le témoignage des dépendants, il arrive que certains, en tentant de mettre le doigt sur les raisons de leur mal-être, le relient à tort à l’addiction sexuelle. « C’est l’effet Doctissismo, on se dit que c’est forcément de nous qu’on parle sur les forums », analyse Stéphanie Ladel, qui reçoit régulièrement des « faux positifs » en consultation.

Elle cite pêle-mêle les « maris volages » qui cherchent à justifier leurs infidélités en se disant dépendant. D’autres patients décrits comme « très religieux » par la spécialiste, « et qui aimeraient avoir des pratiques sexuelles d’ange », mais tombent de haut lorsqu’ils constatent qu’ils fantasment et que leurs pensées leur échappent. « Il y a beaucoup de gens qui se reprochent d’avoir des actions sexuelles, du point de vue moral » constate-t-elle. Là encore, le recours à l’autodiagnostic permet de se trouver des excuses. Ces cas restent toutefois inoffensifs. D’autres patients autodiagnostiqués souffrent en réalité de troubles plus graves, comme des attirances pédophiles. Dans ces cas-là, « c’est plus facile de se cacher derrière l’étiquette d’addict sexuel ».

« C’est compliqué, la sexualité, parce que ça fait ricaner »

Face à la méconnaissance vis-à-vis du trouble, l’enjeu de prévention et de santé publique est réel. Or, les spécialistes constatent, accablés, que le problème n’est pas vraiment pris en compte : « On a des gens bringuebalés entre des spécialistes qui souvent ne comprennent rien. Avant d’arriver sur un addictologue, ils peuvent errer pendant très longtemps. Il n’y a aucun fléchage pour l’addiction sexuelle, ce n’est pas un sujet qui intéresse les gens », considère Aurélie Wellenstein.

Les tabous contribuent également au manque de reconnaissance du trouble : « C’est compliqué la sexualité parce que ça fait ricaner. Les gens n’en parlent pas parce que ça touche à l’intime. Même dans notre équipe [de l’hôpital Marmottan, NDLR] tout le monde n’est pas à l’aise avec le fait de recevoir des addicts sexuels », avoue la documentaliste. En termes de prévention à grande échelle, « en France, il n’y a rien », lâche Maria Hernandez-Mora, psychologue clinicienne, qui officie dans un centre d’addictologie rattaché à l’hôpital Simone-Veil de Paris.

Après plusieurs années passées en structure spécialisée en Espagne, elle tente aujourd’hui d’importer l’approche de santé publique qu’elle y a découverte et qui a fait ses preuves en Espagne ainsi qu’aux Etats-Unis : refuser la prohibition, notamment en ce qui concerne la pornographie, pour préférer des campagnes de prévention bienveillantes et la formation de professionnels en mesure d’appréhender les parcours souvent chaotiques des dépendants.Ce travail, elle le mène à travers l’association Déclic, qu’elle a cofondée avec Anne-Sixtine Pérardel, philosophe et conseillère en vie affective et sexuelle. En parallèle, Maria Hernandez-Mora poursuit un doctorat sur l’impact de la pornographie et prépare une thèse. L’objectif ? Démontrer la réalité scientifique de l’addiction sexuelle et ainsi ouvrir la voie à des financements pour une prévention de grande ampleur.

Pierre-Yves Georges et Glenn Gillet

A ECOUTER AUSSI – De la pathologie fantasmée au jugement moral, petite histoire de la notion de « nymphomanie », parfois utilisée en synonyme d’addiction au sexe / Par Sylvie Chaperon, membre de l’institut universitaire de France et spécialiste de la médecine sexuelle et de l’histoire des femmes au XIXe siècle :

Soigner soi-même ses addictions grâce à l’autohypnose

Trois questions à Alexandre Lockert, psychologue clinicien et psychothérapeute spécialisé en hypnothérapie.

Qu’est-ce que l’autohypnose ? 

C’est le fait de se faire de l’hypnose à soi-même. L’hypnose, c’est rentrer à l’intérieur de soi, c’est-à-dire utiliser un état modifié de conscience pour accéder à son inconscient, notre structure psychologique, où se trouvent nos émotions, nos souvenirs, notre mémoire, nos expériences, … Ce serait apprendre à mettre de côté notre petit mental, notre logique, pour pouvoir accéder à tout ce monde d’émotions. Parfois, on essaye de changer mais on n’y arrive pas. Par exemple, j’ai envie d’arrêter de fumer mais je n’y arrive pas. Qu’est-ce qui fait que ça bloque ? C’est que ma structure psychologique tourne en boucle. Des schémas se répètent et je n’arrive pas à les changer. Il faut mettre de côté le mental, pour accéder à l’inconscient, pour ensuite travailler sur ces mécanismes et mettre en place des changements. Faire de l’autohypnose, ce serait se recentrer sur soi et retrouver ses émotions.

Comment peut-on s’autohypnotiser ? 

D’abord, il faut apprendre ce que c’est l’autohypnose. Soit on suit une formation, soit on regarde dans des livres, soit on regarde des vidéos sur Internet. C’est de la pratique et de l’entraînement. C’est comme le vélo. Au début, généralement, on a les petites roues. Au bout d’un moment, on les enlève et on n’y arrive pas soi-même. Les premiers procédés sont les focalisations : se focaliser sur son corps, sur le souffle, sur quelque-chose que l’on peut observer devant soi. À force de me focaliser, je vais commencer à oublier tout ce qui se passe autour de moi. 

Exercice d’autohypnose: 

Pour quel type d’addiction l’autohypnose fonctionne-t-elle le mieux ? 

Alors, ça marche très bien pour l’arrêt du tabac. Il y a eu un effet de mode il y a une petite dizaine d’années. Après ça fonctionne pour toutes les addictions. Mais certaines sont plus compliquées que d’autres. Par exemple, les addictions aux stupéfiants, notamment l’héroïne. Quand il y a une dépendance, il faut un suivi médical en plus du suivi psychologique, c’est important. L’autohypnose ne va pas forcément enlever tous les symptômes de manque.

 

 

Nolwenn Autret et Aglaé Gautreau

Quand consommer devient une souffrance

Avec la crise sanitaire, les commerces « non essentiels » ont dû baisser leur rideau. Cela a été un soulagement pour les acheteurs compulsifs. Mais ils redoutent la réouverture des magasins et se sentent assiégés par la société de consommation. Comment peut-on apprendre à maîtriser sa fièvre acheteuse ?

Crédit photo : Juliette Picard

« Tout le monde peut dire en rigolant ‘oh je suis acheteuse compulsive’. Mais les personnes atteintes par ce trouble ont vraiment des pièces entières dédiées à leurs achats. Et souvent les objets ne sont même pas déballés ». Claudia Boddin, addictologue et psychothérapeute, l’assure : derrière cette expression souvent mal employée se cache un véritable trouble comportemental, appelé oniomanie, qui est source de grande souffrance. « Quand on achète quelque chose, c’est généralement pour le plaisir. Alors que quand c’est une addiction, c’est pour l’adrénaline de l’achat, c’est incontrôlable ».

Mahé, étudiante de 19 ans, décrit cette sensation : « Quand je sors, j’ai des pulsions, je me sens obligée d’acheter quelque chose. Je préfère aller en magasin car l’euphorie est plus intense, je possède mon achat tout de suite ». Comme elle, 5% à 16% de la population française souffrirait d’oniomanie, selon l’Institut Fédératif des Addictions Comportementales (IFAC). Un chiffre approximatif et difficile à vérifier en raison de la particularité de cette addiction « invisible et silencieuse et qui ne procure pas d’effets négatifs sur le corps », comme l’explique Émilie Pernet, sophrologue et hypnotérapeute.  Si la moyenne d’âge des personnes concernées est de 38 ans, entre 5,9% et 11,5% d’entre elles sont des étudiants.

Mahé, en licence de psychologie,  a commencé à dépenser de manière compulsive il y a deux ans : « Lorsque j’ai eu ma carte bleue, j’ai eu un sentiment de liberté. Je faisais des achats deux à trois fois par semaine, ce qui représentait jusqu’à 100 euros par mois dépensés inutilement. J’étais insatiable, j’accumulais les produits ».  La jeune femme privilégiait des articles à petits prix, généralement des vêtements ou des babioles achetés à Primark ou Action et qui rentraient dans son budget : « Même si ça ne me plaisait pas, j’achetais, sinon je me sentais frustrée. Une fois j’ai pris des chaussettes à trois euros alors que je savais que je n’en avais pas besoin. Je me rappelle que quand j’étais petite, mon père faisait beaucoup d’achats qui ne servaient pas à grand-chose et je le voyais être content d’acheter. Peut-être que ça vient de là ». L’addiction débute généralement « très tôt dans l’enfance, avant de ressortir au moment de l’adolescence ou de l’entrée dans l’âge adulte car ce sont des périodes où il y a une sorte de crise identitaire », explique Céline Vidal, psychothérapeute. « Mais tout le monde ne devient pas addict, cela dépend du contexte environnemental, familial, culturel ».

Des habitudes d’achat bouleversées 

En raison du confinement, Mahé a trouvé un certain apaisement. Peu adepte des achats en ligne car « c’est plus long, il faut faire un panier, payer et ensuite attendre l’arrivée du colis », elle a tout de même fini par céder : « Je fais une grosse commande toutes les deux semaines pour être satisfaite ». Elle redoute la prochaine étape du déconfinement avec la réouverture des magasins : « Je vais retourner à Toulouse pour mes cours et je sais que je vais être aussi tentée qu’avant ».

Le déconfinement, Joséphine le redoute aussi : « Je ne vais pas pouvoir résister après tout ce manque. Et en plus de ça, j’ai pris de nouvelles habitudes en ligne ». Si la Niçoise a hâte de retourner dans les magasins « environ trois fois par semaine”, elle a aussi pris goût aux achats en ligne, notamment sur Vinted, pendant le confinement : « Pouvoir se procurer de beaux articles à prix très réduits, ça pousse à la consommation, surtout que tout se revend très facilement. En plus, les échanges avec les autres utilisateurs m’ont permis de garder un lien avec le monde extérieur et de rencontrer des gens à une période où je n’avais plus de vie sociale ».

Quand elle est de bonne humeur, la jeune femme de 22 ans a « des pulsions ». Elle a beau essayer de résister, elle finit par craquer la plupart du temps : « Je repense à toutes les fois où j’ai hésité et à combien j’étais contente d’avoir fini par acheter. Même si je sais que c’est du gâchis, que je vais à peine utiliser mes achats et que je vais les regretter ». Une manifestation typique de l’oniomanie, comme le détaille Céline Vidal : « On peut parler d’addiction lorsqu’il y a répétition d’un acte presque un peu vital qui devient chronique et qui va procurer du plaisir dans l’instant. On ne peut pas s’en empêcher, puis juste après l’acte, on va culpabiliser. Il y a une part de notre inconscient qui agit puis il y a une conscience qui revient ». 

L’addiction de Joséphine a débuté après avoir décroché son premier travail, à 17 ans : « À chaque fois que je recevais ma paie, je dépensais. Près de 400 euros par mois. Je me suis rendu compte que c’était un problème lorsque j’utilisais l’argent en priorité pour les achats plutôt que les factures. C’est uniquement à ce moment-là que j’en ai parlé à ma psychologue ». Pour la plupart des oniomanes, en parler s’avère en effet compliqué : « Il y a beaucoup de honte et de déni, les gens arrivent rarement en disant qu’ils ont un problème d’addiction aux achats, sauf si la situation est vraiment handicapante. Ils consultent pour autre chose et c’est dans la relation de confiance qu’on peut ensuite l’aborder », constate Juliette Ghiulamila, thérapeute. 


Des solutions « au cas par cas »

Entre le premier et le deuxième confinement, Joséphine a suivi des séances de sophrologie et d’hypnose qui lui ont permis de « reprendre un peu le contrôle » sur l’addiction. Émilie Pernet, qui exerce à Paris, explique que l’accompagnement se fait « sur plusieurs plans. Il y a un travail de visualisation dans le passé pour comprendre d’où vient l’émotion qui déclenche le besoin d’acheter et pouvoir en redevenir acteur. On essaye aussi de changer le comportement automatique de la personne, grâce notamment à des techniques respiratoires et l’hypnose, qui permet d’aller chercher l’inconscient, la part de nous qui gère tous les automatismes ». Elle recommande aussi un suivi plus global : « En général quand on veut changer une addiction, c’est le début d’un nouveau chapitre dans une vie. C’est important de se demander par quoi toute cette énergie et tout ce temps qu’on met dans l’addiction vont être remplacés. Avec le client, on va essayer de trouver ce qui lui fait du bien, pour que cet espace qui est en lui soit remplacé par quelque chose de positif ». 

D’autres moyens de se soigner existent. Parmi ceux-ci, l’analyse psycho-organique, une méthode qui est la spécialité de Céline Vidal : « On revient sur des situations passées qui font qu’aujourd’hui, il y a une souffrance que l’on a projetée sur l’objet de dépendance, en l’occurrence l’achat ». Cette souffrance est due à un besoin que la personne n’a pas pu satisfaire, généralement dans son enfance : « On accompagne l’individu vers l’origine de ce manque, notamment avec la technique du bon parent : c’est un travail de reparentage à l’intérieur de soi-même pour incarner un bon parent pour soi-même, se suffire et faire des expériences plus positives avec le monde ». Elle préfère ainsi parler de transformation plutôt que de guérison :  « Je considère que la thérapie est réussie lorsque la personne retrouve un chemin d’autonomie par rapport à sa dépendance, même s’il peut y avoir des rechutes passagères […]. Au début de la thérapie, elle arrive avec une blessure sur la peau, qui saigne. Au fur et à mesure elle va se refermer, elle va se panser, elle ne fera plus mal. Mais ça reste une cicatrice, quand on va appuyer dessus elle restera un petit peu sensible ». 

Juliette Ghiulamila, gestalt praticienne, décrit une autre approche thérapeutique : « En gestalt thérapie, on travaille sur la personne en contact avec son environnement. […] Il n’y a pas de baguette magique ni de protocole défini, c’est vraiment du cas par cas. Déjà, prendre conscience qu’il y a un problème, c’est un grand pas en avant. […] Chez une personne addicte, l’achat sert à combler un vide, calmer une angoisse ou un mal-être. On va donc repérer les moments où elle se sent tentée et on essaye de trouver un autre moyen de soulagement en prenant en compte ses émotions et ses ressentis ».

Un confinement bénéfique pour certains

Les trois spécialistes constatent toutes que leur clientèle est très majoritairement féminine. En effet, les femmes représenteraient 80% à 95% des acheteurs compulsifs selon les études des chercheurs Christenson et Lejoyeux. Elles seraient le plus souvent mariées et vivraient dans les pays développés. Jean-Pierre, 43 ans et sans emploi, fait ainsi figure d’exception. Et si son addiction a « drastiquement diminué » depuis neuf ans maintenant, ce n’est pas grâce à l’un des moyens médicaux évoqués dont il n’a d’ailleurs « pas eu connaissance », mais à son placement sous curatelle renforcée : « C’est une assistante sociale qui me l’a conseillé car j’étais au bord de la ruine. C’est à ce moment que j’ai pris conscience de mon addiction ». Sa curatrice s’occupe désormais de toutes ses dépenses courantes, de quoi limiter les effets de son addiction qui s’est manifestée dès l’adolescence : « Il me fallait un refuge face au harcèlement scolaire et aux viols que j’ai subis à cette période : cela a été ma passion pour les voitures ».

Jean-Pierre raconte ainsi qu’avant son placement sous curatelle renforcée, presque l’intégralité de son faible revenu lui servait à compléter sa collection de voitures miniatures. (à lire aussi La mise sous curatelle, la solution pour les formes sévères d’oniomanie) Depuis 2012, il est limité à « une dizaine de voitures dans les vide-greniers qui ont lieu le dimanche, soit entre 120 et 150 euros par mois ». Les différents confinements lui ont permis de diminuer ses achats encore davantage : « Étrangement, ça a eu un effet positif sur mon addiction.  Le besoin persiste, mais le fait que les magasins soient fermés  m’a permis de me concentrer sur d’autres projets. J’essaie de changer. J’ai aussi demandé à ma banque de désactiver la fonction ‘achats en ligne’ de ma carte bleue pour ne pas craquer ». Désormais, les achats ne sont plus systématiques et ne dépassent pas 30 euros : « Je reste toujours tenté à chaque fois que je sors et que je vois un rayon jouets mais il m’arrive de plus en plus souvent de résister. Sinon, c’est deux voitures maximum et je ressens un sentiment de défaite d’avoir cédé. Mes derniers achats sont même restés dans leur emballage ».

Les dispositifs bancaires possibles :

Cette évolution n’étonne pas Emilie Pernet qui pense que le confinement a plutôt permis aux personnes atteintes d’oniomanie de prendre du recul sur leur addiction et a été une opportunité de changer leurs habitudes. Mais elle souligne que cela n’a pas été le cas pour tout le monde : « D’un autre côté, la situation fait qu’on achète beaucoup plus en ligne et il y a une hausse de l’anxiété et des incertitudes, même chez des personnes qui étaient bien dans leur vie ».

Acheter pour combler l’isolement

Elsa*, une étudiante à Paris en première année de droit, âgée de 18 ans, a commencé à développer une addiction aux achats durant le confinement. « Les crises d’angoisse ont commencé l’an dernier lors du premier confinement, c’était l’année du bac », raconte-t-elle. Comme elle était chez ses parents dans l’est de la France, il n’y avait pas selon elle « de conséquences directes ». C’est durant le second confinement lorsqu’elle s’est retrouvée isolée à Paris dans un studio de 20 mètres carrés que l’oniomanie a vraiment commencé. Le manque de repères, les difficultés pour suivre un cours en ligne, l’augmentation des publicités sur Internet ont alimenté la tentation. « Le problème avec cette addiction, c’est qu’on est dans une société de consommation qui nous poursuit partout. Quand on est dans la rue, surtout en ville, c’est impossible de ne pas être tenté. Sur les réseaux sociaux et internet, les pubs sont très bien ciblées », assure Emilie Pernet.

La pulsion d’Elsa est déclenchée par ses moments d’angoisse, de mécontentement ou de frustration liés à l’incertitude qu’entraîne la crise sanitaire. Emilie Pernet explique que « l’addiction n’est pas négative au départ. C’est un comportement qu’on a mis en place, inconsciemment, petit à petit, parce que ça nous fait du bien et qu’on a besoin d’être protégé d’une émotion négative. Donc ça partait d’une bonne intention, avant que ça ne devienne trop ». L’étudiante achète « pour oublier » : « J’ai l’impression de vivre, qu’il se passe quelque chose d’excitant dans ma vie. Ça m’occupe. […] Je me dis que c’est mal mais d’un autre côté ça me fait du bien ». Elle commence à ressentir de la culpabilité vis-à-vis de ses parents en difficulté financière à cause du Covid : « Depuis les vacances de Noël je ne calcule plus ce que je dépense. Avant, je faisais quand même attention à ne pas me mettre dans le rouge. Mes parents me donnent 900 euros par mois pour subvenir à mes besoins, ça fait quatre fois de suite que je finis à découvert à la fin du mois. […] Une fois j’ai inventé une fausse réparation de matériel qu’Apple m’a facturée 200 euros pour leur expliquer mon découvert »

Elsa est loin d’être un cas isolé. Le confinement et la crise sanitaire ont pu être propices à une hausse des addictions selon Céline Vidal : « Il y a un risque car à cause du confinement et de l’isolement, on a été davantage face à nous-mêmes, et donc confrontés de manière plus forte à ce qu’on vit, notamment nos souffrances ». De plus en plus de personnes n’hésitent plus à suivre une thérapie depuis le premier confinement et certains de ses collègues ont même dû « décliner des prises de rendez-vous parce qu’ils étaient complets ». Très redoutée par Mahé, Joséphine et Elsa, l’ouverture des commerces le 19 mai sera une nouvelle épreuve.

*le prénom a été modifié.

Juliette Picard & Laura Pottier