Plus que quelques jours avant le premier tour des élections législatives. Dans la 10ème circonscription des Hauts-de-Seine, tout semble sourire au candidat LREM et membre du gouvernement Gabriel Attal. Mais la NUPES s’organise et l’abstention menace le résultat du scrutin.
« Gabriel est souvent sur le terrain, dans les écoles, à la sortie des métros…Les tracts, les habitants les ont depuis longtemps ! On fait ça pour leur montrer qu’on est toujours là pour les législatives », explique Martin Garagnon, conseiller national En Marche et animateur du groupe « Vanves En Marche ». Mercredi 1er juin, dès 7h45, un groupe de militants s’est retrouvé au métro « Plateau de Vanves », tracts en main et vêtus de sweat shirts floqués « Gabriel Attal avec vous ». Ce matin, « Gabriel » n’est pas là, mais un grand drapeau à son effigie flotte devant la station. Les marcheurs sont « les seuls », selon Martin Garagnon,à avoir cet équipement de campagne sur toute la 10ème circonscription des Hauts-de-Seine. Cette dernière regroupe les villes de Vanves, d’Issy-les-Moulineaux mais aussi la partie sud de Boulogne-Billancourt et la partie nord de Meudon.
À Vanves, la plus petite commune des Hauts-de-Seine, Gabriel Attal s’est lancé dans la campagne sans trop d’appréhension et de difficulté. Ici, il jouit d’une forte popularité. « Il habite à une rue de chez moi ! Il faut le reconnaître, il connaît le territoire et on le voit souvent tracter à Vanves. Ici, il fait un peu l’unanimité », assure Chloé, 22 ans, qui s’apprête pourtant à voter pour la Nouvelle Union Écologique et Sociale (NUPES), plus en accord avec ses valeurs. En 2017, l’ancien porte-parole du gouvernement avait déjà remporté les législatives à plus de 60% au second tour. Mais cette année, les élections ne sont pas encore tout à fait gagnées pour celui qui vient d’être nommé ministre délégué aux Comptes publics.
Dans la circonscription, et en particulier à Vanves, Jean-Luc Mélenchon est arrivé juste derrière Emmanuel Macron au premier tour de la présidentielle. L’insoumis y avait recueilli 27% des voix contre 35,6% pour le président sortant. Alors, pour faire face à LREM, l’union des gauches s’organise. « Il faut mobiliser les électeurs de gauche ! Rien n’est écrit ! », lance Cécile Soubelet, la candidate étiquetée NUPES, en tendant un tract à une mère de famille qui sort de l’Intermarché d’Issy-les-Moulineaux. Accompagnée de Michael, militant La France Insoumise (LFI) d’une trentaine d’années, elle s’est rendue sur ce lieu de passage mardi 31 mai. Dès qu’elle le peut, cette salariée en communication prend sur son temps libre pour rencontrer les électeurs et affirmer la présence d’un vrai parti d’opposition. Sur les panneaux électoraux de la circonscription, seules quelques affiches du parti animaliste semblent nuancer l’impression d’un duel politique entre la NUPES et LREM. Les sept autres candidats y sont souvent absents et ne font pas réellement campagne dans la 10e circonscription.
Les candidatures de droite sont aux abonnés absents. Pourtant, ce territoire est marqué par la forte présence du parti politique de centre-droit, l’Union des Démocrates et Indépendants (UDI). En témoigne la figure politique centrale d’André Santini, maire d’Issy-les-Moulineaux, qui réalise actuellement son 8ème mandat. Rivaux au second tour des dernières législatives, l’UDI s’est cette fois-ci rangée aux côtés de LREM. Une alliance scellée par la candidature de Claire Guichard, adjointe à la mairie d’Issy depuis 25 ans, en tant que suppléante de Gabriel Attal. Compte tenu du poste de ministre de Gabriel Attal, c’est elle qui siègera à l’Assemblée en cas de victoire.
Avec un candidat LREM plutôt très apprécié à Vanves et sa suppléante bien implantée à Issy-les-Moulineaux, la coalition semble relever d’une stratégie politique bien réfléchie, qui pourrait convaincre. « Je n’aime pas Gabriel Attal mais j’adore Claire Guichard. J’ai travaillé avec elle, c’est une femme géniale », lance Nathalie, une ancienne fonctionnaire d’Issy-les-Moulineaux, qui habite la commune depuis plus de 50 ans. « Mais ce n’est pas une tactique électoraliste ! », assure Martin Garagnon, plutôt une alliance qui assure la bénédiction du candidat marcheur par André Santini, figure influente s’il en est. « Si le maire va derrière Gabriel Attal, je le suis », explique ainsi Angel, un homme d’une cinquantaine d’années qui a passé la quasi-totalité de sa vie dans la ville. Comme la plupart des personnes interrogées dans la circonscription, il aime sa commune. Chloé aussi est « très attachée à Vanves » et n’a aucune intention de déménager. Pourtant, les villes de la 10ème circonscription ont beaucoup changé ces dernières années. « Il y a 50 ans, Issy c’était un village », explique Nathalie. Depuis, des immeubles ont poussé un peu partout, de grandes entreprises se sont installées. Le territoire est devenu plus attractif et les prix de l’immobilier ont augmenté.
Un électorat idéal pour En Marche
Des évolutions qui ne semblent pas inquiéter outre-mesure les habitants, surement parce qu’ils jouissent d’un niveau de vie supérieur à celui du reste des Français. C’est le cas d’Angel, chef d’entreprise, qui « gagne très bien [sa] vie ». Selon l’INSEE, les habitants de la 10ème circonscription sont très diplômés (40% d’entre eux ont un diplôme de niveau bac+5, contre 15% à l’échelle nationale) et exercent majoritairement des professions de cadres (plus de 45% d’entre eux, contre un peu plus de 15% dans la reste de la France). Le portrait de l’habitant-type qui se dessine semble correspondre à la sociologie de l’électorat de LREM mise en avant par un sondage Sopra Steria. Mais pour Cécile Soubelet, « le territoire est quand même assez hétérogène. Il y a pas mal de logements sociaux notamment vers le Pont-de-Sèvre, la partie la plus à gauche de Boulogne-Billancourt. » C’est auprès des électeurs de ces zones que la NUPES espère aussi récolter des voix, même s’ils y craignent un fort taux d’abstention.
À l’échelle de la circonscription, les candidats s’attendent à une abstention avoisinant les 50%. Un élément de réponse : le relatif désintérêt de la population pour les élections législatives. « J’ai l’impression que ce sont des élections qu’on laisse un peu de côté par rapport à la présidentielle », observe Tom, un militant en marche de 18 ans venu lui aussi tracter devant la station de métro Vanvéenne. Pour ces élections, Gabriel Attal va donc devoir faire face à l’abstention mais aussi à la campagne assidue de la NUPES. Un combat d’autant plus crucial pour le candidat qu’en cas de défaite, il devra démissionner de son poste de ministre au gouvernement.
À l’approche des élections législatives, les habitants de la première circonscription des Hauts-de-Seine semblent traversés par un désintérêt politique. Le territoire est toutefois marqué par un ancrage communiste depuis des décennies.
Les habitants de la première circonscription des Hauts-de-Seine éprouvent un véritable désintérêt politique pour les élections législatives des 12 et 19 juin 2022. CELSA/Léocadie Martin et Suzanne Zeller
« Avec les politiques, on se sent complètement abandonné. On est délaissé », déplore Ouarda, 57 ans, habitante de Colombes-Nord depuis sa naissance. Son amie Khadija renchérit : « je ne voterai pas pour les législatives, on est tellement déçu aujourd’hui ». Et elles ne sont pas les seules. Dans la 1ère circonscription des Hauts-de-Seine, l’abstention est à la hausse. En 2017, elle a atteint un taux record. Plus de 65% des habitants de Colombes-Nord, Gennevilliers et Villeneuve-la-Garenne, les trois villes qui composent la circonscription, se sont abstenus au second tour des élections législatives. La circonscription déplore le taux d’abstention le plus élevé du département. Elle dépasse même la moyenne nationale, qui obtenait son taux le plus élevé depuis 1958 aux dernières élections. Lors du second tour, 57,36% des électeurs inscrits ne se sont pas rendus aux urnes. Un mauvais présage pour les élections législatives qui approchent à grands pas.
Pour Jean-Marie, retraité de 69 ans, cette abstention est justifiée. « Les députés perdent leur identité et ne sont plus en lien avec la population. Si c’est simplement une fois tous les cinq ans pour les élections qu’on les voit faire le tour du marché, ça n’a aucun intérêt. » Le villenogarennois déposera, malgré cela, son bulletin dans l’urne les 12 et 19 juin prochain. Cette abstention s’explique, en partie, par les difficultés qui composent le territoire. Dans le deuxième département le plus riche de France (Insee, 2021), la première circonscription comptabilise le taux de pauvreté le plus élevé. Plus de la moitié des ménages, soit 55,3%, sont considérés comme pauvres ou modestes. En comparaison, 40,2% des ménages sont considérés comme tels au niveau national.
À travers une précarité prédominante, les habitants de la circonscription ne se sentent pas représentés par les potentiels futurs députés. « La dernière élue que j’ai vu dans mon quartier est morte il y a une dizaine années, se désole Bernardier, habitant de Gennevilliers depuis les années 1970. La communication superflue ça y va, mais pourtant rien ne vaut le porte à porte. » Il ira tout de même voter. Ce qui n’est pas le cas d’Angie, étudiante de 19 ans. « Les politiques ne m’intéressent pas et, en plus, ici on ne voit rien. Les candidats ne viennent même pas à notre contact. » Un ressenti qui pourrait bouleverser l’ancrage politique de la circonscription.
Un bastion communiste coûte que coûte
Depuis 1967, la première circonscription des Hauts-de-Seine est chaperonnée par le Parti communiste français. CELSA/Léocadie Martin et Suzanne Zeller
« Elsa Faucillon (PCF) a de la bouteille. Elle est accessible. On la trouve devant les écoles et sur le marché le matin… j’ai beaucoup d’admiration pour elle », avoue Fedoua, membre du conseil citoyen apolitique de Villeneuve-la-Garenne. Depuis 1967, la première circonscription des Hauts-de-Seine appartient au Parti communiste français. Cet ancrage politique à gauche se caractérise notamment par la catégorie socio-professionnelle de la circonscription. Les actifs du territoire sont composés à plus de 50% d’ouvriers et d’employés.
Les socialistes avaient raflé la circonscription en 2012 lors de l’élection présidentielle de François Hollande (PS), avant qu’Elsa Faucillon ne la rende au PCF en 2017. Désormais, elle est la seule député de gauche du département. Mais elle ne fait pourtant pas l’unanimité. « Je ne suis pas sûre qu’Elsa Faucillon soit réélue car elle s’est alliée à Jean-Luc Mélenchon (LFI), s’avance Ginette, villenogarennoise de 69 ans et bénévole du secours catholique. À mon avis, ça va être très difficile pour elle. » Avec l’alliance de gauche nommée NUPES et composée notamment du PS, EELV, LFI et PCF, Elsa Faucillon devient la candidate d’une gauche unie. Mais pourtant, pas toute la gauche. Le NPA, qui n’a pas souhaité s’allier à ces quatre partis, a décidé de déployer des candidats dans tout le département. Et pour la première circonscription, c’est Gaël Quirante qui les représente. Une candidature qui a fait réagir Patrice Leclerc (PCF), suppléant actuel d’Elsa Faucillon et maire de Gennevilliers.
Le « révolutionnaire » professionnel Gaël Quirante se se présente à Gennevilliers contre la seule députée du 92 qui a soutenu les mouvements sociaux et divise son mouvement le @NPA_officiel qui a Gennevilliers appelle à voter @ElsaFaucillon. pic.twitter.com/VYFFOK20Oj
— Patrice Leclerc – Gennevilliers 🔻🐝 (@patrice_leclerc) May 22, 2022
Cependant, cette candidature ravit des électeurs qui ne se reconnaissent pas dans cette alliance de la NUPES. « Moi je suis de gauche, mais je ne voterai jamais pour une alliance avec Jean-Luc Mélenchon. Je me reconnais plus dans le candidat du NPA, qui défend une vraie gauche », reconnaît Bernardier. Pour certains habitants, la gauche au pouvoir dans la circonscription n’a pas permis le changement. Et ce constat pourrait bien favoriser l’un des onze autres candidats de la première circonscription.
Candidats de droite, siège de gauche
À Colombes-Nord, à Gennevilliers et à Villeneuve-la-Garenne, une problématique se distingue : l’accessibilité des logements. Plus de 70% des logements sont occupés par des locataires au coeur de la circonscription. « Les logements ne sont pas accessibles. Ils font des nouveaux logements très chers et on ne peut pas y accéder. Et depuis des années, il n’y a aucun changement : on nous a oublié », s’attriste Ouarda. Certains candidats espèrent devenir le visage de ce changement. « Si les gens ne votent pas, c’est parce qu’ils ont besoin d’une offre qui leur parle. Les uns et les autres doivent s’approprier une candidature », affirme Abdelaziz Bentaj, candidat Les Républicains.
Pour Mariam Camara, candidate du Rassemblement National, « il y a trop d’exclusion dans ce territoire et il y a beaucoup de souffrance. Avec le Rassemblement National, je pourrai enfin vraiment les rassembler. » La question se pose puisque, depuis l’ascension politique de Marine Le Pen, le parti d’extrême droite recueille principalement les voix des ouvriers. Malgré cette volonté de concilier électorat et urnes, les candidats de la première circonscription ne semblent toujours pas établis sur le territoire. « Je vote à toutes les élections, mais cette fois-ci, les visages politiques ne me parlent pas trop », s’étonne Amélie*. Pour beaucoup, les élections législatives paraissent abstraites.
Avec une dynamique de dépolitisation, la population de la première circonscription perd espoir. Jamel, épicier dans le quartier du Stade (Colombes-Nord) depuis 1988, se désole.
« Il n’y a plus beaucoup d’espoir. On ne croit plus que les choses vont changer. Les candidats ont même peur de venir dans le quartier. »
Un client entre dans la boutique et s’accorde avec le commerçant. « Je suis né ici il y a 60 ans et, pour moi, les politiques travaillent pour eux et c’est tout. C’est de l’entre soi. J’irai voter mais sans grande conviction. C’est vraiment malheureux. »
Une campagne électorale qui ne parvient pas à s’imposer, des habitants qui se sentent délaissés et des candidats qui tentent le tout pour le tout : les résultats des élections législatives de la première circonscription des Hauts-de-Seine seront véritablement déterminants pour le dernier bastion communiste du département.
En France, 200 000 mariages forcés sont toujours signalés chaque année. Pourtant les associations luttent et les victimes témoignent. État des lieux d’une tradition violente passée sous silence.
« Un jour, il me dit : “toi je vais te marier”, je rigolais, je pensais qu’il me taquinait. » Dans la salle communale de Noisiel, près de Paris, l’assemblée se fige aux premiers mots de Diaryatou Bah. À 14 ans, la jeune Guinéenne est mariée de force dans son pays et envoyée en Europe pour y vivre avec un homme de 45 ans. 22 ans plus tard, elle témoigne au café-débat sur le sujet, organisé le 12 mai 2022 par l’association d’aide aux femmes, Djama Djigui. Autour d’elle, deux autres victimes, une représentante d’une association et une avocate discutent de la lutte contre le mariage forcé en France.
Chaque année, 200.000 mariages forcés sont signalés auprès des associations françaises. Un chiffre, en deçà de la réalité, qui regroupe « celles qui ont osé parler, celles qui ont osé aller jusqu’au bout »,pointe Nana Camara, directrice régionale du GAMS (groupe pour l’abolition des mutilations sexuelles), qui lutte contre les unions non consenties. Détecter un mariage forcé reste difficile aujourd’hui. Les célébrations sont majoritairement religieuses et coutumières, hors des radars de l’État français. Même dans le cas d’un mariage civil, la contrainte est impossible à qualifier puisque selon l’article 146 du code civil « il n’y a pas de mariage lorsqu’il n’y a point de consentement ».
Aujourd’hui, le mariage d’amour prédomine dans notre société alors que pendant des siècles le mariage arrangé était la norme. Or, le mariage contraint existe encore en France. Mais « on en parle beaucoup moins en pensant que c’est acquis désormais », se désole Maître Khadija Azougach, spécialisée dans le droit de la famille.
Les témoignages de victimes, comme celui de Diaryatou, persistent. Afshi Rani, partie en voyage dans son Pakistan d’origine pour de simples vacances, s’est rapidement retrouvée « prise au piège ». Entourée de ses tantes, aussi bienveillantes que manipulatrices, la jeune française a d’abord refusé fermement la proposition de mariage qu’on lui offrait, puis s’est laissée convaincre de rencontrer un prétendant, de se fiancer… « En un mois et demi j’étais mariée avec un homme que je ne connaissais pas », raconte la jeune femme alors âgée de 25 ans. Pour de nombreux jeunes issus de la deuxième génération d’immigrés, il faut se marier au pays « pour l’honneur de la famille ». Comme une dette envers l’ethnie d’origine, « pour que mes parents puissent dire fièrement : “elle a grandi en Europe mais elle n’a pas oublié sa culture” », explique Afshi.
Mais tous les mariages forcés n’ont pas lieu à l’étranger. Saly Diop, élue à l’agglomération de Meaux et présidente de l’association Imany, a elle-même évité un mariage forcé à l’âge de 15 ans. Cela devait être avec son cousin, lui aussi français, âgé de trois ans de plus. Une proposition « normale » pour la jeune femme qui a grandi avec les codes de sa communauté d’origine, une « petite Afrique » qui abritait entre autre la polygamie, les excisions et les unions forcées. Pour cette fois, le mariage n’aboutira pas, mais pour d’autres Françaises, les traditions communautaires et les choix des patriarches l’emportent sur la liberté, symbole de la France.
Cette liberté est pourtant une promesse faite aux jeunes femmes et hommes envoyés de force en Europe pour s’y marier. À 19 ans, Irani* y a cru. « C’est pour ton bien, pour ton futur. C’est un businessman français », lui répétaient ses parents. Elle accepte finalement de quitter son Asie du Sud qu’elle aimait tant en 2017. Une fois arrivée en France, le businessman est en réalité restaurateur, et elle n’est pas étudiante comme on lui avait promis, mais esclave du foyer, condamnée à faire les tâches ménagères.
Promesse d’un avenir meilleur, tradition communautaire ou dette au pays d’origine, si les raisons sont multiples, les histoires sont les mêmes, bien loin de l’image d’Epinal du mariage heureux. D’abord, un sentiment d’isolement envahit la victime, coincée avec une personne inconnue ou presque, loin de ses proches. Parfois dans un autre pays où les gens parlent une autre langue. « À 13 ans quand je suis arrivée en Hollande j’avais des clichés sur l’Europe en tête, et la réalité était décalée », raconte Diaryatou qui a dû déménager un an plus tard en France. Irani, elle, passait ses journées enfermée « à réfléchir aux études qu’[elle] ne pourrai[t] pas continuer ». Alors pour s’occuper et surtout parce qu’il faut obéir aux ordres de leur mari, elles deviennent les ménagères de la maison. Un rôle qui peut leur valoir des coups, « je ne savais pas faire à manger à mon âge, ni nettoyer, si je le faisais mal, il me battait », raconte Diaryatou.
La violence est aussi psychologique. Le chantage et la manipulation se mêlent à l’emprise du mari violent. L’honneur de la famille repose sur les épaules de la jeune mariée, un conflit de loyauté qui empêche la victime de vouloir partir. « C’est une chose de vouloir se protéger, c’en est une autre de porter plainte contre ses parents », explique Carole Chotil, responsable du lieu expérimental Pow’her qui accompagne des jeunes femmes victimes de violences intrafamiliales. Les pressions liées à l’intimité sont les plus fortes. Diaryatou en a vite pris conscience quand son mari a décrété qu’elle n’était pas vierge : « tu dois être ma soumise pour que ça reste entre nous, sinon tu vas être la honte de ta famille et ta mère va te répudier ».
Des paroles qui ont choqué la jeune fille : « à 13 ans, qu’est-ce qu’on connaît de l’amour ? On ne m’avait pas dit comment être avec un homme ». Comme elle, la plupart des victimes ont subi des violences sexuelles dès le début de la relation. « Tout rapport sexuel dans le cadre d’un mariage forcé est considéré comme un viol », explique Carole Chotil. Mais la sexualité, forcée, reste associée au mariage tant elle est importante pour assurer une descendance aux familles. Les jeunes femmes sont condamnées à subir ces viols répétés. Face à cette fatalité, certaines espèrent qu’un enfant changera la situation. « Je pensais que j’allais donner la vie et qu’après il serait peut être plus doux avec moi, plus gentil », se souvient Diaryatou.
Avoir un enfant est aussi un moyen d’obtenir les papiers français pour les victimes venues de l’étranger, essentiels face à la menace de l’expulsion. Car si la nationalité française est promise avant le mariage, il n’en est régulièrement rien une fois sur le territoire. Impossible d’aller au commissariat ou à l’hôpital, et cela fournit un argument de fer au conjoint pour empêcher la victime de partir. Quand Diaryatou annonce à son mari qu’elle va le quitter, il lui rétorque : « de toute façon tu n’as pas de papiers, tu vas revenir, ils ne feront rien pour toi ».
Les victimes de mariage forcé subissent des violences de toutes natures. Diaryatou parle de ses trois grossesses inachevées, Afshi du lien brisé avec sa famille, Irani des violences physiques à répétition… Un enchaînement de traumatismes qui ont poussé ces jeunes femmes, à avoir un déclic, à dire non, à enfin partir.
« Il me disait que j’avais des problèmes pour avoir des enfants, que c’était de ma faute, là ça a été le déclic », souffle Diaryatou. Elle venait de perdre son troisième bébé, à quatre mois de grossesse, après des « coups de ceinture sur le ventre ». Un jour, alors que son mari est en Guinée pour l’accouchement d’une de ses autres épouses, Diaryatou tombe sur une émission qui raconte l’histoire d’une Marocaine, victime de mariage forcé. La jeune femme en retient deux lettres salvatrices, « AS », pour assistante sociale. Elle obtient un rendez-vous d’urgence avec celle du secteur.« J’ai découvert que j’avais une force et que je pouvais me battre »,s’illumine Diaryatou, à la mémoire de ce souvenir. Elle multiplie alors les rendez-vous, notamment avec l’association Voix de rebelles à Saint-Denis, et prépare son départ, qu’elle retarde pour confronter son persécuteur : « si je partais avant qu’il rentre, c’est comme si je fuguais, je ne voulais pas que ça retombe sur ma mère ». Munie seulement d’un sac poubelle, elle parvient à partir et reste six mois dans la rue, à 17 ans.
La rue, c’est aussi le refuge qu’a trouvé Irani « partie avec [sa] robe sur le dos et c’est tout » après un coup de trop. L’association SOS Femmes lui vient vite en aide. Pour Diaryatou, ce sera le foyer de jeunes travailleurs. En France, de nombreuses associations fournissent un accompagnement psychologique et administratif aux victimes de mariage contraint. « 17% des 350 jeunes femmes qu’on a reçues nous sollicitent dès le départ pour du mariage forcé, mais au fil des rendez-vous on découvre qu’elles sont 26% à être concernées »,explique Carole Chotil, de l’association Pow’her. Apprendre le français, trouver un travail, « savoir faire un chèque » pour être indépendante, régulariser les papiers, les défis sont nombreux et fastidieux. Pourtant, c’est en France que leur avenir s’écrit enfin, faute de pouvoir rentrer : « dans mon pays d’origine, le divorce est très mal vu, et refaire sa vie après ça est impossible », regrette Irani.
Louiza, mariée de force en France dans les années 70, a « payé les conséquences » du divorce qu’elle a entrepris 10 ans plus tard. « C’est moi qui te répudie » a-t-elle lancé à son mari avant de partir. Une phrase qui lui a coûté sa relation avec ses frères (sauf le plus jeune) et surtout avec ses enfants, kidnappés de France et élevés en Algérie, confiés par son mari à des membres de sa famille. Aujourd’hui, elle a peu de contact avec ses deux enfants et ne connaît que le nombre de ses petits-enfants, trois.
Alors pour éviter d’en arriver à ce stade, « il n’y a que la sensibilisation », martèle Nana Camara de la fédération Gams. Les associations organisent régulièrement des formations destinées aux travailleurs sociaux et aux institutions. Pour les victimes, visibiliser ce phénomène est un combat de tous les jours. Afshi en a fait « sa mission de vie » sur le réseau social TikTok, où elle partage son expérience pour « briser les silences ». De même Saly, Diaryatou et Louiza ont toutes trois mis sur papier leur vécu. L’écriture, une véritable « thérapie » pour les trois femmes qui ont témoigné avec le besoin « que ça n’arrive plus jamais à une petite fille ».
Quand la sensibilisation ne suffit pas, la justice prend le relais. En France, des outils juridiques sont mis en place pour lutter contre le mariage forcé. L’interdiction de sortie du territoire permet d’éviter un mariage à l’étranger. « Il faut que les choses soient faites en amont », assure Saly Diop, élue à Meaux. « En tant qu’adjointe, j’ai célébré des mariages. Une fois, je me suis retrouvée devant une fille en larmes durant toute la cérémonie, on sent que ce ne sont pas des pleurs de joie ». L’audit séparé des deux futurs époux peut être demandé par l’officier d’état civil pour éviter l’union. Mais ces outils sont limités. L’ordonnance de protection par exemple, peut être demandée par les victimes de mariage forcé au titre des violences intrafamiliales. Dans ce cas, les parents sont assignés alors que l’ordonnance de protection est plus souvent utilisée contre un conjoint violent. Donc, « très peu d’avocats l’utilisent dans ce cadre, et le juge ne sait pas faire » regrette Maître Azougach.
Sortir d’un mariage forcé laisse des séquelles, « mais il n’y a pas de fatalité, une autre vie est possible », assure Saly qui a attendu ses 39 ans pour faire un mariage d’amour. Aujourd’hui, ces femmes luttent au quotidien contre le mariage forcé. Un engagement qui définit leur personnalité et irradie leur entourage. Avec fierté, Diaryatou raconte « encourager ses petites sœurs à être autonomes, à faire des études ».18 ans après son divorce, elle vit en France avec deux enfants en bas-âge, et s’est mariée avec un homme vivant à Londres. Sa priorité, aider sa fille à avoir un diplôme et encourager son fils « à être respectueux avec sa future femme ». Aujourd’hui, elle est animatrice au sein de l’association Aurore qui accompagne les personnes en situation de précarité ou d’exclusion. « Aider les femmes qui ont un parcours comme le mien, c’est ce qui a donné un sens à ma vie, je veux redonner ce qu’on m’a donné », insiste Diaryatou.
Depuis février, Louiza parcourt les associations pour présenter son livre avec une volonté : « s’il y a une femme sur mille qui prend conscience de sa situation, je n’aurais pas vécu pour rien ». Après une formation, Irani a trouvé du travail auprès de personnes âgées et a « rendez-vous avec une avocate à la fin du mois pour enfin obtenir des papiers français ». Elle garde l’espoir de fonder un jour une famille. De son côté, Afshi reprend contact avec ses proches mais reste indépendante : « Aujourd’hui, je me respecte et mes choix passeront avant tout, quitte à ce que je me retrouve seule ».
Toutes veulent briser le tabou du mariage forcé en France, mais les témoignages ne suffisent pas à mettre en lumière cette réalité, « il faut plus d’écoute » insiste Maître Azougach. Si le nombre de mariages contraints a baissé depuis 20 ans,« on risque d’avoir une nouvelle augmentation à cause du covid et de la situation géopolitique mondiale (guerre en Afghanistan et en Ukraine) qui a précarisé des familles les précipitant vers le mariage forcé », s’inquiète Isabelle Gillette-Faye, directrice nationale du GAMS. Des initiatives publiques, comme le café-débat de Noisiel, permettent aux victimes et aux associations d’être entendues et visibles. Enfin, du discours saisissant de Diaryatou, subsiste une phrase : « Ce n’est pas parce qu’on n’en voit plus et qu’on n’en parle plus, que ça n’existe plus. »
* Le prénom a été modifié
Romantiser le mariage forcé : des fictions pour fuir la réalité
«Aujourd’hui c’est le jour que je considère comme le pire jour de ma vie : mon mariage. Je vais épouser l’idiot de Natsu Dragneel», raconte le personnage imaginé par l’autrice @perlede. Sa fiction intitulée « mariage forcé » cumule 91 900 vues sur la plateforme de lecture Wattpad. Dans cette histoire, Lucy, une jeune fille de 22 ans, est destinée à se marier avec un homme dont elle finira par tomber amoureuse.
Sur les réseaux sociaux, les fictions qui romantisent l’union contrainte pullulent. Le groupe Facebook « mariage forcé » totalise plus de 11 500 membres. Dessus, pas de messages d’associations ou de témoignages, on y retrouve une trentaine d’extraits de fictions publiés chaque jour.
Pour inventer ces histoires, les rédactrices s’inspirent de situations qu’elles ont vécues ou observées, mais ajoutent une dimension romantique. Une possibilité pour celles-ci de garder espoir face à une réalité difficile.
Mariage précoce : l’ambitieux programme de lutte de l’ONU
12 millions de filles se marient encore chaque année avant leur majorité. Face à ce constat, l’ONU a lancé depuis 2016, un programme mondial de l’UNFPA (Fond des Nations Unies pour la population) et de l’UNICEF pour mettre fin aux mariages d’enfants d’ici 2023. Cette initiative d’ampleur se concentre sur douze pays d’Afrique, du Moyen-Orient et d’Asie du Sud. Elle prévoit de sensibiliser de nombreux acteurs comme les familles, les éducateurs, les prestataires de santé, les gouvernements et les chefs religieux.
L’objectif est de renforcer l’accès à l’éducation et aux services de santé, créer des partenariats pour le soutien économique aux familles ou encore appliquer les lois qui fixent à 18 ans l’âge minimum du mariage.
Une situation globale déjà jugée urgente par l‘ONU en 2020 qui prévoyait 120 millions de filles mariées avant leur 18ème anniversaire d’ici 2030. Aujourd’hui, la récente pandémie risque d’engendrer 10 nouveaux millions de mariages précoces supplémentaires.
L’âge nubile est l’âge selon lequel une personne est déclarée « apte » à être mariée.
De son côté, la majorité matrimoniale désigne l’âge auquel une personne a le droit de se marier librement selon la loi.
Historiquement, l’âge nubile était plus jeune que l’âge matrimonial puisque les parents prenaient la décision du mariage. La majorité matrimoniale était plus tard, lorsque les personnes pouvaient se marier sans l’accord de la famille.
« False flags », cyberattaques, ou actions de propagande, l’Ukraine a fait face à une intense campagne de désinformation destinée à briser le moral de sa population et de son armée en amont de l’invasion russe du 24 février. Une campagne à laquelle Kyiv répond désormais par une vigoureuse manoeuvre de contre-propagande de guerre. Au risque d’y perdre une juste information sur l’évolution du conflit. Décryptage.
A une époque où près d’une personne sur deux dans le monde s’informe en priorité sur les réseaux sociaux, la connaissance et l’exploitation approfondies des informations issues du net permet autant d’informer que de diffuser des fausses rumeurs. Qualifiée de « laboratoire » de la désinformation après la première crise russo-ukrainienne en 2014, l’Ukraine est habituée aux tentatives d’ingérence étrangères, et à la guerre hybride. Début 2021, trois médias diffusant les positions du Kremlin avaient été ainsi interdits sur décision du président ukrainien en raison de leurs plaidoyers pro-russe. Pourtant, dans les semaines précédant l’offensive, les acteurs de la désinformation russe dans le pays intensifient leur action tandis que les cyberattaques touchent à plusieurs reprises des institutions ukrainiennes (Etat, banques). Une action d’une ampleur inédite destinée à fragiliser les institutions du pays.
Les préparatifs de l’invasion
Faussement attribués à la doctrine publiée par le général Guérassimov, inamovible chef d’Etat-major des armées, les modes de désinformation russes s’intègrent pour Julien Nocetti, spécialiste du numérique et chercheur associé à l’Institut français des relations internationales dans une culture stratégique ancienne : « Il y a un héritage du trucage et de la production de faux de la part de la Russie, depuis la fin de l’URSS, qui fait que tout le manuel en la matière est bien étayé et s’est très bien adapté au contexte très numérisé dans lequel on vit. »
En Ukraine, cette nouvelle maskirovka entre en action dès la fin 2021. Sur Twitter l’activité des comptes suspects véhiculant des messages de désinformation à l’attention de la population ukrainienne a augmenté de 3300 %, entre le 1er décembre et le 05 janvier 2022 (en comparaison aux niveaux de septembre 2021) d’après des résultats publiés par Mythos Lab. « Gouvernement faible » ou « incapable de protéger les frontières du pays », alarmes d’écoles sonnant sans raison, les messages démoralisant circulent rythmés par des cyberattaques régulières ciblant les infrastructures de l’Etat ou les banques du pays. Après trois jours de négociations infructueuses entre les États-Unis, la Russie et l’OTAN sur fond de renforcement des troupes russes à la frontière ukrainienne, 70 sites Web institutionnels ukrainiens sont « défacés », afin d’afficher des messages alarmants pour la population locale : « Ukrainiens! Toutes vos données personnelles ont été téléchargées sur le réseau public. Toutes les données de l’ordinateur sont détruites, il est impossible de les restaurer ».
Il y a un héritage du trucage et de la production de faux de la part de la Russie, depuis la fin de l’URSS, qui fait que tout le manuel en la matière est bien étayé et s’est très bien adapté au contexte très numérisé dans lequel on vit.
Fabriquer un prétexte à l’agression
Quelques jours avant l’invasion, des vidéos d’accrochages russo-ukrainiens fabriquées de toute pièce inondent le net. L’une d’entre elles postée sur Telegram expose un homme tenant une kalachnikov tirant dans un décor qui ressemble à s’y m’éprendre à une forêt d’Europe de l’Est.
Cette séquence de combat entre séparatistes et des forces gouvernementales pourrait avoir été tournée près de Gorlovka dans les environs de Donetsk. Elle s’avèrera pourtant être un « false flag ». Objectif : créer le prétexte d’une agression russe ou conduire le gouvernement ukrainien à déclarer une guerre qu’il n’a jamais souhaitée et ainsi porter la responsabilité du conflit. D’après l’agence TASS proche du pouvoir russe, le commando de saboteurs aurait attaqué une station d’épuration avec un baril de chlore. Le 18 février, une vidéo montrant l’accrochage avec des miliciens séparatistes est publiée sur la chaine Telegram de « Народная милиция ДНР » (Milice patriote de la république démocratique de Donetsk). Pourtant, certains détails ne collent pas. Les métadonnées, rapidement analysées par Bellingcat, un collectif d’enquêteurs spécialisé dans l’investigation en ligne, montrent que la vidéo a été filmée le 8 février, soit plusieurs jours avant la date officielle de l’incident. Par ailleurs, les sons ne correspondent pas, la bande prélevée sur la vidéo appartenant à une autre vidéo YouTube.
Premier bénéficiaire d’un dérapage menant à une escalade le pouvoir russe a-t-il directement commandité la mise en scène ? S’il est impossible d’établir des liens directs, l’hypothèse est plausible pour la chercheuse Béatrice Heuser, spécialiste des questions de stratégie militaire, qui rappelle que faire porter la responsabilité de l’invasion est un classique des affaires militaires : « Poutine a lu (ou confirmé par inadvertance) le point de vue de Clausewitz sur qui est responsable du déclenchement d’une guerre : « L’agresseur est toujours épris de paix… il préférerait prendre le contrôle de notre pays sans opposition. ».
#Putin has read (or inadvertandly confirmed) Clausewitz’s view on who is responsible for starting a war:
« The aggressor is always peace-loving …; he would prefer to take over our country unopposed. » On War, VI.5.
Si le conflit est temporairement évité, une série d’incidents similaires interviennent dans les jours suivants confirmant l’envie du Kremlin d’en découdre. Bellingcat en recense pas moins de quatre dans la semaine précédant le déclenchement des hostilités.
Parmi les « récits » employés à des fins géopolitiques, il en est un autre que le Kremlin manie, peu après le discours de Vladimir Poutine le 21 février, celui du révisionnisme historique. A défaut de répondre à une agression ukrainienne, l’intervention, désormais qualifiée d' »opération spéciale » par le pouvoir, visera à reprendre des cadeaux indus faits par les dirigeants soviétique à l’Ukraine et à « dé-nazifier » sa société. A seulement quelques jours du début des opérations militaires, carte à l’appui, la TV publique russe diffuse massivement la version du président russe :
La télévision d’État russe suit notamment le discours de Poutine avec une frise chronologique Après le retrait des cadeaux territoriaux faits par Staline, Lénine et Khrouchtchev seul le morceau jaune au milieu de la carte est étiqueté « Ukraine ».
La contre-propagande ukrainienne
Conjurant les projections pessimistes émises par la plupart des experts, au cours de la première semaine d’opérations, l’invasion russe achoppe tant sur les faiblesses de la préparation de son armée que sur une vigoureuse résistance des forces et de la société ukrainiennes, menée notamment sur le web. Tandis que le déploiement des forces russes donne lieu à la diffusion de quantités de vidéos sur Tik Tok, Twitter, Instagram, révélant leur progression, la stratégie ukrainienne relayée sur les réseaux sociaux est de camoufler ses mouvements et de diffuser les images des soldats russes faits prisonniers.
Curieusement, c’est sur Telegram, messagerie d’origine russe, établie à Dubaï, que sont issues de nombreuses vidéos documentant fidèlement la guerre. Des chaines comme Vorpost, Basa ou InsiderUKR relaient en continu des vidéos prises par des citoyens sur les principaux points chauds du pays avant d’être authentifiées, analysées et publiés par des cellules de fact checking des médias ou par de simples internautes maitrisant les techniques d’investigation en source ouverte.
Les attaques répétées sur Kharkiv, deuxième ville du pays, ont été ainsi largement documentée à partir de sources Telegram souvent rediffusées sur Twitter. Qualifié de véritable « internet parallèle » par Paul, ancien militaire ayant longtemps travaillé dans un service de renseignement, le réseau sert aussi à véhiculer à des fausses informations diffusées par des sympatisants de la cause ukrainienne. Le 25 février, les internautes peuvent ainsi admirer un combat tournoyant entre trois avions de chasse évoluant à basse altitude au dessus de Kyiv. Si le descriptif du poste laisse croire à une victoire du pilote ukrainien, le contenu s’avère être un montage réalisé à partir du simulateur de vol DCS, connu pour son réalisme et renforcé par les exclamations en off d’une ukrainienne.
Culte du sacrifice et construction du héros, l’introduction d’une dimension épique
Toute guerre a besoin de ses héros, figures épiques auxquels les combattants peuvent s’identifier. Au 8ème jour de la guerre, de telles icones commençaient à être fabriquées de toute pièce par la propagande ukrainienne. Certains comptes officielsdupays, ont ainsi poussé des faits d’armes, parfois enrichis d’anecdotes ou d’informationsnonvérifiéesquisesontavéréesfaussespar la suite.
Le 25 février, l’annonce de la mort des 13 garde-côtes défendant l’Ile des Serpents, nourrit une mise en récit romanesque exaltant le sacrifice ultime. La diffusion d’un enregistrement véhiculant les dernières paroles de l’unité : « Allez vous faire foutre ! » lancé à l’équipage russe venu prendre l’Ile enflamme les communautés sur Twitter. Le même jour les membres de l’unité, morts pour la nation lors de la première journée d’offensive russe, sont érigés en héros par le président ukrainien Volodymyr Zelensky. Pourtant, un communiqué arrive quelques jours après, informant de leur capture par l’armée russe, selon une communication de l’AFP.
LeServicedesécuritédel’Ukraine,laprincipaleagence de sécuritédupays,a de son côté relayél’histoire du « Fantôme de Kyiv » sursachaîneofficielleTelegram,quicompteplusde700000abonnés. Présenté comme l' »as des as » de l’aviation ukrainienne, le « héros » rencontre également un franc succès sur YouTube oùlesvidéosfaisant sapromotionontrecueilli6,5millionsdevues,tandisquelescontenusTikTokaveclehashtag#ghostofkyivontatteint200millionsdevues, d’après le New York Times.
Le «fantôme de Kyiv» pilote de chasse à la cocarde bleu et jaune qui aurait abattu six avions ennemis. Un mythe, en dépit de la résistance réelle de l’aviation ukrainienne.
En dépit des démentis apportés à certains faits d’armes, une riche production iconographique se construit autour de systèmes d’armes réputés efficaces ou des légendes construites par la propagande de guerre ukrainienne. Pour Alexis Rapin, chercheur à l’université Raoul Dandurand (UQAM) on assiste ainsi à « l’émergence d’une micro-mythologie voire d’une ‘pop culture’ entourant le conflit. »
Alors que la désinformation russe avait pour objectif principal d’affaiblir psychologiquement la population ukrainienne, sa gestion des « aspects moraux » de la guerre lui attire désormais une vive contestation internationale et le soutien de nombreux pays européens à l’Ukraine. Après 9 jours de guerre, diviser les populations des pays susceptibles d’aider Kyiv semble être la prochaine étape logique de la stratégie de conquête russe.
Face aux craintes d’un débordement de la « guerre de l’information » en Europe les responsables européens ont décidé du bannir des principaux organes de presse russes, Russia Today et Spoutnik du continent. Après l’annonce intervenue le 27 février, Ursula Von der Leyen est revenue sur les raisons de cette décision dans un communiqué : « en temps de guerre, les mots comptent. Nous assistons à une propagande et à une désinformation massives sur cette attaque scandaleuse contre un pays libre et indépendant. Nous ne laisserons pas les promoteurs du Kremlin déverser leurs mensonges toxiques justifiant la guerre de Poutine ou semer les graines de la division dans notre Union. »
L’Europe aurait elle pu envisager la sauvegarde des médias « russes » – Spoutnik et RT -, en laissant par exemple, à la seule charge de l’Etat et des médias la responsabilité de la vérification des faits ? Un maintien difficile selon les spécialistes qui soulignent la difficulté à circonscrire totalement les effets de la désinformation par le fact checking. Pour le professeur Pascal Froissart, enseignant-chercheur au CELSA, « le problème à exposer ainsi de telles histoires : « c’est que c’est le meilleur moyen de les disséminer. »
La Russie apparait également moins exposée que ses potentiels adversaires à des manoeuvres de cyber-influence. En effet, le pays qui travaille depuis le début des années 2000 à l’édification d’un « internet souverain » peut théoriquement se prémunir de telles influences étrangères tout en ayant les moyens d’influencer les autres. Le verrouillage hermétique du pays reste néanmoins une hypothèse à confirmer d’après Julien Nocetti qui s’interroge sur les capacités réelles du Kremlin : « le verrouillage numérique russe va-t-il fonctionner? C’est la question à 1M de dollars… Il faut bien comprendre qu’on change d’échelle par rapport à ce qui a pu être entrepris dans un passé récent (kill switch en Ingouchie en 2018). Il ne s’agirait plus d’agir à un niveau local… »
Cette immunité sans doute partielle de l’internet russe contraste, en revanche, avec l’ouverture large de son homologue occidental. Pour combler cet axe de vulnérabilité connu, les Etats occidentaux se sont employés ces dernières années à muscler leur dispositif de lutte contre la désinformation. Alors qu’au niveau européen, le projet EUvsDisinfo, diffuse sur sa base de données les cas de désinformation provenant des médias pro-Kremlin, en France, l’adoption en novembre 2018 d’une loi contre la manipulation de l’information s’est doublée de la création d’une structure dédiée permanente, Viginum, (« Service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères »), créée le 13 juillet 2021 pour prendre en compte ces questions. A seulement deux mois des élections présidentielles françaises, les tensions avec Moscou interviennent pourtant, à un moment particulièrement mal choisi pour Paris. D’autant plus qu’elles s’ajoutent à un passif lourd notamment en Afrique de l’Ouest. La région est le théâtre depuis 2015 en Centrafrique et depuis 2021 au Mali, de luttes d’influence entre la France et la Russie. S’il s’agit davantage de diplomatie d’influence que de fakenews ou de désinformation, l’ingérence russe s’y manifeste aussi à travers le parrainage de médias acquis à la cause russe et tenant un discours dénigrant l’action de Paris dans la région.
Quelle suite envisager ? Bien que retardée par l’expulsion des médias pro-Kremlin en Europe l’extension de la guerre de l’information n’apparait en aucun cas empêchée à moyen terme. Face aux actuels obstacles en Europe, certains experts envisagent déjà un déportement de l’effort de désinformation et de propagande russe dans d’autres régions du monde. Pour Maxime Audinet, chercheur à l’Institut de recherche stratégique de l’Ecole militaire « plusieurs indices suggèrent que l’Afrique pourrait devenir un nouveau « débouché » informationnel pour les médias russes internationaux après leur suspension au sein de l’UE ». Affaire à suivre.