PODCAST : Violences conjugales, des femmes sous emprise

En 2023, 271 000 personnes, dont 85 % de femmes, ont été recensées comme victimes de violences conjugales. « On m’a souvent dit : “Pourquoi tu n’es pas partie plus tôt ?” Partir, ce n’est pas si facile », confie Alizée, elle-même victime. De plus en plus de spécialistes soulignent le rôle central de l’emprise, un mécanisme psychologique insidieux, destructeur et profondément paralysant.

En mai 2006, Morgane, autrice habitant en région parisienne, rencontre Yassine. C’est l’amour fou : cadeaux, petites attentions… Le jeune homme lui en met plein les yeux. Quelques mois plus tard, le couple emménage ensemble. Aux premiers jours de leur vie conjugale, Yassine ne manifeste aucune violence. Lorsqu’ils ont d’anodines disputes, Morgane, qui a un fort caractère, lui tient tête. L’idylle se transforme en cauchemar plus d’un an après le début de la relation, lorsqu’elle tombe enceinte : « À partir du moment où il a su que je gardais le bébé, il a pensé que je lui appartenais, que j’étais sa chose. » La première claque arrive. Morgane est sidérée. Elle sait que ce n’est pas normal : « À ce moment-là, j’étais sur le point de fonder une famille. J’avais honte. Je ne voulais pas montrer à mes parents que j’avais échoué. » 

Un début idyllique… Processus systématique dans le cycle des violences conjugales. « La plupart des femmes disent combien l’homme rencontré est un prince charmant. Il est doux, gentil, attentif, serviable », explique Liliane Daligand, psychiatre en médecine légale et autrice du livre Violences conjugales en guise d’amour, dans lequel elle retrace le parcours de neuf femmes victimes et trois hommes auteurs de violences conjugales. Mais rapidement, le « conte de fée » se transforme en un cauchemar où le prince se révèle être un bourreau : « Vont apparaître des moments d’agacement et de colère. Peu à peu, il va y avoir une sorte de volonté d’isolement de l’autre qui doit être tout à moi », note la psychiatre. 

Liliane Daligand, psychiatre en médecine légale, a dédié de nombreuses années à étudier les violences conjugales et l’emprise

 

 

 

 

 

 

 

PODCAST : Interview complète de Liliane Daligand

L’isolement, une emprise silencieuse

Après l’accouchement de Morgane, Yassine l’isole complètement : « Il dénigrait ma famille, mes amis… Mais en le sous-entendant, jamais frontalement. C’était insidieux, vicieux. Petit à petit, je n’allais plus voir mes amis », raconte-t-elle

Ce mécanisme de l’isolement, Nathalie, 54 ans, l’a vécu avec son ex-compagnon. Elle a 24 ans lorsqu’elle rencontre Charles au cours d’une formation associative, dans le cadre de son travail de fonctionnaire. À l’époque, Charles y est salarié. Elle décrit un début de relation sincère avec un homme « bien, cultivé, intéressant, attentionné et ouvert sur ses idées ». Comme pour Morgane, le début de la relation de la quinquagénaire ne laisse présager aucune violence. Pourtant, en silence, la stratégie de l’emprise s’installe. « Petit à petit, il a commencé à me dévaloriser dans de longs monologues. Puis il entrait dans un mutisme de plusieurs jours, provoquant une immense culpabilité chez moi. Ensuite, il revenait comme si de rien n’était et redevenait l’homme que j’avais rencontré, dans l’écoute et le respect », explique-t-elle.

Nathalie, 54 ans, est progressivement réduite à l’isolement avec Charles

Puis, « dès qu’il rencontrait quelqu’un, il avait quelque chose de négatif à dire sur cette personne. Ce n’était jamais frontal, toujours sous-entendu, se rappelle la fonctionnaire. Je finissais par remettre en question mes relations amicales. » Sortir seule devient de plus en plus difficile pour la jeune femme, accusée d’entretenir des relations avec ses amis masculins. « Il y avait toujours une histoire de relation amoureuse cachée que, selon lui, je ne voyais pas », explique-t-elle.

« Je ne pouvais pas le quitter, il me faisait trop peur »

Une fois la femme réduite à l’isolement, les violences deviennent regulières. Lorsqu’Alizée, entrepreneuse bordelaise de 28 ans, emménage en Espagne avec Arthur, leur foyer conjugal devient un huis clos et les disputes, de plus en plus violentes. Elle le rencontre en février 2016 sur Facebook. Arthur est le petit ami idéal : leur relation est fusionnelle. Mais très vite, les disputes arrivent et deviennent fréquentes. Des disputes auxquelles il répond toujours par des cadeaux. Quand la jeune femme veut le quitter, la mère de son compagnon lui propose de « soigner sa noirceur ensemble ». Alizée se sent alors investie de la mission de le sauver, ce qui marque un tournant dans leur relation : « Lorsqu’il y avait une dispute, il prenait mon téléphone et m’enfermait dans une pièce jusqu’à ce que je lui dise qu’on reste ensemble. Lorsque ça ne marchait pas, il me faisait croire qu’il faisait une crise d’épilepsie et que je devais rester pour le sauver. Les disputes pouvaient être violentes. Au début, il me poussait. Puis une fois, j’ai fini au sol avec son genou sur ma tête. » Arthur fait culpabiliser sa compagne en lui disant que ses relations conflictuelles avec son père sont la source de leurs problèmes, puis se met régulièrement en position de victime pour justifier son comportement : « Je me dis que je ne peux pas le quitter, l’abandonner. Je suis convaincue qu’il ne peut pas vivre sans moi. »

En Espagne, Alizée, isolée, fait face à des violences de plus en plus régulières

De son côté, Morgane, recluse à son domicile pour s’occuper de son fils, fait face à un déferlement de violences : « Il avait mis en place un compte à rebours. Notre fils se couchant à quatorze heures, il me disait : “Je vais te taper dans cinq heures, dans quatre heures…” » Quelques fois, l’autrice a des moments de repos où Yassine va lui offrir des cadeaux pour se faire pardonner. Des cadeaux toujours à l’échelle des coups qu’il lui portait. « Je ne pouvais pas le quitter, il me faisait trop peur. J’avais peur du jour où il allait me mettre le mauvais coup, le coup de trop. Il disait que s’il me tuait, il jetterait mon corps dans la Seine en faisant croire à un suicide. C’était ma plus grande peur : que mon fils puisse penser que je l’avais abandonné », se rappelle la jeune mère. Nathalie, devenue mère de deux petites filles, évolue, comme Morgane, dans un environnement de peur paralysant. « Petit à petit, il installait la peur. C’était diffus, permanent. Et c’est ça qui nous retient », analyse-t-elle.

Un cycle destructeur difficile à rompre

La peur instaurée par les hommes violents participe à l’emprise, que Liliane Daligand décrit comme « une volonté de dominer l’autre, de le réduire à un objet manipulable ». L’experte distingue trois dimensions : la possession, qui nie l’autre en tant que sujet ; la domination, qui maintient la victime dans une soumission et une dépendance totale ; l’empreinte, qui vise à marquer la personne physiquement et psychiquement.

L’emprise s’illustre de manière cyclique. Le cycle de la violence commence par une montée de tension, puis éclate en actes violents : cris, coups, insultes. Vient ensuite la phase de justification, où la victime finit par se blâmer elle-même. Enfin, l’auteur cherche à se faire pardonner et promet de changer. Ce cycle peut durer des mois, des années, car « la victime va croire à ses promesses, c’est pour ça qu’elle va rester », détaille la psychiatre.

Privée de ses désirs et de son essence, la victime en vient parfois à penser : « Quand il ne me bat pas, je n’existe pas. » Et, malgré les tentatives de fuite, la teneur de l’emprise est telle qu’il faut parfois « de multiples séparations avant une éventuelle séparation définitive ». D’autant que la possibilité pour les femmes de sortir de ce cycle d’emprise grâce à leur famille ou à leurs proches est souvent limitée par le système d’isolement dont elles font l’objet. Parfois, « la famille peut ne rien voir, parce qu’il y a des auteurs de violences qui peuvent apparaître en société comme de bons professionnels, de bons amis, de bons copains, presque de bons maris, finalement », analyse Liliane Daligand.

« Le plus dur c’est d’avoir compris trop tard »

Lorsque Michel et Martine, les parents de Nathalie, rencontrent le compagnon de leur fille, ils sont conquis par celui qui semble être le gendre idéal. Pourtant, quelques signes les alarment : leur fille, passionnée de chant, se voit interdire de faire de la chorale, elle a de moins en moins d’amis, des remarques dévalorisantes sont lancées par son compagnon en repas de famille… Le déclic pour ces instituteurs à la retraite survient en février 2009. Une altercation éclate entre Martine et son gendre. Les parents de la fonctionnaire quittent le domicile de leur fille avec l’intention de ne jamais y retourner. Une semaine après leur départ précipité, le téléphone sonne : « Nathalie nous explique pour la première fois ce qu’elle vit vraiment. Elle est prête à partir. Elle me remercie que cette altercation soit arrivée, ça lui donne de la force », se souvient Michel avec émotion. « Le plus dur, c’est d’avoir compris trop tard », poursuit le père de famille qui est tombé plusieurs années en dépression suite à ce choc émotionnel.

L’emprise de Nathalie a plongé Michel, son père, plusieurs années en dépression suite à ce choc émotionnel

L’altercation entre Charles et Martine vient confirmer les doutes de la quinquagénaire : « Lors d’une formation sur les violences conjugales dans le cadre de mon travail, on décrivait les critères des violences conjugales et je me suis dit : “Mais en fait, on parle de moi.” » Elle commence à faire des recherches, en silence, et réfléchit à partir. Quelques mois avant le départ, elle refuse de dormir avec Charles. « Il a jeté le matelas, m’a poussée, se souvient-elle. Il n’acceptait pas que je ne sois plus à lui. » La tension franchit un nouveau cap face à ses menaces : « Si tu fais ça, un jour tu te réveilleras avec un couteau dans le corps. Fais attention à tes filles. »

Sortir de l’emprise, une fuite au péril de leur vie

La fuite est donc minutieusement orchestrée avec l’aide de ses parents. Tandis que Charles est convoqué au commissariat pour être auditionné, Nathalie remplit des sacs poubelle avec ses affaires et celles de ses filles. Elle part. Mais la violence ne s’arrête pas là. « Il m’appelait sans cesse, menaçait de m’enlever mes enfants, de me tuer », note-t-elle. Elle engage une procédure pour l’expulser du domicile conjugal, alors à son nom à elle. Deux mois d’errance suivent, avant qu’elle réintègre enfin sa maison. Elle découvre alors un décor glaçant. « “Salope” était tagué partout, mes vêtements déchirés, la prise de terre d’une ampoule retirée. L’électricien m’a dit : “Quelqu’un a essayé de vous tuer.” » Sa plainte pour violences conjugales et menaces de mort sera classée sans suite.

« C’est le déclic, je suis partie. »

Pour Alizée, le départ est plus long et brutal. Lorsqu’elle rentre en France avec son copain, elle part aussitôt travailler loin de lui, dans une autre région, pour l’été. Elle s’épanouit et réalise que ce qu’elle vit au sein de son couple n’est pas normal. À la rentrée, le couple se sépare mais Arthur n’a pas d’argent et, durant six mois, ils cohabitent : « Un matin, il débarque en furie dans ma chambre. Je me réfugie dans la salle de bains mais il me suit en me criant dessus. Puis, il me tabasse en écrasant ma tête contre la baignoire et casse mon téléphone. Je crois mourir. Il m’enferme ensuite dans le salon et je vais profiter d’un moment de répit pour m’enfuir. Mais, il me rattrape et m’étrangle à la porte d’entrée. J’appelle au secours. Il prend peur et me jette dehors. C’est le déclic, je suis partie. »

Le départ du foyer conjugal est souvent risqué et le résultat d’un long chemin psychologique

La sortie de cette emprise n’a pas non plus été simple pour Morgane. L’élément déclencheur survient en 2011 quand elle invente un subterfuge pour aller voir un ami de longue date. Il voit arriver la jeune femme en pull en plein mois de juillet et comprend tout de suite que quelque chose ne va pas. Sur les conseils de son ami, elle porte plainte le lendemain, avant de la retirer trois jours plus tard. Par peur. Mais le policier qui retire sa plainte oriente Morgane vers l’association Du côté des Femmes avec qui elle va prendre contact : « J’avais rendez-vous une fois par semaine avec la psychologue de l’association et ça m’aidait. Ça plantait des graines. » Des graines qui vont porter leurs fruits cinq mois plus tard, après un énième passage à tabac, où elle appelle la police. Yassine est interpellé.

« En vivant en foyer, je vais retrouver ma vraie personnalité »

Jugé en comparution immédiate, il est condamné pour violences conjugales à dix-huit mois de prison dont douze mois ferme. Morgane pense que c’est la fin de quatre années de violence et de peur. Mais en septembre 2012, au bout de cinq mois de prison, Yassine sort pour « bonne conduite ». Morgane ne dispose que d’une mesure d’éloignement de trois mois. Lorsqu’elle se termine, il entre par la fenêtre et s’installe dans la maison à plusieurs reprises, non pour la frapper mais pour alimenter la peur.

S’ensuivent des mois de fuite et de déménagements de foyer en foyer pour assurer sa sécurité et celle de son fils. « En vivant en foyer, je vais retrouver ma vraie personnalité, ça va me permettre de sortir de l’emprise, de la peur. » Le harcèlement de Morgane s’arrête en 2015, lorsqu’elle sort son livre pour témoigner de son enfer : Il m’a volé ma vie. Yassine est démasqué. Il a honte. 

Des structures pour aider à fuir et à se reconstruire

L’association Du côté des Femmes a été un vrai tremplin pour l’autrice dans sa fuite de l’emprise et du foyer conjugal. Depuis son départ en 2011, de nombreuses structures se sont organisées pour aider les femmes à sortir de l’emprise. « Vivez-vous ou avez-vous vécu des violences ? » C’est désormais une question systématique, posée à chaque patiente accueillie à l’hôpital Delafontaine de Saint-Denis. En cas de réponse positive, le personnel oriente sans délai la patiente vers la Maison des femmes Restart rattachée à l’hôpital, où une prise en charge spécifique débute. « On essaye de les accompagner vers la sortie de l’emprise en les aidant à comprendre ce qu’elles vivent », détaille Mathilde Gaillard, la chargée de communication de la structure.

À la Maison des femmes Restart, à Saint-Denis, divers ateliers sont proposés pour aider les femmes à libérer la parole et à se reconstruire

Chaque semaine, des groupes de paroles encadrés par une psychologue sont proposés par la structure : « Entendre d’autres récits aide à dénormaliser certaines situations et à se dire : “ce que j’ai vécu, ce n’est pas acceptable” », souligne encore la chargée de communication de la structure. La parole se libère aussi en entretiens individuels. Rosalie, infirmière à la Maison des femmes depuis neuf ans, est souvent la première à recueillir ces confidences. À partir du récit livré, elle évalue les besoins, établit les urgences, et oriente vers les professionnels adéquats. Mais elle le rappelle : « Quand on est dans une emprise pendant plusieurs années, ce n’est pas en un entretien qu’on en sort. Une seule discussion peut prendre des mois à faire son chemin. Certaines femmes nous rappellent un an après. On sait qu’on plante des graines, et qu’en une simple discussion on a commencé à fissurer le cercle de l’emprise et de la violence. »

Les infirmières de la structure montrent le cycle de la violence aux femmes pour qu’elles se rendent compte de ce qu’elles vivent

Une fois le cercle de l’emprise brisé, le travail est à la reconstruction pour ces femmes qui affrontent souvent, seules, l’incompréhension de la société, la lenteur de la justice et leur détresse émotionnelle. Encore aujourd’hui, au domicile de Morgane et son fils, Yassine revient tambouriner environ deux fois par an et la harcèle avec des appels : « Je n’ai plus peur. Je me suis reconstruite grâce aux livres et à mes conférences. Témoigner m’a permis de reprendre le contrôle de mon histoire. Mon livre a aidé d’autres femmes et c’est ma plus grande récompense. N’ayons pas honte d’être victimes ! » conclut la survivante.

Léna-Marie Laquembé et Carole-Anne Try

Violences conjugales : Elles ont tué leur bourreau pour échapper à leur emprise

Trois femmes, victimes durant des années de violences conjugales au sein de leur foyer ont tué leur mari pour mettre fin à leurs sévices. L’une a était acquitté pour légitime défense, les deux autres déclaré coupable de meurtre. Explication.

« Et si ma seule façon de survivre c’était de tuer ? ». Alexandra Lange, Valérie Bacot, Jacqueline Sauvage : toutes trois ont tué leur compagnon après des années de violences conjugales. Si la première a été acquittée, ayant agi en pleine agression, les deux autres ont été condamnées, leurs actes n’ayant pas eu lieu lors d’un épisode de violences. Ces affaires médiatisées ont soulevé la question des limites de la légitime défense en France, où l’imminence du danger reste un critère clé. Leurs avocates ont plaidé une légitime défense différée, inspirée du droit canadien, qui reconnaît un état de danger permanent. Une notion encore non reconnue en droit français.

Léna-Marie Laquembé

Anxiolytiques : drogues sur ordonnance ?

La France est le deuxième plus gros consommateur d’anxiolytiques en Europe. Reconnus pour leurs propriétés apaisantes et sédatives, la plupart peuvent causer des symptômes dangereux dont des risques importants d’addictions. Banalise-t-on la prescription de ces médicaments aux effets secondaires parfois brutaux ? Enquête. 

Le lorazépam est une molécule anxiolytique de la classe des benzodiazépines. En France elle est commercialisée sous le nom de « Témesta ». © Clara Gilles

Ines a un « doudou ». Pas un nounours, ni un chiffon. Son doudou, c’est la Zopiclone, un anxiolytique et un puissant somnifère. « Plus qu’une dépendance, c’est une vraie relation intime », que la jeune femme entretient avec le médicament. Un cachet trois fois par jour et parfois du Xanax le soir. 

Souffrant de dépression et d’anxiété depuis le collège, Ines entame un traitement d’anxiolytiques dès l’âge de 14 ans ; de l’Atarax d’abord, jusqu’à ce que la molécule n’ait plus d’effet sur elle. On lui prescrit finalement un sédatif de la classe des hypnotiques, appelé « Zopiclone », également commercialisé sous le nom d’ « Imovane » :  « la première fois j’étais juste trop bien, trop heureuse », raconte l’étudiante. Elle décrit un « état de flottement et d’euphorie », avant d’envoyer des messages d’amour à tous ses amis. Et le lendemain black-out. Ines n’a plus aucun souvenir de la veille. 

Comme elle, Marie et Elena ont commencé à prendre des anxiolytiques pendant l’adolescence. Marie souffrait d’une sclérose en plaque, Elena d’anorexie. On leur prescrit alors des benzodiazépines, classe principale des anxiolytiques. Classe la plus efficace aussi, avec des effets quasi immédiats pour certains médicaments comme le Xanax. Découvertes en 1955, les benzodiazépines se sont généralisées dans les années 60-70′. Les médecins ont vu dans ces médicaments, une alternative aux barbituriques, ancêtres des somnifères, qui ont causé la mort par overdose de nombreux patients. Banalisés depuis, les différentes molécules des « benzo » font polémique pour leurs effets secondaires ; déficit de l’attention ou amnésie, fatigue, perte d’équilibre. Des symptômes de désinhibition aussi. Et surtout, un risque de dépendance accru. 

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Les médecins généralistes : premiers prescripteurs 

« J’avais rien demandé et j’ai tout de suite été collée sous médicaments », se souvient Marie. C’est son médecin traitant qui lui rédige sa première ordonnance de Xanax. Des centaines d’autres suivront. Quinze ans s’écoulent, dont plusieurs périodes où Marie avoisine les vingt comprimés par jour. Elle consulte plusieurs médecins généralistes de sa région pour se faire prescrire des anxiolytiques de tout genre. C’est ce qu’on appelle le « nomadisme médical », dévoile Anne Batisse, pharmacienne au Centre d’Addictovigilance de Paris (CEIP) à l’hôpital Fernand-Widal dans le 10ème arrondissement de Paris.

Marie développe aussi une dépendance physique accompagnée de tremblements et de convulsions. Les doses sont de plus en plus fortes et la jeune femme provoque plusieurs accidents de voitures. « Jamais on ne m’a demandé pourquoi je n’allais pas bien », retrace-t-elle. Aujourd’hui Marie s’est « retrouvée » : elle habite en Allemagne, pays qui l’a aidée à arrêter. Là-bas, « dès le deuxième médecin, c’était grillé », on ne voulait plus lui prescrire d’anxiolytiques. « Les médecins allemands ont davantage recours aux plantes et au psychologues, estime la jeune femme, alors qu’en France, les médicaments sont plus à la mode et les médecins ne vont pas chercher le fond du problème ».

Avec 13,4% de la population ayant consommé au moins une fois une benzodiazépine en 2015, la France est le deuxième plus gros consommateur européen, derrière l’Espagne.Une proportion néanmoins en baisse de presque 10% depuis 2012 même si le recours aux anxiolytiques semble  encore trop répandu. Au cœur de ce phénomène : les médecins généralistes qui sont dans 82% des cas les prescripteurs de « benzo ». L’un d’eux est mis en cause pour avoir prescrit pendant deux ans, la Zopiclone à Nadine O., conductrice de l’autocar qui a provoqué un accident tuant six personnes, sur un passage à niveau de la commune de Millas dans les Pyrénées-Orientales.

 

Fortement déconseillé au volant, le traitement de Zopiclone ne doit pas dépasser quatre semaines, or Nadine O. le prenait déjà depuis sept ans. Ce somnifère, celui qu’Ines appelle son « doudou », fait partie des hypnotiques les plus couramment utilisés, avec le Zolpidem et le Zaleplon, tous les trois souvent qualifiés de « Z-Drugs ». Il y a deux ans, les conditions de prescription du Zolpidem ont été modifiées : il est à présent soumis à la réglementation des stupéfiant et donc uniquement prescrit sur ordonnance sécurisée.  Ces ordonnances spéciales répondent à des règles spécifiques ; à commencer par le papier qui doit être « filigrané blanc naturel sans azurant optique », les mentions pré-imprimées en bleu ou encore, la numérotation de lot indiquée en bleu.

Les médecins généralistes ont-ils la main leste sur les anxiolytiques par manque de temps ? Sont-ils suffisamment formés à ce type de prescription ? La communication est-elle assez qualitative entre les différents corps de la médecine et entre patient et médecin traitant ? Marie compte sur les doigts d’une main ceux qui sont allés « plus loin dans la démarche ».

 

 

Les seniors davantage exposés aux effets secondaires

Bruno Journe, addictologue dans le 6ème arrondissement de Paris est le premier à décrier un usage des anxiolytiques trop débridé. Selon lui, ces médicaments « scotomisent », ils feraient disparaître les émotions : comme cette patiente sous Valium depuis des années, qui n’a ressenti aucune émotion ni versé une larme, au moment du décès de sa mère.

Voilà justement l’un des effets secondaires dont les patients ne sont pas toujours informés. A l’image de Martine, 80 ans, traitée par Seresta pour ses insomnies. Lorsque cette retraité commence à oublier ce qu’elle a acheté le matin même, ses proches pensent d’abord à la maladie d’Alzheimer. Mais lors des examens, elle ne remplit pas les critères. Il a fallut plusieurs mois pour faire le lien avec son traitement de benzodiazépines. « L’amnésie est un des effets secondaires du traitement, mais son médecin qui la suit depuis des années, n’a pas tout de suite fait le rapprochement », explique sa fille Stéphanie. 

Les seniors sont d’ailleurs les plus exposés aux effets indésirables : selon un rapport de l’ANSM publié en 2017, les benzodiazépines ajoutées aux modifications physiologiques, augmenteraient le risque d’une chute. S’ajoute à cela, la probabilité d’une interaction médicamenteuse, bien plus élevée lorsque l’on ingère, comme de nombreuses personnes âgées, plusieurs traitements à la fois.  Ils sont pourtant les plus gros consommateurs en France. Ainsi, 36% des patients traités avec des « benzos » sont des seniors. Parmi eux, une majorité de femmes : 38% de plus de 80 ans sont sous traitement. La plupart d’entre elles peinent à arrêter le remède. « Passé 75 ans, je les laisse tranquille, avoue Clara Melman, médecin généraliste dans le centre de Paris. Ça fait 25 ans qu’elles dorment avec un quart de Lexomil. Elles n’en prennent pas matin, midi et soir, mais seulement pour dormir ».

Jean-Paul Hamon, président de la Fédération des médecins de France évoque une vraie dépendance chez les seniors, souvent sous anxiolytiques depuis une quinzaine, voire une vingtaine d’années : « Ils refusent catégoriquement de se sevrer. Ce n’est qu’une fois qu’ils ont été victime d’une chute qu’ils envisagent enfin de stopper le traitement ».

 

 

Des molécules plus ou moins addictives 

L’anxiolytique contient des molécules très actives qui soulagent rapidement. Il s’agit d’un « effet récompense », responsable de l’addiction, selon le Dr Perrin, psychiatre à Paris.

« On se sent mal alors on prend son comprimé qui apaise très rapidement. Mais cette aide est ponctuelle, l’angoisse réapparait quelques heures après. Le patient en reprend et rentre petit à petit dans un cercle vicieux », Dr Pairin, psychiatre 

Un phénomène qui s’accentue davantage avec les molécules à durée de vie courte. C’est le cas du Xanax. S’il reste dix heures dans le sang, le patient n’en ressent les effets que les quatre heures suivant la prise. Contrairement au Valium, qui a une durée de vie plus longue, et différents dosages, parfois sous forme de gouttes, permettant de réduire la posologie progressivement. A ces particularités s’ajoutent des effets « d’accroche », soit une sensation de « shoot » qui varie d’une molécule à l’autre. «  Quand on prescrit un anxiolytique, il faut prendre en compte toutes ces spécificités et celles du patient pour apporter le médicament adéquat », explique Anne Batisse. 

Quand l’addiction est installée encore faut-il pouvoir l’assouvir. Lorsque Marie prenait jusqu’à vingt cachets par jours, la jeune femme avait créé un planning pour ne pas toujours se rendre aux mêmes pharmacies. Elle ne présentait d’ailleurs plus sa carte vitale par peur d’être convoquée par la Sécurité Sociale. Une situation dans laquelle elle s’est retrouvée à deux reprises en quinze ans. Des règles ont en effet été établies : « On doit prescrire douze semaines consécutives d’anxiolytiques maximum et quatre semaines pour les somnifères, et après il faut diminuer. Mais en pratique, les médecins prescrivent pendant quatre à six mois et parfois ça peut aller jusqu’à dix ans », révèle le Dr Pairin.

Le décrochage s’annonce parfois violent, et peut entraîner chez le patient un état encore plus anxieux qu’en amont du traitement. C’est l’« effet rebond ». Un manque qui peut même aboutir à des convulsions. « Un sevrage ne doit pas se faire du jour au lendemain, justifie ainsi Bruno Journe. Il faut prendre son temps pour éviter les effets indésirables et ne pas replonger dedans ».

« L’anxiolytique n’est pas perçu comme une drogue », concède Anne Batisse du CEIP. A la demande des infirmières dans les écoles, le centre intervient régulièrement dans les lycées pour mettre en garde contre cette banalisation, parfois induite par les parents : « la pharmacie familiale reste ouverte avec énormément de médicaments, que ce soit des anxiolytiques, des opiacés, des codéinés. Les adolescents peuvent se servir dans les placards et le risque d’addiction et de toxicité est alors réel. On essaye de remettre le médicament à sa place de toxique parce qu’un médicament peut tuer. Les benzodiazépines sont une drogue ». Certains jeunes vont parfois jusqu’à détourner des anxiolytiques à des fins récréatives.

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« Faire une parenthèse » 

Alors pourquoi prescrire un anxiolytique si ses effets sont si nocifs ? Tout d’abord, «  beaucoup de patients sont traités par des benzodiazépines pour décrocher et se sevrer de l’alcool », développe Bruno Journe. Ils permettent aussi de lutter contre les convulsions. Mais leur utilisation a principalement pour but d’apaiser l’état psychologique des patients lors de crises aigües. « Quand vous avez un niveau d’anxiété à couper au couteau, on est bien obligé d’y avoir recours », estime Jean-Paul Hamon. Oublier les problèmes, la solitude, les pensées parasites. Oublier le cancer du mari, la séropositivité du fils, le deuil de la mère.

« Dernièrement j’ai vu une femme qui venait d’apprendre que son mari était gravement malade. Des plantes ne lui auraient pas suffi. Elle avait besoin de tenir émotionnellement parlant auprès des enfants. Je lui ai proposé de quoi l’apaiser avec un anxiolytique qui reste dans l’arsenal thérapeutique du médecin généraliste afin de lui permettre de dormir, de mettre à distance ses émotions et d’aller consulter une psychologue que je lui ai conseillé », Dr Melman, médecin généraliste

Pour Adeline, sous anxiolytiques depuis huit ans après plusieurs tentatives de suicide, le Xanax lui permet de « faire une parenthèse, une pause d’une à deux heures », durant lesquelles l’étudiante ne se torture pas l’esprit. D’autres encore, sont rassurés de savoir qu’ils ont une plaquette de cachets dans leur sac à main ou au fond d’un placard de la salle de bain en cas de crise. « Ça ne me choque pas d’avoir des patients qui ont une boîte de Lexomil périmée depuis deux ans », approuve le Dr Melman.

Et pourquoi ne pas prescrire d’anti-dépresseurs ? Si souvent décriés, ils peuvent, en dehors de la dépression, soulager les états anxieux. Cependant, les anti-dépresseurs mettent deux à trois semaines à agir. Un traitement anxiolytique est parfois mis en place le temps qu’ils fassent effet. 

 

 

« Les gens ont peur des antidépresseurs, parce qu’il y a cette idée qu’ils ne pourront  jamais arrêter, ajoute le Dr Pairin. Alors qu’un médicament une fois de temps en temps, quand on ne va pas très bien, ce n’est pas très grave ». Mais la fois de temps en temps se transforme dans bien des cas en une prise quotidienne. « C’est une très bonne béquille, estime Elena, mais il faut faire attention. L’erreur c’est d’en prendre de manière automatique tous les jours ». Une béquille le temps qu’elle soigne ses maux. En effet, pour le Dr Pairin, « les anxiolytiques traitent les symptômes mais pas la cause profonde. Ils sont prescrits lors d’événements de vie ponctuels mais parfois une prise en charge psychologique est nécessaire ». En déplacement professionnel à l’étranger pour plusieurs mois, Ines n’a pas pu renouveler son ordonnance de Zopiclone. « Je ne ressens pas de symptômes de sevrage mais ça me manque dans mon quotidien, et c’est sûrement dû au fait que je l’ai remplacé par le Xanax. Je dépasse d’ailleurs la posologie recommandée« . Une fois rentrée à Paris, Ines aimerait arrêter ces médicaments et entamer une thérapie pour se soigner.

Mais les consultations chez les professionnels de la psychologie ne sont pas toutes remboursées. Seul les psychiatres sont pris en charge par la Sécurité sociale. Pourtant, ces derniers ne pratiquent pas tous la psychothérapie, et se concentrent principalement sur le traitement médicamenteux. Pas simple donc, d’entamer un suivi régulier chez un psychologue avec des séances à cinquante euros en moyenne. Depuis un an, quatre départements testent le remboursement des consultations chez un psychologue, sur ordonnance du médecin généraliste pour les patients souffrant de dépression ou d’anxiété modérée.  Alors que l’expérimentation se poursuit jusqu’en 2020, les premiers résultats sont mitigés. Les patients se disent satisfaits mais les psychologues émettent plusieurs critiques. A commencer par le prix auquel leur revient une consultation :  entre 22 et 32 euros en moyenne, soit la moitié de ce que leur apporte une heure non remboursée. Ils regrettent également la nécessité pour le patient, de disposer d’une ordonnance pour une consultation, et souhaitent tendre vers un « accès libre aux psychologues ».

Clara Gilles et Bertille van Elslande