Le nouvel élan du féminisme

En 2019, la parole des femmes s’est libérée. Une nouvelle génération de féministes a repris le flambeau. Ces nouvelles activistes investissent les réseaux sociaux et s’engagent sur de nouveaux terrains.

« Une génération bien énervée se prépare », se réjouit Anaïs Bourdet, créatrice de Paye ta schnek, le réseau qui recense, depuis 2012, des témoignages de femmes harcelées dans la rue. Elle s’exprime ce soir au Carreau du Temple, à Paris, dans le cadre du cycle de conférences Présent.e.s. La salle est comble et le public presque exclusivement composé de femmes. Elles sont majoritairement jeunes et représentent bien cette nouvelle génération de féministes qui reprennent le flambeau de leurs aînées. Elles veulent mettre fin au harcèlement de rue, voir plus de femmes à des postes de pouvoir et obtenir l’égalité salariale en entreprises. Elles veulent aussi briser les tabous qui entourent la vie de nombreuses femmes : les règles, le refus d’être mère, le plaisir féminin… En un mot, elles veulent obtenir une égalité réelle entre femmes et hommes.

Lauren Bastide et Anaïs Bourdet lors de la conférence sur le harcèlement de rue. (Photo Pauline Weiss)

« Tu as l’impression que les choses ont bougé ? » questionne Lauren Bastide, la journaliste qui reçoit ce soir Anaïs Bourdet. « Le seul moment où je pourrai dire que ça a avancé, c’est quand on pourra dire que le harcèlement a reculé », répond la graphiste et militante. « L’évolution qu’il y a eu, en six ans, c’est que les femmes ont pris conscience que ces comportements sont anormaux. Mais ils n’ont pas disparu », pointe du doigt Lauren Bastide.

Comment décrire ce nouvel élan, représenté par une grande diversité de femmes ? Des Femen aux Antigones, toutes les militantes n’ont pas le même mode d’action. Le mouvement Femen est né en Ukraine en 2008. Arrivé quelques années plus tard en France, il vise à lutter contre « les trois piliers du patriarcat » : dictature, religion et industrie du sexe. Leurs actions sont spectaculaires : seins nus et poing levé, la tête ornée d’une couronne de fleurs, slogans scandés et peints sur le corps. Un mode d’action très médiatisé qui propulse leur revendications sur le devant de la scène.

En 2016, Iseul, qui appartient au groupe Les Antigones, infiltre le mouvement Femen. Pendant deux mois, la jeune femme observe les militantes et participe à certaines actions. Elle diffuse ensuite une vidéo pour montrer combien les revendications des Femen sont aux antipodes de celles des Antigones. Ces deux mouvements montrent deux visages du nouveau féminisme français. Les Antigones se positionnent comme « différentialistes ». Pour elles, femmes et hommes sont naturellement différents. Elles se considèrent féministes, mais sont très critiques des mouvements actuels qui, selon elles, « prennent les formes imposées par les sphères médiatiques et politiques du jour : obsession du buzz, réaction émotionnelle à l’actualité sans recul critique, absence de réflexion de fond », explique Anne Trewby, présidente des Antigones.

Pour les femmes, se revendiquer féministe est moins simple qu’il n’y paraît. Marion Charpenel, docteure en sciences politiques est auteure d’une thèse consacrée aux mémoires féministes. Elle estime que le mouvement Me Too, né en octobre 2017 après l’affaire Weinstein, a permis à de nombreuses femmes et hommes de s’assumer comme étant féministes. « Mais cela reste un terme qui est toujours un peu connoté négativement ». Elle explique : « Le fait que la question des violences faites aux femmes prenne plus de place dans le débat public a fait que de nouvelles militantes ont rejoint le mouvement, de nouveaux collectifs ont vu le jour et des personnes qui n’étaient initialement pas du tout proches du mouvement féministe ont commencé à s’impliquer ».

Depuis quelques mois, le nombre de comptes féministes explose sur Instagram. En parlant de sexualité, de plaisir, de la place des femmes dans la société, des règles et du corps féminin, les « nouvelles féministes 2.0 » se sont emparées des réseaux sociaux. Marie Bongars en est un exemple. Suivie par plus de 14 400 personnes, elle propose quotidiennement, sur Instagram, une revue de presse sur la place des femmes dans le monde. En parallèle de son métier de kinésithérapeute, elle a également lancé un podcast Une sacrée paire d’ovaires. Chaque semaine, elle y présente une femme et son histoire. Cet engagement féministe a été renforcé par son expérience professionnelle : « En travaillant dans un univers quasi exclusivement masculin, j’ai dû me forger un caractère et être capable de répondre à toutes les stupidités ». L’activité de Marie Bongars sur Instagram est partie d’un constat, celui de la faible représentation des femmes dans les médias.

 

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C’est pour ça qu’il est PRIMORDIAL de se battre tous les jours ✊🏿✊🏼✊🏽

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Selon une étude menée par l’Institut National de l’Audiovisuel, les femmes n’occupent en moyenne qu’un tiers du temps de parole à la télévision et à la radio. Ce chiffre a « révolté » la journaliste Lauren Bastide et c’est d’ailleurs ce qui l’a poussée à lancer son podcast La Poudre, dans lequel elle donne la parole à une femme artiste, activiste, politique… Pour elle, c’est une « proposition de compensation » face à la sous-représentation des femmes dans les médias.

Les podcasts et les activités des militantes sur les réseaux sociaux ont un impact énorme sur les jeunes qui les écoutent ou les suivent. Âgées de 20 à 40 ans, ces nouvelles porte-paroles du féminisme ne se revendiquent pas comme héritières des icônes classiques. Fiona Schmidt avoue ne jamais avoir lu Simone de Beauvoir. Son icône à elle serait plutôt Virginie Despentes.

De son côté, Sarah, étudiante de 23 ans, s’inspire des nouvelles figures des réseaux sociaux qui animent des comptes féministes, comme l’illustratrice Diglee et Dora Moutot, du compte tasjoui. Elle a réellement découvert le féminisme au début de ses études en histoire de l’art, « sensibilisée par des amies ».  Mais la « vraie » révélation survient l’été dernier.  Pour Sarah, c’est tout ou rien : elle suit aujourd’hui plus d’une centaine de comptes sur Instagram et passe des heures à écouter des podcast tels que Quoi de meuf, Mansplaining et Les couilles sur la table. «  C’est un lieu où on se cultive, on apprend des choses. C’est un relai d’actualité culturel et politique », explique-t-elle. Son engagement féministe est désormais bien ancré : « C’est comme si j’avais mis des lunettes et que je voyais désormais le monde à travers ces lunettes que je ne peux plus enlever ». Scroller son fil Instagram serait-il devenu une activité militante ?

Parmi les comptes Instagram récemment créés, 28 jours compte 48 700 abonnés. (Photo Pauline Weiss)

Irenevrose, son pseudo, étudiante en arts de 20 ans et féministe, partage sur les réseaux sociaux son combat contre la précarité menstruelle. « La société ne considère pas que les protections hygiéniques sont un besoin ». Pour prouver le contraire, en février dernier, la jeune femme a passé une journée dans Paris, sans protection hygiénique. Elle a laissé son sang tâcher son pantalon clair. « Je ne demande pas la prise en charge des protections périodiques réutilisables pour toutes les personnes menstruées. Je l’exige. Vous n’êtes pas d’accord. Je tâche. Le sang coule et le sexisme tâche », écrivait-elle alors.

Parler librement des règles, c’est aussi l’objectif du documentaire 28 jours, sorti en octobre dernier. Il a été pensée par Angèle Marrey, Justine Courtot et Myriam Attia pour « briser un tabou ». Justine Courtot alimente le compte Instagram 28 jours qui « décomplexe les règles ». Sa « petite pierre à l’édifice », basé sur la collaboration, recense les questions que les intéressés lui posent. Elle informe avec des textes, des témoignages, des conseils, mais également des illustrations. « Beaucoup de mamans me remercient et me disent que grâce à moi, elles auront un support à montrer à leurs filles quand elles auront leurs règles », détaille la journaliste de 23 ans.

L’autre tabou brisé par 28 jours, c’est l’endométriose. Cette maladie touche aujourd’hui plus d’une femme sur dix. Un chiffre largement sous-estimé, selon la gynécologue obstétricienne Laura Berlingo. L’endométriose, c’est lorsque les cellules de l’endomètre (le sang qui s’écoule pendant les règles) vont, de manière aléatoire, dans des endroits où elles ne devraient pas aller : la vessie, les ovaires, le rectum… « Au moment des règles, ces cellules saignent aussi et font très très mal. Mais les douleurs peuvent aussi survenir lors des rapports sexuels ou en dehors des règles », explique la gynécologue. Elle ajoute qu’il y a « un très grand décalage entre les premiers signes et le diagnostic », environ sept ans.

Emma, créatrice du compte Féminise ta culture, est âgée de 25 ans. L’année dernière, elle a été diagnostiquée de l’endométriose.  « Le fait de mettre un mot dessus c’est un soulagement, jusque-là on disait que c’était dans ma tête ». Elle en parle sans tabous, mais ses proches ne comprennent pas toujours son état de fatigue chronique : « C’est une maladie invisible, donc je passe pour une flemmarde. Même ma mère ne comprend pas que j’ai parfois besoin de dormir 11 heures par nuit. »  

Pour la gynécologue Laura Berlingo, les maladies des femmes sont négligées par rapport à celles des hommes et ce, même dans la recherche. Après un accouchement difficile, certaines femmes ayant subi une épisiotomie [incision du périnée pour éviter les déchirures]  ont été mutilées. Elle a aussi pris conscience que dans les hôpitaux, les chefs de service sont souvent des hommes et qu’en cas de harcèlement, ils sont protégés. Laura Berlingo dénonce une « culture du secret réelle et forte, ce qui freine la libération de la parole ». Face à tout cela, elle a décidé de transmettre son savoir à travers des podcasts, tels que Coucou le Q et Qui m’a filé la chlamydia.

Dans son cabinet, la naturopathe Ilhame Boirie reçoit essentiellement des femmes. Souvent, leurs « problèmes de santé sont liés à des traumatismes suite à des agressions sexuelles », témoigne la praticienne. « Force est de constater que ces agressions sont donc très répandues », ajoute-t-elle. Selon une enquête réalisée par l’Institut national d’études démographiques, 1 femme sur 7 est agressée sexuellement au cours de sa vie. Cela touche particulièrement les jeunes femmes, et les violences sont très souvent perpétuées par un proche.

D’après le ministère de l’Intérieur, les plaintes pour viol ont augmenté de 17% en 2018. Le chiffre monte à 20% pour les agressions sexuelles. Une hausse sensible certainement liée au mouvement Me Too. Pour Anaïs Fuchs, avocate au Barreau de Strasbourg, les choses n’ont pas changé pour « Madame Tout le monde » : « Me Too a donné du courage aux femmes mais il n’y a pas eu de changement du côté des policiers ». Lorsqu’une femme va porter plainte, elle est souvent « mal reçue » et doit faire face à « une nouvelle violence ». « Ce n’est pas toujours le cas », modère l’avocate, « j’ai l’impression qu’aucune instruction n’a été donnée aux forces de police et qu’ils essaient de les décourager ».

Au Planning familial, les bénévoles ont bien mesuré l’ampleur du phénomène des violences sexuelles au moment de Me Too. Les femmes osent enfin en parler plus librement. Alors, la question des violences sexuelles et conjugales est devenue systématique, rapporte Nathalie Marinier, salariée depuis 1987. Mais ce n’est pas le seul combat qui se prépare dans les petits locaux du 10 rue Vivienne, dans le IIe arrondissement de Paris : « L’égalité salariale, l’acceptation de toutes les sexualités, la contraception masculine qui devrait exister depuis des décennies, le congé paternité égal à celui des femmes qui devrait être obligatoire depuis toujours… » énumère Bénédicte Paoli, militante bénévole.

Au Planning familial du IIe arrondissement de Paris, la question des violences sexuelles est désormais centrale. (Photo Iris Tréhin)

Et le combat passe aussi par les mots : « Le langage est fondamental. Employer le terme de salope à tout bout de champ pose question. Ceux qui l’emploient ne se rendent pas compte que ça induit un comportement et des représentations », déclare Sylvie Brodziak, professeure de littérature et d’études de genre à l’université de Cergy-Pontoise. Depuis toujours, elle se présente comme maîtresse de conférence. Face aux universitaires et éditeurs, ce fut une véritable lutte pour imposer ce terme. On lui opposait l’argument du statut : « Ça fait maîtresse des écoles, donc institutrice, ça dévalorise le titre » ou encore « Ça fait maîtresse, soit femme illégitime ». On lui disait aussi qu’il y a « beaucoup plus d’autorité dans le mot « maître » ». Pour elle, tout cela n’est qu’une question de pouvoir. Le 28 février dernier, l’Académie Française a voté en faveur de la féminisation des noms de métiers, actant ainsi de l’évolution de la langue. Sylvie Brodziak le vit comme « un acte de liberté », un moyen de tendre vers plus d’égalité.

Le combat est le même, sur les réseaux sociaux et sur le papier. À la Libraire des femmes, fondée en 1973, le personnel a remarqué un vrai changement ces dernières années. La clientèle s’est largement diversifiée : des jeunes femmes viennent les voir pour être conseillées dans leurs premières lectures féministes et des personnes plus âgées y ont aussi leurs habitudes. Mais depuis quelques temps, la Librairie des femmes reçoit également des hommes, de tous âges.

Pour appréhender le féminisme, la Librairie des femmes conseille un livre : « Chère Ijeawele. Un manifeste pour une éducation féministe » de Chimamanda Ngozi Adichie. (Photo Iris Tréhin)

Il faut dire que le féminisme n’est pas qu’une question de femmes. Les hommes ont un rôle à jouer dans ce combat vers l’égalité. Pour Anaïs Bourdet de Paye ta schnek, cela passe par l’éducation, mais aussi par leur détermination à « ne pas laisser des situations d’oppression continuer. Il faut que les hommes prennent cette question à leur charge de temps en temps ».

Iris Tréhin et Pauline Weiss

 

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Témoignage : pour changer les stéréotypes, « il faut agir à la source, dès l’école primaire ou maternelle »

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Noëmie Frébeau est ingénieure. Pour elle, les propos sexistes dans le secteur sont rares, bien que présents, et la discrimination n’est pas la raison principale du faible nombre de femmes ingénieures. C’est un problème de culture, de stéréotypes inculqués dès le plus jeune âge et qui détournent les filles du secteur.

 

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Elle a gravi en une décennie les échelons d’un milieu majoritairement masculin. A 32 ans, Noëmie Frébeau est responsable de bureau d’études chez General Electric. Cette jeune ingénieure, diplômée en 2008 de l’école nationale supérieure de mécanique et microtechnique (ENSMM) de Besançon, raconte ses expériences dans le secteur.


Des propos sexistes isolés

« J’ai eu parfois des problèmes avec quelques collègues masculins, mais c’était très occasionnel et je pense que ça n’était pas très représentatif », rapporte Noëmie. Dans une profession où 61% des femmes rapportent avoir été victimes de discrimination à cause de leur sexe (selon l’étude « Les femmes, l’industrie, la technologie et l’innovation », Elles Bougent et l’institut CSA, mars 2016), Noëmie peut paraître chanceuse. Pourtant, certaines de ces expériences sont empreintes d’un sexisme indéniable.

« Je demande une augmentation de budget sur un projet et on me demande si c’est pour aller faire du shopping. Là par exemple, clairement, c’est très malvenu », témoigne-t-elle. Parfois, ces discriminations peuvent causer des problèmes tangibles, comme la perte d’une opportunité professionnelle. « J’ai eu un autre cas où quelqu’un avec qui je me renseignais pour savoir s’il y avait des postes après un stage me disait « Il pourrait y avoir des postes dans mon service mais on pourrait prendre ça pour de la promotion canapé et on aurait peut-être pas tort ». » Après cela, elle perdu l’envie de travailler avec l’entreprise en question.

La possibilité d’une future grossesse peut négativement impacter sur la trajectoire professionnelle des femmes, et les ingénieures ne sont pas épargnées. Un exemple vient à l’esprit de Noëmie, bien qu’il ne lui soit pas arrivé personnellement. Elle a entendu d’une amie « à qui on a dit, lors d’un entretien d’embauche, « j’espère que vous n’avez pas l’intention de faire des enfants dans les trois ans, ça ne nous arrangerait pas du tout ». Dans ces situations, on a le choix entre jouer le jeu et dire « non, pas du tout », soit dire « ce n’est pas correct ce genre de question », mais on sait qu’on risque de ne pas avoir le poste. »

Noëmie a un poste à responsabilités à un jeune âge, ce qui peut parfois faire des envieux. Elle se souvient en particulier d’un échange avec un collègue masculin, qui n’était pourtant pas en lice pour obtenir sa position. « Il me dit « Moi j’aurais pu faire ce travail, j’ai les compétences, peut-être que si j’avais eu une poitrine on m’aurait plus regardé. » Je ne pense pas qu’il voulait me remettre personnellement en cause, mais ça fait penser qu’il y aurait peut-être du favoritisme pour les femmes. On en arrive à la notion de discrimination positive, où le côté pervers est de sous-entendre que les femmes n’ont pas mérité leur poste. »

Noëmie tient pourtant à temporiser. Les discriminations et les remarques malvenues existent, « mais c’est un cas sur 10 ans, dit-elle. Ce genre de situation reste relativement isolé. J’espère. »

 

Les quotas ne sont pas la solution

 

« Quand il y a 10% de femmes qui sortent des écoles, on ne peut pas demander à ce qu’il y ait 50% de femmes qui soient embauchées »

 

« Je n’ai pas eu le sentiment de devoir prouver quelque chose de plus que les autres, explique Noëmie. Je suis partisane de ne pas systématiquement me dire « c’est parce que je suis une femme » quand quelque chose m’arrive, à moins que quelqu’un ne remette ouvertement en cause ma féminité. Je n’ai jamais eu de déceptions sur un poste où je pourrais me dire que c’est parce que je suis une femme. »

 

Partisane d’une relation apaisée entre les hommes et les femmes, elle pense que l’absence de femmes dans le secteur ne vient pas tant d’une discrimination à l’embauche que d’un manque de femmes déjà durant la formation. « En première année d’école d’ingénieur, sur une promo de 250, on était entre 20 et 30 femmes, donc environ 10% », se souvient Noëmie. Personnellement, elle n’était pas dérangée par la proportion d’hommes dans sa promotion, mais elle reconnaît qu’il s’agit d’un déséquilibre important. « Deux années plus tard, il y en avait déjà un peu plus, peut-être 40 femmes sur 250. Je pense que depuis ça a encore évolué. »

 

10 ans après la scolarité de Noëmie, le taux de femmes parmi les élèves de son école est passé de 10% à 18%
10 ans après la scolarité de Noëmie, le taux de femmes parmi les élèves de son école est passé de 10% à 18%

 

« On ne peut pas forcer un quota actuellement, affirme la jeune ingénieure. Quand il y a 10% de femmes qui sortent des écoles, on ne peut pas demander à ce qu’il y ait 50% de femmes qui soient embauchées. Ce n’est pas logique et ce n’est pas bon, parce que ça veut dire qu’on devra embaucher des personnes moins compétentes et faire de la discrimination négative, ce qui pour moi n’est pas une bonne solution. »

 

La bonne solution, quelle est-elle ? Briser le status quo sans imposer de discrimination positive nécessite un plus grand nombre de jeunes filles qui choisissent la voie de l’ingénierie, afin d’équilibrer le ratio de femmes enrôlées dans les écoles spécialisées. Or, dès l’entrée au lycée, les filles sont sous-représentées dans les filières scientifiques, où elles ne représentaient en 2013 que 46% des bacheliers, alors que 80% des lycéens en filière littéraire sont des filles. Cet écart se renforce dès l’entrée à l’université. La même année, les filles représentaient 72% des étudiants en lettres et sciences humaines selon l’Insee, mais seulement 38% des élèves dans les formations scientifiques et 29% dans les écoles d’ingénieurs.  Comment s’y prendre, alors, pour équilibrer ce ratio ?

 

« J’ai été contactée pour faire la promotion du métier d’ingénieur auprès des jeunes filles », dit Noëmie. L’expérience n’a pourtant pas été positive. « J‘ai été très déçue parce que j’ai entendu des choses comme « Vous pourrez leur dire que vous gagnez bien votre vie et que vous pouvez embaucher une nounou et une femme de ménage. » Je trouve ça terrible parce que ce n’est pas l’idée que je me fais du succès, et que l’on véhicule des stéréotypes datés en parlant d’UNE nounou et d’UNE femme de ménage. Ca m’a posé un souci et donc je n’ai pas continué avec cette association. »

 

 

Changer les stéréotypes dès le plus jeune âge


Même si sa collaboration avec cette association avait été un succès, Noëmie réalise que simplement faire la promotion auprès d’adolescentes ne suffirait pas forcément. « On a en fait assez peu d’exemples, assez peu de modèles. Il y avait encore moins de femmes ingénieures par le passé. Les femmes de 45 ans à des postes élevés, il y en a assez peu », déplore-t-elle. Cela touche l’inconscient collectif, l’image que chacun se fait de la profession. S’il est nécessaire de faire un effort d’imagination particulier pour imaginer qu’un ingénieur est de sexe féminin, et non masculin, les filles ne le feront probablement pas lors de leur choix de carrière. L’absence de femmes dirigeantes est même la seconde raison évoquée par les ingénieures et les étudiantes en ingénierie pour expliquer la faible féminisation du secteur.

 

67% des lycéennes anticipent le fait qu’elles seront victimes de discriminations

 

De plus, l’image que l’on a souvent du métier d’ingénieur peut pousser les filles à l’éviter, par peur d’être la seule fille dans un milieu masculin. L’association Elles Bougent estime que 56% des étudiantes en ingénierie et 67% des lycéennes anticipent le fait qu’elles seront victimes de discriminations si elles choisissent ce métier. Noëmie a aussi été témoin de ce phénomène d’auto-censure des femmes. « J’ai une copine qui a hésité à faire une école d’ingénieur, mais qui a changé d’avis parce qu’elle se disait qu’il n’y aurait que des mecs, des geeks. C’est le serpent qui se mord la queue. »

 

Pour changer cet état de fait, amener un changement profond de culture vis-à-vis de l’image que l’on se fait de la profession, Noëmie estime qu’il faut s’adresser directement aux plus jeunes pour les atteindre avant que leur opinion ne soit formée. Les lycéennes démontrent déjà une attirance particulière pour la médecine, le luxe et les médias (qui sont largement féminins), alors que les garçons du même âge sont plus attirés par l’aéronautique et le numérique. « Ce n’est pas au lycée qu’une personne qui a entendu toute son enfance que les inventeurs, les mécaniciens ce sont des garçons va d’un coup se dire “tiens je vais faire ça”. Je pense qu’il faut agir à la source, dès l’école primaire ou maternelle. Je continue de m’insurger par exemple contre le genre des jouets dans les magasins. Le rose c’est pour les filles, si tu veux un télescope c’est au rayon garçon. C’est sur les âges jeunes qu’il faut généraliser l’idée que tous les métiers sont accessibles pour les hommes et les femmes. C’est aussi dans les dessins animés qu’il faut agir, parce que c’est là que les enfants sont vraiment touchés. »

 

Depuis quelques années, le nombre d’ingénieures est en nette augmentation. Noëmie se félicite de cette évolution. « Les récentes expositions sur Marie-Curie vont dans ce sens-là, on essaie de montrer les modèles de femmes scientifiques dans le passé. » Mais c’est surtout le monde de l’entreprise qui offre des initiatives qui peuvent donner espoir. « Par exemple chez General Electric on a le Women Network, qui a pour but de rendre visible les femmes aussi dans les hauts postes pour pouvoir servir de modèles. On a aussi « Balance the equation » pour dire qu’on veut arriver à 50/50 de femmes et d’hommes parce que sinon on se prive de compétences. Ils font notamment visiter l’entreprise à des groupes de jeunes filles. »

 

Ces initiative viennent des Etats-Unis, et ce n’est pas par hasard. « Les américains ils ont la discrimination positive et c’est rentré dans la culture, ce qui n’est pas du tout le cas en France », reconnaît Noëmie. Cela peut être un motif d’espoir pour les jeunes filles qui, comme Noëmie, rêvent de devenir ingénieures. De fait, 82% des filles interrogées par CSA Research sont optimistes pour l’avenir de leur secteur.

 

Jean-Gabriel Fernandez et Louise Boutard

Au rayon jeunesse, Martine s’éloigne lentement de sa cuisine

Quels clichés transmet-on aux enfants par la lecture ? / crédit : Louise Boutard
Quels clichés transmet-on aux enfants par la lecture ? / crédit : Louise Boutard

Dans les albums jeunesse, les rôles de l’homme et de la femme sont souvent répartis de façon traditionnelle. De même, les qualités que garçons et filles sont encouragés à développer développent les clichés de chaque genre. Pourtant, quelques maisons d’édition s’attaquent à ces clichés.

Une jeune princesse dans sa jolie robe blanche. Emue, dans son château, à l’idée d’épouser bientôt son prince charmant. Mais un jour, un dragon apparaît. Il attrape le beau prince charmant par la peau des fesses et d’un jet de flammes, il brûle la jolie robe. La belle, désormais en guenilles, part alors à la recherche de son dulciné afin de botter le derrière du vilain dragon.

La Princesse et le dragon, est l’un des contes peu ordinaires que l’on peut lire aux éditions Talents Hauts. La maison d’édition est spécialisée depuis sa création (entre autre) dans le militantisme féministe. Son catalogue comprend désormais 44 albums jeunesse, mais également des ouvrages pour les adolescents.

Son combat s’étend désormais à d’autres discriminations, afin de diversifier le contenu et de garder un lectorat. « Talents Hauts propose des albums et des romans antisexistes qui sont tout aussi beaux, drôles, poétiques, etc. que les autres livres, mais qui ne laissent pas de place au sexisme, explique Justine Haré. Nous recevons plus de 1.500 manuscrits par an et chaque semaine, des illustrateurs proposent leurs books… Cette littérature parle à beaucoup de monde. » raconte Justine Haré, éditrice chez Talents Hauts. Mais la petite maison d’édition indépendante, n’est pas la seule à résister encore et toujours.

Un mouvement « lent et silencieux »

Les albums « anticlichés » ont vu le jour dans les années 1960. Ils initient un mouvement lent et discret vers une déconstruction des clichés. En France, Adela Turin est l’une des figures militantes de ce mouvement. Son album le plus connu, paru en 1975, est iconique. Rose bonbon raconte l’histoire d’une jeune éléphante différente : elle est grise comme les mâles, et non rose comme les autres jeunes femelles. De plus, elle refuse de porter des collerettes et de vivre dans un enclos. Bientôt, les autres éléphantes l’imitent et viennent s’amuser librement. « Les éditeurs et les auteurs  indépendants et militants ont été les premiers à proposer des modèles différents », raconte Doriane Montmasson, chercheuse en sociologie, spécialiste de la réception de la littérature jeunesse.

Désormais, il semblerait que les tabous soient de moins en moins présents, notamment dans la représentation des parents. Quelques collections mettent en lumière cette évolution. C’est le cas de « T’choupi » qui existe depuis 1997. En 2012, son père s’est mis à la cuisine, et l’on voit sa mère revenir de l’extérieur. Des détails hautement symboliques.

Les livres jeunesse féministes sont arrivés... et les garçons ?/crédit : Louise Boutard
Les livres jeunesse féministes sont arrivés… mais pour quel succès ?/crédit : Louise Boutard

Les clichés ont la peau dure

L’offre jeunesse est l’une des plus prolifiques. Les publications sont nombreuses et variées. Pourtant, il suffit d’entrer dans n’importe quel rayon jeunesse pour constater que les ouvrages reproduisant les stéréotypes de genre sont les plus nombreux. Certaines collections divisent même leur public avec une partie destinée aux garçons et l’autre aux filles.

C’est le cas de la collection « Petit Ange parfait » et « Petite Princesse parfaite ». « Ces doubles collections auraient pu être une bonne idée, estime la sociologue Doriane Montmasson, on a une histoire semblable dans laquelle chacun peut s’identifier au héros/à l’héroïne. Sauf qu’on ne renvoie pas les mêmes normes. La petite fille est culpabilisée, on lui apprend à ne pas trop manger. En revanche le garçon a le droit d’être gourmand car il part se dépenser en jouant dehors. »

Ce type d’album se vend très bien. Il est le reflet d’une autre forme de militantisme, inverse à la volonté de Talent Hauts. Un courant prônant le retour aux valeurs genrées traditionnelles. Les maison d’édition telles que Talent Hauts en subissent des conséquences en magasin, mais aussi dans leur quotidien.

« Nos livres sont régulièrement la cible d’associations type Salon beige (blog catholique d’actualité NDLR) ou « Manif pour tous »… raconte Justine Haré, de Talents Hauts. Nous avons reçu notre lot de mails haineux ou de courriers mal intentionnés, mais globalement, ils ne vont pas au-delà. » Malgré ces clivages, les différents acteurs du milieux affirment que les albums visant la parité sont de plus en plus nombreux.

Une question de point de vente

Pour les éditeurs, il existe une réelle rupture en fonction des lieux où sont achetés les livres. Les librairies indépendantes promeuvent régulièrement les ouvrages luttant contre les stéréotypes.

Dans les grandes surfaces, les livres sont moins chers. Pour les éditeurs, la « chasse aux clichés » prend du temps en discussion du moindre détail à la fois avec l’auteur et l’illustrateur. Les éditeurs de masse prennent rarement de telles précautions. Ce clivage entre ventes de masse et indépendants, montre que selon leur milieu social, les enfants ne lisent pas les mêmes livres.

« C’est un reflet du clivage social, constate Isabelle Péhourticq, éditrice chez Actes Sud Junior. Certains parents n’osent pas entrer dans une librairie. Mais heureusement, les bibliothèques et l’école sont là pour montrer des ouvrages différents à tous les enfants. Leur rôle est très important. »

Le banal comme idéal

La variété des représentations de genre dans la littérature jeunesse est d’autant plus importante qu’elle s’adresse aux citoyens de demain. Au cours de son étude, Doriane Montmasson a comparé la réception de différents ouvrages auprès d’enfants : « Les 4-5 ans comprennent les livres au regard de ce qui se passe chez eux. Vers 7-8 ans en revanche, les enfants sont prêts à accepter des modèles différents. »

Les albums luttant contre les stéréotypes ne sont donc pas uniquement ceux dont l’histoire est centrée sur la déconstruction des clichés. D’autres montrent simplement des situations où ces clichés ne sont pas présents. Sans pointer du doigt cette absence.

Cette « banalisation » de la parité est tout aussi importante. C’est la ligne choisie par Actes Sud Junior. « Nous ne voulons pas raconter uniquement des histoires sur ce sujet, déclare Isabelle Péhourticq, mais nous refusons toutes les propositions de livres trop stéréotypés. C’est aussi du politiquement correct, il faut rester en accord avec nos principes. »

Les princes et les chevaliers d’abord !

Dans les albums, « les héros masculins sont toujours deux fois plus nombreux. Les personnages secondaires en revanche, sont majoritairement féminins », affirme la chercheuse Doriane Montmasson. L’une des explications serait que le personnage créé pour être « neutre », devient le plus souvent un homme.

« Il est vrai que nos collections ont des héros masculins, admet Isabelle Péhourticq. Nous faisons des livres « neutres », mais si l’héroïne est une princesse -féministe ou pas-, on sait qu’il sera surtout lu par des filles. » Le blocage viendrait en grande partie des parents, acceptant difficilement que leur fils lise un livre dont le héros est une héroïne.

La lutte contre les stéréotypes a commencé avec un mouvement féministe. Les femmes souhaitaient être mieux représentées dans la littérature. Mais les garçons souffrent également des clichés actuels. Et bien souvent, les efforts des auteurs et éditeurs pour que les héros portent du rose et ne prônent pas la virilité comme seule vertu sont encore moins bien acceptés que les réclamations féministes. Un argument expliquant que l’on parle de livres anti-clichés plutôt que d’ouvrages féministes.

Les albums jeunesse sont avant tout un moyen de partage. À la fois arme et miroir de la société, ils aident à faire évoluer les mentalités et à transmettre des valeurs. Mais ils ne peuvent rien faire sans un mouvement plus général. Il faudra donc continuer de surveiller Martine et T’choupi, mais aussi leurs parents.

Louise Boutard