Cannes : la Semaine de la critique, machine à détecter les nouveaux talents

Révélé hier, le palmarès de la sélection officielle cannoise aurait presque éclipsé les lauréats des sélections parallèles. Ce que l’on peut retenir du Festival de Cannes ne s’arrête pourtant pas à la Palme d’or. En témoigne cette année encore la discrète mais néanmoins très plaisante Semaine de la Critique. Retour sur une sélection moins médiatique.

 

Devant l’entrée de l’espace Miramar, à quelques centaines de mètres du palais des Festivals, Alejandro González Iñárritu fume cigarette sur cigarette alors que son premier film est projeté devant une audience encore indécise.

Suffisamment proche des fameuses marches pour en rêver un peu, trop loin de la compétition officielle pour se l’imaginer vraiment, le quartier général de la Semaine de la Critique reste assez méconnu.

C’est là, pourtant, que le réalisateur mexicain a pour la première fois séduit un jury de festival. Le 21 mai 2000, Iñárritu remporte le Grand Prix de la Semaine de la Critique pour son long métrage Amours Chiennes ; quinze ans plus tard, il gagnait l’Oscar du meilleur réalisateur.

 

Une sélection parallèle centrée sur les nouveaux talents

 

« C’est un formidable tremplin, et ça m’a permis d’apprendre à gérer l’angoisse », confiait cette année Iñárritu à propos de la Semaine de la Critique. Depuis 1962, cette sélection parallèle consacre ses ressources à la découverte de jeunes cinéastes, de formes novatrices et de sujets hétéroclites. Délaisser les strictes structures et les noms légendaires, voilà la vocation de la Semaine de la Critique, qui ne sélectionne que des premiers ou seconds films.

 

 

Présidé cette année par l’actrice et réalisatrice Valérie Donzelli (La guerre est déclarée), le jury a sélectionné sept longs-métrages et dix courts au total. Peu connus mais déjà repérés, les jeunes réalisateurs en compétition ont pour point commun une réelle volonté de créer leur cinéma de demain. Victoria, de Justine Triet, est ainsi parvenu à marquer spectateurs et critiques lors de la projection d’ouverture. « Rythmé, drôle et esthète », selon les mots de Télérama, cette tragi-comédie française a brillamment annoncé le ton de la Semaine de la Critique.

 

Comme Philippe Garrel, Jacques Audiard, Wong Kar-wai ou Ken Loach avant eux, les réalisateurs sélectionnés pour cette édition 2016 avaient là l’occasion de mettre un pied dans la cour des grands.

C’est cette année Oliver Laxe, pour son film Mimosas, qui a obtenu le Grand Prix Nespresso, distinction suprême de la Semaine de la Critique. Le long-métrage du réalisateur espagnol narre le périple mystique d’un homme mourant, à travers les montagnes de l’Atlas, au Maroc. Fort de ses questionnements métaphysiques, ses décors grandioses et sa mise en scène léchée, Mimosas a su éblouir le jury de la sélection parallèle.

 

 

Au palmarès, Albüm de Mehmet Can Mertoglu remporte lui le Prix Révélation, tandis que le court-métrage Prenjak, du jeune Wregas Bhanuteja, décroche le Prix Découverte. Quand le premier dresse le portrait au vitriol de la Turquie d’aujourd’hui, le second dépeint en douze minutes chrono l’une des faces cachées de la société indonésienne.

 

 

À respectivement vingt-trois et vingt-sept ans, les deux réalisateurs ont tous deux choisi de proposer des films incarnés, locaux et personnels, qui ont su convaincre. Il leur reste désormais à parcourir ces quelques cinq-cent mètres qui les séparent de la Palme d’or.

 

 

Agathe Touny-Puifferrat

« Les innocentes », la tragédie secrète de nonnes polonaises

Le dernier film d’Anne Fontaine, « Les innocentes », raconte le viol d’un couvent au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Dans une atmosphère pesante et austère, ce drame historique questionne la foi et rappelle que le viol est aussi une arme de guerre. Critique.

Pologne, 1945. Dans un couvent reculé au cœur de terres enneigées, des nonnes vivent sous le poids du secret et de la honte. Pour elles, la fin de la guerre a marqué le début des atrocités. Enceintes et sur le point d’accoucher, une dizaine de ces sœurs portent en elles le fruit de viols collectifs et répétés, commis par des soldats russes en route pour Berlin. Mathilde Beaulieu, une jeune aide-soignante française ayant arrêté ses études pour s’engager dans la Croix-Rouge, va leur venir en aide, jusqu’à ce que la vie renaisse.

Comment ne pas perdre sa foi face à la violence de l’homme ? C’est la question que pose ce film basé sur des faits réels. D’une esthétique travaillée à la beauté froide et austère, il dénonce ces crimes de guerres oubliés. Pour préserver l’honneur de son couvent, la Mère ira jusqu’à mettre en danger la vie des sœurs et de leurs enfants.

Lou de Laâge, magistrale

Dans son dernier long-métrage, la réalisatrice Anne Fontaine met en scène la rencontre de deux univers que tout oppose, celui de l’aide-soignante, non croyante, farouche et indépendante, et celui du couvent. Mathilde Beaulieu, cette jeune femme de 25 ans, va progressivement gagner la confiance des sœurs au quotidien rythmé par les prières et le silence. Peu à peu, une relation va s’établir, une complicité apparaître. Déjà saluée dans « Respire » de Mélanie Laurent, Lou de Laâge livre ici une performance magistrale, pleine de justesse et de retenue, confirmant ainsi son statut de jeune espoir du cinéma français.

« Les innocentes » nous confronte à la barbarie de l’homme. Il est pourtant empli d’humanité. « On dénonce plus quand on fait ressentir les choses de l’intérieur », confiait récemment la réalisatrice Anne Fontaine à Allociné. L’effet est réussi. Le spectateur est confronté à une violence indicible, presque exclusivement suggérée, ce qui accentue encore sa brutalité.

Laura Daniel

Les séries politiques envahissent le petit écran

Un conseiller qui tente d’amener son mentor au pouvoir. Puis qui est évincé, lorsque cet objectif est rempli, et tente à tout prix de se venger. Un schéma narratif de plus en plus prisé dans les séries télévisées. C’est aussi le scénario de Baron Noir, une nouvelle production de Canal+, qui diffuse ses deux premiers épisodes ce soir. Une nouvelle série qui se tient dans l’arrière-boutique des décideurs politiques, symbolique d’une mode qui ne cesse de s’étendre. Car depuis House of Cards, qui a fait le bonheur de Netflix, les séries politiques se multiplient ces dernières années.

Les séries télévisées qui traitent du monde politique ne sont pas récentes. Déjà, avec la première version de House of Cards, lancée en 1990 en Angleterre, les spectateurs manifestent grandement leur intérêt, donnant à la série une audience très forte. Le succès appelant le succès, d’autres séries politiques voient le jour, à la fin des années 1990. Et ce, surtout aux Etats-Unis, qui multiplient les formats et les genres. On pense notamment à A la Maison Blanche, qui rencontre un franc succès entre 1999 et 2006. Les producteurs américains n’hésitent alors pas à s’engouffrer dans la brèche. Veep (2012) incarne le comique potache à l’intérieur de la Maison Blanche, alors qu’avec Scandal (2012), le spectateur suit les aventures d’une experte en gestion de crise, sujet éminemment politique. Borgen (2013) et Occupied (2015), toutes deux diffusées sur Arte, marquent aussi l’émergence des séries politiques scandinaves. Entre 1990 et aujourd’hui, les séries politiques, on le voit, se sont donc multipliées. Mais Baron Noir est l’une des seules productions française à emboiter le pas des showrunners américains.

Kad Merad incarne un politique véreux et vengeur © AFP
Kad Merad incarne un politique véreux et vengeur dans Baron Noir (Photo AFP / Jeff Bachoud)

De l’idéalisme suranné au manichéïsme total

Dans Baron Noir, Philippe Rickwaert (Kad Merad) met tout en oeuvre pour se venger du président de la République (Niels Arestrup) qui l’a trahi, alors qu’il a contribué à son élection. Plongé dans les bas-fonds de la manoeuvre politicienne, le protagoniste franchit la ligne rouge de l’éthique. Ce scénario, qui donne une vision sombre du monde politique, marque un basculement important de ce type de fiction. « On observe un glissement des séries politiques qui, au départ, marquaient l’idéal d’un pouvoir bienveillant et préoccupé par le bien-être des citoyens à une vision beaucoup plus sombre dans les séries récentes« , observe Yves-Marie Cann, politologue, directeur d’études politiques au cabinet d’études Elabe.

Avec A la Maison Blanche, les scénaristes s’intéressent à la vie des proches d’un président démocrate. Des problèmes économiques proches de la réalité de la vie politique américaine à des discussions émouvantes sur les attentats du 11 septembre 2001, A la Maison Blanche ne traite pas tant du monde politique comme il est, mais comme il devrait être. La série donne à voir des personnages animés d’un véritable idéalisme, assez loin de ce qui doit réellement se dire dans les couloirs de la Maison Blanche. Une série qui montre un monde politique idéalisé, donc, mais ne fait pas forcément florès.

Martin Sheen est l’acteur principal d’A la Maison Blanche. (Photo AFP / Andrew Burton)

Après elle, les séries vont avoir une représentation plus sombre, beaucoup plus manichéenne des représentants politiques, qui tiennent le rôle des « méchants ». Baron Noir n’échappe pas à ce mouvement. Pour Yves-Marie Cann, la raison de ce basculement est simple : « les Français, mais aussi les citoyens de beaucoup d’autres Etats, sont très critiques vis-à-vis de leur classe politique. Une critique qui se renforce depuis une quinzaine d’années. Les séries ressemblent à l’image renvoyée par les dirigeants« . On voit donc les séries politiques se transformer en thrillers à suspens, dans lesquels les politiques ressemblent plus à des ripoux qu’à des modèles à suivre. A cet égard, le personnage de Frank Underwood dans House of Cards est révélateur de ce basculement. Cynique, prêt à tout pour arriver à ses fins, il incarne la figure d’un Richard III moderne, qui n’hésite pas une seule seconde à se salir les mains pour les besoins de son ambition démesurée. « Quand l’argent vient dans votre direction, on ne demande pas pourquoi« , déclare le personnage de Frank Underwood (Kevin Spacey), manifestant ainsi son manque d’attachement aux principes éthiques de A la Maison Blanche.

L’effet de réel au service de la fiction

Le point commun de toutes les séries politiques qui ont une vision plus sombre du monde qu’elles dépeignent réside notamment dans ses scénaristes. Eric Benzerki, le co-scénariste de Baron Noir, est un ancien conseiller de Julien Dray au parti socialiste. Beau Willimon, le showrunner de House of Cards, lui aussi, a conseillé Hillary Clinton dans une campagne sénatoriale en 2000.

Beau Willimon est un ancien conseiller politique. © Peabody Awards – Creative commons – Flickr

Une immersion dans le monde politique qui donne lieu à des scénarios inspirés de faits réels. Dans Baron Noir, un des ressorts de l’intrigue est totalement inspiré du financement discuté de la campagne du RPR sous Jacques Chirac, avec un versement frauduleux d’argent de la société de logements sociaux de la ville de Paris. « Le personnage central de Baron Noir, c’est la politique elle-même« , affirme Jean-Claude Delafon, son co-scénariste. Il faut dire que la matière tirée des faits divers et des scandales politiques a tout pour faire de bonnes séries à suspens. Dans Occupied, diffusé en France par Arte, la série s’appuie sur un scénario prospectif : dans un avenir très proche, la Norvège est contrainte de reprendre sa production de pétrole sous contrôle russe, qui a enlevé le Premier ministre norvégien. Un scénario qui, bien que poussé à l’extrême, n’est pas sans rappeler la situation en Grèce l’an dernier. « Les consultants issus du monde politique sont souvent présents sur les plateaux de tournage. Il participent au développement d’un fil scénaristique crédible, mais qui est conçu aussi pour susciter l’audience. De cette façon, les séries qui traitent de politique ne sont pas différentes des autres séries. Leur schéma narratif est complètement identique« , explique Marjolaine Boutet, analyste des séries TV à l’Université de Picardie.

 

Les séries politiques étaient, il y a encore quelques années, des anomalies dans le paysage télévisuel. Elles sont désormais très nombreuses. Une tendance qui ne semble pas prête de s’arrêter, puisque la plateforme Netflix lance en mai prochain sa première production française : Marseille. Un collaborateur de l’actuel maire de la cité phocéenne va tout faire pour évincer son ancien mentor. Sans surprise, le scénario n’a rien d’original, mais devrait largement trouver son public. Pour Yves-Marie Cann, « le succès de ces séries qui se ressemblent toutes un peu s’explique par la volonté des spectateurs de se rapprocher du coeur du pouvoir« . Et de comprendre une classe politique qui semble de plus en plus détachée des citoyens.

 

Clément Brault