Entre illégalité et voyeurisme, Internet dispose, aujourd’hui, des ressources nécessaires pour surveiller un internaute, référencer ses recherches, optimiser ses achats selon ses envies et sa personnalité, ou encore connaître l’endroit exact où il se trouve. Le business des données personnelles sur Internet est en plein boom, mais les GAFA contrôlent 95 % du marché.
Google Chrome remplit les formulaires à la place de l’utilisateur, YouTube déniche les vidéos susceptibles de l’intéresser, les réseaux sociaux accèdent à son répertoire pour lui proposer de se faire de nouveaux amis. A chaque fois qu’un site web est consulté, Internet en sait plus sur l’utilisateur ; d’où il vient et où il va.
Les utilisateurs de smartphones installent en moyenne 26 applications, dont la plupart sont gratuites. Certaines d’entre elles traquent sans relâche et géolocalisent l’endroit exact où ils se trouvent. D’autres transmettent les informations personnelles de l’internaute, ses habitudes de consommation et ses centres d’intérêt à des compagnies publicitaires qui l’utilisent comme un cookie, ce petit fichier qui enregistre leurs activités sur la page internet, sur un navigateur pour lui envoyer des publicités ciblées.
L’internaute visite un site internet, sans savoir que des plateformes tierces se greffent à la recherche et reçoivent une notification à chaque fois qu’il navigue sur la page. Certains d’entre eux sont des traqueurs, des sociétés de collecte de données qui comparent le site sur lequel l’utilisateur est actuellement en train de naviguer avec ceux déjà visités. En d’autres termes, le tracking est une industrie opaque qui génère des milliards avec ce qu’elle sait de chacun d’entre nous. Mais si nous n’avons rien à cacher, pourquoi s’inquiéter d’être surveillé ? Ce que l’utilisateur publie en ligne affecte tout le monde. Faire partie du système de collecte de données, c’est accepter de devenir un élément comparatif à d’autres personnes, et que ses propres données soient utilisées à cet escient. Plus une application connaît ses utilisateurs, mieux elle fonctionne.
Le web d’aujourd’hui est construit de manière à ce que l’internaute publie, commente, aime, achète davantage. Les traces laissées derrière soi sur le Net sont devenues une industrie extrêmement lucrative. Les datacenters, ces immenses centres de traitement de données, fleurissent un peu partout dans le monde. Facebook a dépensé plus de 1 milliard de dollars en infrastructures en 2011, dont une large partie pour financer ces gigantesques réservoirs à données, situés dans l’Oregon, en Caroline du Nord, en Virginie, en Californie… Il en va de même pour Google. Selon IBM, 90% des données hébergées par les disques durs et les serveurs ont été collectées au cours de ces deux dernières années. Les GAFA représentent, à eux seuls, 300 milliards de dollars de chiffre d’affaires annuel, soit plus de 800 milliards cumulés en Bourse. L’innovation n’a plus de limite, et les quatre géants du Web entendent faire de nos données personnelles une arme efficace pour accroître leur business. Mais parfois, la tendance s’inverse. Criteo en est l’un des parfaits exemples. Le géant français spécialisé dans le ciblage publicitaire sur internet s’est effondré à Wall Street, le 14 décembre dernier. L’impact d’une nouvelle fonctionnalité déployée par Apple, l’ITP pour Intelligent Tracking Prevention. Cette nouvelle version du système d’exploitation iOS 11.2 empêche le suivi publicitaire, au coeur de la technologie de Criteo, pour suivre les utilisateurs du navigateur Safari. Ironie du sort ? En 2018, le chiffre d’affaires de Criteo devrait être coupé de 22 %. Comme le rappellent les professionnels du marketing, « si c’est gratuit, c’est que vous êtes le produit ».
Laura de Heredia est une des grandes figures de la librairie parisienne. A la tête de L’Arbre à Lettres, elle a lancé, avec trois autres libraires, Paris Librairies, un site d’indépendants pour contrer Amazon.
L’union fait la force. C’est le leitmotiv de l’association Paris Librairies. Ce site internet regroupe des librairies indépendantes pour offrir une alternative aux clients. Le but : se procurer des livres rapidement et près de chez eux. Une initiative qui fait de plus en plus d’adeptes chez les professionnels du livre. « Au début, on était une cinquantaine. Aujourd’hui on est à 92 librairies », raconte Laura de Heredia, libraire et directrice des célèbres librairies L’Arbre à lettres. Elle est avec ses collègues du Divan, Comme un roman et l’Imagigraphe, à l’origine de Paris Librairies depuis 2012. Pour rejoindre ce mouvement, quelques critères : vendre majoritairement des livres neufs et être un indépendant. « Nous connaissons souvent déjà les libraires qui nous rejoignent. Et si ce n’est pas le cas, on va sur place pour voir si la librairie correspond à ce que l’on attend : une mise en avant du fond, des conseils, des animations », explique la libraire.
L’adversaire principal de ce groupement reste Amazon. Même si les libraires savent bien qu’ils ne pourront pas le concurrencer sur son terrain. « En coordonnant et en mutualisant tous les stocks on va offrir une alternative par rapport à un géant comme Amazon. Le client qui veut un livre tout de suite aura la possibilité de le trouver en moins de 48h qui est le délai d’Amazon. Mais on ne peut pas faire le poids sur certains points». Et notamment sur la question des frais de port. Si Amazon peut se permettre de les fixer à un centime, cela reviendrait à de la vente à perte pour les libraires. « Nous ne pouvons pas faire des frais de port à 50 centimes alors qu’envoyer un livre nous coûte minimum 2,50 euros », s’indigne Laura de Heredia.
« Les clients veulent continuer à acheter des livres dans leur quartier »
Avec ce combat, Paris Librairies veut prouver que la figure du libraire de quartier n’est pas près de disparaitre : « Les lecteurs et les citoyens en général commencent à prendre conscience de ces problématiques qui ne sont pas uniquement liées à Amazon mais à toutes les grandes multinationales. Les gens commencent à comprendre l’enjeu et l’impact sur la qualité de vie au quotidien. Ils recherchent un environnement où ils pourront faire leurs achats dans leur quartier avec des magasins, une convivialité, une proximité et si ça continue comme ça ils n’en auront plus la possibilité ». Il y a donc un retour au commerce local dans la capitale, qui est aussi un lieu privilégié pour la lecture. « Sur le site de Paris Librairies on écrit ‘La plus grande librairie du monde’. Paris est la ville au monde avec le plus fort maillage de librairies. Ce n’est pas uniquement parce qu’il y a des gens qui ont envie d’être libraires c’est aussi parce qu’il y a des clients et que ça les intéresse de venir dans une librairie », confie Laura de Heredia, optimiste pour son avenir de libraire.
Désintérêt pour la lecture, hégémonie d’Amazon, retard sur le numérique… Les difficultés sont nombreuses pour les libraires aujourd’hui. Pourtant, loin d’être résignés, ils multiplient les initiatives pour résister. Enquête.
De l’extérieur, le Salon by Thé des écrivains pourrait ressembler à une librairie classique. Des ouvrages en vitrine, une devanture sobre, sage. Pourtant, une fois le seuil de la porte franchi, les différents univers du Salon sautent aux yeux des nouveaux arrivants dans un joyeux mélange de couleurs, de lumières et d’odeurs. Ce commerce d’un nouveau genre propose à ses fidèles bien plus qu’une collection de livres. En plus de la papeterie, à-côté récurrent des librairies, le client peut y trouver du thé, des pâtisseries, des vêtements. Et peut-même assister à des projections de courts-métrages au sous-sol. Pourtant, ce mercredi après-midi, les clients se font rares.
Ce lieu pluriel, créé en 2011 dans le troisième arrondissement de Paris par George-Emmanuel Morali, incarne parfaitement la tendance de ces modèles hybrides qui se développent depuis quelques années autour de l’objet du livre. Dans la capitale, on trouve ainsi dans le quatrième arrondissement une librairie-cave à vin-bar, La Belle Hortense, ou encore dans le neuvième une pâtisserie-salon de thé-librairie spécialisée en gastronomie, Une souris et des hommes. Les dénominations sont multiples et peuvent varier à l’infini, la cohérence des lieux ne primant pas toujours sur l’aspect branché, hybride et innovant de ces « nouveaux concepts ».
« Ce n’est pas vraiment une révolution. Barnes & Noble, une grande chaîne de librairie américaine, propose depuis les années 40 des cafétérias dans ses commerces », nuance Vincent Chabault, sociologue et auteur de Vers la fin des librairies ?.
D’autant que ces modèles ont déjà montré leurs limites, à l’image de Tea and Tattered Pages, un commerce au design pensé qui mêlait livres d’occasions, thés et autres pâtisseries avant de mettre la clé sous la porte en 2011. Dans la même lignée, la « librairie culinaire » La Cocotte proposant ouvrages gastronomiques, ateliers et matériel de cuisine s’est récemment reconvertie en marque de design textile. Des échecs qui mettent en doute l’hypothèse d’une réinvention du métier par la seule alliance librairie-restauration. Et qui montrent que le livre n’est toujours pas un produit comme un autre.
« Le libraire doit d’abord définir son rôle comme un passeur de livre. Il ne peut pas être avant tout un organisateur d’évènements, un gérant de café ni un acteur de la restauration » poursuit Vincent Chabault.
Fermetures en séries
Pourtant, la remise en question du métier semble inévitable pour la survie du secteur. Il ne fait pas bon d’être libraire en 2015. En témoignent les récentes fermetures d’établissements historiques, comme la célèbre Del Duca (Paris IXe) qui a définitivement fermé ses portes en 2012. D’ici la fin de l’année, c’est La Hune (Paris VIe) qui tombera le rideau pour laisser place à une galerie photo. Et celle qui est considérée comme la plus ancienne librairie parisienne, Delamain (Paris Ie), est, elle aussi, menacée de fermeture. Tout laisse à penser que d’autres suivront.
Car les chiffres sont inquiétants : un rapport de l’Atelier parisien d’urbanisme (APUR), publié en mars dernier, atteste d’une baisse de 9,9% du nombre de librairies à Paris entre 2011 et 2014. Et les achats de livres ne se font plus qu’à 22% en librairie en 2014, contre près de 27% il y a 10 ans selon les rapports annuels du ministère de la Culture et de la Communication. Tandis que la vente par internet est passée de 4,6% à 18,5% depuis 2004.
Le mastodonte Amazon n’y est pas étranger. Arrivé en France en 2000, le géant américain poursuit depuis sa croissance folle et a encore engrangé près de 30 milliards de dollars de ventes lors du dernier trimestre 2014, malgré une légère perte de vitesse au cours de l’année.
Cette menace qui plane sur la culture a été prise en compte par l’Etat depuis longtemps. Déjà en 1981, Jack Lang, ministre de la Culture, instaurait la loi sur le prix unique du livre. Cet encadrement a permis aux libraires de se maintenir dans la course quand les grandes chaînes comme la Fnac se sont attaquées au marché du livre.
Plus récemment, c’est une autre ministre de la Culture, Aurélie Filippetti, qui a mis en place la loi dite « anti-Amazon », adoptée en janvier 2014 par le Sénat. Cette dernière devait réguler les conditions de la vente à distance des livres en interdisant de cumuler la gratuité des frais de port avec la remise de 5% autorisée par la loi Lang. Mais elle a rapidement été contournée par le principal concerné, Amazon, qui a choisi de fixer ses frais de livraison à 1 centime d’euros.
Une extension pour court-circuiter Amazon
Une provocation de trop qui a fait réagir Elliot Lepers, jeune activiste numérique de 22 ans. Celui qui est aussi le co-fondateur de MachoLand, site anti-sexisme, a choisi de défendre la cause des libraires.
« J’ai trouvé cela tellement sournois de leur part, tellement violent dans le mépris du politique, que j’ai choisi d’apporter une réponse à mon niveau de développeur web. »
Son idée, créer une extension de navigateur internet au nom évocateur, Amazon Killer. Une fois installée, elle permet de court-circuiter le site d’Amazon en redirigeant le client vers une librairie proche de chez lui. Lorsqu’il navigue sur le moteur de recherche d’Amazon, il peut connaître en quelques clics la disponibilité du livre désiré dans les librairies de son quartier référencées par la base de données de placedeslibraires.fr.
« Le but, c’est de proposer une alternative qui soit à portée de main. Il faut rappeler que la voie centrale n’est pas la seule existante et sensibiliser le consommateur-citoyen. Il y a beaucoup de gens qui ont peur d’Amazon, qui veulent s’opposer à ses dérives mais ne savent pas comment s’y prendre. Désormais, c’est plus simple. J’ai voulu ramener du confort dans l’acte responsable. » développe le créateur d’Amazon Killer.
Depuis sa mise en ligne en décembre 2014, l’application a généré 10 000 téléchargements et pourrait bientôt être développée par l’EIBF, la fédération internationale et européenne des libraires.
Le combat du futur : les e-books
Mais face aux millions brassés par leurs nouveaux concurrents, il ne s’agit que d’une goutte d’eau pour la survie des libraires. Ceux-ci commencent à en prendre conscience et s’organisent pour mettre en place eux-mêmes une résistance.
« Les ventes sur Amazon deviennent de plus en plus importantes. Pour que les librairies indépendantes restent des gros vendeurs, il va falloir s’adapter. C’est inévitable », affirme Catherine Martinez, l’une des libraires encore en poste à la Hune.
Une adaptation qui passe en grande partie par le numérique, et le combat du futur se jouera sur le secteur des e-books. Si le livre numérique ne représente pour l’instant que 2,5% du chiffre d’affaires du marché du livre en France, il tend à croitre et s’élève déjà à 22% aux Etats-Unis. Pourtant, la librairie indépendante française est encore très en retard et n’a pas su prendre le virage digital.
« Internet fait peur à des gens dont le métier est de vendre du livre imprimé. Par ignorance, par manque de formation, les libraires y voient seulement du négatif. Alors que le numérique, on peut en faire ce qu’on veut, il peut évidement être bénéfique » regrette l’activiste Elliot Lepers.
Un avis partagé par Renny Aupetit, gérant du Comptoir des mots dans le 20ème arrondissement de Paris, pour qui le commerce électronique représente 5% de son activité :
« Il y a beaucoup de libraires qui préféreraient encore changer de métier que de vendre des e-books. Ils sont très récalcitrants. »
Malgré ce retard certain, une partie des librairies tentent tout de même de s’emparer de ce nouveau secteur. En atteste la carte du Syndicat de la librairie Française regroupant les enseignes indépendantes ayant une offre numérique. Elles seraient ainsi plus de 200 aujourd’hui, soit 8% des 2 500 librairies françaises.
Le e-book n’est pas la seule avancée que permet internet. Depuis la fin des années 2000, les libraires ont choisi d’affronter leurs concurrents sur leur propre terrain en constituant un maillage territorial. Des initiatives de regroupements en réseaux fleurissent sur la toile. On trouve ainsi leslibraires.fr, placedeslibraires.fr, lalibrairie.com, parislibrairies.fr … Tous proposent un même service : entrer le nom d’un livre dans le moteur de recherche, puis retrouver la librairie la plus proche de chez soi l’ayant en stock.
« Le site internet ne propose jamais de livrer les clients chez eux. Ils doivent toujours venir le retirer dans la librairie. Mais on mutualise nos stocks et on crée des navettes entre nous. Désormais, on peut combattre Amazon sur le dernier kilomètre : une commande met au minimum 24h à être livrée, il faut souvent aller la retirer à la Poste. Nous, on est presque dans l’immédiateté. C’est notre avantage face aux géants de la vente en ligne : ils peuvent l’emporter sur l’internet, mais on peut gagner sur le terrain. » explique Renny Aupetit du Comptoir des mots.
« Aujourd’hui, nous avons 2 000 commerces partenaires. Mais il y a un vrai retard qui fait que les libraires se mettent seulement maintenant sur internet pour constituer de multiples réseaux. La prochaine étape, ce sera de tous les fusionner pour vraiment mener le combat ensemble. » ajoute-t-il.
Les librairies s’organisent donc pour faire face à l’avenir, à Amazon, aux supermarchés et autres grandes enseignes. Ils ne semblent pas encore avoir perdu le combat. Beaucoup restent optimistes pour l’avenir tout en ayant conscience des enjeux de l’époque.
« On aura peut-être moins de clients, c’est sûr. Mais si ceux qui restent sont un peu plus fidèles, notre marché restera stable. La vague Amazon est passée. Un algorithme ne pourra pas nous remplacer » juge Laura De Heredia, libraire à l’Arbre à Lettres.
« Je ne pense pas qu’on ait besoin de diversifier nos activités ou de remettre en question notre modèle. La librairie en tant que telle peut continuer à vivre, j’en suis persuadée. Le rôle de proximité du libraire existe toujours» confirme Catherine Martinez de la librairie en sursis La Hune.
Un avis partagé par beaucoup de ses confrères, et surtout par les clients :
« Un libraire nous aide à prendre connaissance de manière synthétique des nouveautés. Aller dans une librairie, c’est un appel à la curiosité, on laisse un œil trainer, c’est un univers de découverte. Et c’est surtout un échange » reconnaît Francis Busignies, fidèle à La Hune depuis 40 ans.
Le libraire traditionnel devra tout de même rafraichir son image pour retrouver sa place au sein du quartier. Cela passera peut-être par l’animation, une dimension de plus en plus présente. Les rencontres avec les auteurs, les lectures et les débats ont plus que jamais leur place au sein de ces enseignes. Un moyen d’ancrer son identité et de renouer le contact avec les lecteurs.
« Aujourd’hui, nous devons tenir le cap. Une librairie doit être une ambiance, un vrai lieu de vie. » conclut Catherine Martinez.