Quand bien manger vire à l’obsession : enquête sur l’orthorexie

« Le covid, ça m’a ramené dans mes pires sensations » témoigne Anaïs, orthorexique. Photo : ©Gaëlle Sheehan

De nombreuses personnes sur les réseaux sociaux affichent des modes de vie sains et mettent en avant une alimentation biologique ou végétarienne. Ils prônent un idéal de santé qui pourtant peut cacher un trouble alimentaire peu connu : l’orthorexie. Jusqu’où peut mener l’envie de bien manger ?

« Avec la réouverture des terrasses, ça va être l’enfer. Ça m’a stressée quand ils l’ont annoncé. Je vais faire chier tout le monde. » Clemence a 22 ans et étudie à Paris. Elle a peur de retomber dans ses vieux travers : lorsqu’elle était adolescente, elle était obnubilée par son alimentation. « Je calculais tout pour avoir la force physique nécessaire pour faire 10 à 12 heures de sport par semaine. Il fallait absolument que je mange tant de portions de pâtes pour pouvoir tenir. » Aujourd’hui encore, la jeune femme doit contrôler son alimentation pour raison médicale : son endométriose l’oblige à éviter tout sucres, lactose et soja. « Je fais gaffe à tout. Je vérifie les étiquettes maintenant, comme je le faisais avant. C’est horrible ».

Avant de commander, Clémence vérifie la composition des bières pour choisir celle qui contient le moins de sucre. Photo : ©Michèle Bargiel

Cette obsession, les scientifiques lui ont donné un nom : l’orthorexie. Alexandre Chapy, psychologue clinicien, la définit comme « une dépendance ou une tendance obsessionnelle vis-à-vis d’une alimentation “saine » ». Dans son livre La Peur au ventre, le professeur de psychologie Patrick Denoux utilise cette formulation : « l’orthorexique réduit sa vie à un menu ». 

Le terme est nouveau : il a été créé en 1997 par Steven Bratman pour décrire son propre trouble. Pour ce médecin américain, il était inconcevable de manger un légume cueilli depuis plus de 15 minutes. Passé ce délai, il considérait que cet aliment n’était plus assez sain.

« Les patients ont peur d’être empoisonnés »

Un orthorexique est obsédé par l’idée de bien manger, une notion que chacun entend selon des critères propres. Ce comportement excessif se rapproche des troubles obsessionnels compulsifs (TOC). Clemence témoigne par exemple qu’elle « machai[t] soixante fois pour que [s]on cerveau ait l’impression d’avoir mangé plus ». Chaque personne souffrant de ce trouble a donc son régime spécifique, qu’il soit végétalien, simplement sans gluten, la combinaison des deux, voire crudivore (fait de manger uniquement cru). « Les patients ont peur d’être empoisonnés, et éventuellement, à terme, de développer une pathologie et de mourir », continue Alexandre Chapy dans son article.

Jason, américain de 35 ans vivant à Denver, interrogé par visioconférence, explique que son orthorexie a été déclenchée par un diagnostic médical : « En 2015, mon médecin m’a indiqué que j’avais un haut risque de développer un cancer colorectal, et qu’à quelques mois près, j’aurais pu le développer ». Après avoir vécu plusieurs années difficiles, avec notamment le décès de ses parents, ce rouquin au visage émacié décrit sa volonté de reprendre le contrôle sur sa vie par l’alimentation. Tomber dans l’orthorexie à la suite de ce diagnostic en a été la conséquence logique. 

 

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« Une fois que je me suis séparé de mes pensées orthorexiques, j’ai pu voir le monde sous un nouveau jour. Voici quelques exemples. Les féculents, un mal non-nécessaire vs. une source d’énergie. Miel et sirop d’érable, cancérigène vs. une source gourmande de minéraux. Sel, favorise la rétention d’eau et les problèmes de cœur vs. un exhausteur de goût. Doughnuts, une mort certaine vs. une joyeuse liberté. »

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« Dans la tête, c’est comme un blocage : on s’impose une règle et on ne peut plus y déroger», analyse Laetitia Proust Millon, diététicienne nutritionniste en Nouvelle-Aquitaine. Faire une entorse à ce régime alimentaire engendre une forte culpabilité et un sentiment d’échec chez les personnes atteintes. « Si je dérogeais à la règle, je me sentais hyper mal », confie Clémence.

« Mon orthorexie m’a fait perdre cette relation-là »

Mais est-ce si mal d’avoir une hygiène de vie alimentaire saine ? Selon la diététicienne, quand cela vire à l’obsession, cela provoque un isolement social, une exclusion, un repli sur soi voire un mal-être. Comme un piège, posé par la personne elle-même, qui se referme. Charlotte, 29 ans, vit à Singapour et est coach sportif et spécialiste en nutrition fitness. Chevelure rousse, figure svelte aux muscles saillants, cette instagrameuse partage son mode de vie sportif et healthy avec ses dizaines de milliers d’abonnés. Recettes gourmandes et saines, petites séances de sport à faire chez soi, danses acrobatiques et gracieuses accrochée à une barre de pole dance.. Elle confie qu’il y a sept ans, elle souffrait d’orthorexie : « Je suis partie avec mon copain en vacances au Costa Rica et on nous a servi une glace. Je me suis mise à pleurer. Ce n’est pas un comportement normal ! Et mon copain ne supportait plus toutes les contraintes que je m’imposais. Mon orthorexie m’a fait perdre cette relation-là ».

Aller au restaurant ou sortir avec des amis deviennent des épreuves pour les personnes souffrant de ce trouble. « Noël, c’était ma hantise, se souvient Clémence. Aller chez ma grand-mère avec toute la bouffe qu’il allait y avoir… je commençais à stresser une semaine à l’avance. » Les moments de partage et de convivialité que sont les repas deviennent anxiogènes : difficile de contrôler quels aliments sont cuisinés lorsque l’on est invité chez quelqu’un d’autre. Les soirées avec les amis ne sont plus agréables et certains finissent par se priver d’une partie de leur vie sociale.

« Aux soirées, je prenais quand même des chips, déplore Anaïs, 23 ans, Mais je savais que je n’allais pas être bien. Ça m’a coupé de mon entourage. En plus, ça me détruisait le bide et je vomissais à chaque fois. » La jeune femme aux cheveux courts parle d’une voix assurée, celle d’une personne qui a pleine conscience de son trouble. « Des fois, ce qui peut être un travers pour moi, c’est de juger mes proches qui ne mangent pas bien. Quand ils vont au Mac Donald, je ne peux même pas sentir l’odeur. Quand je vois quelqu’un boire du soda, ça me dégoûte par procuration », rigole-t-elle.

« Je m’en fous de mon poids, mais il y a plein de choses qui me dégoutent et c’est ce qui fait que je mange moins« , confie Anaïs. Photo : ©Gaëlle Sheehan

« Au pire de mon orthorexie, je mangeais la même chose matin, midi et soir : des pois chiches, un yaourt grec et un fruit. »

La notion de plaisir venue de la nourriture disparaît pour certains orthorexiques : manger n’est plus qu’une question de survie. « J’ai lentement retiré des aliments, détaille Jason. Le gluten d’abord, puis le lactose, certains fruits et légumes qui étaient trop sucrés, les noix, la viande… Au pire de mon orthorexie, je mangeais la même chose matin, midi et soir : des pois chiches, un yaourt grec et un fruit. Il n’y avait aucun plaisir à manger ».

Selon la diététicienne Laetitia Proust Millon, le risque est de moins s’alimenter, d’être moins à l’écoute de son corps. « Le rassasiement, c’est la fin du plaisir alimentaire. Si on enlève le plaisir, le rassasiement est difficile à trouver. » « Je me souviens parfaitement avoir pensé : ‘si seulement je n’avais pas besoin de manger, les choses seraient tellement plus faciles’, regrette Lydia, étudiante américaine de 21 ans. Elle a souffert d’orthorexie durant ses premières années d’université. C’est difficile de me dire que mes souvenirs de cette période-là ont été volés ».

Pour Clémence, il ne fallait pas laisser entrevoir à ses amis son problème. Tous les moyens étaient bons pour le dissimuler : « Je me rappelle de soirées, notamment au lycée, où j’allais chez des potes. Je faisais semblant de manger alors que j’avais déjà fait un petit repas chez moi : hors de question de grignoter dans la soirée, de boire quoi que ce soit à part de l’eau. Il n’y avait pas de fun. Mais, au bout d’un moment, j’avais du mal à le cacher. Du coup, je mangeais et quand je rentrais chez moi, je me faisais gerber. C’est un cercle vicieux. »

« Comme je n’ai jamais vraiment mangé beaucoup depuis dix ans – quel enfer de dire ça – j’ai rétréci mon estomac » explique Clémence. Photo : ©Gaëlle Sheehan

« À l’extérieur, on m’encensait. À l’intérieur, ça me tuait. »

Pour autant, avoir un régime alimentaire strict est « valorisé par la société », nous explique Alexandre Chapy lors d’un entretien. De nombreux influenceurs et personnalités publiques mettent en avant des modes de vie sains et sont adorés – voire jalousés – de leurs fans pour ces raisons. « J’étais devenue une espèce de modèle pour ma communauté, reconnaît Charlotte. Son activité sur Instagram l’a poussée à adopter des « comportements de plus en plus extrêmes. Jamais malsains, mais toujours plus dans le contrôle » : « Je postais tous les jours, donc je faisais constamment attention. J’avais une pression pour être parfaite. Je me suis laissé emporter là-dedans. Toutes les fois où je n’étais pas parfaite, je m’en voulais. »

Alexandre Chapy relate dans son article que le culte « d’un corps entretenu, sous contrôle et désirable » sur les réseaux sociaux peuvent favoriser l’orthorexie. C’est « lié à l’estime de soi, analyse le psychologue. En mangeant sainement, les patients auraient la sensation de devenir meilleur ». En dehors des réseaux sociaux, bien manger est également valorisé. « De l’extérieur, j’avais l’air en meilleure santé, ma famille et mes amis m’encensaient pour mon alimentation, confie Jason. Mais à l’intérieur, ça me tuait. »

Dans l’orthorexie, la qualité des produits consommés est primordiale tout comme la provenance, la manière de cultiver, les apports en nutriments… Photo : ©Gaëlle Sheehan

Les orthorexiques témoignent ne plus pouvoir supporter les aliments qu’ils avaient retirés de leur régime. « J’ai des patients qui me décrivaient des douleurs physiologiques », se souvient le psychologue Alexandre Chapy. Le rejet mental d’une nourriture jugée malsaine peut se transformer en rejet physique : Anaïs témoigne que durant le premier confinement, elle avait « une fenêtre de 10 minutes où [elle] pouvai[t] manger » : « sinon je n’avais pas faim à cause des nausées ».

« j’oscillais entre orthorexie et anorexie »

La ligne entre orthorexie et anorexie est parfois fine. On considère que l’orthorexique se concentre sur une alimentation saine, tandis que l’anorexique est obsédé par la perte de poids. Mais il est parfois difficile de distinguer les deux. « Est-ce que l’orthorexie ne serait pas placée au milieu sur une échelle, avec l’anorexie et la boulimie aux extrémités ? questionne Alexandre Chapy. Et les orthorexiques fluctueraient d’un côté ou de l’autre. »

Au bout de plusieurs années à vivre avec ce trouble, la maigreur de Jason lui « volé la santé ». « Mon médecin m’a dit que j’avais un souci cardiaque, et que c’était lié à mon poids ». Cette prise en compte lui a fait comprendre l’étendue du problème. « Je pense qu’à un moment donné, j’oscillais entre orthorexie et anorexie ».

 

Pour contrôler la qualité nutritive ou les calories dans leur alimentation, les orthorexiques se tournent vers des applications. « Ça peut encourager l’orthorexie parce que ça donne des chiffres, des ratios, des quotas, des objectifs à atteindre », avoue Charlotte. Clemence s’aidait ainsi de l’application Myfitnesspal pour ne consommer que le strict nécessaire pour étudier, réaliser ses performances physiques, survivre : « À la cantine, je ne mangeais qu’un pain pour ne pas tomber dans les pommes ». Pour Anaïs, garder les yeux rivés sur son application Yuka « rajoutait de la charge mentale » et « [l]’a vite saoûlée ».

« Certains ont l’impression d’être perdus quand ils n’ont plus ces applis-là, explique la diététicienne Laetitia Proust Millon. Ils ont l’impression que ce sont des garde-fous et que s’ils arrêtent de compter, ils vont prendre du poids ». Mais tout est toujours une question de juste mesure selon Charlotte, la coach fitness, et ces mêmes applications peuvent aider à avoir une bonne appréhension de ce que l’on mange. Selon elle, il faut simplement atteindre la modération, faire ce qui nous rend heureux.

Reprendre goût à la nourriture malgré l’orthorexie, est-ce possible ? 

Lydia, 21 ans, anime un compte Instagram depuis 2019 (voir ci-dessous). A travers des photos d’elle toute sourire et des gâteaux gourmands faits-maison, l’étudiante témoigne de ses problèmes psychologiques. Elle y documente son chemin pour sortir de l’orthorexie : « C’est thérapeutique de mettre par écrit ce que je ressens et voir des gens me soutenir. » Malgré tout, elle a toujours cette « petite voix dans la tête qui [la] culpabilise » : « c’est difficile de s’en défaire. Je dois me rendre compte que ce qu’elle me dit est faux et faire confiance à mes amis. Et quand je sens que je rechute, je fais exprès d’aller chercher une pizza pour la faire taire ».

 

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Au début de son traitement, Lydia listait tous les aliments qui lui faisaient peur et expliquait pourquoi. « Il y avait des vidéos qui montraient comment retrouver la paix avec la nourriture. J’allais aussi sur le groupe Facebook “Food Freedom Warriors” (“les guerriers d’une alimentation libérée”) avec une communauté très encourageante. »

Suivi nécessaire

Certains orthorexiques témoignent du fait qu’il est difficile de se soigner. Pour autant, le psychologue Alexandre Chapy estime que des prises en charge pour d’autres troubles du comportement alimentaire (TCA) et troubles obsessionnels compulsifs (TOC) fonctionnent. « Il faut un suivi psychologique pour regarder ce qui a pu amener cette si forte angoisse de mourir ».

Laetitia Proust Millon, diététicienne et nutritionniste, explique que pour réhabituer ses consultants à manger de tout, elle les encourage à « reprendre possession de leur corps par les sensations » en passant par la dégustation.

Sortir des troubles alimentaires : des recettes et une pincée d’émotions

Francesca Baker, 34 ans, est une auto-entrepreuneuse britannique spécialisée dans la communication. Elle a publié le livre de cuisine Eating and living, recipes for recovery en 2016 au Royaume-Uni, pour aider les personnes atteintes de troubles alimentaires (TCA) à reconstruire une relation saine avec la nourriture.

Comment en êtes-vous venue à écrire ce livre de recettes ?

Je souffre d’anorexie depuis mes dix-huit ans. Lorsque j’étais à l’hôpital avec d’autres personnes atteintes de TCA, on avait comme projet de réunir différentes recettes dans un livre, mais ce n’est jamais vraiment arrivé. J’aimais beaucoup l’idée, donc je l’ai réalisée. J’ai commencé l’écriture en contactant des personnes que je connaissais, et qui avaient un TCA, pour qu’ils partagent une recette et un souvenir. J’ai essayé de comprendre ce qu’ils avaient traversé.

Comment essayez-vous de réconcilier TCA et nourriture ?

Je ne voulais pas que ce soit simplement un livre de cuisine, je voulais raconter des histoires. Je pense que la nourriture a un côté social, c’est lié à des souvenirs en famille ou entre amis. Mais personnellement, je n’aime plus cuisiner ni manger avec des gens. Donc je voulais intégrer ces souvenirs dans la recette, pour pallier ça et aider ceux qui souffrent de TCA. Ça ne pouvait pas être juste des salades. Ce sont surtout des repas qui nous font plaisir et qui nous rappellent des souvenirs, comme du cheddar fondu sur un toast, ou des nouilles sautées au poulet. 

Mettez-vous moins l’accent sur le côté sain de la nourriture ?

Exactement. Je voulais mettre en avant des recettes qui ne sont pas terrifiantes, mais familières. Ça n’a pas besoin d’être des repas nutritionnellement parfaits, il faut que ça soit de la nourriture qui réconforte, pour réinviter les gens à manger. C’est aussi essayer de faire prendre conscience qu’on peut manger quelque chose qui ne soit pas complètement sain, et que ce n’est pas grave.

Par ici pour lire un extrait.

Michèle Bargiel & Gaëlle Sheehan

« Accros » aux séries : passion dévorante ou véritable dépendance?

Au cours des dix dernières années, avec la multiplication des plateformes de streaming vidéo et des productions, de plus en plus de Français se sont découvert un intérêt pour les séries. Si certains savent contrôler leur consommation, d’autres ont plus de difficultés à se limiter, au point de parler de véritable addiction. 

 

Françoise Hourcq ne se souvient pas tout à fait à quand remonte sa passion pour les séries. «Cela fait quelques années, estime-t-elle. Je ne sais pas dire exactement, je n’ai pas la notion du temps!” Cette retraitée de 71 ans peut en revanche assurer qu’à l’époque, le streaming n’existait pas. « Je devais acheter des DVD », se remémore cette fan de la série Six Feet Under, diffusée au début des années 2000 à la télévision française – celle-qui l’a convertie aux feuilletons télé. Ensuite, il y a eu Dexter. Aujourd’hui, abonnée à Salto, Netlix et Amazon Prime Video, Françoise visionne en moyenne deux séries complètes chaque mois. Game of Thrones? Quinze jours auront suffit pour qu’elle dévore les sept premières saisons.

Pas question pour autant de voir, dans sa consommation, une forme d’addiction au sens strict: Françoise en tire avant tout du positif. « Je ne regarde pas n’importe quoi. Les séries que je suis demandent de la concentration. Elles me permettent d’avoir une meilleure compréhension des êtres humains, de découvrir des univers. »  D’autant que Françoise n’a aucune obligation,  « un des privilèges de la retraite, s’amuse-t-elle, avant de préciser qu’elle n’a « pas de mari, pas de chat, ni même de poisson rouge! » à qui rendre compte du temps passé derrière son écran.

Il faut dire qu’en France, la consommation de séries, aussi excessive puisse-t-elle être, n’est pas considérée comme une addiction, du moins au sens scientifique du terme, quoique de nombreuses études sur le sujet soient en cours.  « La définition de l’addiction va de pair avec une dépendance, un syndrome de sevrage et un usage nocif a minima. On aime bien mettre de l’addiction un peu partout. C’est une grande mode de surmédiatiser des problématiques qui sont en fait des problémes d’usages », souligne Yann Valleur, psychologue clinicien de formation, spécialiste de l’addiction. Sans nier le potentiel addictogène des séries, le professionnel préfère de loin le terme « surconsommation » pour évoquer le comportement de ceux qui se présentent eux-mêmes comme « addicts ». Car si certains, comme Françoise, se voient comme des consommateurs passionnés mais raisonnés, tous les sériephiles ne font pas le même constat. 

Photo Rachel Cotte

« Je m’interdis de dévorer une série en période de partiels »

A 21 ans, Andréa Gau a passé quatorze mois de sa vie « devant la télé », et a visionné quelque 17 200 épisodes de séries. Ces chiffres, la jeune femme les estime grâce à l’application TV Time, un outil développé notamment pour suivre sa consommation de films et séries. Un moyen « de garder une trace de tout ce que vous regardez en un seul et même endroit », indique le descriptif de l’application. Actuellement étudiante, Andréa dédie une grande partie de son temps libre au visionnage de diverses fictions et considère sa consommation comme relevant d’une « addiction». Une activité qui a, de fait, tendance à supplanter les autres. Chose qu’elle regrette: « J’adore lire et j’ai beaucoup de mal à me dégager du temps pour ça ». En revanche, en période de cours ou d’examens, elle parvient à se fixer des limites. « Je m’interdis de dévorer une série en période de partiels. Ça m’est arrivé de ne pas assez dormir avant une journée de cours, mais jamais de nuit blanche »

Selon Yann Valleur, le problème ne réside pas dans le fait de « de regarder six saisons d’affilée ; ce qui pose problème, c’est que le lendemain on doit être opérationnel ». C’est d’ailleurs en cela que l’addiction se caractérise selon ce professionnel : la perte de contrôle et l’incapacité à poser des limites à sa consommation. Dès lors que l’on parvient soi-même à se contenir, il n’est pas question pour lui d’utiliser ce terme. 

Clément Combes, sociologue au CNRS et auteur de plusieurs travaux au sujet de la consommation de séries, a été amené à rencontrer différents profils de consommateurs, dont un grand nombre s’auto-définissaient comme dépendants. « Ils avaient la rhétorique fréquente de l’addiction, des termes comme « accro » « addict », « je ne peux pas m’en passer » (…) alors qu’ils étaient pourtant dans un rapport de plaisir », explique-t-il. Cependant, le sociologue affirme avoir rencontré très peu de « sériephiles » dont le profil correspondait réellement à celui « d’addict ».  « Ce sont plutôt des gens qui ne vont pas bien, qui sont fragiles. C’était souvent des personnes inactives, au chômage, en rupture amoureuse ou encore amicale »

« J’y passais mes journées »

Le mal-être pousserait donc certains à se réfugier à outrance dans la fiction pour se vider l’esprit. Maëlys Gaillet, 24 ans, peut en témoigner. Si elle a su poser des limites à sa consommation, celle-ci s’est avérée problématique à un moment de sa vie : « Ça a été une addiction. Quand je faisais mes études, j’y passais mes journées. J’étais levée à 9 heures du matin, puis couchée à 3 ou 4 heures, à ne faire que ça », se remémore-t-elle.  La faute à une période de dépression, durant laquelle la fiction était devenue une façon « d’échapper de la réalité ». Tout comme Andréa Gau, elle utilise l’application TV Time pour suivre sa consommation. Elle considère que cette dernière a pu avoir, à ce moment, un côté nocif en raison de l’usage qu’elle en faisait. « L’application permet aussi de gagner des badges et récompenses quand on « binge watch ». Durant la période où j’étais vraiment addict, je ressentais une sorte de satisfaction, comme si c’était un sport dans lequel j’évoluais », reconnaît-elle. Si elle reste une grande consommatrice de séries et ne passe « aucun jour sans en regarder », il serait impensable pour Maëlys de retomber dans de tels travers.

« Quand on ne se sent pas très bien, on veut penser à autre chose, trouver un échappatoire, donc on regarde une série qui nous permet de prendre du plaisir », souligne Yann Valeur. Louise Pomas, étudiante, confirme : « Généralement, les moments où j’en regarde beaucoup, c’est que je vais moins bien au niveau du moral. C’est rassurant, ça occupe ». Il faut toutefois savoir ensuite « se re-confronter au réel. Et pour certains, le retour à la réalité est trop violent », complète Yann Valeur. S’il est difficile de dresser un profil type du fan de série, les plus enclins à la surconsommation sont, selon Clément Combes, les moins de 40 ans, « surtout les étudiants, car ils ont moins de contraintes. Ça peut être des personnes un peu plus fragiles. On est dans un temps de recherche identitaire qui peut être un peu compliqué. C’est une période propice aux conduites addictives ».  

Photo Rachel Cotte

« Je ne me rends pas compte que je suis fatiguée, tellement je suis prise par la série »

Au-delà de la dimension psychologique, il y a aussi un pendant physiologique qu’il faut prendre en considération dans le cadre d’une surconsommation de séries. Notamment du côté du sommeil. « J’ai remarqué que lorsque je regarde une série, parfois jusqu’à trois ou quatre heures du matin, il arrive que je ne parvienne pas à m’endormir. Je ne me rends pas compte que je suis fatiguée, tellement je suis prise par la série », témoigne Françoise Hourcq. En cause, selon Yann Valleur : la lumière bleue des écrans, qui « excite le cortex » et perturbe le processus d’endormissement. Une consommation excessive est aussi cause de sédentarité. Catherine Guihard, retraitée depuis peu et fan inconditionnelle d’Urgences, confie parfois « rester un après-midi devant la télévision » et avoir déjà refusé des sorties « sous un faux prétexte ». Mais ce travers est « favorisé par les écrans de façon globale », avertit le psychologue.  Et il n’est pas facile de changer ses habitudes puisque tout semble être mis en œuvre pour pousser les spectateurs à dévorer les saisons d’une traite. « Il y a l’effet cliffhanger, le coup de théâtre au dernier moment de l’épisode. Ça libère la dopamine dans le cerveau et donne envie de voir l’épisode suivant. D’autant que la plateforme ne laisse que quelques secondes avant de passer automatiquement à l’épisode suivant », rappelle Yann Valleur. 

S’il exprime des réticences face à l’emploi du vocabulaire de l’addiction, le professionnel reconnaît qu’une forme de syndrome de sevrage peut se manifester : « Cela peut arriver à certaines personnes quand elles se sont attachées aux personnages de la série et que celle-ci se termine. » Ce phénomène a un nom : le « blues post série ».  C’est ce que semble avoir expérimenté Sébastien Zabbah, 26 ans, qui, suite à une rupture amoureuse douloureuse a compensé en binge-watchant Sense 8. Dans ce genre de situation, arrivé à la fin de la série, il est possible de ressentir un sentiment de vide, « quelque chose proche du deuil », précise Yann Valleur. « Quand l’annonce de l’annulation de la série après deux saisons est tombée j’ai été extrêmement triste. Un grand sentiment de solitude s’est emparé de moi, probablement dû au fait que je n’allais plus revoir les personnages auxquels je m’étais profondément attaché ». Quelques mois plus tard, à la demande des fans, un épisode épilogue a été produit dans l’urgence. Sébastien Zabbah a alors vécu un nouvel ascenseur émotionnel : « J’étais vraiment heureux et impatient, explique-t-il. Mais lorsque l’épisode s’est achevé j’ai à nouveau ressenti ce sentiment de vide en moi ». S’il est passé à autre chose depuis, notamment grâce à d’autres séries, il reconnaît avoir re-visionné à plusieurs reprises l’intégralité des épisodes, toujours avec ce « petit sentiment de nostalgie »

Sans aller jusqu’à évoquer une perte, Jérôme Martin, 49 ans, explique de son côté avoir « ressenti un pincement au cœur » en terminant The Shield. Passionné de séries, il se décrit lui aussi comme “addict” et estime regarder « entre dix et quinze épisodes par semaine ».  Mais ce professeur en étude de l’image et des séries télé à l’Université de Bourgogne exerce un réel contrôle sur sa consommation. « Je dis que je suis addict car j’aime les images, les histoires racontées. Mais je ne le suis pas totalement, car je suis capable de passer un mois sans en regarder », nuance-t-il. Pour lui, la pratique doit rester un plaisir et il s’agit d’éviter de tomber dans une « hyperconsommation » qui entraînerait la perte de ce plaisir. 

Quiz: Êtes-vous un expert des séries?

« La série n’est pas diabolique. C’est l’usage que l’on en fait qui peut être problématique »

D’autant que la multiplication des plateformes, couplée à l’accroissement des productions, donne un choix quasi-infini aux spectateurs. « Il y a une forme de libération où l’on n’est plus contraint par des rendez-vous, par une grille télé. Si on prend toutes les plateformes confondues, on a un catalogue qui ne s’arrête jamais. Il revient au spectateur de se contraindre », expose le sociologue Clément Combes. Ce dernier considère toutefois qu’il n’y a pas lieu de totalement diaboliser le « binge watching », qui, selon lui, est « comparable à de longues séances de lecture, quand on est complètement pris dans un livre. Pourtant, on ne nous dit jamais qu’on s’abrutit en lisant autant », remarque-t-il.

Malgré l’existence prouvée des conséquences néfastes de cette « surconsommation » de séries, « elles ne sont pas des objets dangereux », affirme Yann Valleur. « Ce sont des œuvres artistiques. On voit d’ailleurs naître des clubs, des forums de qualité et des productions de haute volée. La série n’est pas diabolique. C’est l’usage que l’on en fait qui peut être problématique ». Les séries peuvent même jouer un rôle positif dans la vie sociale de certains : « J’ai rencontré deux de mes meilleures amies en faisant un « rôle play » sur une série qu’on adore toutes les trois. On est dans des régions différentes et on n’aurait jamais pu se rencontrer autrement », affirme Andréa Gau. Maëlys Gaillet, qui se décrit comme une personne assez timide, considère que les séries peuvent être de réels moteurs de conversation : « Pouvoir parler de séries à la pause café, ça brise la glace, ça permet de créer du lien », témoigne la jeune femme. Jérôme Martin acquiesce, mais se montre davantage partagé : « Pour moi, il faut faire attention quand ça commence à supplanter la discussion familiale. On passe du temps en famille devant une série et la série devient le sujet principal. On finit par ne parler que de ça ».

Lisa Debernard et Rachel Cotte

 

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Trois questions à Olivier Szulzynger – Scénariste de Plus Belle La Vie et d’Un Si Grand Soleil

Olivier Szulzynger a co-créé et dirigé l’écriture de la série Plus Belle La Vie (entre 2000 et 2015) avant de créer un nouveau feuilleton quotidien diffusé sur France 2 : Un Si Grand Soleil. 

 

Sur quels éléments s’appuie une série pour fidéliser son public ? 

 

Ce sont les personnages qui accrochent les gens. L’enjeu dans une série quotidienne de prime time, est d’arriver à créer des personnages forts, auxquels le public s’identifie. Ensuite, le cliffhanger est un élément déterminant : il crée suffisamment de suspens pour donner envie aux téléspectateurs de revenir au prochain épisode.

 

Quels sont les ingrédients d’un personnage auquel le public s’attache ? 

 

Tout d’abord, on ne crée pas un personnage mais une famille de personnages. Ils sont à taille humaine mais en même temps ils vivent en un an ce que l’on ne vivra jamais en une vie. Le casting est déterminant pour la trajectoire que prendra le personnage, quoique son caractère soit un tant soi peu défini à la base, c’est finalement au fil du temps qu’il est affiné en fonction de ce qui émane du comédien et de la manière dont il s’approprie son rôle. 

 

Dans une série quotidienne comme PBLV ou Un Si Grand Soleil, qui s’inscrivent dans la durée, comment recruter un nouveau public ? 

 

Sur une série comme PBLV, qui existe depuis plus d’une dizaine d’années, la narration est devenue extrêmement complexe, avec une foultitude de personnages et d’événements, ce qui fait qu’elle n’arrive plus à recruter, pire encore elle décline. Dans sa période la plus prospère, il y a une dizaine d’années, la série rassemblait environ 12 millions de téléspectateurs. Aujourd’hui elle est descendue à environ 5,5 millions. Pour ce qui est d’Un Plus Grand Soleil, nous sommes encore en phase de recrutement, l’audience progresse toujours – elle se trouve actuellement entre 3,5 et 4,2 millions de téléspectateurs par soir – et cela est dû notamment au fait que nous bénéficions d’un créneau horaire avantageux (20h40). De plus, nous offrons régulièrement des “portes d’entrées” au nouveau public, puisqu’environ tous les mois, nous ouvrons de nouvelles arches dans l’intrigue avec un élément fort. À partir de cela, de nouvelles personnes peuvent être encouragées à s’agréger. Enfin, nous nous appuyons sur la pédagogie grâce aux résumés en début d’épisodes.

 

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Le « binge-watching » vu de l’étranger

 

Si en France la dépendance aux séries n’est pas encore reconnue comme une addiction méritant un parcours de soins adapté, dans certains pays, comme l’Inde ou le Royaume-Uni, le binge-watching est pris un peu plus au sérieux. 

 

En janvier 2020, le quotidien britannique The Telegraph, révélait que trois personnes avaient été prises en charge à la clinique de Harley Street pour “dépendance excessive au binge-watching”. L’un d’eux, un homme de 35 ans, avait même reconnu avoir mis son emploi en danger alors qu’il passait au moins sept heures par jour devant des séries criminelles. Dans ce cadre, les patients avaient pu bénéficier d’une “ thérapie comportementale cognitive”.

 

Deux ans plus tôt, dans le sud-ouest de l’Inde, un jeune homme de 26 ans a été accueilli au sein du SHUT (Service for Healthy Use of Technology) comme le premier patient de l’histoire atteint d’une addiction de ce type. Sans emploi et fragilisé, il s’était réfugié dans l’univers de Stranger Things. Des séances de sophrologie pour la gestion du stress, ainsi qu’un suivi psychologique et une aide à la réinsertion lui ont été proposés. 

 

La e-santé pour lutter contre les addictions

La majorité des patients souffrant d’addictions ne sont pas traités et la e-santé pourrait être une solution, comme le souligne un rapport dévoilé mardi.
13 millions de fumeurs quotidiens de tabac et 700.000 de cannabis, un million d’alcoolodépendants et trois millions de buveurs problématiques en France. / Crédit : Raul Lieberwirth, Flickr

« Dans le monde entier, on considère que 20% au mieux des patients souffrant d’addictions sont traités », explique Michel Reynaud, co-auteur du rapport pour la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca), à l’AFP. La e-santé et le développement de ses nouveaux outils (applis, réseaux sociaux d’entraide, téléconsultations) pourraient aider à réduire « le fossé majeur entre le nombre de personnes atteintes d’addictions et le nombre de patients traités ».

En France, les chiffres – 13 millions de fumeurs quotidiens de tabac et 700 000 de cannabis, 1 million d’alcoolodépendants et 3 millions de buveurs problématiques – sont « préoccupants » pour le spécialiste et « les recours aux soins sont trop tardifs ». D’un côté, on est dans une société qui considère souvent, pour les substances licites, « qu’il est normal de consommer, même de surconsommer ». De l’autre, le « dispositif de soins est totalement insuffisant au regard des besoins ».

Favoriser l’échange

Michel Reynaud explique que la e-santé des addictions « permet de faciliter le contact avec quelqu’un qui vous aide à y voir clair ». Dans leur rapport, les auteurs proposent un « plan » en quatre niveaux de déploiement : l’échange entre usagers et patients, puis si nécessaire, le repérage, l’orientation et la prise en charge brève pour les usagers à risque avec du « télé-conseil » voire du « télé-soin » par des professionnels ou des « patients-experts » formés. Le rapport préconise de financer des associations de patients pour accéder à la formation pour devenir patients-experts, susceptibles d’intervenir dans les prises en charge et d’accorder une « tarification incitative » pour développer les téléconsultations.

La prise en charge médicalisée se fait grâce à ces nouveaux outils et s’appuie aussi sur des services et sites déjà existants comme le « Mois sans tabac » ou « Écoute Cannabis ». Le développement de la e-santé doit nécessairement garantir la sécurité et la protection des données des patients.

Marine Ritchie avec l’AFP