Quitter les réseaux sociaux : un choix radical pour reprendre les commandes

Alors que les plateformes numériques se sont immiscées partout dans notre quotidien, beaucoup tentent de s’en déconnecter. Qu’est-ce qui explique le choix radical de ces exilés volontaires, encore minoritaires ?

« Twitter a été la source d’une dépression profonde jusqu’à mes 17-18 ans. » Pour Ariel, 26 ans, loin d’un espace de sociabilisation, les réseaux sociaux se sont révélés être un enfer. Aujourd’hui, cet étudiant en master de Géopolitique de l’art et de la culture à Sorbonne-Nouvelle, installé dans son canapé, respire : « Ça fait quatre ans que je n’ai pas Twitter. J’ai un compte Instagram qui traîne, mais j’ai bien écrit qu’il était inactif. »

Selon une étude réalisée par le think tank Destin commun, en 2024, un Français sur deux préférerait vivre dans un monde où les réseaux sociaux n’auraient jamais existé. Pourtant, selon le Digital Report 2025 de We Are Social, seuls 9,5 % des Français de seize ans et plus qui utilisent internet sont absents des plateformes numériques. Ariel fait partie de la minorité de personnes qui ont pris leurs distances avec ces dernières. Un choix d’autant plus radical qu’il a passé la majeure partie de son adolescence en ligne : « J’ai commencé avec Orkut et Facebook à 11 ans, puis ma vie c’était Twitter de mes 14 à mes 22 ans. » David-Julien, 41 ans, rédacteur en chef adjoint à L’ADN était aussi un « fervent utilisateur de X depuis 2011 », mais l’application n’est plus sur son téléphone « depuis un peu moins d’un an ». Pour d’autres, cette séparation s’est faite sans déchirement. Clara, 21 ans, a quitté les réseaux dès la troisième. « Ça ne m’a jamais vraiment manqué par la suite. Ce que je rate n’est pas important pour moi », avoue la stagiaire en urbanisme. Même chose pour Camille : « Instagram me prenait beaucoup de temps pour rien », un temps précieux pour cette étudiante en médecine de 24 ans.

Un ras-le-bol dû à une ambiance nocive

Si ces exilés volontaires se multiplient, il n’existe pas d’estimations précises de leur nombre. « Il est difficile de dire s’il y a eu un phénomène massif de départ des usagers » d’après Servanne Monjour, chercheuse en humanités numériques. Cela s’explique par l’absence d’études approfondies sur le sujet, le cumul de plusieurs comptes entre les mains des mêmes utilisateurs et la prolifération des faux comptes, ou bots. X serait « l’exemple clé » de ce dernier phénomène : on y trouve « près de 50 % » de faux utilisateurs. Cette prolifération « s’inscrit dans un mouvement plus général d’emmerdification du web ». D’après l’experte, les fils de discussion se retrouvent ainsi pollués par de nombreux contenus non sollicités. Quant aux bots, ils sont devenus des « agents d’influence et de retournement des opinions parfois très agressifs ».

D’où une ambiance délétère sur les réseaux, à l’origine d’un ras-le-bol chez les internautes. « Je me suis rendu compte que Twitter était une course à la popularité », déplore Ariel. Selon lui, les compteurs de likes et de retweets encouragent les utilisateurs à vouloir être les plus sarcastiques et les plus caustiques. Lui-même reconnaît avoir « pu être toxique à des moments », même s’il n’était pas « la personne la plus drôle ». Sur Twitter, Ariel a aussi été témoin de « guerres d’identité » : « Les gens se regroupent entre personnes qui pensent la même chose. » Ce qui, loin de renforcer les liens sociaux, exacerbe les tensions d’après l’étudiant.

Cette idée est renforcée par le mécanisme inhérent aux plateformes : « Il y a aujourd’hui un phénomène de dégradation de la qualité des services des grands réseaux sociaux devenus hégémoniques », pointe Servanne Monjour. Depuis le rachat du réseau X par Elon Musk en 2022, David-Julien a l’impression « d’ouvrir les portes de l’enfer » à chaque fois qu’il s’y rend. Le milliardaire est selon lui responsable d’une « viralité de bas étage » qui entretient la haine sur la plateforme : « Il y a évidemment plus de racisme, plus d’avis catastrophiques que jamais. » Pour Clara, cette toxicité concerne tous les réseaux. Le cyberharcèlement, notamment, y est légion : « On risque d’être impacté par des gens qui ne sont même pas là. » Elle regrette également « l’impunité sur les réseaux sociaux », qui permet d’assumer des comportements aussi problématiques que « l’exhibitionnisme » via l’envoi de photos non sollicitées.

« Parfois, la sidération te fait passer dix secondes devant un contenu »

À cela s’ajoute la surcharge informationnelle, source de frustration et d’énervement à laquelle les utilisateurs ne consentent pas forcément. « Le fait de se rendre toujours disponible devient une vulnérabilité », dénonce la jeune femme, qui assume de ne répondre aux messages que lorsqu’elle le souhaite. Un sentiment d’être « submergée » que dénonce également Camille : « Tomber sur des stories de mes amis en vacances alors que je suis bloquée à Paris pour mes études aggrave encore mon état », souffle-t-elle. Elle se sent aussi dépassée par l’actualité anxiogène qui circule sur les réseaux sociaux et cite des « vidéos d’enfants palestiniens » qui l’affectent particulièrement. Face à ces contenus, Ariel est catégorique : « Je n’ai pas envie d’y avoir accès, tout comme je n’ai pas envie de constamment donner mon opinion et prendre part à des combats. On n’est pas obligé de réagir à tout. » Mais le jeune homme n’est pas dupe et sait que le fonctionnement des plateformes numériques joue contre leurs utilisateurs : « Parfois, la sidération te fait passer dix secondes devant un contenu, ce qui fait qu’on te le recommande encore plus. »

Quoiqu’anodin, le geste de supprimer un réseau social de son smartphone peut demander un certain effort. © Margot Mac Elhone/Celsa

Les géants du numérique mettent volontairement en place ce genre de mécanismes pour capter l’attention des utilisateurs, dont dépend leur chiffre d’affaires. Par exemple, TikTok possède « un fonctionnement algorithmique fondé sur le principe des “putaclics” », affirme Servanne Monjour. À cette fin, les plateformes privilégient également les contenus courts et dynamiques.

Addicts aux réseaux ?

Ce mécanisme est bien connu des médecins : « Le design des réseaux sociaux est fait pour maintenir l’attention », affirme Victor Leroy, psychiatre addictologue à Clinic Les Alpes en Suisse. Certes, « il n’y a pas encore de consensus » sur l’existence d’une addiction à ces plateformes. Mais des points communs s’observent entre les personnes victimes d’addictions et certains internautes, à savoir « des comportements incontrôlables qui créent de la détresse avec des symptômes de manque ». Le médecin estime ainsi qu’environ 15 % de la population mondiale est touchée par cette dépendance. De plus, elle concerne tous les profils, les réseaux se voulant « les plus inclusifs possible ».

Au niveau du cerveau, les plateformes numériques sécrètent des « hormones du plaisir » et activent « les mêmes circuits » que l’héroïne ou la cocaïne. Leur capacité à capter l’attention repose aussi sur un « système de récompense », fondé notamment sur une « quête du like qui provoque un renforcement positif extrêmement puissant », ajoute le médecin. Camille, qui aspire à devenir psychiatre, en a fait le constat : « Tu scrolles et tu te rends compte que tu as passé trente minutes à scroller pour rien. Je me sens comme devant un paquet de chips vraiment addictives, sauf que le paquet se finit à un moment, alors que tu peux faire défiler les contenus à l’infini. » 

Une spirale infernale qui a durement impacté la vie d’Ariel dans son adolescence. « Reclus » dans sa chambre, le jeune homme faisait défiler les contenus de Twitter. D’après Victor Leroy,  le fait d’avoir recours à ces « comportements à risque » est « toujours une solution à un problème masqué » auquel il faut d’abord s’attaquer. Par exemple, l’addiction aux réseaux sociaux est souvent une manière de soulager une phobie sociale : « Mes amis étaient exclusivement en ligne », se remémore ainsi Ariel. Ce mode de vie hyperconnecté suscite une vulnérabilité constante à laquelle s’ajoute le risque de cyberharcèlement, dont l’impact sur les jeunes est d’autant plus « terrible » qu’il « commence à l’école et poursuit l’adolescent jusqu’à la chambre à coucher », selon Victor Leroy. Cela exacerbe certaines pathologies mentales et en sortir n’est pas chose aisée : « La majorité des gens vivent d’abord énormément de frustration, d’énervement et d’anxiété. »

Se reconnecter au réel

En guise de solution, le gouvernement français a lancé en mai le défi « Dix jours sans écran » à destination notamment des enfants et des adolescents. Victor Leroy est quant à lui partisan du principe de pause numérique, qui sera instauré dans tous les collèges de France à compter de septembre 2025. Les élèves devront déposer leurs téléphones portables dès leur entrée dans l’établissement et ne les récupéreront qu’à la fin des cours. « Faire une pause et ne pas pouvoir s’y tenir est le signe que l’on a un problème. C’est très bien pour faire du dépistage », affirme le médecin. Multiplier les pauses régulières permettrait ainsi de prendre conscience de ses difficultés et d’exercer son cerveau à pratiquer d’autres activités.

De fait, réussir sa déconnexion se révèle souvent bénéfique. Depuis qu’il est parti, Ariel est de meilleure humeur, se sent moins susceptible et investit mieux son temps et son énergie. Il s’intéresse notamment aux contenus longs qui lui « rendent de la concentration », comme les jeux vidéo hors ligne et les « vidéos de huit heures sur YouTube », où il évite les espaces commentaires. « J’ai l’impression d’être plus humain ; j’ai resitué le réel dans ma tête. » Il a aussi appris à cesser de s’enfermer dans des groupes et à exprimer ses biais avant ses opinions : « Je me suis rendu compte que c’était comme ça que j’avais réussi à développer mon identité d’aujourd’hui. »

Depuis qu’il a quitté les réseaux sociaux, Ariel consacre davantage de temps aux jeux vidéo, dont il possède une grande collection. © Margot Mac Elhone/Celsa

De son côté, Clara emploie son temps à lire, à écouter de la musique voire à ne rien faire. « Les gens ne savent plus s’ennuyer », regrette-t-elle. Un constat partagé par Camille, bien que l’étudiante exploite au maximum le temps que lui accorde la désintoxication numérique. « Quand tu enlèves les cinq minutes que tu passes par-ci par-là sur les réseaux, ça fait trois heures en plus dans ta journée. J’en profite pour faire autre chose : je lis, je joue du piano… » Comme Ariel, elle privilégie les formats longs comme les films et les séries plutôt que le scrolling : « De manière générale, un contenu intéressant, tu ne le fais pas en une minute. La plupart des contenus courts sont un peu débiles. »

Vivre avec les réseaux : une fatalité ?

Pourtant, l’étudiante ne quitte les réseaux que ponctuellement, pour une durée de « dix jours à deux semaines », lorsqu’elle a « d’autres choses à penser », examens ou problèmes familiaux. Elle a ainsi trouvé un équilibre : hors périodes de déconnexion, elle utilise Instagram « deux heures et demie par jour en moyenne ». Vivre sans les réseaux n’est donc pas une sinécure. Ariel l’a vécu : il a supprimé Twitter une première fois à l’âge de quinze ans, ce qui coïncidait avec ses premières visites chez le psychiatre. Six mois plus tard, il était de retour sur la plateforme avec un compte en privé cette fois-ci, ce qui ne l’empêchait pas d’être confronté à des contenus toxiques. S’il a mis un terme à son usage non professionnel des réseaux, ses études le retiennent sur Instagram : « Je ne l’utilise que pour contacter des gens dans le cadre de mes recherches. »

Pour David-Julien, la situation est encore plus compliquée. En qualité de spécialiste des usages du numérique, il ne peut pas s’en passer : « Vu que le web est mon terrain d’enquête et de travail, j’ai du mal à me déconnecter complètement. » Le journaliste a donc dû s’adapter : il se rend désormais sur X « uniquement pour le travail » et opte pour des alternatives. Parmi elles, Reddit, une plateforme qu’il décrit comme « un endroit où l’on peut discuter un peu plus en profondeur » et qui serait « mieux modérée que X ».

Il faut dire que les réseaux jouent désormais un rôle prépondérant dans nos sociétés. Les utilisateurs s’en servent pour se maintenir en contact avec leurs proches et en dépendent beaucoup pour se renseigner au quotidien. En témoigne l’émergence de la FOMO (fear of missing out), la peur de passer à côté de quelque chose, que Camille a pu éprouver. Elle évoque certains restaurants qui ne passent plus que par les plateformes, notamment Instagram, pour présenter leur carte. En outre, « il y a beaucoup de lieux de communauté queer que je fréquente et qui postent leurs évènements uniquement sur les réseaux sociaux. » Pour préserver sa vie sociale, la jeune femme est obligée de s’adapter : « Je préviens par une story que je vais partir pour quelques temps et je passe par d’autres moyens de communication comme les SMS. »

La déconnexion est d’autant plus compliquée que certaines communautés en ligne « favorisent l’accès à l’aide » selon Victor Leroy : « Quand on tape “suicide” ou “anorexique” sur Instagram, on met la personne en lien avec des ressources de soutien. » Le médecin souligne aussi l’empathie de la nouvelle génération, plus connectée donc plus ouverte aux problèmes de chacun.

Sans compter le coût social de ce mode de vie : « Les gens qui n’utilisent pas de smartphones doivent se justifier auprès de ceux qui s’en servent », souligne Victor Leroy. Clara en a payé le prix : « Pendant mon stage, ma cheffe passait tout son temps sur TikTok. Elle me disait que j’étais une intellectuelle parce que je n’étais pas sur les réseaux sociaux », relate-t-elle avec amertume. Si certaines personnes réussissent à quitter les plateformes numériques, la majorité les relègue ainsi au rang de marginaux.

Margot Mac Elhone et Eliott Vaissié

DES MOTS SUR DES MAUX

Emmerdification :

Traduction du mot anglais « enshittification », créé en 2022 par le blogueur canado-britannique Cory Doctorow. Dégradation de la qualité des services sur les plateformes numériques.

FOMO :

« Fear of missing out » (peur de rater quelque chose). Sentiment désagréable de passer à côté d’une actualité ou d’un événement important (fête, match, concert) lorsque l’on se distancie des réseaux sociaux.

Infobésité :

Aussi nommée surcharge informationnelle. Excès d’information propre à l’ère du numérique (Le Robert).

Putaclic :

Principe publicitaire visant à rendre un contenu numérique (texte, image, vidéo) particulièrement attirant afin d’inviter un maximum d’utilisateurs à cliquer dessus.

Story :

Contenu publié par un internaute sur un réseau social et visible pendant une durée limitée.

Streameur : 

Personne qui diffuse en direct des vidéos sur Internet tout en interagissant avec sa communauté d’internautes. (Larousse)

 

Vidéo : ces stars des réseaux qui ont choisi la déconnexion

Bien que les réseaux sociaux soient le cœur de leur activité professionnelle, certains influenceurs, sous la pression de la notoriété, ont fait le choix de s’en éloigner. C’est par exemple le cas du streamer Zod ou de l’influenceuse Léna Situation.

Paris sportifs chez les jeunes : une addiction décomplexée

Légal depuis seulement onze ans en France, le pari sportif en ligne est devenu un véritable phénomène de société chez les 18-24 ans, oscillant entre loisirs et véritable addiction. Une tendance accrue par un marketing ciblé des opérateurs sur les jeunes joueurs. 

“Le max que j’ai parié en ligne c’est 500 et 350 euros. Depuis que je me suis inscris, j’en suis à 4 000 euros de perte.” Valentin, 22 ans, est inscrit sur Betclic, Winamax et Unibet depuis sa majorité. “J’ai dû commencer à parier parce que mes potes le faisaient.” Le jeune homme reconnaît avoir une forme d’addiction. “En tout, un pari me prend en général entre 2h30 et 3h.” Un investissement de temps assez commun chez les jeunes parieurs. 

 Car comme Valentin, 34% des parieurs en 2020 ont entre 18 et 24 ans, selon l’Autorité des jeux en ligne (ANJ), chargée de la régulation des paris sportifs et des jeux d’argent et de hasard. Cette génération, née avec internet et la création des applications, a connu en 2010 la légalisation des jeux d’argent en ligne, au moment de la Coupe du Monde de football. Les paris sportifs sur internet deviennent alors un phénomène de mode.

 “Les jeunes ne sont plus supporters, et marchent davantage à la tendance, au “lifestyle” autour du football, d’où leur intérêt accru pour les paris” explique Simon Degas, consultant chez Corpcom, entreprise de communication spécialisée dans la gestion d’image d’entreprise. D’après lui, les adolescents et jeunes adultes se passionnent pour la personnalité et les performances de tel ou tel joueur, comme Kylian M’bappé ou Neymar Jr, que pour une équipe spécifique ou le suivi du football. Une tendance exploitée notamment par Unibet, l’un des sponsors du PSG, qui n’hésite pas à mettre en avant des publicités avec les joueurs vedettes. Une étude de 2019 du cabinet d’audit PwC montre que les matchs en direct n’arrivent qu’en cinquième place dans la consommation sportive chez les jeunes (68.5%), par rapport aux contenus des athlètes ou des équipes sur les réseaux sociaux qui arrivent en deuxième place (81,6%). 

 Le pari sportif devient un prolongement de cette façon de suivre le sport. “ La nouvelle pub Betclic le montre bien, avec le slogan “No bet, no game.” analyse Simon Degas. Ça distille auprès des jeunes une nouvelle forme d’intérêt pour le football : maintenant, tu suis le foot parce que tu as parié, tu ne paries plus parce que tu suis le foot.” Le spot publicitaire d’une trentaine de secondes montre un homme entre 25 et 30 ans, projeté suite à son pari d’une soirée au centre du match. “Le rapport de force est inversé, on regarde le sport avec un nouveau prisme, différent du supportérisme : le pari. Ça permet de ramener un public qui n’aime pas forcément le foot, qui n’est pas passionné,” ajoute le consultant en communication.

Cette manière d’appréhender le football, très facile d’accès, séduit la jeune génération par les décharges d’adrénaline qu’elle procure. C’est ce qui est désigné en psychologie comme le “système de récompense”. Quand une personne gagne un pari, ce mécanisme s’active. Le cerveau du joueur libère des décharges de dopamine, qui intensifient l’événement vécu. “ Pour les jeunes joueurs, parier est une manière de vivre le sport avec davantage de passion,” précise Mathilde Auclain, psychologue au Centre de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie (CSAPA) de Trappes.  Pour elle, le parieur sportif recherche des sensations fortes que ne procurent pas les autres jeux de hasard, comme le Loto. Regis, 20 ans, étudiant en alternance, dit avoir parié cinquante euros sur la victoire de la France contre l’Argentine, lors de la Coupe du Monde de 2018. Un pari qui lui a permis de vivre très intensément ce match. “ Lorsqu’on était mené, après le but de Di Maria, j’avais la giga haine pendant une vingtaine de minutes. J’étais vraiment au fond du gouffre. Par contre sur le but de Pavard, la joie était clairement double.” Un sentiment que Jean-Baptiste, 22 ans, partage : “Je parie souvent 2 ou 3 euros sur un buteur quand le PSG joue en Ligue 1. Comme ils gagnent à chaque fois, ça me permet de vibrer plus fort. Le match est plus intéressant.” 

 Mais cette décharge de dopamine envoie un message clair au jeune joueur : “tu as gagné, c’est chouette, recommence.” détaille Mathilde Auclain. « Si le pari sportif devient une addiction et n’est plus un simple loisir, le jeune joueur ressent le besoin de parier de manière répétitive, et se connecte automatiquement sur les applications dédiées. Le système de dopamine est dérégulé. “C’est à ce moment que le manque est créé. Les personnes dépendantes vous diront qu’elles n’ont plus de plaisir, elles éprouvent un besoin.” Victor, 22 ans, a déjà ressenti ce manque : “Quand il n’y a pas de matchs fous, et que tu as envie de parier, tu te tournes vers d’autres trucs. Une fois, j’ai parié sur un match de deuxième division féminine ukrainienne.” 

L’addiction aux paris sportifs devient d’autant plus forte que les jeunes joueurs arrivent au sentiment d’être expert. Ils ont l’idée répétitive qu’ils vont pouvoir se refaire, qu’ils contrôlent leurs actions. Ces notions sont employés avec précaution par Aurélie Willenstein, documentaliste à l’Hôpital Marmottant, centre hospitalier pionnier dans les addictions comportementales. Les jeunes joueurs tentent alors de justifier leurs gains comme leurs pertes. Certains évènements peuvent cependant agir comme un déclic pour leur faire prendre conscience de leur dépendance. Pour Guillaume, étudiant en alternance de 22 ans, cela a été un violent accès de rage suite à un but “tout fait” d’un joueur de Bordeaux face à Strasbourg, qui lui a fait manquer de gagner 1500€. “Avant, je m’enfermais pendant des week-ends entiers pour parier. Depuis ce match, je me tiens à un budget mensuel, m’interdisant de parier si je dépasse la mise prévue la semaine précédente.” 

“Ils opèrent une distorsion mathématique de la réalité de leurs gains”

Avec l’expansion d’internet et des applications, l’argent parié par les jeunes joueurs devient abstrait. “Le pari en ligne, c’est que des chiffres, on n’a plus le sens de la réalité” témoigne Jean-Baptiste. Victor ajoute : “La semaine dernière, j’ai misé 70 euros, et j’ai tout perdu. Je n’avais aucune notion de l’argent que ça représentait, je ne me rendais pas compte d’avoir 70 euros sur mon compte, j’ai juste appuyé sur un bouton.” De ce fait, les jeunes parieurs entretiennent une relation ambigüe avec l’argent. “Ils veulent s’affranchir financièrement de l’influence familiale. Mais les joueurs ont tendance à exagérer leurs gains, et à oublier leurs pertes,” précise Mathilde Auclain. Pour Victor, le réveil est dur : “Je pensais que ça allait, mais je viens de faire le calcul, j’ai injecté 800 euros en un an. Donc j’ai perdu 417 euros.” Le risque de dépense incontrôlée devient accru, à cause des mécanismes de mémoire sélective : les joueurs ne se souviennent que de leurs paris gagnés. Les gains misés sont tirés de leur argent de poche, ou de jobs étudiants, de stage. Pour certains d’entre eux, parier au tabac permet de contrebalancer l’aspect virtuel des paris en ligne. “L’avantage de l’application, c’est que tu as tout en direct. Mais au tabac tu as ton argent en vrai, tu as ton billet.” explique Régis.

Si certains parieurs ont commencé en étant mineurs à jouer en bar-tabac avant d’avoir 18 ans, c’est aussi à cause d’une contrainte importante des sites de paris en ligne : la vérification d’identité. Il s’agit pour l’instant d’une des méthodes de contrôle les plus efficaces en France. Les paris sportifs sont en effet interdits aux mineurs. Et les sites vérifient de façon efficace. Chacun peut s’y inscrire comme il le souhaite, quel que soit son âge. Cependant, si un joueur veut récupérer ses gains, il doit faire parvenir au bookmaker une pièce d’identité valide prouvant sa majorité ainsi qu’une adresse postale sous 30 jours. Le parieur reçoit ensuite un code d’activation par voie postale. Autant de démarches qui peuvent empêcher les jeunes de se lancer massivement dans le pari en ligne sans être majeurs à moins de recourir à des méthodes d’usurpation d’identité.

Les chiffres du pari sportif chez les jeunes en France

Malgré ces restrictions légales, les paris en ligne explosent chez la jeune génération. Mais c’est une habitude récente : la première application dédiée est crée en 2017. Depuis sa majorité, Victor est inscrit sur six d’entre elles. Selon Mathilde Auclain, cet accès virtuel permanent à son compte et à la possibilité de parier en permanence “permet une stimulation exacerbée du système de récompense”. En d’autres termes, il est possible de parier et de suivre un match à tout moment depuis son smartphone, avec la perspective d’un gain facile. Il suffit de cliquer sur le bouton “parier” de son application. Une stratégie redoutable pour Valentin, qui s’est surpris à beaucoup parier pendant le confinement. “ Comme je n’avais rien à faire après mes partiels, j’étais beaucoup sur mon téléphone. Je me suis rendu compte que je faisais de la merde, que je pariais de 20 à 100 euros deux à trois fois par semaine.” Pour Victor, l’application lui permet de parier à tous moments : “Tu es en soirée, tu parles avec un pote, tu lui dis: “attends je reviens 5 min”, et tu vas parier.”

Les opérateurs savent attirer les jeunes joueurs en employant leur langage. Dans le dernier spot de publicité de Betclic intitulé No Bet, No Game, diffusé sur internet et à la télévision, de nombreux jeunes sont mis en scène en train de parier dans des situations du quotidien (salle de sport, chez le dentiste ou justement en soirée avec des amis). Pour Simon Degas, ce côté immédiat est l’argument principal de la publicité de Betclic : grâce à l’application, on peut parier à tout moment, aussi facilement qu’écrire un sms. 

Cette impulsivité est également une caractéristique de l’adolescence, exacerbée par l’utilisation compulsive d’internet et des smartphones. Selon Mathilde Auclin, “à cet âge-là, le système rationnel de l’adolescent n’est pas encore mature, il est donc plus facilement sujet à céder à ses impulsions”. Les adolescents sont plus “vulnérables” notamment à cause d’un “besoin de reconnaissance”. L’attrait pour les paris sportifs chez les jeunes adultes de 18-24 ans se forme aussi autour de l’effet de groupe. Une idée bien présente dans le spot publicitaire de Winamax Le roi du pari.Simon Degas y voit une représentation allégorique de l’application dans l’acteur qui joue la personne venant chercher le parieur gagnant. Elle le porte en triomphe, le spot publicitaire reprenant des scènes inspirées du Roi Lion. Tous les autres joueurs s’inclinent respectueusement face à ce “nouveau roi” des parieurs. Le tout suivi par le slogan “Grosse cote, Gros gain, Gros respect”, où le respect se mesurerait entre jeunes à la hauteur de la côte, et donc du risque pris par le joueur avec son argent.  “Ils cherchent à tout prix à se distinguer de leurs pairs. Il y a également une forme d’égo en jeu, celui qui sera à même d’avoir réussi le plus le beau coup bénéficiera du respect de ses pairs.” analyse Mathilde Auclain.

“Sur Twitter, les sites de paris sportifs se donnent un côté proche”

La publicité, ciblant particulièrement la tranche des 18-24 ans, tient un grand rôle : ”En entretien, on les incite à exercer leur regard critique.”

Si la publicité à la télévision ou à travers des panneaux publicitaires en ville reste l’opération de séduction la plus visible des bookmakers, il en existe un autre qui parle particulièrement à la génération des 18-24 ans : les réseaux sociaux. Les opérateurs de paris sont présents sur la quasi-totalité des réseaux sociaux, c’est bien le réseau social. Et Twitter qui reste le média privilégié des plus grosses entreprises (Winamax, Unibet et Betclic). Le plus suivi est de loin Winamax et ses 605.000 abonnées, loin devant ses concurrents (environ 325 et 125). Avec plus d’une vingtaine de tweets par jour, l’un des community managers les plus en vus de la twittosphère française s’efforce de réagir à l’actualité sportive – mais pas que. En plus du langage, ce sont tous les codes des jeunes joueurs qui sont repris par les sites de paris sportifs: musiques, images, tendances, etc. C’est aussi grâce à tout un univers issu des memes et des « hashtags » propre à la jeunesse comme #BetclicKhalass (comprenez Betclic vous paye) que ses plateformes se bâtissent un important capital sympathie en combinant un humour ciblé et des paris gratuits offerts aux followers leur assurant potentiellement l’arrivée d’un nouveau public qui ne s’intéresse pas forcément au sport.

https://twitter.com/Betclic/status/1392811870097223680

Le sport et sa diffusion sur internet ne sont pas non plus des facteurs anodins dans l’expansion des paris sportifs en ligne au sein de cette tranche d’âge. Le sport a l’avantage d’être un “élément très fédérateur” comme le souligne Aurélie Wellenstein, documentaliste à l’hôpital Marmottan. Victor témoigne: “Tu en parles avec tes potes. On a regardé ensemble le dernier match Paris-Manchester. J’ai parié 50 euros, et j’ai tout perdu. Du coup t’es deux fois plus déçu : ton équipe perd et t’as perdu” Ce phénomène s’accroît souvent avec le bon parcours des clubs français dans les coupes intercontinentales, mais aussi de l’équipe nationale lors des grandes compétitions. Un potentiel afflux de parieurs dont les opérateurs ont bien conscience. Winamax a par exemple doublé son offre de bienvenue pour la Coupe du Monde 2018, avec un premier pari remboursé jusqu’à 200 € (contre 100€ en temps normal). Mathilde Auclin a pu constater les effets de cette promotion : “on a clairement eu plus de demandes d’admissions après la Coupe du Monde 2018, soit de gens qui ont sombré, soit de jeunes qui ont commencé.”. Guillaume, 23 ans, originaire de Toulouse s’est aussi laissé séduire par cette offre. Celle-ci a constitué un élément déclencheur. Il parie aujourd’hui tous les week-ends, lui qui jouait avant de temps à autres au tabac.

L’offre de bienvenue de Winamax lors de la Coupe du Monde 2018

L’été 2021 et son Euro de Football, Roland Garros ou encore ses Jeux Olympiques, amèneront peut-être de nouveaux jeunes joueurs à s’inscrire massivement sur les plateformes en ligne.

Louis de Kergorlay et Charlotte de Frémont

 

Le pari chez les mineurs

“Dès que j’ai 18 ans, je passe sur internet pour parier.” Evan, élève de terminale, parie au bar-tabac deux fois par jour, injectant en moyenne cinq euros par pari. Pendant le confinement, il a commencé à jouer avec un ticket à gratter offert par sa mère, grâce auquel il gagne vingt euros. Et il témoigne du fait qu’il est plus facile pour un mineur de parier au tabac du coin, que sur internet.

Même s’ils parient aujourd’hui majoritairement en ligne, la dizaine de jeunes de 17 à 23 ans que nous avons interrogé ont tous avoué avoir commencé au lycée en bar-tabac, encouragés par leur entourage. “ Moi j’étais en internat, et nous allions tous parier au même tabac le week-end,” témoigne Régis. Nous avons pu faire le même constat à Versailles: près de deux bars tabac que nous avons visité sur trois, ont accepté sans difficulté de prendre le pari d’un mineur sans lui demander de justificatif d’identité.

Pourtant, selon la loi du 12 mai 2010 légalisant les paris sportifs en ligne, la vente de jeux d’argent à un mineur, même émancipé, est punie d’une amende. Cette frontière est souvent franchie : “ On était mineur mais le buraliste s’en foutait […] même notre maître d’internat qui était ami avec le buraliste était au courant de la combine. Mais il laissait faire.”

Charlotte de Frémont

 

 

Le jeu : une addiction reconnue

Se faire soigner en France pour une addiction aux jeux d’argents n’est possible que depuis peu. Les premiers traitements adaptés ont vu le jour en 1997 à l’hôpital Marmottan de Paris. “Le plus compliqué a été de faire comprendre que cette addiction était aussi dangereuse que l’addiction aux substances” explique Aurélie Wellenstein, documentaliste de l’hôpital Marmottan.

La difficulté actuelle est de conduire des campagnes de prévention alors que la communication des opérateurs est très efficace. Pour cela, Mathilde Auclin, psychologue au Centre de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie de Trappes, participe à des ateliers de préventions dans les lycées où elle place les élèves en situation : “Les jeunes se rendent souvent compte souvent compte qu’ils sont ciblés une fois mis face aux publicités. Ils doivent juste en prendre conscience »

Les messages de prévention sur les sites et panneaux publicitaires restent très peu visible. Ils ne figurent qu’en petits caractères en bas de page ou dans de minces bandeaux. On y trouve les numéros d’appels pour parieurs en difficulté. Le moyen de prévention le plus efficace en France reste encore de contacter les plateformes pour se faire interdire de pari ; un recours très peu connu et mis en avant par les opérateurs, , et de contacter une ligne d’écoute (Joueurs Info Service : 09 74 75 13 13 ou Drogues Info Service : 0 800 23 13 13) ou un centre spécialisé pour faire un bilan voire entamer une démarche de soin (les CSAPA ).

Louis de Kergorlay

Addictions : Reprendre ses esprits grâce à l’hypnose

Tabac, sucre, cocaïne, alcool, jeux, sexe … L’hypnose est supposée pouvoir soigner tout type d’addiction. De plus en plus populaire dans le milieu médical, cette pratique suscite pourtant toujours des débats. Enquête. 

Assis sur une chaise à roulette, Benjamin* regarde fixement une figurine de singe en plastique. Ses mains sont posées sur ses genoux. Sa casquette plate est vissée sur sa tête. Et ses paupières se ferment sous ses lunettes. L’homme de 63 ans est concentré. Il se fait hypnotiser.

En ce début d’après-midi du vendredi 7 mai, le temps semble s’être arrêté dans les locaux de l’association Charonne Oppélia, un centre de soin dans le 13e arrondissement de Paris. « Je vous invite à prendre quelques bonnes respirations et à fixer votre regard sur cette petite figure qui est en face de vous. Vous focalisez votre regard de façon tellement intense que tout votre champ se réduit à cette figure », indique la voix calme du docteur Jean-Marc Geidel.

« Je me sens plus léger »

Depuis près de quatre ans, Benjamin se rend ici une fois par mois pour une session d’hypnose. Pendant de longues années, ce jeune retraité a vécu une dépression qui l’a fait tomber dans l’alcoolisme. Benjamin a été suivi par une psychiatre pratiquant l’hypnose conversationnelle, une technique de suggestion où le patient et l’hypnothérapeute échangent en utilisant des métaphores. Grâce à ces images, le professionnel s’adapte au monde de la personne à soigner. 

Aujourd’hui, délivré de son addiction à la boisson, Benjamin a recours à l’hypnose pour se retrouver lui-même. « Les addictions, ça détruit sur le moment où vous êtes dépendant mais ça détruit aussi après », explique le docteur Jean-Marc Geidel. « Et donc l’hypnose peut aussi être très intéressante dans la phase de reconstruction. Comment se retrouver alors que pendant tellement d’années, toute la vie était rythmée par l’alcool ? »

Cet après-midi, Benjamin travaille sur ses émotions. Depuis ce matin, il se sent triste. Dans le petit bureau, la voix du docteur Geidel le guide dans sa transe hypnotique. « Votre esprit est tellement léger, tellement léger qu’il va prendre de la hauteur et déjà votre esprit monte au-dessus de ce bâtiment. Tandis que votre corps reste assis à se reposer sur cette chaise », énonce le médecin. 

À lire aussi: Soigner soi-même ses addictions grâce à l’autohypnose

Pendant une vingtaine de minutes, Jean-Marc Geidel aide Benjamin à se construire d’images mentales. Puis, le docteur l’invite à ce que son esprit se reloge dans son corps resté sur Terre. « Et tout doucement, vous descendez, vous descendez, vous approchez de la ville », indique le médecin hypnothérapeute. « L’ensemble, corps plus esprit, va maintenant s’éveiller tranquillement de cette séance d’hypnose », poursuit-il. Alors Benjamin émerge. Sous son masque blanc, il baille. Ses mains passent ensuite sous ses lunettes. Il se frotte les yeux avant de s’étirer. L’ambiance dans la pièce est douce. Sur les murs blancs, le soleil manifeste sa présence au travers des stores vénitiens. « J’étais lourd. Et là, je me sens plus léger », remarque spontanément Benjamin. La séance est terminée. 

Des séances « sur-mesure »

L’hypnose peut donc permettre la reconstruction post-addiction. Elle peut aussi aider à se délivrer d’une addiction. Les techniques diffèrent selon les professionnels et les patients. C’est du sur-mesure. Parmi elles, l’hypnose classique, l’hypnose conversationnelle ou encore les thérapies d’activation de conscience. Jean-Marc Geidel soutient que tout le monde serait réceptif à l’hypnose, mais pas de la même manière. Chaque hypnothérapeute ne pourrait donc pas réussir à hypnotiser chaque individu.  

Pour un résultat satisfaisant, l’entretien préalable à une session d’hypnose est important. Il permet d’établir un premier lien entre le patient et le professionnel. « Le levier principal, c’est une communication. Si la relation est là, la confiance est là, on a fait au moins la moitié du chemin voire les trois quarts », explique Isabelle Bechu, psychologue et hypnothérapeute. En plus de créer un climat de confiance avec le patient, cet entretien est fondamental pour « chercher le point d’appui », indique Jean-Marc Benhaiem, docteur et hypnothérapeute en région parisienne. C’est-à-dire connaître les croyances, les visions et les désirs du patient. « Une fois le point d’appui trouvé, la séance commence et on peut modifier la vision, la perception de la chose pour qu’il puisse s’en détacher », poursuit le professionnel de la santé. La substance consommée par les patients peut être la même, mais ces derniers peuvent la prendre pour des raisons différentes. « Ce n’est pas tellement liée au produit que les patients utilisent mais à ce qu’ils attendent de ce produit. Par exemple, quelqu’un qui combat son anxiété par de l’alcool ou de l’héroïne, on va l’aider, par l’hypnose, à trouver une autre manière de lutter contre son anxiété », souligne Dina Roberts, psychiatre et hypnothérapeute à l’hôpital Marmottan, un centre d’addictologie, dans le 17e arrondissement de Paris.

L’hôpital Marmottan, dans le 17e arrondissement de Paris. (Photo : Nolwenn Autret)

Un rythme des consultations variable

Chaque médecin a un avis personnel sur le rythme des séances. Pour Dina Roberts, il n’y a pas de règle. Parfois ses patients viennent une fois. Parfois ils viennent la voir chaque semaine. Pour un sevrage tabagique, la professionnelle observe qu’il suffit en général d’une consultation. « Quand on dit que c’est court, ça ne veut pas forcément dire que c’est miraculeux », nuance-t-elle. « Souvent les gens disent après une séance, qu’ils ont la sensation de retrouver un équilibre. Par exemple : arrêter de consommer le produit quand on est angoissé mais juste le consommer quand il y a du plaisir », poursuit-elle.

« On ne va pas mettre le patient dans la dépendance du thérapeute, car l’idée est qu’il en sorte »

Jean-Marc Benhaiem propose des séances d’hypnose qui durent entre 45 minutes et une heure. Il n’est pas forcément favorable à ce qu’un patient revienne trop régulièrement. « On ne va pas mettre le patient dans la dépendance du thérapeute, car l’idée est qu’il en sorte ». Pour Nathalie Legard, 46 ans, deux séances étaient prévues pour qu’elle arrête le tabac. Finalement, une session en novembre 2020 suffira. Après 35 ans de tabagisme, à raison d’un paquet quotidien, elle n’a plus retouché à une cigarette. « J’ai l’impression que l’hypnothiseuse a appuyé sur un interrupteur », témoigne cette femme, agent d’accueil dans un lycée de Mayenne. 

Jean Becchio, médecin généraliste et hypnothérapeute dans le Val-de-Marne, est un défenseur du traitement sur le long cours, pouvant aller de quatre à six mois. Pendant trente ans, il a utilisé l’hypnose pour aider ses patients à se libérer de leurs addictions. « L’addiction, c’est quand on a pris une drogue pendant des années, ou des mois. Cela crée des réseaux très particuliers dans des régions du cerveau. Il faut réussir à en provoquer de nouveaux », explique-t-il.

Bien que les spécialistes utilisent différentes méthodes, ils se rejoignent sur le fait que la motivation personnelle des patients est essentielle. « L’hypnose peut aider une guérison. Elle peut aider à se libérer d’une addiction pour quelqu’un qui est déjà dans ce chemin-là », explique Dina Roberts.

L’hypnose a-t-elle vraiment des effets thérapeutiques ou repose-t-elle sur la croyance et la volonté du patient ? Quelle place pour l’effet placebo ? Pour Jean-Marc Geidel, « l’hypnose n’est rien d’autre que l’effet placebo. C’est l’imaginaire qui crée du réel ». L’hypnose fonctionne donc si la personne hypnotisée est persuadée des effets positifs.  « Quand un patient vient me voir, je lui dis que l’effet placebo participe sûrement. Et alors ? Vous préférez être guéri par l’effet placebo ou ne pas être guéri du tout ? », ajoute Isabelle Bechu. 

Des résultats mitigés

Si la discipline a trouvé des adeptes, elle ne fait pas pour autant l’unanimité. Dominique Barrucand a 88 ans. Ce médecin psychiatre a écrit Histoire de l’hypnose, un ouvrage consacré à l’étude de cette discipline depuis ses origines. Il a beaucoup pratiqué l’hypnose au début de sa carrière. Aujourd’hui, il doute de l’efficacité de cette technique pour soigner les addictions : « Je ne serais pas favorable à traiter une addiction par l’hypnose parce que si l’on veut avoir des bonnes chances de succès, il faut non seulement que le sujet soit d’accord. Mais aussi qu’il soit tout à fait conscient de ce qu’il fait et des efforts qu’il fait. » Selon lui, les addictions nécessitent un traitement adapté, une psychothérapie personnalisée, car l’arrêt de tabac ou d’une autre drogue nécessite un effort colossal. Chef d’un service de traitement des addictions, il n’a jamais utilisé cette technique dans un but de sevrage. 

De même, un médecin psychiatre parisien souhaitant rester anonyme, explique pratiquer de moins en moins l’hypnose pour le traitement des addictions. Sur 1000 consultations dans l’année, il affirme ne pouvoir aider que trois à quatre patients, « un taux de réussite très faible » selon lui. « J’arrive beaucoup mieux à utiliser l’hypnose pour des problèmes d’anxiété et de sommeil, indique-t-il. Pour les addictions, cela dépend de beaucoup d’autres facteurs ». En effet, selon le psychiatre, le traitement des addictions ne peut pas entièrement être assuré par l’hypnose. Elles sont souvent associées à des facteurs qui ne peuvent pas être pris en charge, notamment l’ambiance familiale dans laquelle vit le patient. 

Dina Roberts, psychiatre et hypnothérapeute à l’hôpital Marmottan dans le 17e arrondissement de Paris. (Photo : Nolwenn Autret)

À lire aussi: De Mesmer à Milton Erickson : retour sur l’histoire de l’hypnose

Un statut ambigu

Les formations universitaires d’hypnose ne sont pas reconnues par l’Ordre des médecins, malgré les demandes du SNH (Syndicat national des hypnothérapeutes). Enseignée mais non reconnue, l’hypnose a donc un statut à part. « Hypnothérapeute, ce n’est pas une profession, c’est une spécialité qui peut s’ajouter à la formation des professionnels de santé », précise Jean-Marc Benhaiem. Ce docteur a créé le premier diplôme universitaire d’hypnose médicale à la Pitié Salpêtrière. Au départ, il y avait peu d’inscriptions. Désormais, les candidatures explosent : « On a entre 200 et 300 demandes chaque année pour environ 80-90 places. » De même, l’hypnose est désormais utilisée dans de nouveaux secteurs, notamment dans le cadre d’interventions chirurgicales. Proposée comme une alternative à l’anesthésie classique, elle permettrait de diminuer l’anxiété du patient et les effets post-opératoires. 

L’hypnose reste une pratique médicale coûteuse. Son remboursement dépend des praticiens et des mutuelles. Manon Rousseau, mère au foyer, n’a pas pensé à se rapprocher de son assurance santé. En 2019, elle se lance, avec son mari, dans une PMA (Procréation médicalement assistée) et décide alors d’arrêter de fumer. Lassée des patches, à ses yeux inefficaces, elle prend rendez-vous avec un hypnothérapeute en octobre 2019. Après une séance d’une heure, elle ne retouche plus à la cigarette. Et pourtant, ce n’est pas la solution miracle selon elle. Avec près de 250 euros déboursés dans l’hypnose, « j’ai la conviction que c’est le fait que ça m’ait coûté cher qui m’a motivé », confie la jeune femme de 28 ans. 

Nolwenn Autret et Aglaé Gautreau

 *Le prénom a été modifié.

 

Les alcooliers à la conquête du public féminin

Vins pamplemousses ou bières teintées de rose : les alcooliers ont multiplié les tentatives ces dernières années pour séduire un public féminin.

« L’intérêt de cibler les femmes est qu’elles ne “ boivent pas suffisamment ” par rapport aux hommes, en tout cas au regard des industriels de l’alcool », avance Karine Gallopel-Morvan, professeure des universités à l’École des hautes études en santé publique (EHESP). 

Selon Franck Lecas, responsable du pôle loi Évin au sein de l’association Addictions France, la manoeuvre existe déjà depuis plusieurs décennies. « Les études montrent qu’à l’internationale, il y a un marketing qui se développe en direction des femmes dans les années 1990 avec ces notions de produits sucrés. on met en avant la femme qui travaille, réussit, consomme de l’alcool et fait l’apéro », explique-t-il.

Un affaiblissement de la loi Évin 

En France, la Loi Évin,votée en 1991, limite fortement les opérations de publicité comprenant de l’alcool. Elle est donc censée agir comme un pare-feu face aux évolutions récentes décrites par Franck Lecas. Or, ce n’est plus vraiment le cas, notamment depuis 2009. En effet, en vertu de la loi de modernisation de notre système de santé adoptée cette année là, les alcooliers ont la possibilité de faire de la publicité sur internet.

Et tout s’est accéléré, avec l’apparition par exemple d’influenceuses. « Elles sont payées par des marques d’alcool pour diffuser de l’information de manière très subtile et pas trop publicitaire envers leurs abonnés », décrypte Karine Gallopel-Morvan. Surtout, elles participent à l’émergence d’une offre destinée précisément aux femmes. Pour autant, ces influenceuses ne forment pas le seul volet du marketing des alcooliers.

« Des flacons de parfum, des étuis de rouge à lèvres »

En effet, il existe également tout un travail ciblé sur le packaging. « Il y a des flacons de parfum, des étuis de rouge à lèvre, des formes rappelant des chaussures ou des vêtements », énumère Karine Gallopel-Morvan. Pour Franck Lecas, il s’agit de reprendre des « stéréotypes de femmes, avec le rose, le girly, le sexy et le luxe aussi ». 

Il cite également le marketing à l’oeuvre sur les produits, prenant l’exemple des eaux alcoolisées dont l’atout serait d’être moins caloriques. « Ce qui est bien sûr faux mais ce sont ces arguments qui ciblent les femmes davantage sensibles à ces questions de santé et de poids », ajoute-t-il.

Autre élément, les alooliers cherchent à attirer des jeunes femmes. Karine Gallopel-Morvan évoque par exemple la bière Belzebuth proposant un « packaging rose, un goût à la framboise, et une boisson à trois degrés d’alcool […] ciblant très clairement les adolescentes ».

Quelle position pour les pouvoirs publics ? 

Face à ces stratégies de marketing, l’Etat marche sur des oeufs. Comme dans toutes ces problématiques liant alcool et santé, Il doit arbitrer selon des choix économiques ou sanitaires. Et il prend souvent le sujet avec des pincettes.

« L’Etat réagit dès que l’industrie de l’alcool bouge un petit doigt. Il y a par exemple le cas du Dry January : au départ Santé publique France, donc un organisme public, devait mener la campagne. Quand il a fallu la faire valider à un plus haut niveau, le Président de la République a refusé qu’elle soit portée par le gouvernement en raison de la pression des lobbys. », commente Karine Gallopel-Morvan. Face au jeu d’équilibriste mené par les pouvoirs publics, la conquête du public féminin est donc loin d’être terminée pour les alcooliers.

 

Lola Dhers et Baptiste Farge