Paris sportifs chez les jeunes : une addiction décomplexée

Légal depuis seulement onze ans en France, le pari sportif en ligne est devenu un véritable phénomène de société chez les 18-24 ans, oscillant entre loisirs et véritable addiction. Une tendance accrue par un marketing ciblé des opérateurs sur les jeunes joueurs. 

“Le max que j’ai parié en ligne c’est 500 et 350 euros. Depuis que je me suis inscris, j’en suis à 4 000 euros de perte.” Valentin, 22 ans, est inscrit sur Betclic, Winamax et Unibet depuis sa majorité. “J’ai dû commencer à parier parce que mes potes le faisaient.” Le jeune homme reconnaît avoir une forme d’addiction. “En tout, un pari me prend en général entre 2h30 et 3h.” Un investissement de temps assez commun chez les jeunes parieurs. 

 Car comme Valentin, 34% des parieurs en 2020 ont entre 18 et 24 ans, selon l’Autorité des jeux en ligne (ANJ), chargée de la régulation des paris sportifs et des jeux d’argent et de hasard. Cette génération, née avec internet et la création des applications, a connu en 2010 la légalisation des jeux d’argent en ligne, au moment de la Coupe du Monde de football. Les paris sportifs sur internet deviennent alors un phénomène de mode.

 “Les jeunes ne sont plus supporters, et marchent davantage à la tendance, au “lifestyle” autour du football, d’où leur intérêt accru pour les paris” explique Simon Degas, consultant chez Corpcom, entreprise de communication spécialisée dans la gestion d’image d’entreprise. D’après lui, les adolescents et jeunes adultes se passionnent pour la personnalité et les performances de tel ou tel joueur, comme Kylian M’bappé ou Neymar Jr, que pour une équipe spécifique ou le suivi du football. Une tendance exploitée notamment par Unibet, l’un des sponsors du PSG, qui n’hésite pas à mettre en avant des publicités avec les joueurs vedettes. Une étude de 2019 du cabinet d’audit PwC montre que les matchs en direct n’arrivent qu’en cinquième place dans la consommation sportive chez les jeunes (68.5%), par rapport aux contenus des athlètes ou des équipes sur les réseaux sociaux qui arrivent en deuxième place (81,6%). 

 Le pari sportif devient un prolongement de cette façon de suivre le sport. “ La nouvelle pub Betclic le montre bien, avec le slogan “No bet, no game.” analyse Simon Degas. Ça distille auprès des jeunes une nouvelle forme d’intérêt pour le football : maintenant, tu suis le foot parce que tu as parié, tu ne paries plus parce que tu suis le foot.” Le spot publicitaire d’une trentaine de secondes montre un homme entre 25 et 30 ans, projeté suite à son pari d’une soirée au centre du match. “Le rapport de force est inversé, on regarde le sport avec un nouveau prisme, différent du supportérisme : le pari. Ça permet de ramener un public qui n’aime pas forcément le foot, qui n’est pas passionné,” ajoute le consultant en communication.

Cette manière d’appréhender le football, très facile d’accès, séduit la jeune génération par les décharges d’adrénaline qu’elle procure. C’est ce qui est désigné en psychologie comme le “système de récompense”. Quand une personne gagne un pari, ce mécanisme s’active. Le cerveau du joueur libère des décharges de dopamine, qui intensifient l’événement vécu. “ Pour les jeunes joueurs, parier est une manière de vivre le sport avec davantage de passion,” précise Mathilde Auclain, psychologue au Centre de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie (CSAPA) de Trappes.  Pour elle, le parieur sportif recherche des sensations fortes que ne procurent pas les autres jeux de hasard, comme le Loto. Regis, 20 ans, étudiant en alternance, dit avoir parié cinquante euros sur la victoire de la France contre l’Argentine, lors de la Coupe du Monde de 2018. Un pari qui lui a permis de vivre très intensément ce match. “ Lorsqu’on était mené, après le but de Di Maria, j’avais la giga haine pendant une vingtaine de minutes. J’étais vraiment au fond du gouffre. Par contre sur le but de Pavard, la joie était clairement double.” Un sentiment que Jean-Baptiste, 22 ans, partage : “Je parie souvent 2 ou 3 euros sur un buteur quand le PSG joue en Ligue 1. Comme ils gagnent à chaque fois, ça me permet de vibrer plus fort. Le match est plus intéressant.” 

 Mais cette décharge de dopamine envoie un message clair au jeune joueur : “tu as gagné, c’est chouette, recommence.” détaille Mathilde Auclain. « Si le pari sportif devient une addiction et n’est plus un simple loisir, le jeune joueur ressent le besoin de parier de manière répétitive, et se connecte automatiquement sur les applications dédiées. Le système de dopamine est dérégulé. “C’est à ce moment que le manque est créé. Les personnes dépendantes vous diront qu’elles n’ont plus de plaisir, elles éprouvent un besoin.” Victor, 22 ans, a déjà ressenti ce manque : “Quand il n’y a pas de matchs fous, et que tu as envie de parier, tu te tournes vers d’autres trucs. Une fois, j’ai parié sur un match de deuxième division féminine ukrainienne.” 

L’addiction aux paris sportifs devient d’autant plus forte que les jeunes joueurs arrivent au sentiment d’être expert. Ils ont l’idée répétitive qu’ils vont pouvoir se refaire, qu’ils contrôlent leurs actions. Ces notions sont employés avec précaution par Aurélie Willenstein, documentaliste à l’Hôpital Marmottant, centre hospitalier pionnier dans les addictions comportementales. Les jeunes joueurs tentent alors de justifier leurs gains comme leurs pertes. Certains évènements peuvent cependant agir comme un déclic pour leur faire prendre conscience de leur dépendance. Pour Guillaume, étudiant en alternance de 22 ans, cela a été un violent accès de rage suite à un but “tout fait” d’un joueur de Bordeaux face à Strasbourg, qui lui a fait manquer de gagner 1500€. “Avant, je m’enfermais pendant des week-ends entiers pour parier. Depuis ce match, je me tiens à un budget mensuel, m’interdisant de parier si je dépasse la mise prévue la semaine précédente.” 

“Ils opèrent une distorsion mathématique de la réalité de leurs gains”

Avec l’expansion d’internet et des applications, l’argent parié par les jeunes joueurs devient abstrait. “Le pari en ligne, c’est que des chiffres, on n’a plus le sens de la réalité” témoigne Jean-Baptiste. Victor ajoute : “La semaine dernière, j’ai misé 70 euros, et j’ai tout perdu. Je n’avais aucune notion de l’argent que ça représentait, je ne me rendais pas compte d’avoir 70 euros sur mon compte, j’ai juste appuyé sur un bouton.” De ce fait, les jeunes parieurs entretiennent une relation ambigüe avec l’argent. “Ils veulent s’affranchir financièrement de l’influence familiale. Mais les joueurs ont tendance à exagérer leurs gains, et à oublier leurs pertes,” précise Mathilde Auclain. Pour Victor, le réveil est dur : “Je pensais que ça allait, mais je viens de faire le calcul, j’ai injecté 800 euros en un an. Donc j’ai perdu 417 euros.” Le risque de dépense incontrôlée devient accru, à cause des mécanismes de mémoire sélective : les joueurs ne se souviennent que de leurs paris gagnés. Les gains misés sont tirés de leur argent de poche, ou de jobs étudiants, de stage. Pour certains d’entre eux, parier au tabac permet de contrebalancer l’aspect virtuel des paris en ligne. “L’avantage de l’application, c’est que tu as tout en direct. Mais au tabac tu as ton argent en vrai, tu as ton billet.” explique Régis.

Si certains parieurs ont commencé en étant mineurs à jouer en bar-tabac avant d’avoir 18 ans, c’est aussi à cause d’une contrainte importante des sites de paris en ligne : la vérification d’identité. Il s’agit pour l’instant d’une des méthodes de contrôle les plus efficaces en France. Les paris sportifs sont en effet interdits aux mineurs. Et les sites vérifient de façon efficace. Chacun peut s’y inscrire comme il le souhaite, quel que soit son âge. Cependant, si un joueur veut récupérer ses gains, il doit faire parvenir au bookmaker une pièce d’identité valide prouvant sa majorité ainsi qu’une adresse postale sous 30 jours. Le parieur reçoit ensuite un code d’activation par voie postale. Autant de démarches qui peuvent empêcher les jeunes de se lancer massivement dans le pari en ligne sans être majeurs à moins de recourir à des méthodes d’usurpation d’identité.

Les chiffres du pari sportif chez les jeunes en France

Malgré ces restrictions légales, les paris en ligne explosent chez la jeune génération. Mais c’est une habitude récente : la première application dédiée est crée en 2017. Depuis sa majorité, Victor est inscrit sur six d’entre elles. Selon Mathilde Auclain, cet accès virtuel permanent à son compte et à la possibilité de parier en permanence “permet une stimulation exacerbée du système de récompense”. En d’autres termes, il est possible de parier et de suivre un match à tout moment depuis son smartphone, avec la perspective d’un gain facile. Il suffit de cliquer sur le bouton “parier” de son application. Une stratégie redoutable pour Valentin, qui s’est surpris à beaucoup parier pendant le confinement. “ Comme je n’avais rien à faire après mes partiels, j’étais beaucoup sur mon téléphone. Je me suis rendu compte que je faisais de la merde, que je pariais de 20 à 100 euros deux à trois fois par semaine.” Pour Victor, l’application lui permet de parier à tous moments : “Tu es en soirée, tu parles avec un pote, tu lui dis: “attends je reviens 5 min”, et tu vas parier.”

Les opérateurs savent attirer les jeunes joueurs en employant leur langage. Dans le dernier spot de publicité de Betclic intitulé No Bet, No Game, diffusé sur internet et à la télévision, de nombreux jeunes sont mis en scène en train de parier dans des situations du quotidien (salle de sport, chez le dentiste ou justement en soirée avec des amis). Pour Simon Degas, ce côté immédiat est l’argument principal de la publicité de Betclic : grâce à l’application, on peut parier à tout moment, aussi facilement qu’écrire un sms. 

Cette impulsivité est également une caractéristique de l’adolescence, exacerbée par l’utilisation compulsive d’internet et des smartphones. Selon Mathilde Auclin, “à cet âge-là, le système rationnel de l’adolescent n’est pas encore mature, il est donc plus facilement sujet à céder à ses impulsions”. Les adolescents sont plus “vulnérables” notamment à cause d’un “besoin de reconnaissance”. L’attrait pour les paris sportifs chez les jeunes adultes de 18-24 ans se forme aussi autour de l’effet de groupe. Une idée bien présente dans le spot publicitaire de Winamax Le roi du pari.Simon Degas y voit une représentation allégorique de l’application dans l’acteur qui joue la personne venant chercher le parieur gagnant. Elle le porte en triomphe, le spot publicitaire reprenant des scènes inspirées du Roi Lion. Tous les autres joueurs s’inclinent respectueusement face à ce “nouveau roi” des parieurs. Le tout suivi par le slogan “Grosse cote, Gros gain, Gros respect”, où le respect se mesurerait entre jeunes à la hauteur de la côte, et donc du risque pris par le joueur avec son argent.  “Ils cherchent à tout prix à se distinguer de leurs pairs. Il y a également une forme d’égo en jeu, celui qui sera à même d’avoir réussi le plus le beau coup bénéficiera du respect de ses pairs.” analyse Mathilde Auclain.

“Sur Twitter, les sites de paris sportifs se donnent un côté proche”

La publicité, ciblant particulièrement la tranche des 18-24 ans, tient un grand rôle : ”En entretien, on les incite à exercer leur regard critique.”

Si la publicité à la télévision ou à travers des panneaux publicitaires en ville reste l’opération de séduction la plus visible des bookmakers, il en existe un autre qui parle particulièrement à la génération des 18-24 ans : les réseaux sociaux. Les opérateurs de paris sont présents sur la quasi-totalité des réseaux sociaux, c’est bien le réseau social. Et Twitter qui reste le média privilégié des plus grosses entreprises (Winamax, Unibet et Betclic). Le plus suivi est de loin Winamax et ses 605.000 abonnées, loin devant ses concurrents (environ 325 et 125). Avec plus d’une vingtaine de tweets par jour, l’un des community managers les plus en vus de la twittosphère française s’efforce de réagir à l’actualité sportive – mais pas que. En plus du langage, ce sont tous les codes des jeunes joueurs qui sont repris par les sites de paris sportifs: musiques, images, tendances, etc. C’est aussi grâce à tout un univers issu des memes et des « hashtags » propre à la jeunesse comme #BetclicKhalass (comprenez Betclic vous paye) que ses plateformes se bâtissent un important capital sympathie en combinant un humour ciblé et des paris gratuits offerts aux followers leur assurant potentiellement l’arrivée d’un nouveau public qui ne s’intéresse pas forcément au sport.

https://twitter.com/Betclic/status/1392811870097223680

Le sport et sa diffusion sur internet ne sont pas non plus des facteurs anodins dans l’expansion des paris sportifs en ligne au sein de cette tranche d’âge. Le sport a l’avantage d’être un “élément très fédérateur” comme le souligne Aurélie Wellenstein, documentaliste à l’hôpital Marmottan. Victor témoigne: “Tu en parles avec tes potes. On a regardé ensemble le dernier match Paris-Manchester. J’ai parié 50 euros, et j’ai tout perdu. Du coup t’es deux fois plus déçu : ton équipe perd et t’as perdu” Ce phénomène s’accroît souvent avec le bon parcours des clubs français dans les coupes intercontinentales, mais aussi de l’équipe nationale lors des grandes compétitions. Un potentiel afflux de parieurs dont les opérateurs ont bien conscience. Winamax a par exemple doublé son offre de bienvenue pour la Coupe du Monde 2018, avec un premier pari remboursé jusqu’à 200 € (contre 100€ en temps normal). Mathilde Auclin a pu constater les effets de cette promotion : “on a clairement eu plus de demandes d’admissions après la Coupe du Monde 2018, soit de gens qui ont sombré, soit de jeunes qui ont commencé.”. Guillaume, 23 ans, originaire de Toulouse s’est aussi laissé séduire par cette offre. Celle-ci a constitué un élément déclencheur. Il parie aujourd’hui tous les week-ends, lui qui jouait avant de temps à autres au tabac.

L’offre de bienvenue de Winamax lors de la Coupe du Monde 2018

L’été 2021 et son Euro de Football, Roland Garros ou encore ses Jeux Olympiques, amèneront peut-être de nouveaux jeunes joueurs à s’inscrire massivement sur les plateformes en ligne.

Louis de Kergorlay et Charlotte de Frémont

 

Le pari chez les mineurs

“Dès que j’ai 18 ans, je passe sur internet pour parier.” Evan, élève de terminale, parie au bar-tabac deux fois par jour, injectant en moyenne cinq euros par pari. Pendant le confinement, il a commencé à jouer avec un ticket à gratter offert par sa mère, grâce auquel il gagne vingt euros. Et il témoigne du fait qu’il est plus facile pour un mineur de parier au tabac du coin, que sur internet.

Même s’ils parient aujourd’hui majoritairement en ligne, la dizaine de jeunes de 17 à 23 ans que nous avons interrogé ont tous avoué avoir commencé au lycée en bar-tabac, encouragés par leur entourage. “ Moi j’étais en internat, et nous allions tous parier au même tabac le week-end,” témoigne Régis. Nous avons pu faire le même constat à Versailles: près de deux bars tabac que nous avons visité sur trois, ont accepté sans difficulté de prendre le pari d’un mineur sans lui demander de justificatif d’identité.

Pourtant, selon la loi du 12 mai 2010 légalisant les paris sportifs en ligne, la vente de jeux d’argent à un mineur, même émancipé, est punie d’une amende. Cette frontière est souvent franchie : “ On était mineur mais le buraliste s’en foutait […] même notre maître d’internat qui était ami avec le buraliste était au courant de la combine. Mais il laissait faire.”

Charlotte de Frémont

 

 

Le jeu : une addiction reconnue

Se faire soigner en France pour une addiction aux jeux d’argents n’est possible que depuis peu. Les premiers traitements adaptés ont vu le jour en 1997 à l’hôpital Marmottan de Paris. “Le plus compliqué a été de faire comprendre que cette addiction était aussi dangereuse que l’addiction aux substances” explique Aurélie Wellenstein, documentaliste de l’hôpital Marmottan.

La difficulté actuelle est de conduire des campagnes de prévention alors que la communication des opérateurs est très efficace. Pour cela, Mathilde Auclin, psychologue au Centre de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie de Trappes, participe à des ateliers de préventions dans les lycées où elle place les élèves en situation : “Les jeunes se rendent souvent compte souvent compte qu’ils sont ciblés une fois mis face aux publicités. Ils doivent juste en prendre conscience »

Les messages de prévention sur les sites et panneaux publicitaires restent très peu visible. Ils ne figurent qu’en petits caractères en bas de page ou dans de minces bandeaux. On y trouve les numéros d’appels pour parieurs en difficulté. Le moyen de prévention le plus efficace en France reste encore de contacter les plateformes pour se faire interdire de pari ; un recours très peu connu et mis en avant par les opérateurs, , et de contacter une ligne d’écoute (Joueurs Info Service : 09 74 75 13 13 ou Drogues Info Service : 0 800 23 13 13) ou un centre spécialisé pour faire un bilan voire entamer une démarche de soin (les CSAPA ).

Louis de Kergorlay

Addictions : Reprendre ses esprits grâce à l’hypnose

Tabac, sucre, cocaïne, alcool, jeux, sexe … L’hypnose est supposée pouvoir soigner tout type d’addiction. De plus en plus populaire dans le milieu médical, cette pratique suscite pourtant toujours des débats. Enquête. 

Assis sur une chaise à roulette, Benjamin* regarde fixement une figurine de singe en plastique. Ses mains sont posées sur ses genoux. Sa casquette plate est vissée sur sa tête. Et ses paupières se ferment sous ses lunettes. L’homme de 63 ans est concentré. Il se fait hypnotiser.

En ce début d’après-midi du vendredi 7 mai, le temps semble s’être arrêté dans les locaux de l’association Charonne Oppélia, un centre de soin dans le 13e arrondissement de Paris. « Je vous invite à prendre quelques bonnes respirations et à fixer votre regard sur cette petite figure qui est en face de vous. Vous focalisez votre regard de façon tellement intense que tout votre champ se réduit à cette figure », indique la voix calme du docteur Jean-Marc Geidel.

« Je me sens plus léger »

Depuis près de quatre ans, Benjamin se rend ici une fois par mois pour une session d’hypnose. Pendant de longues années, ce jeune retraité a vécu une dépression qui l’a fait tomber dans l’alcoolisme. Benjamin a été suivi par une psychiatre pratiquant l’hypnose conversationnelle, une technique de suggestion où le patient et l’hypnothérapeute échangent en utilisant des métaphores. Grâce à ces images, le professionnel s’adapte au monde de la personne à soigner. 

Aujourd’hui, délivré de son addiction à la boisson, Benjamin a recours à l’hypnose pour se retrouver lui-même. « Les addictions, ça détruit sur le moment où vous êtes dépendant mais ça détruit aussi après », explique le docteur Jean-Marc Geidel. « Et donc l’hypnose peut aussi être très intéressante dans la phase de reconstruction. Comment se retrouver alors que pendant tellement d’années, toute la vie était rythmée par l’alcool ? »

Cet après-midi, Benjamin travaille sur ses émotions. Depuis ce matin, il se sent triste. Dans le petit bureau, la voix du docteur Geidel le guide dans sa transe hypnotique. « Votre esprit est tellement léger, tellement léger qu’il va prendre de la hauteur et déjà votre esprit monte au-dessus de ce bâtiment. Tandis que votre corps reste assis à se reposer sur cette chaise », énonce le médecin. 

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Pendant une vingtaine de minutes, Jean-Marc Geidel aide Benjamin à se construire d’images mentales. Puis, le docteur l’invite à ce que son esprit se reloge dans son corps resté sur Terre. « Et tout doucement, vous descendez, vous descendez, vous approchez de la ville », indique le médecin hypnothérapeute. « L’ensemble, corps plus esprit, va maintenant s’éveiller tranquillement de cette séance d’hypnose », poursuit-il. Alors Benjamin émerge. Sous son masque blanc, il baille. Ses mains passent ensuite sous ses lunettes. Il se frotte les yeux avant de s’étirer. L’ambiance dans la pièce est douce. Sur les murs blancs, le soleil manifeste sa présence au travers des stores vénitiens. « J’étais lourd. Et là, je me sens plus léger », remarque spontanément Benjamin. La séance est terminée. 

Des séances « sur-mesure »

L’hypnose peut donc permettre la reconstruction post-addiction. Elle peut aussi aider à se délivrer d’une addiction. Les techniques diffèrent selon les professionnels et les patients. C’est du sur-mesure. Parmi elles, l’hypnose classique, l’hypnose conversationnelle ou encore les thérapies d’activation de conscience. Jean-Marc Geidel soutient que tout le monde serait réceptif à l’hypnose, mais pas de la même manière. Chaque hypnothérapeute ne pourrait donc pas réussir à hypnotiser chaque individu.  

Pour un résultat satisfaisant, l’entretien préalable à une session d’hypnose est important. Il permet d’établir un premier lien entre le patient et le professionnel. « Le levier principal, c’est une communication. Si la relation est là, la confiance est là, on a fait au moins la moitié du chemin voire les trois quarts », explique Isabelle Bechu, psychologue et hypnothérapeute. En plus de créer un climat de confiance avec le patient, cet entretien est fondamental pour « chercher le point d’appui », indique Jean-Marc Benhaiem, docteur et hypnothérapeute en région parisienne. C’est-à-dire connaître les croyances, les visions et les désirs du patient. « Une fois le point d’appui trouvé, la séance commence et on peut modifier la vision, la perception de la chose pour qu’il puisse s’en détacher », poursuit le professionnel de la santé. La substance consommée par les patients peut être la même, mais ces derniers peuvent la prendre pour des raisons différentes. « Ce n’est pas tellement liée au produit que les patients utilisent mais à ce qu’ils attendent de ce produit. Par exemple, quelqu’un qui combat son anxiété par de l’alcool ou de l’héroïne, on va l’aider, par l’hypnose, à trouver une autre manière de lutter contre son anxiété », souligne Dina Roberts, psychiatre et hypnothérapeute à l’hôpital Marmottan, un centre d’addictologie, dans le 17e arrondissement de Paris.

L’hôpital Marmottan, dans le 17e arrondissement de Paris. (Photo : Nolwenn Autret)

Un rythme des consultations variable

Chaque médecin a un avis personnel sur le rythme des séances. Pour Dina Roberts, il n’y a pas de règle. Parfois ses patients viennent une fois. Parfois ils viennent la voir chaque semaine. Pour un sevrage tabagique, la professionnelle observe qu’il suffit en général d’une consultation. « Quand on dit que c’est court, ça ne veut pas forcément dire que c’est miraculeux », nuance-t-elle. « Souvent les gens disent après une séance, qu’ils ont la sensation de retrouver un équilibre. Par exemple : arrêter de consommer le produit quand on est angoissé mais juste le consommer quand il y a du plaisir », poursuit-elle.

« On ne va pas mettre le patient dans la dépendance du thérapeute, car l’idée est qu’il en sorte »

Jean-Marc Benhaiem propose des séances d’hypnose qui durent entre 45 minutes et une heure. Il n’est pas forcément favorable à ce qu’un patient revienne trop régulièrement. « On ne va pas mettre le patient dans la dépendance du thérapeute, car l’idée est qu’il en sorte ». Pour Nathalie Legard, 46 ans, deux séances étaient prévues pour qu’elle arrête le tabac. Finalement, une session en novembre 2020 suffira. Après 35 ans de tabagisme, à raison d’un paquet quotidien, elle n’a plus retouché à une cigarette. « J’ai l’impression que l’hypnothiseuse a appuyé sur un interrupteur », témoigne cette femme, agent d’accueil dans un lycée de Mayenne. 

Jean Becchio, médecin généraliste et hypnothérapeute dans le Val-de-Marne, est un défenseur du traitement sur le long cours, pouvant aller de quatre à six mois. Pendant trente ans, il a utilisé l’hypnose pour aider ses patients à se libérer de leurs addictions. « L’addiction, c’est quand on a pris une drogue pendant des années, ou des mois. Cela crée des réseaux très particuliers dans des régions du cerveau. Il faut réussir à en provoquer de nouveaux », explique-t-il.

Bien que les spécialistes utilisent différentes méthodes, ils se rejoignent sur le fait que la motivation personnelle des patients est essentielle. « L’hypnose peut aider une guérison. Elle peut aider à se libérer d’une addiction pour quelqu’un qui est déjà dans ce chemin-là », explique Dina Roberts.

L’hypnose a-t-elle vraiment des effets thérapeutiques ou repose-t-elle sur la croyance et la volonté du patient ? Quelle place pour l’effet placebo ? Pour Jean-Marc Geidel, « l’hypnose n’est rien d’autre que l’effet placebo. C’est l’imaginaire qui crée du réel ». L’hypnose fonctionne donc si la personne hypnotisée est persuadée des effets positifs.  « Quand un patient vient me voir, je lui dis que l’effet placebo participe sûrement. Et alors ? Vous préférez être guéri par l’effet placebo ou ne pas être guéri du tout ? », ajoute Isabelle Bechu. 

Des résultats mitigés

Si la discipline a trouvé des adeptes, elle ne fait pas pour autant l’unanimité. Dominique Barrucand a 88 ans. Ce médecin psychiatre a écrit Histoire de l’hypnose, un ouvrage consacré à l’étude de cette discipline depuis ses origines. Il a beaucoup pratiqué l’hypnose au début de sa carrière. Aujourd’hui, il doute de l’efficacité de cette technique pour soigner les addictions : « Je ne serais pas favorable à traiter une addiction par l’hypnose parce que si l’on veut avoir des bonnes chances de succès, il faut non seulement que le sujet soit d’accord. Mais aussi qu’il soit tout à fait conscient de ce qu’il fait et des efforts qu’il fait. » Selon lui, les addictions nécessitent un traitement adapté, une psychothérapie personnalisée, car l’arrêt de tabac ou d’une autre drogue nécessite un effort colossal. Chef d’un service de traitement des addictions, il n’a jamais utilisé cette technique dans un but de sevrage. 

De même, un médecin psychiatre parisien souhaitant rester anonyme, explique pratiquer de moins en moins l’hypnose pour le traitement des addictions. Sur 1000 consultations dans l’année, il affirme ne pouvoir aider que trois à quatre patients, « un taux de réussite très faible » selon lui. « J’arrive beaucoup mieux à utiliser l’hypnose pour des problèmes d’anxiété et de sommeil, indique-t-il. Pour les addictions, cela dépend de beaucoup d’autres facteurs ». En effet, selon le psychiatre, le traitement des addictions ne peut pas entièrement être assuré par l’hypnose. Elles sont souvent associées à des facteurs qui ne peuvent pas être pris en charge, notamment l’ambiance familiale dans laquelle vit le patient. 

Dina Roberts, psychiatre et hypnothérapeute à l’hôpital Marmottan dans le 17e arrondissement de Paris. (Photo : Nolwenn Autret)

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Un statut ambigu

Les formations universitaires d’hypnose ne sont pas reconnues par l’Ordre des médecins, malgré les demandes du SNH (Syndicat national des hypnothérapeutes). Enseignée mais non reconnue, l’hypnose a donc un statut à part. « Hypnothérapeute, ce n’est pas une profession, c’est une spécialité qui peut s’ajouter à la formation des professionnels de santé », précise Jean-Marc Benhaiem. Ce docteur a créé le premier diplôme universitaire d’hypnose médicale à la Pitié Salpêtrière. Au départ, il y avait peu d’inscriptions. Désormais, les candidatures explosent : « On a entre 200 et 300 demandes chaque année pour environ 80-90 places. » De même, l’hypnose est désormais utilisée dans de nouveaux secteurs, notamment dans le cadre d’interventions chirurgicales. Proposée comme une alternative à l’anesthésie classique, elle permettrait de diminuer l’anxiété du patient et les effets post-opératoires. 

L’hypnose reste une pratique médicale coûteuse. Son remboursement dépend des praticiens et des mutuelles. Manon Rousseau, mère au foyer, n’a pas pensé à se rapprocher de son assurance santé. En 2019, elle se lance, avec son mari, dans une PMA (Procréation médicalement assistée) et décide alors d’arrêter de fumer. Lassée des patches, à ses yeux inefficaces, elle prend rendez-vous avec un hypnothérapeute en octobre 2019. Après une séance d’une heure, elle ne retouche plus à la cigarette. Et pourtant, ce n’est pas la solution miracle selon elle. Avec près de 250 euros déboursés dans l’hypnose, « j’ai la conviction que c’est le fait que ça m’ait coûté cher qui m’a motivé », confie la jeune femme de 28 ans. 

Nolwenn Autret et Aglaé Gautreau

 *Le prénom a été modifié.

 

Les alcooliers à la conquête du public féminin

Vins pamplemousses ou bières teintées de rose : les alcooliers ont multiplié les tentatives ces dernières années pour séduire un public féminin.

« L’intérêt de cibler les femmes est qu’elles ne “ boivent pas suffisamment ” par rapport aux hommes, en tout cas au regard des industriels de l’alcool », avance Karine Gallopel-Morvan, professeure des universités à l’École des hautes études en santé publique (EHESP). 

Selon Franck Lecas, responsable du pôle loi Évin au sein de l’association Addictions France, la manoeuvre existe déjà depuis plusieurs décennies. « Les études montrent qu’à l’internationale, il y a un marketing qui se développe en direction des femmes dans les années 1990 avec ces notions de produits sucrés. on met en avant la femme qui travaille, réussit, consomme de l’alcool et fait l’apéro », explique-t-il.

Un affaiblissement de la loi Évin 

En France, la Loi Évin,votée en 1991, limite fortement les opérations de publicité comprenant de l’alcool. Elle est donc censée agir comme un pare-feu face aux évolutions récentes décrites par Franck Lecas. Or, ce n’est plus vraiment le cas, notamment depuis 2009. En effet, en vertu de la loi de modernisation de notre système de santé adoptée cette année là, les alcooliers ont la possibilité de faire de la publicité sur internet.

Et tout s’est accéléré, avec l’apparition par exemple d’influenceuses. « Elles sont payées par des marques d’alcool pour diffuser de l’information de manière très subtile et pas trop publicitaire envers leurs abonnés », décrypte Karine Gallopel-Morvan. Surtout, elles participent à l’émergence d’une offre destinée précisément aux femmes. Pour autant, ces influenceuses ne forment pas le seul volet du marketing des alcooliers.

« Des flacons de parfum, des étuis de rouge à lèvres »

En effet, il existe également tout un travail ciblé sur le packaging. « Il y a des flacons de parfum, des étuis de rouge à lèvre, des formes rappelant des chaussures ou des vêtements », énumère Karine Gallopel-Morvan. Pour Franck Lecas, il s’agit de reprendre des « stéréotypes de femmes, avec le rose, le girly, le sexy et le luxe aussi ». 

Il cite également le marketing à l’oeuvre sur les produits, prenant l’exemple des eaux alcoolisées dont l’atout serait d’être moins caloriques. « Ce qui est bien sûr faux mais ce sont ces arguments qui ciblent les femmes davantage sensibles à ces questions de santé et de poids », ajoute-t-il.

Autre élément, les alooliers cherchent à attirer des jeunes femmes. Karine Gallopel-Morvan évoque par exemple la bière Belzebuth proposant un « packaging rose, un goût à la framboise, et une boisson à trois degrés d’alcool […] ciblant très clairement les adolescentes ».

Quelle position pour les pouvoirs publics ? 

Face à ces stratégies de marketing, l’Etat marche sur des oeufs. Comme dans toutes ces problématiques liant alcool et santé, Il doit arbitrer selon des choix économiques ou sanitaires. Et il prend souvent le sujet avec des pincettes.

« L’Etat réagit dès que l’industrie de l’alcool bouge un petit doigt. Il y a par exemple le cas du Dry January : au départ Santé publique France, donc un organisme public, devait mener la campagne. Quand il a fallu la faire valider à un plus haut niveau, le Président de la République a refusé qu’elle soit portée par le gouvernement en raison de la pression des lobbys. », commente Karine Gallopel-Morvan. Face au jeu d’équilibriste mené par les pouvoirs publics, la conquête du public féminin est donc loin d’être terminée pour les alcooliers.

 

Lola Dhers et Baptiste Farge 

 

 

Quand bien manger vire à l’obsession : enquête sur l’orthorexie

« Le covid, ça m’a ramené dans mes pires sensations » témoigne Anaïs, orthorexique. Photo : ©Gaëlle Sheehan

De nombreuses personnes sur les réseaux sociaux affichent des modes de vie sains et mettent en avant une alimentation biologique ou végétarienne. Ils prônent un idéal de santé qui pourtant peut cacher un trouble alimentaire peu connu : l’orthorexie. Jusqu’où peut mener l’envie de bien manger ?

« Avec la réouverture des terrasses, ça va être l’enfer. Ça m’a stressée quand ils l’ont annoncé. Je vais faire chier tout le monde. » Clemence a 22 ans et étudie à Paris. Elle a peur de retomber dans ses vieux travers : lorsqu’elle était adolescente, elle était obnubilée par son alimentation. « Je calculais tout pour avoir la force physique nécessaire pour faire 10 à 12 heures de sport par semaine. Il fallait absolument que je mange tant de portions de pâtes pour pouvoir tenir. » Aujourd’hui encore, la jeune femme doit contrôler son alimentation pour raison médicale : son endométriose l’oblige à éviter tout sucres, lactose et soja. « Je fais gaffe à tout. Je vérifie les étiquettes maintenant, comme je le faisais avant. C’est horrible ».

Avant de commander, Clémence vérifie la composition des bières pour choisir celle qui contient le moins de sucre. Photo : ©Michèle Bargiel

Cette obsession, les scientifiques lui ont donné un nom : l’orthorexie. Alexandre Chapy, psychologue clinicien, la définit comme « une dépendance ou une tendance obsessionnelle vis-à-vis d’une alimentation “saine » ». Dans son livre La Peur au ventre, le professeur de psychologie Patrick Denoux utilise cette formulation : « l’orthorexique réduit sa vie à un menu ». 

Le terme est nouveau : il a été créé en 1997 par Steven Bratman pour décrire son propre trouble. Pour ce médecin américain, il était inconcevable de manger un légume cueilli depuis plus de 15 minutes. Passé ce délai, il considérait que cet aliment n’était plus assez sain.

« Les patients ont peur d’être empoisonnés »

Un orthorexique est obsédé par l’idée de bien manger, une notion que chacun entend selon des critères propres. Ce comportement excessif se rapproche des troubles obsessionnels compulsifs (TOC). Clemence témoigne par exemple qu’elle « machai[t] soixante fois pour que [s]on cerveau ait l’impression d’avoir mangé plus ». Chaque personne souffrant de ce trouble a donc son régime spécifique, qu’il soit végétalien, simplement sans gluten, la combinaison des deux, voire crudivore (fait de manger uniquement cru). « Les patients ont peur d’être empoisonnés, et éventuellement, à terme, de développer une pathologie et de mourir », continue Alexandre Chapy dans son article.

Jason, américain de 35 ans vivant à Denver, interrogé par visioconférence, explique que son orthorexie a été déclenchée par un diagnostic médical : « En 2015, mon médecin m’a indiqué que j’avais un haut risque de développer un cancer colorectal, et qu’à quelques mois près, j’aurais pu le développer ». Après avoir vécu plusieurs années difficiles, avec notamment le décès de ses parents, ce rouquin au visage émacié décrit sa volonté de reprendre le contrôle sur sa vie par l’alimentation. Tomber dans l’orthorexie à la suite de ce diagnostic en a été la conséquence logique. 

 

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« Une fois que je me suis séparé de mes pensées orthorexiques, j’ai pu voir le monde sous un nouveau jour. Voici quelques exemples. Les féculents, un mal non-nécessaire vs. une source d’énergie. Miel et sirop d’érable, cancérigène vs. une source gourmande de minéraux. Sel, favorise la rétention d’eau et les problèmes de cœur vs. un exhausteur de goût. Doughnuts, une mort certaine vs. une joyeuse liberté. »

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« Dans la tête, c’est comme un blocage : on s’impose une règle et on ne peut plus y déroger», analyse Laetitia Proust Millon, diététicienne nutritionniste en Nouvelle-Aquitaine. Faire une entorse à ce régime alimentaire engendre une forte culpabilité et un sentiment d’échec chez les personnes atteintes. « Si je dérogeais à la règle, je me sentais hyper mal », confie Clémence.

« Mon orthorexie m’a fait perdre cette relation-là »

Mais est-ce si mal d’avoir une hygiène de vie alimentaire saine ? Selon la diététicienne, quand cela vire à l’obsession, cela provoque un isolement social, une exclusion, un repli sur soi voire un mal-être. Comme un piège, posé par la personne elle-même, qui se referme. Charlotte, 29 ans, vit à Singapour et est coach sportif et spécialiste en nutrition fitness. Chevelure rousse, figure svelte aux muscles saillants, cette instagrameuse partage son mode de vie sportif et healthy avec ses dizaines de milliers d’abonnés. Recettes gourmandes et saines, petites séances de sport à faire chez soi, danses acrobatiques et gracieuses accrochée à une barre de pole dance.. Elle confie qu’il y a sept ans, elle souffrait d’orthorexie : « Je suis partie avec mon copain en vacances au Costa Rica et on nous a servi une glace. Je me suis mise à pleurer. Ce n’est pas un comportement normal ! Et mon copain ne supportait plus toutes les contraintes que je m’imposais. Mon orthorexie m’a fait perdre cette relation-là ».

Aller au restaurant ou sortir avec des amis deviennent des épreuves pour les personnes souffrant de ce trouble. « Noël, c’était ma hantise, se souvient Clémence. Aller chez ma grand-mère avec toute la bouffe qu’il allait y avoir… je commençais à stresser une semaine à l’avance. » Les moments de partage et de convivialité que sont les repas deviennent anxiogènes : difficile de contrôler quels aliments sont cuisinés lorsque l’on est invité chez quelqu’un d’autre. Les soirées avec les amis ne sont plus agréables et certains finissent par se priver d’une partie de leur vie sociale.

« Aux soirées, je prenais quand même des chips, déplore Anaïs, 23 ans, Mais je savais que je n’allais pas être bien. Ça m’a coupé de mon entourage. En plus, ça me détruisait le bide et je vomissais à chaque fois. » La jeune femme aux cheveux courts parle d’une voix assurée, celle d’une personne qui a pleine conscience de son trouble. « Des fois, ce qui peut être un travers pour moi, c’est de juger mes proches qui ne mangent pas bien. Quand ils vont au Mac Donald, je ne peux même pas sentir l’odeur. Quand je vois quelqu’un boire du soda, ça me dégoûte par procuration », rigole-t-elle.

« Je m’en fous de mon poids, mais il y a plein de choses qui me dégoutent et c’est ce qui fait que je mange moins« , confie Anaïs. Photo : ©Gaëlle Sheehan

« Au pire de mon orthorexie, je mangeais la même chose matin, midi et soir : des pois chiches, un yaourt grec et un fruit. »

La notion de plaisir venue de la nourriture disparaît pour certains orthorexiques : manger n’est plus qu’une question de survie. « J’ai lentement retiré des aliments, détaille Jason. Le gluten d’abord, puis le lactose, certains fruits et légumes qui étaient trop sucrés, les noix, la viande… Au pire de mon orthorexie, je mangeais la même chose matin, midi et soir : des pois chiches, un yaourt grec et un fruit. Il n’y avait aucun plaisir à manger ».

Selon la diététicienne Laetitia Proust Millon, le risque est de moins s’alimenter, d’être moins à l’écoute de son corps. « Le rassasiement, c’est la fin du plaisir alimentaire. Si on enlève le plaisir, le rassasiement est difficile à trouver. » « Je me souviens parfaitement avoir pensé : ‘si seulement je n’avais pas besoin de manger, les choses seraient tellement plus faciles’, regrette Lydia, étudiante américaine de 21 ans. Elle a souffert d’orthorexie durant ses premières années d’université. C’est difficile de me dire que mes souvenirs de cette période-là ont été volés ».

Pour Clémence, il ne fallait pas laisser entrevoir à ses amis son problème. Tous les moyens étaient bons pour le dissimuler : « Je me rappelle de soirées, notamment au lycée, où j’allais chez des potes. Je faisais semblant de manger alors que j’avais déjà fait un petit repas chez moi : hors de question de grignoter dans la soirée, de boire quoi que ce soit à part de l’eau. Il n’y avait pas de fun. Mais, au bout d’un moment, j’avais du mal à le cacher. Du coup, je mangeais et quand je rentrais chez moi, je me faisais gerber. C’est un cercle vicieux. »

« Comme je n’ai jamais vraiment mangé beaucoup depuis dix ans – quel enfer de dire ça – j’ai rétréci mon estomac » explique Clémence. Photo : ©Gaëlle Sheehan

« À l’extérieur, on m’encensait. À l’intérieur, ça me tuait. »

Pour autant, avoir un régime alimentaire strict est « valorisé par la société », nous explique Alexandre Chapy lors d’un entretien. De nombreux influenceurs et personnalités publiques mettent en avant des modes de vie sains et sont adorés – voire jalousés – de leurs fans pour ces raisons. « J’étais devenue une espèce de modèle pour ma communauté, reconnaît Charlotte. Son activité sur Instagram l’a poussée à adopter des « comportements de plus en plus extrêmes. Jamais malsains, mais toujours plus dans le contrôle » : « Je postais tous les jours, donc je faisais constamment attention. J’avais une pression pour être parfaite. Je me suis laissé emporter là-dedans. Toutes les fois où je n’étais pas parfaite, je m’en voulais. »

Alexandre Chapy relate dans son article que le culte « d’un corps entretenu, sous contrôle et désirable » sur les réseaux sociaux peuvent favoriser l’orthorexie. C’est « lié à l’estime de soi, analyse le psychologue. En mangeant sainement, les patients auraient la sensation de devenir meilleur ». En dehors des réseaux sociaux, bien manger est également valorisé. « De l’extérieur, j’avais l’air en meilleure santé, ma famille et mes amis m’encensaient pour mon alimentation, confie Jason. Mais à l’intérieur, ça me tuait. »

Dans l’orthorexie, la qualité des produits consommés est primordiale tout comme la provenance, la manière de cultiver, les apports en nutriments… Photo : ©Gaëlle Sheehan

Les orthorexiques témoignent ne plus pouvoir supporter les aliments qu’ils avaient retirés de leur régime. « J’ai des patients qui me décrivaient des douleurs physiologiques », se souvient le psychologue Alexandre Chapy. Le rejet mental d’une nourriture jugée malsaine peut se transformer en rejet physique : Anaïs témoigne que durant le premier confinement, elle avait « une fenêtre de 10 minutes où [elle] pouvai[t] manger » : « sinon je n’avais pas faim à cause des nausées ».

« j’oscillais entre orthorexie et anorexie »

La ligne entre orthorexie et anorexie est parfois fine. On considère que l’orthorexique se concentre sur une alimentation saine, tandis que l’anorexique est obsédé par la perte de poids. Mais il est parfois difficile de distinguer les deux. « Est-ce que l’orthorexie ne serait pas placée au milieu sur une échelle, avec l’anorexie et la boulimie aux extrémités ? questionne Alexandre Chapy. Et les orthorexiques fluctueraient d’un côté ou de l’autre. »

Au bout de plusieurs années à vivre avec ce trouble, la maigreur de Jason lui « volé la santé ». « Mon médecin m’a dit que j’avais un souci cardiaque, et que c’était lié à mon poids ». Cette prise en compte lui a fait comprendre l’étendue du problème. « Je pense qu’à un moment donné, j’oscillais entre orthorexie et anorexie ».

 

Pour contrôler la qualité nutritive ou les calories dans leur alimentation, les orthorexiques se tournent vers des applications. « Ça peut encourager l’orthorexie parce que ça donne des chiffres, des ratios, des quotas, des objectifs à atteindre », avoue Charlotte. Clemence s’aidait ainsi de l’application Myfitnesspal pour ne consommer que le strict nécessaire pour étudier, réaliser ses performances physiques, survivre : « À la cantine, je ne mangeais qu’un pain pour ne pas tomber dans les pommes ». Pour Anaïs, garder les yeux rivés sur son application Yuka « rajoutait de la charge mentale » et « [l]’a vite saoûlée ».

« Certains ont l’impression d’être perdus quand ils n’ont plus ces applis-là, explique la diététicienne Laetitia Proust Millon. Ils ont l’impression que ce sont des garde-fous et que s’ils arrêtent de compter, ils vont prendre du poids ». Mais tout est toujours une question de juste mesure selon Charlotte, la coach fitness, et ces mêmes applications peuvent aider à avoir une bonne appréhension de ce que l’on mange. Selon elle, il faut simplement atteindre la modération, faire ce qui nous rend heureux.

Reprendre goût à la nourriture malgré l’orthorexie, est-ce possible ? 

Lydia, 21 ans, anime un compte Instagram depuis 2019 (voir ci-dessous). A travers des photos d’elle toute sourire et des gâteaux gourmands faits-maison, l’étudiante témoigne de ses problèmes psychologiques. Elle y documente son chemin pour sortir de l’orthorexie : « C’est thérapeutique de mettre par écrit ce que je ressens et voir des gens me soutenir. » Malgré tout, elle a toujours cette « petite voix dans la tête qui [la] culpabilise » : « c’est difficile de s’en défaire. Je dois me rendre compte que ce qu’elle me dit est faux et faire confiance à mes amis. Et quand je sens que je rechute, je fais exprès d’aller chercher une pizza pour la faire taire ».

 

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Au début de son traitement, Lydia listait tous les aliments qui lui faisaient peur et expliquait pourquoi. « Il y avait des vidéos qui montraient comment retrouver la paix avec la nourriture. J’allais aussi sur le groupe Facebook “Food Freedom Warriors” (“les guerriers d’une alimentation libérée”) avec une communauté très encourageante. »

Suivi nécessaire

Certains orthorexiques témoignent du fait qu’il est difficile de se soigner. Pour autant, le psychologue Alexandre Chapy estime que des prises en charge pour d’autres troubles du comportement alimentaire (TCA) et troubles obsessionnels compulsifs (TOC) fonctionnent. « Il faut un suivi psychologique pour regarder ce qui a pu amener cette si forte angoisse de mourir ».

Laetitia Proust Millon, diététicienne et nutritionniste, explique que pour réhabituer ses consultants à manger de tout, elle les encourage à « reprendre possession de leur corps par les sensations » en passant par la dégustation.

Sortir des troubles alimentaires : des recettes et une pincée d’émotions

Francesca Baker, 34 ans, est une auto-entrepreuneuse britannique spécialisée dans la communication. Elle a publié le livre de cuisine Eating and living, recipes for recovery en 2016 au Royaume-Uni, pour aider les personnes atteintes de troubles alimentaires (TCA) à reconstruire une relation saine avec la nourriture.

Comment en êtes-vous venue à écrire ce livre de recettes ?

Je souffre d’anorexie depuis mes dix-huit ans. Lorsque j’étais à l’hôpital avec d’autres personnes atteintes de TCA, on avait comme projet de réunir différentes recettes dans un livre, mais ce n’est jamais vraiment arrivé. J’aimais beaucoup l’idée, donc je l’ai réalisée. J’ai commencé l’écriture en contactant des personnes que je connaissais, et qui avaient un TCA, pour qu’ils partagent une recette et un souvenir. J’ai essayé de comprendre ce qu’ils avaient traversé.

Comment essayez-vous de réconcilier TCA et nourriture ?

Je ne voulais pas que ce soit simplement un livre de cuisine, je voulais raconter des histoires. Je pense que la nourriture a un côté social, c’est lié à des souvenirs en famille ou entre amis. Mais personnellement, je n’aime plus cuisiner ni manger avec des gens. Donc je voulais intégrer ces souvenirs dans la recette, pour pallier ça et aider ceux qui souffrent de TCA. Ça ne pouvait pas être juste des salades. Ce sont surtout des repas qui nous font plaisir et qui nous rappellent des souvenirs, comme du cheddar fondu sur un toast, ou des nouilles sautées au poulet. 

Mettez-vous moins l’accent sur le côté sain de la nourriture ?

Exactement. Je voulais mettre en avant des recettes qui ne sont pas terrifiantes, mais familières. Ça n’a pas besoin d’être des repas nutritionnellement parfaits, il faut que ça soit de la nourriture qui réconforte, pour réinviter les gens à manger. C’est aussi essayer de faire prendre conscience qu’on peut manger quelque chose qui ne soit pas complètement sain, et que ce n’est pas grave.

Par ici pour lire un extrait.

Michèle Bargiel & Gaëlle Sheehan