Les libraires ne sont pas près de tourner la page

Désintérêt pour la lecture, hégémonie d’Amazon, retard sur le numérique… Les difficultés sont nombreuses pour les libraires aujourd’hui. Pourtant, loin d’être résignés, ils multiplient les initiatives pour résister. Enquête.

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De l’extérieur, le Salon by Thé des écrivains pourrait ressembler à une librairie classique. Des ouvrages en vitrine, une devanture sobre, sage. Pourtant, une fois le seuil de la porte franchi, les différents univers du Salon sautent aux yeux des nouveaux arrivants dans un joyeux mélange de couleurs, de lumières et d’odeurs. Ce commerce d’un nouveau genre propose à ses fidèles bien plus qu’une collection de livres. En plus de la papeterie, à-côté récurrent des librairies, le client peut y trouver du thé, des pâtisseries, des vêtements. Et peut-même assister à des projections de courts-métrages au sous-sol. Pourtant, ce mercredi après-midi, les clients se font rares.

Ce lieu pluriel, créé en 2011 dans le troisième arrondissement de Paris par George-Emmanuel Morali, incarne parfaitement la tendance de ces modèles hybrides qui se développent depuis quelques années autour de l’objet du livre. Dans la capitale, on trouve ainsi dans le quatrième arrondissement une librairie-cave à vin-bar, La Belle Hortense, ou encore dans le neuvième une pâtisserie-salon de thé-librairie spécialisée en gastronomie, Une souris et des hommes. Les dénominations sont multiples et peuvent varier à l’infini, la cohérence des lieux ne primant pas toujours sur l’aspect branché, hybride et innovant de ces « nouveaux concepts ».

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Voir aussi : La Belle Hortense, une cave à vin-librairie

« Ce n’est pas vraiment une révolution. Barnes & Noble, une grande chaîne de librairie américaine, propose depuis les années 40 des cafétérias dans ses commerces », nuance Vincent Chabault, sociologue et auteur de Vers la fin des librairies ?.

D’autant que ces modèles ont déjà montré leurs limites, à l’image de Tea and Tattered Pages, un commerce au design pensé qui mêlait livres d’occasions, thés et autres pâtisseries avant de mettre la clé sous la porte en 2011. Dans la même lignée, la « librairie culinaire » La Cocotte proposant ouvrages gastronomiques, ateliers et matériel de cuisine s’est récemment reconvertie en marque de design textile. Des échecs qui mettent en doute l’hypothèse d’une réinvention du métier par la seule alliance librairie-restauration. Et qui montrent que le livre n’est toujours pas un produit comme un autre.

« Le libraire doit d’abord définir son rôle comme un passeur de livre. Il ne peut pas être avant tout un organisateur d’évènements, un gérant de café ni un acteur de la restauration » poursuit Vincent Chabault.

Fermetures en séries

Pourtant, la remise en question du métier semble inévitable pour la survie du secteur. Il ne fait pas bon d’être libraire en 2015. En témoignent les récentes fermetures d’établissements historiques, comme la célèbre Del Duca (Paris IXe) qui a définitivement fermé ses portes en 2012. D’ici la fin de l’année, c’est La Hune (Paris VIe) qui tombera le rideau pour laisser place à une galerie photo. Et celle qui est considérée comme la plus ancienne librairie parisienne, Delamain (Paris Ie), est, elle aussi, menacée de fermeture. Tout laisse à penser que d’autres suivront.

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Car les chiffres sont inquiétants : un rapport de l’Atelier parisien d’urbanisme (APUR), publié en mars dernier, atteste d’une baisse de 9,9% du nombre de librairies à Paris entre 2011 et 2014. Et les achats de livres ne se font plus qu’à 22% en librairie en 2014, contre près de 27% il y a 10 ans selon les rapports annuels du ministère de la Culture et de la Communication. Tandis que la vente par internet est passée de 4,6% à 18,5% depuis 2004.

Le mastodonte Amazon n’y est pas étranger. Arrivé en France en 2000, le géant américain poursuit depuis sa croissance folle et a encore engrangé près de 30 milliards de dollars de ventes lors du dernier trimestre 2014, malgré une légère perte de vitesse au cours de l’année.

Cette menace qui plane sur la culture a été prise en compte par l’Etat depuis longtemps. Déjà en 1981, Jack Lang, ministre de la Culture, instaurait la loi sur le prix unique du livre. Cet encadrement a permis aux libraires de se maintenir dans la course quand les grandes chaînes comme la Fnac se sont attaquées au marché du livre.

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Plus récemment, c’est une autre ministre de la Culture, Aurélie Filippetti, qui a mis en place la loi dite « anti-Amazon », adoptée en janvier 2014 par le Sénat. Cette dernière devait réguler les conditions de la vente à distance des livres en interdisant de cumuler la gratuité des frais de port avec la remise de 5% autorisée par la loi Lang. Mais elle a rapidement été contournée par le principal concerné, Amazon, qui a choisi de fixer ses frais de livraison à 1 centime d’euros.

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Une extension pour court-circuiter Amazon

Une provocation de trop qui a fait réagir Elliot Lepers, jeune activiste numérique de 22 ans. Celui qui est aussi le co-fondateur de MachoLand, site anti-sexisme, a choisi de défendre la cause des libraires.

« J’ai trouvé cela tellement sournois de leur part, tellement violent dans le mépris du politique, que j’ai choisi d’apporter une réponse à mon niveau de développeur web. »

Son idée, créer une extension de navigateur internet au nom évocateur, Amazon Killer. Une fois installée, elle permet de court-circuiter le site d’Amazon en redirigeant le client vers une librairie proche de chez lui. Lorsqu’il navigue sur le moteur de recherche d’Amazon, il peut connaître en quelques clics la disponibilité du livre désiré dans les librairies de son quartier référencées par la base de données de placedeslibraires.fr.

« Le but, c’est de proposer une alternative qui soit à portée de main. Il faut rappeler que la voie centrale n’est pas la seule existante et sensibiliser le consommateur-citoyen. Il y a beaucoup de gens qui ont peur d’Amazon, qui veulent s’opposer à ses dérives mais ne savent pas comment s’y prendre. Désormais, c’est plus simple. J’ai voulu ramener du confort dans l’acte responsable. » développe le créateur d’Amazon Killer.

Depuis sa mise en ligne en décembre 2014, l’application a généré 10 000 téléchargements et pourrait bientôt être développée par l’EIBF, la fédération internationale et européenne des libraires.

Le combat du futur : les e-books

Mais face aux millions brassés par leurs nouveaux concurrents, il ne s’agit que d’une goutte d’eau pour la survie des libraires. Ceux-ci commencent à en prendre conscience et s’organisent pour mettre en place eux-mêmes une résistance.

« Les ventes sur Amazon deviennent de plus en plus importantes. Pour que les librairies indépendantes restent des gros vendeurs, il va falloir s’adapter. C’est inévitable », affirme Catherine Martinez, l’une des libraires encore en poste à la Hune.

Une adaptation qui passe en grande partie par le numérique, et le combat du futur se jouera sur le secteur des e-books. Si le livre numérique ne représente pour l’instant que 2,5% du chiffre d’affaires du marché du livre en France, il tend à croitre et s’élève déjà à 22% aux Etats-Unis. Pourtant, la librairie indépendante française est encore très en retard et n’a pas su prendre le virage digital.

« Internet fait peur à des gens dont le métier est de vendre du livre imprimé. Par ignorance, par manque de formation, les libraires y voient seulement du négatif. Alors que le numérique, on peut en faire ce qu’on veut, il peut évidement être bénéfique » regrette l’activiste Elliot Lepers.

Un avis partagé par Renny Aupetit, gérant du Comptoir des mots dans le 20ème arrondissement de Paris, pour qui le commerce électronique représente 5% de son activité :

« Il y a beaucoup de libraires qui préféreraient encore changer de métier que de vendre des e-books. Ils sont très récalcitrants. »

Malgré ce retard certain, une partie des librairies tentent tout de même de s’emparer de ce nouveau secteur. En atteste la carte du Syndicat de la librairie Française regroupant les enseignes indépendantes ayant une offre numérique. Elles seraient ainsi plus de 200 aujourd’hui, soit 8% des 2 500 librairies françaises.

Ce même syndicat a publié en 2008, en collaboration avec l’Association des librairies Informatisées et Utilisatrices des Réseaux Electroniques (ALIRE) un Vade-mecum à l’usage des libraires, guide pratique pour s’adapter aux nouveaux usages numériques.

Voir aussi : La carte des 20 premières librairies françaises

« Mener le combat ensemble »

Le e-book n’est pas la seule avancée que permet internet. Depuis la fin des années 2000, les libraires ont choisi d’affronter leurs concurrents sur leur propre terrain en constituant un maillage territorial. Des initiatives de regroupements en réseaux fleurissent sur la toile. On trouve ainsi leslibraires.fr, placedeslibraires.fr, lalibrairie.com, parislibrairies.fr … Tous proposent un même service : entrer le nom d’un livre dans le moteur de recherche, puis retrouver la librairie la plus proche de chez soi l’ayant en stock.

La librairie L'Arbre à Lettres fait partie des 4 fondatrices de Paris Librairies
La librairie L’Arbre à Lettres fait partie des 4 fondatrices de Paris Librairies

Voir aussi : Laura De Heredia : « Nous avons créé la plus grande librairie du monde »

« Le site internet ne propose jamais de livrer les clients chez eux. Ils doivent toujours venir le retirer dans la librairie. Mais on mutualise nos stocks et on crée des navettes entre nous. Désormais, on peut combattre Amazon sur le dernier kilomètre : une commande met au minimum 24h à être livrée, il faut souvent aller la retirer à la Poste. Nous, on est presque dans l’immédiateté. C’est notre avantage face aux géants de la vente en ligne : ils peuvent l’emporter sur l’internet, mais on peut gagner sur le terrain. » explique Renny Aupetit du Comptoir des mots.

Ce libraire médiatique aux formules-chocs, qui n’a pas hésité à qualifier Amazon de « voyou » dans une tribune publiée par Le Monde en septembre dernier, a participé à la création de Libr’Est, un réseau dédié à l’Est parisien, ensuite étendu à la France avec lalibrairie.com.

« Aujourd’hui, nous avons 2 000 commerces partenaires. Mais il y a un vrai retard qui fait que les libraires se mettent seulement maintenant sur internet pour constituer de multiples réseaux. La prochaine étape, ce sera de tous les fusionner pour vraiment mener le combat ensemble. » ajoute-t-il.


Les librairies s’organisent donc pour faire face à l’avenir, à Amazon, aux supermarchés et autres grandes enseignes. Ils ne semblent pas encore avoir perdu le combat. Beaucoup restent optimistes pour l’avenir tout en ayant conscience des enjeux de l’époque.

« On aura peut-être moins de clients, c’est sûr. Mais si ceux qui restent sont un peu plus fidèles, notre marché restera stable. La vague Amazon est passée. Un algorithme ne pourra pas nous remplacer » juge Laura De Heredia, libraire à l’Arbre à Lettres.

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« Je ne pense pas qu’on ait besoin de diversifier nos activités ou de remettre en question notre modèle. La librairie en tant que telle peut continuer à vivre, j’en suis persuadée. Le rôle de proximité du libraire existe toujours» confirme Catherine Martinez de la librairie en sursis La Hune.

Un avis partagé par beaucoup de ses confrères, et surtout par les clients :

« Un libraire nous aide à prendre connaissance de manière synthétique des nouveautés. Aller dans une librairie, c’est un appel à la curiosité, on laisse un œil trainer, c’est un univers de découverte. Et c’est surtout un échange » reconnaît Francis Busignies, fidèle à La Hune depuis 40 ans.

Le libraire traditionnel devra tout de même rafraichir son image pour retrouver sa place au sein du quartier. Cela passera peut-être par l’animation, une dimension de plus en plus présente. Les rencontres avec les auteurs, les lectures et les débats ont plus que jamais leur place au sein de ces enseignes. Un moyen d’ancrer son identité et de renouer le contact avec les lecteurs.

« Aujourd’hui, nous devons tenir le cap. Une librairie doit être une ambiance, un vrai lieu de vie. » conclut Catherine Martinez.

Par Laura Daniel

La carte des 20 premières librairies françaises

Chaque année, Livres Hebdo publie le classement des 400 librairies françaises. Les critères sont ceux du chiffre d’affaire, de l’effectif, de la surface et du nombre de titres proposés. L’édition 2014 laisse apparaitre un retour en force des librairies indépendantes. Parmi les 20 premières, six détiennent le label LIR (en jaune), destiné à « reconnaître, valoriser et soutenir les engagements et le travail qualitatifs des libraires indépendants ».

La Belle Hortense, une cave à vin-librairie

La diversification des librairies a un nouveau visage à La Belle Hortense. Dans ce bar à vin on peut aussi acheter des livres. Un mélange d’univers qui fonctionne plutôt bien même si l’activité principale reste la vente de boissons.

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Du vin et des livres. Voilà une alliance qui attire l’oeil des passants au 31 rue vieille du temple dans le quatrième arrondissement de Paris. La Belle Hortense revêt tous les atours du bar à vin mais aussi les éléments principaux de la librairie. De prime abord, on se croit dans un bar classique, mais très vite, on remarque les grandes étagères avec un large choix de livres à acheter ou simplement feuilleter.
Fondé en 1997 par Xavier Denamur et une ancienne attachée de presse des éditions Actes sud, cet endroit propose également de la restauration, une cave et une galerie. « C’est un espace où tout s’articule. Le concept repose sur les livres et le vin, qui sont deux éléments importants de la culture française. Les gens viennent boire un verre, ils peuvent rester des heures, acheter des livres, les lire sur place », raconte la dynamique Brigitte Le Guern, gérante de l’établissement depuis quinze ans et véritable maîtresse des lieux. C’est cet esprit de partage et de temps suspendu qui charme les clients.
Derrière la devanture bleue, se cache un univers convivial, où se mêlent les bonnes choses et la culture. « J’aime venir ici car j’ai l’impression d’être dans un appartement, il y a beaucoup de gens du quartier ou d’ailleurs et tout le monde se parle. Et quand on est tout seul, c’est très agréable de s’installer avec un bon livre, c’est un excellent compagnon », confie Antonio Cacciatore, client depuis déjà cinq ans.

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Installée au comptoir, Vivien Cahn, jeune étudiante Erasmus venue d’Allemagne, savoure sa boisson, absorbée dans sa lecture des Fleurs du mal de Baudelaire, qu’elle vient tout juste d’acheter. « Je suis passée devant la Belle Hortense plusieurs fois en allant à l’université et à chaque fois j’ai eu envie de rentrer. J’aime beaucoup les livres et les cafés qui proposent quelque chose de différent », sourit la jeune femme.

« Le vin reste le nerf de la guerre ici »

Dans la douceur d’une soirée printanière, les clients sont fidèles au rendez-vous. Installés au bar, en pleine conversation, à la recherche d’un livre dans les étagères ou dans la salle du fonds, pour discuter tout en profitant de l’exposition du mois, ils sont venus pour passer un bon moment. La Belle Hortense accueille ces gourmands de vin et de lecture tous les jours de 17h à 2h du matin. Une manière pour l’équipe de renouveler le modèle classique de la librairie. « L’avenir de la librairie est terriblement menacé, il faut assurer la pérennité en proposant quelque chose de culturel mêlé à autre chose. Le vin c’est le nerf de la guerre ici », conclut Brigitte Le Guern. Pour elle, la diversification est bien une solution pour son établissement.

L’e-sport, ce nouveau business très lucratif

Importé de Corée du Sud, le sport électronique se professionnalise dans l’Hexagone.

Dimanche 19 octobre 2014, environ 40 000 personnes attendent au petit matin devant le Seoul World Cup Stadium pour obtenir les meilleures places. Ce n’est pas pour applaudir la vedette nationale Psy (le fameux créateur du Gangnam Style), mais bien pour assister à la finale des championnats du monde de League of Legends. Les adeptes de ce jeu vidéo en ligne sont venus du monde entier pour encourager les finalistes. La scène peut sembler surréaliste. Deux équipes de 5 joueurs rivés sur leur ordinateur s’affrontent devant des fans aussi survoltés les uns que les autres.

Drapeaux aux couleurs de leur équipe préférée en main, les plus passionnés applaudissent, huent, sautillent et pleurent de joie comme de tristesse selon les actions de leurs idoles. A l’image d’une finale de Coupe du Monde de football, les organisateurs de l’événement ont prévu d’en mettre plein la vue aux spectateurs. Feux d’artifices, jeux de lumières et même concerts de rock: la finale est avant tout un spectacle exceptionnel.

Sur internet, plus de de 27 millions de spectateurs suivent l’évènement en direct. Ce jour-là, l’équipe coréenne Samsung White remporte la partie face aux Chinois de SH Royal Club. Les vainqueurs se sont partagés la somme d’un million d’euros. Cette professionnalisation du sport électronique fait rêver plus d’un geek. En effet, cette nouvelle activité parfois rémunérée est sur le point d’être considérée en France comme un véritable sport de haut niveau, autour duquel gravite un environnement économique puissant.

Né dans les années 1980, le phénomène connu sous le nom de e-sport, captive de plus en plus de jeunes âgés de moins de 30 ans. Face à une salle remplie à craquer ou dans un modeste cybercafé, les gamers, seuls ou en équipe, s’activent sur internet à travers des jeux de stratégie, de rôle, de guerre ou de combat.

Le but de chaque partie est souvent le même : neutraliser les adversaires en éliminant tous leurs personnages. Starcraft, League of Legends, Hearthstone, Dota, Counter-Strike, Call of Duty : chaque jeu donne lieu à des tournois plus ou moins vénérés selon l’enjeu et le talent des participants. A l’instar de la sphère football, le e-sport s’est doté de ses vedettes interplanétaires, de ses commentateurs, de son modèle économique ainsi que de ses passionnés les plus fidèles.

Les jeux "stars" du sport électronique
Les jeux « stars » du sport électronique

« Tous nos joueurs sont des professionnels. Dans notre équipe Starcraft II, on a même recruté un joueur coréen », explique Rémy Chanson, responsable de la section e-sport à Millénium. Cette organisation basée à Marseille fait partie des trois plus grandes structures en Europe. Ses équipes formées en fonction des différents jeux vidéo accèdent très régulièrement aux podiums internationaux, ce qui permet à Millénium de faire la cour aux meilleurs gamers du monde. « Nous avons un vrai centre d’entraînement où les joueurs peuvent s’entraîner à fond et être hébergés », explique Rémy Chanson, chargé de gérer les équipes.

Pour atteindre l’excellence, l’exercice quotidien est primordial. Avant la Gamers Assembly 2015, l’un des plus grands rassemblements de joueurs de jeux vidéo en France organisée à Poitiers du 3 au 6 avril, les professionnels de la console et de l’ordinateur se sont tous retrouvés à Marseille pour réaliser une semaine d’entraînement intensif. Le but : s’entraider pour ajuster les stratégies de chacun en vue du Jour J. Et comme dans n’importe quel sport, le matériel est primordial.

Si le sélectionneur des Bleus Didier Deschamps peut décider de laisser sur le banc l’un de ses attaquants pour un match, son homologue du Millénium Rémy Chanson peut également décider d’écarter l’un de ses hommes pour une compétition s’il le juge trop fébrile. « Il y a des raisons budgétaires à prendre en compte. Si par exemple un joueur veut faire une compétition en Suède, je vais regarder s’il a des chances de s’imposer », explique le responsable de 35 ans.

Ces paramètres financiers sont en partie liés aux sponsors, acteurs majeurs du sport électronique moderne.En fournissant du matériel informatique ou de l’argent à une équipe de renom, les marques s’assurent une publicité à grande échelle. Avec le développement du e-sport, il est désormais bien plus facile de conclure des partenariats avec les publicitaires.

« La démocratisation de cette pratique fait que certaines entreprises s’intéressent à nous, même si elles n’ont aucun rapport avec le jeu vidéo. Je pense à des banques ou des marques de café, par exemple », explique Rémy Chanson. Grâce à ce mécanisme, les équipes s’autorisent à payer les frais de déplacement, les hôtels ainsi que les salaires des joueurs. Chaque mois, la part du sponsoring versée à un pro-gamer varie en moyenne entre 300 et 1500 euros.

Puis, une poule aux œufs d’or s’occupe du reste de leur salaire mensuel. Il s’agit des Web TV. En plus de posséder des équipes d’e-sport, Millénium est à la tête de plusieurs télévisions en ligne permettant de retransmettre les entraînements de ses joueurs en direct. Dailymotion, Youtube et Twitch, hébergent les Web TV et permettent ainsi aux joueurs de monétiser leurs séances grâce aux streams. Cet anglicisme désigne en fait un flux vidéo permettant le visionnage des parties en cours.

Selon le nombre d’internautes connectés, les revenus publicitaires générés seront plus ou moins juteux. « Si on additionne les sponsors et les revenus des streams, on arrive au minimum à un Smic », explique le chargé de la section e-sport de la structure marseillaise. Damien L’Hostis, alias « Yogg », fait par exemple partie de ces joueurs français qui gagnent leur vie avec les jeux vidéo. Recruté par l’équipe GamersOrigin grâce à ses résultats sur le jeu Hearthstone, il gagnera bientôt 1500€ par mois.

Trois grands éditeurs de jeux vidéo ont élaboré une politique de communication bien plus habile que le simple sponsoring ou la publicité à la télévision. Riot Games et Valve organisent des compétitions pour mettre leurs jeux League of Legends et Dota2 sur le devant de la scène. Blizzard Entertainment, quant à lui, met en place des rendez-vous autour de ses jeux Starcraft et Hearthstone.

Avec des moyens financiers et techniques colossaux, ils élaborent des tournois gigantesques et ont poussé à la professionnalisation des joueurs à travers les sommes d’argent que récoltent les vainqueurs. Ces pactoles, appelés cash prizes se divisent parmi les joueurs les plus doués de la compétition et peut comporter jusqu’à six zéros.

En juillet dernier, cinq pro-gamers de l’équipe chinoise NewBee sont devenus millionaires en s’imposant en finale de l’International IV, le plus grand tournoi de Dota2. Ces énormes dotations ont été obtenues en grande partie par le financement participatif et proposaient 5 millions d’euros à l’équipe gagnante. Au classement des joueurs ayant gagné le plus d’argent sur les tournois, sans compter le sponsoring ou les contrats offerts, les cinq compères squattent évidemment les premières places.

En matière de sponsoring, Melty, associé au groupe Bouygues, a décidé d’être audacieux et de casser les codes. Le groupe de médias est à l’origine de la création d’une équipe de sport électronique féminin. Comme dans l’univers du ballon rond, l’e-sport est un secteur où les hommes sont majoritairement représentés.

« Pendant des années et des années, les manettes et claviers ont été massivement utilisés par les garçons. Mais dans les jeux plus récents, comme League of Legends, la population féminine est plus importante », analyse Rémy Chanson, précisant que les anciens jeux compétitifs étaient plus axés sur les aspirations des hommes.

Peu de femmes dans un monde viril

Il est vrai que les jeux de guerre et leurs personnages aux muscles saillants ont davantage attiré les garçons que les filles. Pourtant, Déborah Tessonnière, alias Torka, joue à Counter Strike depuis une dizaine d’années. Elle est devenue l’une des meilleures « gameuses » de France. Elle aussi est passée par Millenium avant d’accepter un contrat plus intéressant au sein de l’équipe Melty.

« C’est une question de personnalité. Mais nous sommes toutes assez féminines dans mon équipe. Jouer à Counter Strike ne nous empêche pas d’aller faire du shopping », explique la jeune femme. Encourager la création d’équipes féminines est une chose, mais étendre l’e-sport aux non-initiés en est une autre. Car si les femmes sont minoritaires dans ce monde viril, il faut avouer que les non-initiés assez éloignés de la culture geek le sont encore plus.

Avant d’espérer un jour être diffusé sur une grande chaîne de télévision, l’e-sport apprend à se démocratiser en France. Pour Déborah Teissonnière, c’est ce qui différencie la France des nations les plus réputées. « En Corée du Sud, c’est dans leur culture et ça ne choque personne. Les matchs sont diffusés en prime-time sur des chaînes nationales. Vous imaginez TF1 retransmettre une finale d’e-sport à 21h ? ».

Pour l’instant, le sport électronique se concentre donc presque exclusivement sur la toile, où l’on retrouve une multitude de Web TV et de parties en streaming. Les trois plus célèbres sont les Web TV de Millenium, d’Eclypsia et d’O’Gaming. Cette dernière, après avoir vu le jour sur Youtube, est devenue un site internet à part entière en 2011. Alexandre Noci, Hadrien Noci, Fabien Culié et Charles Lapassat, plus connus sous les noms de Pomf, Thud, Chips et Noi, en sont à l’origine.

Chose rare en France, ils arrivent à gagner leur vie avec le shoutcast. Fonctionnant en binôme, ils ont conquis un très large public en commentant pour les internautes français des parties de Starcraft et de League of Legends diffusées en streaming. À titre d’exemple, les vidéos de Pomf et Thud ont été vues plus de 45 millions de fois sur le Web. À l’instar de Thierry Roland et de Jean-Michel Larqué, les plus célèbres commentateurs de football en France, leurs voix sont directement associées au sport électronique.

Les non-initiés sur le banc de touche

Pourtant, il reste très difficile pour eux de séduire au-delà des initiés, la faute à un langage très particulier. “GG”, “drop”, “line-up” ou “metagame”, autant dire que les élèves ayant séché les cours d’anglais partent avec un lourd handicap lorsqu’ils se lancent dans les jeux en réseau. « Pour les non-gamers, c’est incompréhensible » confirme Noi, le commentateur. « C’est le problème du e-sport. C’est inaccessible si on ne fait pas l’effort d’apprendre le lexique. Un peu comme lorsque l’on regarde du football américain. On a tendance à le vulgariser de plus en plus, notamment en supprimant les anglicismes, mais il reste une barrière à franchir. » Une barrière qui pourrait faire passer l’e-sport dans une dimension plus populaire, et donc plus intéressante d’un point de vue médiatique.

Lorsqu’ils ne commentent pas de streams, les deux binômes organisent leurs propres tournois ou interviennent lors des grandes manifestations. L’année dernière, le All Star Game du jeu League of Legends s’est déroulé au Zénith de Paris. Et ce sont Chips et Noi qui ont été choisis par le développeur et organisateur du tournoi Riot Games comme commentateurs officiels des parties.

Pour cet événement, 6000 spectateurs se sont déplacés sur 4 jours, et plus de 450 000 spectateurs l’ont suivi dans le monde grâce au streaming. Et en 2013, 32 millions de fans ont suivi ces mêmes championnats du monde sur internet. Pas étonnant que les grandes marques se bousculent aujourd’hui au portillon pour sponsoriser des équipes ou des évènements.

Si vous n’avez pas envie de regarder les compétitions depuis chez vous, il est également possible de se rendre dans un Barcraft, un de ces établissements où l’on peut jouer à la console tout en dégustant une bonne bière entre amis. En France, Sophia Metz est une pionnière dans le genre. Avec des amis, elle a co-fondé le Meltdown pour réunir la communauté des gamers de Paris.

Le concept a fait fureur, et se décline maintenant en province comme à l’étranger. Des tournois sont organisés, et l’ambiance se rapproche souvent des soirs de matchs dans le « Pub » du coin. Des dizaines de personnes regardent fixement le même écran et s’exclament volontiers lorsqu’un joueur réalise une bonne action, le tout dans une ambiance conviviale. Parfois, il arrive que des stars du e-sport viennent boire un verre dans ce lieu de passage incontournable pour tout amateur de jeux vidéo.

Dans ces endroits, il est également courant de croiser des journalistes, micros en main, venus prendre le pouls de la scène e-sport parisienne. Ils suivent les actualités du sport électronique au jour le jour. Transferts de joueurs, création de nouvelles équipes, arrivées de sponsors ou résultats de tournoi: tout est passé au peigne fin. Mais il est pour l’instant difficile de gagner sa vie et de faire “se faire un nom” dans la profession.

Pour Adrien Auxent, jeune français parti tenter sa chance comme journaliste e-sport au Brésil, c’est avant tout le fonctionnement du monde du sport électronique qui pose problème. « Ce sont les grandes marques ou les développeurs des jeux vidéo qui organisent les tournois et rémunèrent les gagnants. Le problème, c’est qu’ils ne veulent pas de journalisme sérieux et critique, analyse-t-il. En haut, ils n’aiment pas qu’on remue la merde (sic). C’est avant tout des pressions indirectes du style “tel ou tel journaliste, vous ne lui donnez plus d’interview” un peu comme dans les autres sports finalement.»

Récemment, le journaliste Richard Lewis s’est par exemple mis à dos l’éditeur de jeux Riot Games pour des propos critiques. Par conséquent, la majorité des articles sur le e-sport proviennent de rédactions affiliées aux équipes. Pour se développer encore plus, et notamment en France, le sport électronique va devoir faire des concessions. L’acceptation de la critique et l’ouverture au grand public sont des conditions sine qua non au développement de cette culture. Car malgré une croissance exponentielle et de nombreux points communs avec des sports historiques, le e-sport cherche encore sa place en France.

En dépit de quelques apparitions sur Eurosport ou Canal+, les grands médias restent méfiants et frileux concernant cette discipline. Mais compte tenu du nombre croissant de joueurs et de spectateurs, nul doute qu’elles devraient bientôt réviser leur jugement. Si le sport électronique arrive à se rendre plus accessible, il pourrait devenir un vecteur d’audience potentiel, ce qui le rendrait plus lucratif pour les chaînes de télévision.

Tristan Baudenaille-Pessotto et Damien Canivez