Détruire les cités pour reconstruire leur avenir

La cité Gagarine à Ivry-sur-Seine, son enclavement, sa vétusté et les difficultés sociales qu’elle renferme. Autant de raisons qui font que ce quartier fait partie du Projet National de Rénovation Urbaine, afin d’améliorer la qualité de vie de ses habitants. Cette restructuration est un phénomène national qui s’applique aux grands ensembles les plus fragiles de France. 490 secteurs sont déjà en cours de rénovation pour mettre fin aux situations d’enclavement et de misère sociale. Ces projets d’envergures, encouragés par le projet de la métropole du Grand Paris, sont bien acceptés dans la plupart des cas. Mais à Gagarine, comme ailleurs, ils soulèvent néanmoins de nombreuses critiques : boboïsation, gentrification, déplacement de population. En Ile-de-France, les principaux concernés par ces rénovations urbaines ne sont pas toujours satisfaits des conséquences de ces aménagements.

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 La cité Gagarine, en passe d’être démolie d’ici 2018.

« C’est bien de rénover mais qu’est-ce qu’on devient, nous ? ». Au tabac de la rue Saint-Just, à Ivry-sur-Seine, les discussions tournent toutes autour de la rénovation du quartier de la cité Gagarine. Le propriétaire du bar-tabac se préoccupe de son avenir car il souffre depuis un an d’une baisse de son chiffre d’affaires à cause des départs entrainés par la démolition de 376 logements, programmée pour 2018. « Je ne sais pas si j’arriverai à tenir jusqu’à ce que le quartier soit reconstruit », lance-t-il, accoudé à sa caisse, devant les paquets de cigarettes. « On nous éloigne de notre quartier de toujours », déplore Riad Bekaebir, un fidèle client, son café à la main.

Gagarine est à cheval entre le centre-ville d’Ivry et le quartier Parmentier. 380 familles vivent derrière ces murs aux briques rouges, hauts de treize étage. Quelques commerces gravitent autour de ce grand ensemble agencé en forme de « T » : une boulangerie, une pharmacie, un tabac et un supermaché desquels les habitants sortent les bras chargés de courses. Le temps s’arrête autour des groupements de jeunes assis sur leur scooter, en bas des tours. La résidence est peu accueillante. « Le quartier pâtit d’une mauvaise image », raconte Johan Rayneau, chef du projet de rénovation pour la mairie. « Gagarine est également en proie à des difficultés sociales. Notre but est de l’intégrer dans la ville et de lui redonner vie ».

La cité Gagarine a été construite en 1961. A l’image de beaucoup d’autres cités de cette même époque, les bâtiments sont très dégradés. « Ils ont été construits sur des prêts de 50 ans avec l’idée qu’ensuite ils seraient démolis », explique l’urbaniste Alain Bourdin. C’est ce qui se passe aujourd’hui. Le projet, mené par la municipalité d’Ivry-sur-Seine et son Office Public d’Habitat (OPH), prévoit la démolition de la cité Gagarine et le relogement de ses habitants, la réhabilitation des deux tours Truillot (composée de 269 logements), la rénovation d’une copropriété comprenant 402 logements et la création de nouvelles rues et équipements publics. « On a choisi de construire une ZAC (zone d’aménagement concertée) sur 12,6 hectares », détaille Johan Rayneau. « 1430 nouveaux logements vont être construits dont 430 logements sociaux et 1000 en accession à la propriété, ajoute-t-il, ainsi que 65000 mètres carrés de bureaux et 2000 mètres carrés de commerces de proximité. »

Des commerces mis à mal

Mais pour l’instant, l’inquiétude porte sur la situation des commerçants actuels, qui ne bénéficient d’aucune aide pour subsister durant cette période transitoire. « Depuis un an, on subit la baisse du chiffre d’affaires. Ce sera mieux avec les constructions, de nouvelles personnes viendront mais on ne sait pas si on pourra rester jusque-là », déplore Abdellah Anejjara. Il tient sa boulangerie à l’angle de la cité depuis des années et regrette le départ de ses clients.

Le constat est le même pour la pharmacie d’en face. « Le problème c’est que les familles qui partent ne sont pas forcément relogées à côté, donc elles ne viennent plus dans notre pharmacie », raconte Océane Prével. Du côté de la mairie, on rassure les commerçants en leur promettant un meilleur « lendemain ». Mais il semble que ce jour ne soit pas si proche. La jeune femme s’inquiète du départ de ses clients et ne se réjouit pas à l’idée de quitter elle aussi sa cité. Locataire d’un cinq pièces à un prix « très abordable », elle voit d’un mauvais œil les nouveaux logements proposés. « Ils sont neufs, plus petits et en moyenne 25 %  plus chers. » La jeune femme compte rester à Gagarine tant que l’Office Public d’Habitat ne lui offrira pas une solution à son goût. « Ça m’est égal de retarder les travaux, ils ne détruiront pas tant que des familles resteront. Il n’est pas question que je bouge pour aller dans un appartement qui ne me plaît pas », déclare-t-elle avec conviction.

Des habitants perturbés par les travaux

La nouvelle du projet de rénovation est bien accueillie par certains habitants, heureux à l’idée de vivre dans des locaux moins vétustes. « Je suis bien contente de partir. On se sent en insécurité totale ici, la police n’ose même plus entrer dans la cité. On était comme abandonnés », témoigne une jeune habitante qui ne s’attarde pas au bas des immeubles.

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Rue Emile Blin, des familles sont relogées depuis un an. 61 logements sont prévus à cet effet.

Guitane B., elle, a quitté Gagarine il y a un an et est relogée dans un des 61 nouveaux appartements de la rue Emile Blin, située à 15 minutes à pied de son ancien deux pièces. L’immeuble moderne à la façade noire et aux grandes baies vitrées convient parfaitement à la maîtresse de l’école Rosalind Franklin. Elle n’a qu’à parcourir 100 mètres pour atteindre l’établissement scolaire. « La cité Gagarine, c’était le ghetto. C’est une bonne chose qu’on soit partis. Des gens urinaient dans les cages d’escaliers ou les ascenseurs. Il y a même eu des coups de feu, un jour », se souvient-elle, soulagée d’avoir quitté cet environnement. Toutefois, elle doute de la bonne ambiance dans sa nouvelle résidence. « A Gagarine, tout le monde se connaissait. Parfois à Noël, on s’échangeait des plats entre voisins. Ici, même pas en rêve on va retrouver cette ambiance », regrette-t-elle.

Cette mélancolie, Coulibaly Karamoko, le gardien de la cité Gagarine, l’observe chez de nombreux anciens locataires. « Le projet promet une nouvelle vie mais beaucoup d’habitants ont déjà la nostalgie du quartier. » D’après le cinquantenaire à la voix grave et profonde, 50 % des gens ne voulaient pas partir. Ils sont tristes d’avoir perdu leurs habitudes et, pour les 122 appartements encore occupés, tous les moyens sont bons pour retarder le moment du départ. « Les locataires se trouvent des excuses, trop petit, trop cher ou trop loin, pour refuser les logements qu’on leur propose », affirme-t-il, installé dans sa loge totalement délabrée, cigarette aux lèvres. Le gardien salue toutefois l’initiative de la Ville : « Les lieux sont extrêmement vétustes. Les sols s’affaissent. On ne peut pas faire une simple rénovation dans les étages si les sols eux-mêmes sont en mauvais état. »

Un quartier éclaté, des relogements discutés

Depuis deux ans, les habitants sont relogés aux quatre coins de la ville, contraints parfois d’abandonner leurs habitudes dans le centre-ville. « Les gens sont dispersés entre le patrimoine ancien de l’OPH et sept nouveaux sites », précise Palmyre Vallade, responsable du relogement. D’après elle, tout est mis en place pour proposer des loyers identiques à ceux des anciennes habitations. « On est attentifs aux demandes de chacun des locataires », assure la femme aux cheveux courts, dans son bureau sombre et étriqué, perdu dans la galerie commerçante d’Ivry.

En principe, l’organisme doit faire deux propositions de relogement à l’issue desquelles il peut y avoir expulsion si aucune n’est acceptée. « On essaye de ne pas se cantonner à ces deux offres et de trouver la solution la plus satisfaisante pour nos locataires », dit-elle. Palmyre Vallade va plus loin en expliquant que les personnes en difficultés bénéficient d’un suivi pour que leur déménagement se passe au mieux. « Une personne âgée avait des inquiétudes. Nous l’avons fait suivre par l’association Soliha qui l’a accompagnée dans ce changement afin que la transition se passe au mieux. »

Certains Ivryens se plaignent aussi de ne plus avoir accès aux commerces et aux transports dans leur nouvelle résidence, parfois excentrées et coupées des activités urbaines. Pour le spécialiste de la rénovation urbaine, Alain Bourdin, ces dysfonctionnements peuvent être évités si la municipalité les prend en compte. « La ville doit être capable d’apporter des solutions provisoires. Mais toutes les communes n’ont pas les moyens de le faire. » Il faut envisager des alternatives non ruineuses. « Installer des bus qui permettent aux habitants d’une nouvelle zone d’aller jusqu’au métro ou RER », par exemple.

Très vite, les nouveaux logements sont dégradés

Les nouvelles résidences comme Émile Blin, les Champs blancs ou encore Madiba répondent aux objectifs qu’Ivry s’est fixés. Elles rompent avec la conception des cités des années 60 en ne dépassant pas les sept étages. Elles sont construits selon une architecture moderne et épurée, et sont entourés de verdure accueillante. Mais des dégradations apparaissent déjà. « Des baies vitrées ont été cassées, des portes ne fonctionnent plus, l’ascenseur a été détérioré, il y a des tags. Ça va vite », constate Guitane B., lasse. Dès lors, les défauts du projet urbain ressortent. « On ne fait que déplacer le problème. On peut imaginer que dans quelques années, les problèmes sociaux que ces gens connaissaient dans leur cité, réapparaitront », prédit l’urbaniste. « Le problème ne vient pas de l’état des immeubles mais des populations. » Alors, les rénovations c’est bien sur le moment, mais que donneront-elles sur le long terme ?

Comme 119 autres quartiers d’Ile-de-France, et 500 sur l’ensemble du territoire français, le quartier Gagarine fait partie du Programme National pour la Rénovation Urbaine (PNRU), lancé par l’ANRU. L’objectif est de transformer ces secteurs considérés comme « fragiles » et classés en Zones Urbaines Sensibles (ZUS). La rénovation a déjà commencé pour 490 quartiers répartis entre la métropole et les outre-mer. « Quand on créé un espace nouveau, on crée de la société. Il y a un lien constant entre l’urbanisme et l’évolution des milieux sociaux », relate Alain Bourdin.

Le PNRU cherche à transformer les ZUS qui présentent une forte concentration de familles en difficultés sociales et économiques. Il intervient dans les villes où les cités font fuir les éventuels nouveaux locataires et les commerçants à cause de l’insécurité ambiante. La rénovation urbaine est guidée par la volonté d’offrir une meilleure qualité de vie et de mettre fin au phénomène de ghettoïsation. C’est précisément le but recherché avec les travaux de la cité Gagarine.

Un beau projet, pas fait pour les gens de la cité

Un sentiment d’incompatibilité plane cependant dans les allées de la cité. Certains pensent que ce projet ne leur est pas dédié. Plus encore, il favoriserait plutôt la « boboïsation » des villes proches de Paris. « Avec ce projet, on a l’impression qu’ils veulent dégager les Ivryens. Ils proposent de quitter la cité pour des logements plus chers, au-dessus des moyens des habitants de Gagarine. Alors la seule solution pour eux c’est de quitter Ivry », dénonce Riad Bekaebir. Le trentenaire habite le quartier depuis l’enfance. Ici, il connaît tout le monde. Au comptoir du bar-tabac, il s’inquiète de voir les frontières de Paris s’étendre et les petits commerçants disparaître. Avec son ami Ahmed Naas, il critique plus généralement le projet de la métropole du Grand Paris. « A cause de ça, le quartier va se boboïser. C’est un beau projet mais il n’est pas fait pour les gens de la cité, comme nous. »

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Ahmed Naas (à gauche) et Riad Bekaebir (à droite) finissent leur café devant le bar-tabac de la rue Saint-Just.

Améliorer les cités et permettre d’y rester 

Cette crainte, Thomas Degos, directeur général de la métropole du Grand Paris, la comprend. Il admet que ce phénomène s’est déjà produit à l’intérieur de Paris. « En y améliorant la qualité de vie, on a entraîné la hausse des prix et des habitants de longue date n’ont pas pu y rester. Ils ont dû s’éloigner de la capitale », explique-t-il. La même gentrification risque effectivement de se produire en rénovant les quartiers défavorisés de la petite couronne.

Le directeur général pointe une ambivalence dans ce projet de rénovation urbaine. D’une part, il refuse de laisser les gens évoluer avec une qualité de vie médiocre. Il faut donc améliorer le quotidien et l’esthétique des anciennes cités tout en permettant à leurs habitants d’y rester. Pour cela, il faut « maîtriser le foncier grâce à des outils de régulation adaptés ». D’autre part, pour des raisons de mixité sociale, la hausse du prix des logements est parfois nécessaire afin d’attirer de nouvelles populations dans les quartiers populaires.

Le Grand Paris vise à intégrer ses 131 communes « dans un espace homogène », détaille Thomas Degos. « On veut respecter la diversité des territoires en apportant des solutions de logement. » Le modèle urbain de la métropole du Grand Paris ambitionne d’harmoniser le territoire et d’intégrer de la mixité sociale dans tous les quartiers. Dans l’idéal, 40 000 logements devraient être créés chaque année. La rénovation urbaine préexiste au projet du Grand Paris, qui l’a intégrée à sa politique. Il y a une volonté des communes et de la métropole de faire évoluer les cités des années 60. Thomas Degos résume son projet : « On veut donner un sentiment d’appartenance métropolitain à l’ensemble de l’Île-de-France ».

Gautier VIROL et Ambre LEPOIVRE

Migrants : « Il faut élargir la mobilisation citoyenne »

Aurélie est coordinatrice d’Utopia 56, une des deux associations qui gèrent le centre d’accueil pour migrants de la Porte de la Chapelle (XVIIIème). 

 

Comment les migrants prennent-ils connaissance de l’existence du centre ?

C’est majoritairement les passeurs qui les informent de l’existence du centre : ils sont présents autour des lieux de rassemblement (Stalingrad, Pajol, Gare du nord, Gare de l’Est), étant eux-mêmes réfugiés. Ils leur font miroiter beaucoup de choses, et tirent énormément partie de la communication sur la bulle {le surnom du centre, NDLR}.

Selon-vous, les mesures d’accueil sont-elles à la hauteur dans la capitale ?

Plus on accueille de migrants, plus on risque d’en voir arriver. Il faut un accueil uniformisé pour toute l’Europe, sinon les pays de bonne volonté seront en constante saturation. Il ne pourra pas y avoir d’accueil correct tant que chaque pays ne fera pas sa part. Voilà pourquoi ouvrir plus de centres à Paris n’est pas une solution aujourd’hui.

Que préconisez-vous pour l’avenir ?

Il faut qu’on élargisse au maximum la mobilisation citoyenne. L’État ne veut et ne peut pas tout faire. Le centre c’est un projet intéressant mais notre association croit davantage dans un accueil un peu plus humain. Les réfugiés pourraient par exemple être accueillis par des familles, pour mieux s’intégrer.

Propos recueillis par Antoine Colombani

Les Puces de Saint-Ouen : comment faire du neuf avec du vieux

Premier marché d’antiquité au monde, les Puces de Saint-Ouen sont en déclin depuis une quinzaine d’années. Rideaux de fer qui restent baissés, allées désertées… Les sept hectares des quatorze marchés souffrent de la concurrence d’Internet et des attentats qui ont fait fuir les touristes. Elles cherchent aujourd’hui à trouver un second souffle.

 

 

Sa silhouette avachie s’accorde avec les objets à l’air vétuste qui s’entassent dans son échoppe. Elle ne veut pas dire son nom, refuse de parler. « On neIMG_2911 vend plus rien », rouspète-t-elle tout en secouant la poussière des babioles qui attendent en vain de trouver un acheteur. Classées « zone de protection de patrimoine architectural, urbain et paysager » en 2001, le marché aux puces de St-Ouen (Seine-St-Denis) existe depuis 1920. Paradis des chineurs, les quatorze marchés qu’il regroupe s’étendent sur sept hectares. On y trouve aussi bien du mobilier du XVIIe, comme une imposante commode Louis XIV à plus de 14 000 euros que des bibelots sans valeur, à l’instar des pots en fer rouillés.

IMG_2856Les touristes viennent se perdre dans l’un des sites français les plus visités, attirés par un lieu préservé du temps. Il génère un chiffre d’affaires de 400 millions d’euros dont les trois quart proviennent des transactions des antiquaires. Pourtant, les marchands sont unanimes, depuis une quinzaine d’années, leurs ventes se portent moins bien. Ils se retrouvent confrontés à un enjeu majeur : comment conjuguer le passé au XXIe siècle ?

100 ans d’histoires

Dès le matin, les passants circulent dans les allées encombrées des Puces. Les plus âgés retrouvent des objets de leur enfance tandis que les plus jeunes découvrent les moulins à café et les coiffeuses dont ils ne feront sans doute jamais usage. Des archives à ciel ouvert dont l’histoire remonte à 1870. C’est dans la continuité des travaux de rénovation de Paris entrepris par le Baron Haussmann que les chiffonniers sont contraints de quitter la capitale pour s’établir à sa bordure, dans ce qui était alors un village, Saint-Ouen. D’abord simple foire, les Puces s’y fixent cinquante ans plus tard définitivement. Les marchés Vernaison, Malik, Biron et enfin Vallès sont nés. Dauphine, Malassis, Paul-Bert et Serpette seront créés après la Seconde Guerre mondiale.

À peine les portes du marché Vernaison franchies que les effluves des plats typiques des guinguettes assaillissent les narines et les chansons populaires des années 20 retentissent aux oreilles. Il suffit de suivre les sons d’accordéons pour être guider vers le café Louisette, véritable institution des Puces. Les visiteurs s’y bousculent toujours, charmé par cet établissement à l’allure désuète où les artistes déambulent entre les tables pour réclamer un pourboire à la fin de leur tour de chant.

Européens, Japonais, Chinois, Américains, ils viennent des quatre coins du monde. « C’est vraiment un lieu typiquement français », s’émerveille Frances, une touriste américaine, les bras pleins de vieilles affiches jaunies par le temps. « J’ai l’impression d’être dans Midnight in Paris », abonde sa fille Jane. Ce film du réalisateur Woody Allen évoque la nostalgie d’un Paris aujourd’hui disparu. Ou presque. C’est niché au milieu des tours en béton et en bordure du périphérique qu’on le retrouve.

Au-delà des antiquités, les Puces reposent sur cet imaginaire d’une France comme seuls les touristes la rêvent encore. Une tendance que déplore Hugues Cornière, président du Marché aux Puces (MAP), association qui réunit les différents marchés de St-Ouen : « On est devenu un lieu touristique, les gens s’y promènent mais n’achètent plus », pointe-t-il. Derrière ce décor de carte postale, les marchands sont à la peine. Ce samedi après-midi, dans une boutique d’orfèvrerie du marché Vernaison, deux ronds de serviette affichés à 55 euros partiront à 30 euros, après seulement cinq minutes de négociations. « Les prix sont très serrés par rapport à autrefois, l’orfèvrerie se vend 30% moins chère qu’avant », constate Samuel Loup, antiquaire. Face au déclin des ventes, le marché se cherche.

« C’est comme un jeu d’enfant »

IMG_2876« Hey fais vite, il y a quelqu’un chez toi qui demande à voir des bijoux », lance Samuel à sa voisine, partie faire la conversation quelques mètres plus haut. Cette dernière accoure et le remercie à chaude voix. Établi au marché Vernaison depuis douze ans, cet « acheteur compulsif » comme il se décrit lui-même, a plaqué le confort de son ancien métier, professeur de musique, pour assouvir sa passion. « Je suis arrivé après les grandes heures des Puces donc clairement, oui, j’aime mon travail», dit-il dans un éclat de rire. Il ajoute : « C’est la crise. Les gens demandent de baisser les prix de moitié, et si on n’a pas beaucoup vendu, c’est oui. Il faut qu’on vive. »

Sa boutique d’orfèvrerie regorge de fourchettes, coupes et de plats en métal ou en argent, « J’ai toujours eu une grande sensibilité au travail d’orfèvrerie », témoigne-t-il. Il les nettoie avec attention bien qu’il avoue que c’est l’aspect « le moins agréable » de son travail. Ce qu’il apprécie par dessus-tout, c’est parcourir les brocantes et les magasins spécialisés. « C’est comme un jeu d’enfant, je pars à la recherche d’un trésor , confie l’homme de 47 ans.

Une quête qui commence dès 6 heures tout les matins. « Je suis devenu un lève-tôt », s’amuse-t-il. L’antiquaire a son rituel : « J’ai deux-trois marchands chez qui j’ai mes habitudes, par contre, je n’aime pas faire les adresses [chez les particuliers ndlr]». Il évite aussi de plus en plus les salles de ventes que cet autodidacte a beaucoup fréquentées à ses début. « C’est très formateur pour évaluer les prix des pièces », juge-t-il. Samuel s’attriste à mi-mots du manque d’intérêt de la jeune génération pour l’argenterie. Quant aux touristes étrangers, ils sont en quête d’un « art de vivre à la française », comme il le remarque avant d’accueillir sourire aux lèvres des clientes américaines qui s’enthousiasment à grands cris devant la profusion de pièces raffinées.

De nouvelles attentes

A midi, baguettes, fromages et vin rouge sont de sorties. Il règne une ambiance conviviale, la définition même de la bonne franquette. Autour des tables, installées dans les allées, les marchands se réunissent et font le bilan de la matinée. « C’est calme aujourd’hui », soupire une vendeuse de fripes. « Allée 8 oui mais allée 7, j’ai vu passer plus de monde », réplique sa comparse. A la fin du repas, les plateaux sont débarrassés par les serveurs des restaurants alentours. Un Paris figé dans le temps mais qui n’échappe pas non plus aux modes. « Le goût pour les antiquités a évolué. Aujourd’hui, ce sont les années 50 et 60 qui sont en vogue », présente Hugues Cornière.

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Une tendance qui se reflète sur le marché. A Paul Bert et Serpette, sur les cinquante nouveaux arrivants, une trentaine vendent du mobilier du Xxe siècle. Le design scandinave s’arrache chez les touristes mais aussi chez les Parisiens. « Les appartements sont plus petits. Ce mobilier est plus adapté à leur surface et aux goûts des nouvelles générations », analyse Hugues Cornière. Pour autant, ces marchands sont concurrencés par les rééditions, sorties par les grandes entreprises de mobilier. C’est le cas du Suisse Vitra dont 70% du chiffre d’affaires provient de ses modèles du designer américain Eames réédités. « On souffre aussi de la concurrence d’Internet », pointe-t-il.

Ebay, Leboncoin… Autant de sites de vente en ligne de seconde main apparus au début des années 2000. Toute personne lambda peut s’improviser marchand sans en avoir les contraintes. Outre les charges et autres frais, un stand de 15m2 au marché le moins cher se loue environ 800 euros par mois. Dès lors, les Puciers dénoncent une concurrence déloyale. « Ils mordent surtout sur les ventes des petits brocanteurs, le haut de gamme est moins affecté», révèle le président de l’association des Puces.

L’avènement de ces sites a marqué la fin des heures fastueuses des Puces de St-Ouen. « En 1998, on ne pouvait pas circuler facilement tant les allées étaient bondées », se rappelle, un brin nostalgique, Halimi, vendeur de tapis au premier étage du marché Malassis. Aujourd’hui, les boutiques voisinent ont pratiquement toutes le rideau tiré. Elles servent désormais de lieu de stockage alors que les passants qui s’y aventurent se comptent sur les doigts d’une main. « Au marché Malassis, tout le premier étage est vide, observe Hugues Cornière, pas mal de gens partent à la retraite et il y a de moins en moins de jeunes qui s’installent. »

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Des marchands 2.0

Pour enrayer ce déclin et s’adapter à cette nouvelle donne, les marchands sont forcés de s’adapter. Il y a un an, l’Association de développement et de promotion des Puces de Paris Saint-Ouen a conclut un partenariat de trois ans avec le site eBay. Un portail de vente en ligne qui permet de toucher un public plus large, ou encore des acheteurs étrangers suite aux attentats. Mais nombreux sont les marchands à ne pas en avoir entendu parler. Et les rares à s’y être inscrits sont loin d’être convaincus. « Sur Ebay, les enchères ne montent jamais assez haut pour que la vente soit rentable », constate Samuel Loup. De plus, l’antiquaire n’est pas prêt à abandonner sa liberté. « Le système de ce site exige une présence constante afin de ne pas louper une vente ». Il s’est donc désinscrit après seulement quelques mois d’utilisation.

En revanche, il est séduit par les réseaux sociaux. « Des marchands voulaient qu’on se dynamise, ils m’ont créé un compte Instagram» Présent sur cette application de partage d’images depuis environ six mois, il y montre différents objets. « J’ai eu des ventes grâce à lui. Cela permet aussi de me faire connaître. » Le nom de son compte est inscrit sur sa carte de visite. Une initiative saluée par les touristes. « Je suis surprise qu’un antiquaire ait Instagram, c’est vraiment un mélange entre l’ancien et le moderne. C’est une bonne idée », s’exclame Harumi, une touriste japonaise. Les Puciers tentent de multiplier les initiatives afin de faire repartir leurs ventes en berne. « Ce sont surtout les jeunes marchands qui essaient de dynamiser les lieux en organisant des événements. Les anciens sont réticents et refusent souvent de participer », regrette Samuel.

Le département de la Seine-St-Denis capitalise sur le potentiel touristique de ce lieu atypique. L’enjeu est de faire revenir les visiteurs. Depuis 2000, la fréquentation a diminué de 75%, passant de 120 000 personnes par week-end à 30 000 lorsque le soleil est au rendez-vous. En 2014, l’Office central du tourisme de St-Denis a décidé de fermer ses deux antennes de St-Ouen, trop excentrées des Puces. Un pôle unique a ouvert ses portes, trois ans plus tard, rue des Rosiers, à l’entrecroisement des quatorze marchés. Un pari réussi. « Face à l’affluence grandissante, une deuxième personne vient d’être embauchée », se félicite Nathalie Szymanski. Cette conseillère en séjour auprès de l’Office de Tourisme de St-Ouen met en avant les nouvelles initiatives du Département. « On a remarqué que les personnes lambdas viennent surtout flâner. Alors depuis peu, on propose des visites organisées, ouvertes aux touristes et aux personnes qui habitent le territoire. Ils découvrent l’histoire du marché », présente-t-elle. Ces visites représentent un apport financier pour la ville. Un groupe de vingt personnes rapporte 1000 euros par excursion.

Un dépoussiérage synonymes de montée en gamme

Loin des ruelles étroites et fouillis du marché Vernaison, lorsqu’on s’aventure dans ceux de Paul-Bert-Serpette, le changement de décor est radical. Ici, le vintage est synonyme de luxe. Les boutiques sont spacieuses et épurées. Le mobilier est mis en scène dans un décor de magazine. Il est destiné à rejoindre les propriétés d’une clientèle aisée. A deux pas s’élève le nouveau restaurant « Ma Cocotte », œuvre du créateur star Philippe Starck.IMG_2915

Hôtels design, restaurants « bistronomiques » et concept stores sont partis à la conquête des Puces. Ils attirent une clientèle jeune et branchée. « On n’était pas une destination locale. Pas mal de Parisiens ont découvert les Puces quand le MOB a ouvert ses portes », se réjouit Hugues Cornière. En passant l’imposante porte du MOB Hôtel, on pourrait se croire à Brooklyn, le quartier new-yorkais à la mode. Sur la terrasse aux allures de jardin, entre le home cinema et le bar, des trentenaires sirotent un cocktail. L’établissement ne s’en cache pas et le revendique dans son nom : « Maimonide of Brooklyn ». Une amorce de gentrification dont se satisfait Hugues Cornière : « Cela attire du sang neuf donc de potentiels clients avec un pouvoir d’achat plus élevé. » Mais c’est loin de faire l’unanimité. « Certains commerçants n’en veulent pas. Même des touristes se désolent de la mondialisation et uniformisation des lieux touristiques », observe Nathalie Szymanski.

Ces inquiétudes sont balayées d’un revers de main par Hugues Cornière. « Si l’on reste à pleurnicher, dans deux-trois ans, encore plus de terrains seront abandonnés », assène-t-il. Le président du MAP place ces espoirs dans les galeries d’art contemporains qui se multiplient aux abords des marchés et projette les Puces comme « le pôle parisien du marché de l’art ».

Dorine Goth et Anaïs Robert

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IMG_0377À seulement quelques mètres du marché Vernaison, à l’ombre du périphérique, un autre marché se dessine. Les Puces de la porte de Clignancourt sont l’opposé de celles de Saint-Ouen : des vêtements et des baskets, souvent de mauvaise qualité, produits en série en Chine. Un véritable temple de la contre-façon fréquentée par une clientèle plus populaire.

À la recherche des « authentiques » Puces, nombreux sont les badauds à s’y aventurer… pour ensuite rebrousser chemin. « Pour moi, les puces de Saint-Ouen c’est synonyme de contre-façon, du coup je n’ai jamais cherché à aller voir plus loin », s’étonne Clara, parisienne de 25 ans. Une image dont les antiquaires aimeraient bien se détacher. « Il faudrait plus de contrôle, ces étales nuisent à l’image des puces », peste Halimi, vendeur de tapis dans le marché Malassis. La mairie de St-Ouen, a tenté de s’emparer du problème. Dans les années 2000, elle fonde la Brigade des puces, chargée de faire la chasse aux contre-façons. Une lourde tâche dans un univers où les faux sacs Chanel ont pignon sur rue.