Addicts à la voyance, ils s’en remettent aux prédictions

Horoscopes, tirages des cartes, consultations de voyants….Certains adeptes des arts divinatoires sont incapables de se limiter. Les répercussions peuvent être lourdes, aussi bien sur le plan financier que mental. Surtout quand certains professionnels en profitent.

« Dès ma première consultation, j’ai su que c’était fichu pour moi. » Fiona, 24 ans, est tombée dans un engrenage. La jeune professeure des écoles a fait appel à une voyante pour la première fois en 2018. Depuis, elle ne se voit plus vivre sans. Manquant de confiance en elle, et dans les autres, elle s’en remet aux arts divinatoires à chaque changement dans sa vie. « Je ne laisse plus de place à l’imprévisible », confie-t-elle, même si elle dit « aller un peu mieux » en ce moment.

Fiona, originaire de Nevers, essaye de ne plus consulter de professionnels. Mais il reste toujours les vidéos Youtube, les horoscopes, et les sites de voyance. « Sur TikTok, quand je vois une vidéo en mode, “choisis le tas de carte’’ ou “si ton prénom commence par la lettre… alors…’’, je ne peux pas m’empêcher de les regarder. » Avant de devenir addicte, Fiona a grandi dans une famille déjà adepte des arts divinatoires. Petite, elle adorait écouter les récits de sa mère et de sa grand-mère lorsqu’elles revenaient de chez leur voyante. Désormais incapable de lâcher prise, Fiona s’oriente dans la vie en fonction des réponses qu’elle aura obtenues. Par exemple, lorsque le terme « grossesse » revient plusieurs fois lors d’un tirage des cartes, Fiona se persuade qu’elle va tomber enceinte : « J’ai été jusqu’à m’inventer des signes de grossesse et à faire des tests. »

Des croyances de plus en plus populaires 

Comme elle, 58% des Français déclarent croire au moins à une des disciplines des parasciences (l’astrologie, les lignes de la main, la sorcellerie, la voyance, la numérologie ou la cartomancie), selon une étude Ifop de novembre 2020. Il s’agit d’ailleurs d’un chiffre en hausse depuis vingt ans, particulièrement chez les jeunes. Même si Fiona sait qu’elle doit faire les choses par elle-même, elle n’y arrive pas. A la prochaine rencontre, au prochain évènement qui viendra tout bouleverser, elle sait que « ça recommencera. » 

A l’inverse de la jeune femme, qui prenait soin de créer une nouvelle adresse mail à chaque fois qu’elle s’inscrivait sur un site pour obtenir une consultation gratuite, Donya, 21 ans, a elle frôlé la catastrophe financière. Fin 2020, cette étudiante en BTS communication qui vit en région parisienne a dépensé plus de 200 euros en consultations par appel téléphonique, en moins de deux mois. « L’appel qui m’a coûté le plus cher était de 100 euros. » Une somme importante qu’elle a consacrée aux prédictions alors qu’elle n’en avait pas les moyens : « Mon compte en banque a fini par me dire “stop”. »

Les témoignages similaires se multiplient aussi sur les forums en ligne. Laila*, adepte des plateformes téléphoniques de voyance, a rapidement dû faire face à un gouffre financier. « Je préférais les SMS, qui laissaient une trace écrite. Je pouvais les relire et l’argent perdu me paraissait plus “contrôlable” », explique-t-elle en 2017 sur le forum Aufeminin. A cause de relances permanentes par messages, elle n’arrive plus à décrocher et se met à épuiser son compte en banque. « Durant le pic de mon addiction, j’atteignais entre 300 et 500 euros de hors forfait par mois ! » Laila cache ses dettes à son compagnon. Elle se voit obligée de demander de l’argent à sa mère et utilise les prestations qu’elle perçoit de la CAF pour combler ses déficits. Avec des prix pouvant aller de 40 centimes la minute à 100 euros la consultation, l’addiction à la voyance peut rapidement mener au surendettement.

Aux origines de la dépendance 

Si les clients accros y mettent autant d’argent, c’est souvent pour avoir des réponses sur leur avenir sentimental. « A la base, si j’ai appelé, c’était à cause de ma situation amoureuse qui était chaotique. Je voulais absolument quelqu’un », avoue Donya, qui a consulté voyants, médiums et tarologues. Fiona, quant à elle, s’est tournée vers la voyance après avoir été trompée. Elle souhaitait savoir si son ex-copain allait revenir. Ce motif revient « très souvent », comme le remarque Caroline, voyante bénévole sur le forum Aufeminin, très sollicitée sur les questions affectives. Fiona ajoute que, depuis, « pour chaque garçon que je peux rencontrer, il me faut une voyante pour me dire si ça va marcher, si c’est lui l’homme de ma vie. »

Cependant, les raisons qui poussent les clients à consulter des professionnels sont multiples. Les interrogations peuvent porter sur la famille ou les amis, mais peuvent aussi relever du domaine professionnel. Fabrice, voyant depuis une trentaine d’années, constate que 60% de ses clients viennent le voir pour mieux réussir leur carrière. La dépendance s’installe alors lorsque les clients n’arrivent plus à se passer de ce sentiment de réconfort procuré par les voyants. « Cela me mettait dans une sorte de sérénité. J’angoissais moins, c’est ce qui me rendait accro », raconte Donya, qui ressentait un manque permanent. 

Dans la majorité des cas, consulter pour l’une ou l’autre de ces raisons n’est pas forcément le point de départ d’une dépendance. Pourtant, Fiona et Donya se considèrent toutes les deux « addictes ». Laila se compare même à une toxicomane : « J’y retournais comme une camée va prendre son héroïne. » Alors, à partir de quel moment devient-on dépendant aux arts divinatoires ? Selon l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM), « les addictions sont des pathologies cérébrales définies par une dépendance à une substance ou une activité, avec des conséquences délétères. »

© Lise Cloix

Addiction ou dépendance affective ?

Nicolas Macass, chargé de suivi à l’Institut Adios Dépendances, spécialisé dans l’arrêt des addictions par des méthodes alternatives, ajoute que l’on peut parler d’addiction à partir du moment où il y a une perte de contrôle. Selon lui, la dépendance à la voyance est un mélange de plusieurs choses : « C’est à la fois une techno addiction (tout ce qui touche aux écrans) et une addiction de type monétaire, comme les jeux d’argent. »

Toutefois, les spécialistes du corps médical ne s’accordent pas sur le terme à employer. Si l’addictologue Bruno Journe considère que parler d’ « addiction » est parfaitement approprié lorsqu’il s’agit de voyance, Nicole Beauchamp, psychanalyste, compare plutôt cela à une dépendance affective. Claudia Boddin, elle aussi psychanalyste et addictologue, la rejoint en évoquant plutôt une dépendance infantile. A l’image d’un parent qui dicte à son enfant ses actes, le voyant ferait office de guide. Dans tous les cas, ce n’est pas tant la fréquence à laquelle une personne va consulter qui entre en ligne de compte. C’est plutôt l’effet de répétition, lorsque le client pose constamment les mêmes questions. C’est cela qui doit commencer à alerter, selon le voyant Fabrice.

Un épuisement psychique pour les voyants

Incapables de prendre des décisions par eux-mêmes ou animés par le besoin compulsif de connaître le dénouement de leurs problèmes, certains dépendants vont jusqu’à contacter sans relâche des devins, à l’instar de Caroline, voyante bénévole. Il y a cinq ans environ, elle est abordée par un jeune homme insistant qui lui pose des questions sur l’avenir de sa vie sentimentale via le forum Aufeminin. « Il m’envoyait quatre ou cinq messages par jour pour savoir si son ex-copine allait revenir. »

Ces sollicitations constantes finissent par épuiser physiquement et psychologiquement Caroline, déjà dans un état fragile à cause de problèmes de santé : « J’étais vraiment vidée. » Accro à ces échanges, le jeune homme devient parfois violent dans ses propos : « Il m’engueulait quand je lui disais qu’elle n’allait pas revenir », explique la voyante. Éreintée, elle met fin à la conversation au bout de quelques temps : « Quand ils sont trop acharnés, je les bloque ou je leur dis d’aller voir un psychologue. »

« Le monde de la voyance est une véritable jungle »

© Lise Cloix

Si certains spécialistes de la voyance refusent toute interaction avec ces dépendants, d’autres profitent au contraire de leur détresse. Avec plus de trois millions de consommateurs, le marché des arts divinatoires attire des charlatans en tous genres. « Le monde de la voyance est une véritable jungle », affirme Youcef Sissaoui, fondateur et président de l’Institut national des arts divinatoires (Inad) depuis 1987. Selon lui, il n’existe que « 2 à 5% de personnes crédibles et sérieuses. » Unique association qui encadre la profession, l’Inad lutte contre les nombreux arnaqueurs qui gangrènent le métier. Essentiellement présents sur les plateformes téléphoniques, ceux qu’il appelle « les commerçants de la détresse humaine » représentent selon lui un danger pour les personnes fragiles. « Quand on tombe sur quelqu’un de bien, on ne devient pas addict. »

La méthode préférée de ces voyants peu scrupuleux : relancer constamment leurs clients par message en leur promettant une nouvelle divination. « Un bon voyant ne ferait jamais cette démarche », insiste Youcef Sissaoui. Pour accumuler les séances, certains charlatans proposent même des réductions. Lorsque Donya évoque ses problèmes d’argent à la première voyante qu’elle appelle, celle-ci lui promet une offre promotionnelle. Mais quand la jeune femme refuse de renouveler les consultations, elle se retrouve à payer le prix plein : « Je ne m’attendais pas à ce tarif-là, je me suis sentie arnaquée. » Pour contrer ces pratiques, l’Inad est à l’origine de la première « Charte Morale et Professionnelle de nature à satisfaire Praticiens et consultants »Recommandée par le ministère de l’Economie et des Finances depuis 2010, elle invite les pratiquants à ne pas effectuer de consultations trop rapprochées.

Pourtant, difficile de s’assurer qu’un voyant est honnête, puisque même parmi les professionnels répertoriés sur leur site, certains acceptent des appels quotidiens. Jade, qui se définit comme guérisseuse, ne s’en cache pas :             « Certains me contactent tous les jours, des fois jusqu’à six ou sept heures. » De plus, d’un point de vue juridique, il est presque impossible pour les clients au bord de la banqueroute de porter plainte. « Du moment que c’est légal, la loi ne peut rien faire. Dans le Code pénal, on ne parle pas d’addiction à la  voyance », explique Tarek Koraitem, avocat pénaliste. D’autant plus qu’il faut différencier arnaque et dépendance : réclamer 10 000 euros contre la promesse de jeter un mauvais sort est hors la loi. Mais accepter les consultations quotidiennes d’une personne dépendante ne l’est pas. Leur unique chance : les attaquer en justice pour abus de faiblesse. Mais là encore, la faute reste très compliquée à prouver.  

 

Savoir quand alerter  

Avec des professionnels plus consciencieux, ces cas extrêmes peuvent être évités. Selon plusieurs d’entre eux, une consultation n’est nécessaire que si des changements ont eu lieu dans la vie de la personne. S’ils voient leurs clients revenir sans réelle justification, parfois à toutes heures du jour et de la nuit, certains voyants prennent alors conscience d’une dépendance naissante.          « Quand quelqu’un sort de consultation, qu’il est en bas de l’escalier et qu’il demande déjà s’il peut remonter, j’ai un doute », indique Renée, médium et voyante.

Pour ne pas alimenter la chose et quitte à en refroidir certains, Alexandra n’hésite pas à alerter ses clients. La voyante, médium et cartomancienne les prévient : « Ce n’est pas la peine que je vous fasse des tirages tous les mois et que je vous prenne des sous alors que je ne vais rien vous dire de plus. » C’est aussi le cas d’autres confrères et consœurs, comme Dahlia qui encourage fermement les personnes qu’elle juge accros à ne plus appeler. D’autres sont moins radicaux, comme Fabrice qui privilégie l’ « accompagnement ». « Si l’on contredit ce type de personnes, cela va être très difficile. On peut les raisonner, sans trop les contrarier », explique-t-il. 

Face à la détresse de ces dépendants aux arts divinatoires, certains voyants conseillent à ces clients d’aller consulter un psychologue. Ils travaillent même parfois en lien avec eux. Un thérapeute a par exemple contacté Renée, la voyante, à propos de l’une de ses clientes, devenue addicte. « Elle pouvait dépenser 5 000 euros par mois, alors son psychologue m’a appelée pour que je m’occupe de son suivi. Grâce à cela, on est en train de la désintoxiquer complètement », assure-t-elle. 

Une prise de conscience difficile 

Pourtant, se tourner vers un psychologue est une démarche délicate. La plupart des experts médicaux et associations avouent d’ailleurs ne pas connaître le sujet. Les dépendants sont donc livrés à eux-même. « Beaucoup de mes clients n’acceptent pas, ils me disent qu’ils n’en ont pas besoin », ajoute Renée. En effet, les personnes addictes à la voyance n’ont souvent pas conscience de leur dépendance. Il est même parfois compliqué pour leur entourage de remarquer leur dérive. « Mes proches ne me disent rien, ils savent que je fais ma vie en fonction de ça », raconte Fiona. Passionnée d’astrologie, Emma, 20 ans, pense même que l’on peut parler d’ « addiction positive ». Son oncle, trentenaire, consulte une voyante une fois par mois. « Il en a besoin, cela lui fait vraiment du bien », affirme la jeune femme.

S’en sortir par soi-même reste possible. Après ses deux mois d’addiction, Donya affirme avoir retrouvé une vie normale. Alertée par son découvert bancaire, elle a su tout arrêter du jour au lendemain :  « J’ai envoyé “STOP” aux SMS automatiques, j’ai bloqué les numéros, je me suis désabonnée de toutes les newsletters des voyants et des horoscopes. » Quant à Fiona, même si elle n’est pas encore sortie de cet engrenage, elle en a aussi pris conscience et essaye de se limiter. 

Si l’addiction aux arts divinatoires est aussi peu reconnue, c’est surtout parce que les témoignages sont rares. Les personnes qui en sont victimes n’osent pas en parler, se sentant doublement honteuses, à la fois du fait qu’elles ont recours à la voyance, et du fait qu’elles ont perdu le contrôle de leur vie. 

*le prénom a été modifié

Lise Cloix et Inès Mangiardi

Voyance, addiction et téléréalité  

Ils ont beau être des stars, ils ne sont pas plus protégé que les autres des risques de dépendance. Révélée au grand public par l’émission de télé-réalité «Les Marseillais», Carla Moreau est tombée dans l’addiction aux arts divinatoires. Elle a rencontré Danae, une pratiquante des «forces occultes» à seulement 17 ans, alors qu’elle cherchait à devenir célèbre. Elle aurait dépensé jusqu’à 1,2 million d’euros en quatre ans pour des services de sorcellerie.

Il y a quelques mois, l’affaire a éclaté au grand jour. Dans des messages vocaux, on peut entendre Carla Moreau jeter des « sorts » à d’autres candidats de téléréalités. La jeune femme accuse aujourd’hui Danae de l’avoir manipulée et ensorcelée. La voyante est très populaire auprès des influenceurs issus de téléréalités comme Julien Guirado, Jazz ou Anthony Matéo. Ils n’hésitent pas à promouvoir ses services dans leur story Instagram. De quoi inciter leur public, souvent jeune et influençable, à consulter. Sans vraiment prévenir sur les dangers de l’addiction.

Sur son compte Instagram, Danae poste de nombreuses photos en compagnie de stars de la téléréalité.

Lise Cloix et Inès Mangiardi 

Quand bien manger vire à l’obsession : enquête sur l’orthorexie

« Le covid, ça m’a ramené dans mes pires sensations » témoigne Anaïs, orthorexique. Photo : ©Gaëlle Sheehan

De nombreuses personnes sur les réseaux sociaux affichent des modes de vie sains et mettent en avant une alimentation biologique ou végétarienne. Ils prônent un idéal de santé qui pourtant peut cacher un trouble alimentaire peu connu : l’orthorexie. Jusqu’où peut mener l’envie de bien manger ?

« Avec la réouverture des terrasses, ça va être l’enfer. Ça m’a stressée quand ils l’ont annoncé. Je vais faire chier tout le monde. » Clemence a 22 ans et étudie à Paris. Elle a peur de retomber dans ses vieux travers : lorsqu’elle était adolescente, elle était obnubilée par son alimentation. « Je calculais tout pour avoir la force physique nécessaire pour faire 10 à 12 heures de sport par semaine. Il fallait absolument que je mange tant de portions de pâtes pour pouvoir tenir. » Aujourd’hui encore, la jeune femme doit contrôler son alimentation pour raison médicale : son endométriose l’oblige à éviter tout sucres, lactose et soja. « Je fais gaffe à tout. Je vérifie les étiquettes maintenant, comme je le faisais avant. C’est horrible ».

Avant de commander, Clémence vérifie la composition des bières pour choisir celle qui contient le moins de sucre. Photo : ©Michèle Bargiel

Cette obsession, les scientifiques lui ont donné un nom : l’orthorexie. Alexandre Chapy, psychologue clinicien, la définit comme « une dépendance ou une tendance obsessionnelle vis-à-vis d’une alimentation “saine » ». Dans son livre La Peur au ventre, le professeur de psychologie Patrick Denoux utilise cette formulation : « l’orthorexique réduit sa vie à un menu ». 

Le terme est nouveau : il a été créé en 1997 par Steven Bratman pour décrire son propre trouble. Pour ce médecin américain, il était inconcevable de manger un légume cueilli depuis plus de 15 minutes. Passé ce délai, il considérait que cet aliment n’était plus assez sain.

« Les patients ont peur d’être empoisonnés »

Un orthorexique est obsédé par l’idée de bien manger, une notion que chacun entend selon des critères propres. Ce comportement excessif se rapproche des troubles obsessionnels compulsifs (TOC). Clemence témoigne par exemple qu’elle « machai[t] soixante fois pour que [s]on cerveau ait l’impression d’avoir mangé plus ». Chaque personne souffrant de ce trouble a donc son régime spécifique, qu’il soit végétalien, simplement sans gluten, la combinaison des deux, voire crudivore (fait de manger uniquement cru). « Les patients ont peur d’être empoisonnés, et éventuellement, à terme, de développer une pathologie et de mourir », continue Alexandre Chapy dans son article.

Jason, américain de 35 ans vivant à Denver, interrogé par visioconférence, explique que son orthorexie a été déclenchée par un diagnostic médical : « En 2015, mon médecin m’a indiqué que j’avais un haut risque de développer un cancer colorectal, et qu’à quelques mois près, j’aurais pu le développer ». Après avoir vécu plusieurs années difficiles, avec notamment le décès de ses parents, ce rouquin au visage émacié décrit sa volonté de reprendre le contrôle sur sa vie par l’alimentation. Tomber dans l’orthorexie à la suite de ce diagnostic en a été la conséquence logique. 

 

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« Une fois que je me suis séparé de mes pensées orthorexiques, j’ai pu voir le monde sous un nouveau jour. Voici quelques exemples. Les féculents, un mal non-nécessaire vs. une source d’énergie. Miel et sirop d’érable, cancérigène vs. une source gourmande de minéraux. Sel, favorise la rétention d’eau et les problèmes de cœur vs. un exhausteur de goût. Doughnuts, une mort certaine vs. une joyeuse liberté. »

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« Dans la tête, c’est comme un blocage : on s’impose une règle et on ne peut plus y déroger», analyse Laetitia Proust Millon, diététicienne nutritionniste en Nouvelle-Aquitaine. Faire une entorse à ce régime alimentaire engendre une forte culpabilité et un sentiment d’échec chez les personnes atteintes. « Si je dérogeais à la règle, je me sentais hyper mal », confie Clémence.

« Mon orthorexie m’a fait perdre cette relation-là »

Mais est-ce si mal d’avoir une hygiène de vie alimentaire saine ? Selon la diététicienne, quand cela vire à l’obsession, cela provoque un isolement social, une exclusion, un repli sur soi voire un mal-être. Comme un piège, posé par la personne elle-même, qui se referme. Charlotte, 29 ans, vit à Singapour et est coach sportif et spécialiste en nutrition fitness. Chevelure rousse, figure svelte aux muscles saillants, cette instagrameuse partage son mode de vie sportif et healthy avec ses dizaines de milliers d’abonnés. Recettes gourmandes et saines, petites séances de sport à faire chez soi, danses acrobatiques et gracieuses accrochée à une barre de pole dance.. Elle confie qu’il y a sept ans, elle souffrait d’orthorexie : « Je suis partie avec mon copain en vacances au Costa Rica et on nous a servi une glace. Je me suis mise à pleurer. Ce n’est pas un comportement normal ! Et mon copain ne supportait plus toutes les contraintes que je m’imposais. Mon orthorexie m’a fait perdre cette relation-là ».

Aller au restaurant ou sortir avec des amis deviennent des épreuves pour les personnes souffrant de ce trouble. « Noël, c’était ma hantise, se souvient Clémence. Aller chez ma grand-mère avec toute la bouffe qu’il allait y avoir… je commençais à stresser une semaine à l’avance. » Les moments de partage et de convivialité que sont les repas deviennent anxiogènes : difficile de contrôler quels aliments sont cuisinés lorsque l’on est invité chez quelqu’un d’autre. Les soirées avec les amis ne sont plus agréables et certains finissent par se priver d’une partie de leur vie sociale.

« Aux soirées, je prenais quand même des chips, déplore Anaïs, 23 ans, Mais je savais que je n’allais pas être bien. Ça m’a coupé de mon entourage. En plus, ça me détruisait le bide et je vomissais à chaque fois. » La jeune femme aux cheveux courts parle d’une voix assurée, celle d’une personne qui a pleine conscience de son trouble. « Des fois, ce qui peut être un travers pour moi, c’est de juger mes proches qui ne mangent pas bien. Quand ils vont au Mac Donald, je ne peux même pas sentir l’odeur. Quand je vois quelqu’un boire du soda, ça me dégoûte par procuration », rigole-t-elle.

« Je m’en fous de mon poids, mais il y a plein de choses qui me dégoutent et c’est ce qui fait que je mange moins« , confie Anaïs. Photo : ©Gaëlle Sheehan

« Au pire de mon orthorexie, je mangeais la même chose matin, midi et soir : des pois chiches, un yaourt grec et un fruit. »

La notion de plaisir venue de la nourriture disparaît pour certains orthorexiques : manger n’est plus qu’une question de survie. « J’ai lentement retiré des aliments, détaille Jason. Le gluten d’abord, puis le lactose, certains fruits et légumes qui étaient trop sucrés, les noix, la viande… Au pire de mon orthorexie, je mangeais la même chose matin, midi et soir : des pois chiches, un yaourt grec et un fruit. Il n’y avait aucun plaisir à manger ».

Selon la diététicienne Laetitia Proust Millon, le risque est de moins s’alimenter, d’être moins à l’écoute de son corps. « Le rassasiement, c’est la fin du plaisir alimentaire. Si on enlève le plaisir, le rassasiement est difficile à trouver. » « Je me souviens parfaitement avoir pensé : ‘si seulement je n’avais pas besoin de manger, les choses seraient tellement plus faciles’, regrette Lydia, étudiante américaine de 21 ans. Elle a souffert d’orthorexie durant ses premières années d’université. C’est difficile de me dire que mes souvenirs de cette période-là ont été volés ».

Pour Clémence, il ne fallait pas laisser entrevoir à ses amis son problème. Tous les moyens étaient bons pour le dissimuler : « Je me rappelle de soirées, notamment au lycée, où j’allais chez des potes. Je faisais semblant de manger alors que j’avais déjà fait un petit repas chez moi : hors de question de grignoter dans la soirée, de boire quoi que ce soit à part de l’eau. Il n’y avait pas de fun. Mais, au bout d’un moment, j’avais du mal à le cacher. Du coup, je mangeais et quand je rentrais chez moi, je me faisais gerber. C’est un cercle vicieux. »

« Comme je n’ai jamais vraiment mangé beaucoup depuis dix ans – quel enfer de dire ça – j’ai rétréci mon estomac » explique Clémence. Photo : ©Gaëlle Sheehan

« À l’extérieur, on m’encensait. À l’intérieur, ça me tuait. »

Pour autant, avoir un régime alimentaire strict est « valorisé par la société », nous explique Alexandre Chapy lors d’un entretien. De nombreux influenceurs et personnalités publiques mettent en avant des modes de vie sains et sont adorés – voire jalousés – de leurs fans pour ces raisons. « J’étais devenue une espèce de modèle pour ma communauté, reconnaît Charlotte. Son activité sur Instagram l’a poussée à adopter des « comportements de plus en plus extrêmes. Jamais malsains, mais toujours plus dans le contrôle » : « Je postais tous les jours, donc je faisais constamment attention. J’avais une pression pour être parfaite. Je me suis laissé emporter là-dedans. Toutes les fois où je n’étais pas parfaite, je m’en voulais. »

Alexandre Chapy relate dans son article que le culte « d’un corps entretenu, sous contrôle et désirable » sur les réseaux sociaux peuvent favoriser l’orthorexie. C’est « lié à l’estime de soi, analyse le psychologue. En mangeant sainement, les patients auraient la sensation de devenir meilleur ». En dehors des réseaux sociaux, bien manger est également valorisé. « De l’extérieur, j’avais l’air en meilleure santé, ma famille et mes amis m’encensaient pour mon alimentation, confie Jason. Mais à l’intérieur, ça me tuait. »

Dans l’orthorexie, la qualité des produits consommés est primordiale tout comme la provenance, la manière de cultiver, les apports en nutriments… Photo : ©Gaëlle Sheehan

Les orthorexiques témoignent ne plus pouvoir supporter les aliments qu’ils avaient retirés de leur régime. « J’ai des patients qui me décrivaient des douleurs physiologiques », se souvient le psychologue Alexandre Chapy. Le rejet mental d’une nourriture jugée malsaine peut se transformer en rejet physique : Anaïs témoigne que durant le premier confinement, elle avait « une fenêtre de 10 minutes où [elle] pouvai[t] manger » : « sinon je n’avais pas faim à cause des nausées ».

« j’oscillais entre orthorexie et anorexie »

La ligne entre orthorexie et anorexie est parfois fine. On considère que l’orthorexique se concentre sur une alimentation saine, tandis que l’anorexique est obsédé par la perte de poids. Mais il est parfois difficile de distinguer les deux. « Est-ce que l’orthorexie ne serait pas placée au milieu sur une échelle, avec l’anorexie et la boulimie aux extrémités ? questionne Alexandre Chapy. Et les orthorexiques fluctueraient d’un côté ou de l’autre. »

Au bout de plusieurs années à vivre avec ce trouble, la maigreur de Jason lui « volé la santé ». « Mon médecin m’a dit que j’avais un souci cardiaque, et que c’était lié à mon poids ». Cette prise en compte lui a fait comprendre l’étendue du problème. « Je pense qu’à un moment donné, j’oscillais entre orthorexie et anorexie ».

 

Pour contrôler la qualité nutritive ou les calories dans leur alimentation, les orthorexiques se tournent vers des applications. « Ça peut encourager l’orthorexie parce que ça donne des chiffres, des ratios, des quotas, des objectifs à atteindre », avoue Charlotte. Clemence s’aidait ainsi de l’application Myfitnesspal pour ne consommer que le strict nécessaire pour étudier, réaliser ses performances physiques, survivre : « À la cantine, je ne mangeais qu’un pain pour ne pas tomber dans les pommes ». Pour Anaïs, garder les yeux rivés sur son application Yuka « rajoutait de la charge mentale » et « [l]’a vite saoûlée ».

« Certains ont l’impression d’être perdus quand ils n’ont plus ces applis-là, explique la diététicienne Laetitia Proust Millon. Ils ont l’impression que ce sont des garde-fous et que s’ils arrêtent de compter, ils vont prendre du poids ». Mais tout est toujours une question de juste mesure selon Charlotte, la coach fitness, et ces mêmes applications peuvent aider à avoir une bonne appréhension de ce que l’on mange. Selon elle, il faut simplement atteindre la modération, faire ce qui nous rend heureux.

Reprendre goût à la nourriture malgré l’orthorexie, est-ce possible ? 

Lydia, 21 ans, anime un compte Instagram depuis 2019 (voir ci-dessous). A travers des photos d’elle toute sourire et des gâteaux gourmands faits-maison, l’étudiante témoigne de ses problèmes psychologiques. Elle y documente son chemin pour sortir de l’orthorexie : « C’est thérapeutique de mettre par écrit ce que je ressens et voir des gens me soutenir. » Malgré tout, elle a toujours cette « petite voix dans la tête qui [la] culpabilise » : « c’est difficile de s’en défaire. Je dois me rendre compte que ce qu’elle me dit est faux et faire confiance à mes amis. Et quand je sens que je rechute, je fais exprès d’aller chercher une pizza pour la faire taire ».

 

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Au début de son traitement, Lydia listait tous les aliments qui lui faisaient peur et expliquait pourquoi. « Il y avait des vidéos qui montraient comment retrouver la paix avec la nourriture. J’allais aussi sur le groupe Facebook “Food Freedom Warriors” (“les guerriers d’une alimentation libérée”) avec une communauté très encourageante. »

Suivi nécessaire

Certains orthorexiques témoignent du fait qu’il est difficile de se soigner. Pour autant, le psychologue Alexandre Chapy estime que des prises en charge pour d’autres troubles du comportement alimentaire (TCA) et troubles obsessionnels compulsifs (TOC) fonctionnent. « Il faut un suivi psychologique pour regarder ce qui a pu amener cette si forte angoisse de mourir ».

Laetitia Proust Millon, diététicienne et nutritionniste, explique que pour réhabituer ses consultants à manger de tout, elle les encourage à « reprendre possession de leur corps par les sensations » en passant par la dégustation.

Sortir des troubles alimentaires : des recettes et une pincée d’émotions

Francesca Baker, 34 ans, est une auto-entrepreuneuse britannique spécialisée dans la communication. Elle a publié le livre de cuisine Eating and living, recipes for recovery en 2016 au Royaume-Uni, pour aider les personnes atteintes de troubles alimentaires (TCA) à reconstruire une relation saine avec la nourriture.

Comment en êtes-vous venue à écrire ce livre de recettes ?

Je souffre d’anorexie depuis mes dix-huit ans. Lorsque j’étais à l’hôpital avec d’autres personnes atteintes de TCA, on avait comme projet de réunir différentes recettes dans un livre, mais ce n’est jamais vraiment arrivé. J’aimais beaucoup l’idée, donc je l’ai réalisée. J’ai commencé l’écriture en contactant des personnes que je connaissais, et qui avaient un TCA, pour qu’ils partagent une recette et un souvenir. J’ai essayé de comprendre ce qu’ils avaient traversé.

Comment essayez-vous de réconcilier TCA et nourriture ?

Je ne voulais pas que ce soit simplement un livre de cuisine, je voulais raconter des histoires. Je pense que la nourriture a un côté social, c’est lié à des souvenirs en famille ou entre amis. Mais personnellement, je n’aime plus cuisiner ni manger avec des gens. Donc je voulais intégrer ces souvenirs dans la recette, pour pallier ça et aider ceux qui souffrent de TCA. Ça ne pouvait pas être juste des salades. Ce sont surtout des repas qui nous font plaisir et qui nous rappellent des souvenirs, comme du cheddar fondu sur un toast, ou des nouilles sautées au poulet. 

Mettez-vous moins l’accent sur le côté sain de la nourriture ?

Exactement. Je voulais mettre en avant des recettes qui ne sont pas terrifiantes, mais familières. Ça n’a pas besoin d’être des repas nutritionnellement parfaits, il faut que ça soit de la nourriture qui réconforte, pour réinviter les gens à manger. C’est aussi essayer de faire prendre conscience qu’on peut manger quelque chose qui ne soit pas complètement sain, et que ce n’est pas grave.

Par ici pour lire un extrait.

Michèle Bargiel & Gaëlle Sheehan