Applications de rencontre et confinement : plus d’abonnés pour plus de données

Les sites de rencontres sont une « mine d’or » pour les annonceurs.                              Pixabay

Remplir les cœurs ou se remplir les poches ? Tinder se présente comme « meilleur site et application de rencontre 100% gratuit ». Pourtant, en 2019, le site a généré plus d’un milliard de dollars de chiffres d’affaires. Abonnements payants et publicités représentent une part significative des revenus des applications de rencontres. Cependant, le modèle économique de ces sites est aussi fondé sur la collecte de données personnelles.

La période de confinement, entraînant une augmentation du nombre d’abonnés, est donc devenue « une mine d’or » pour la collecte des données personnelles et souvent très intimes. Jessica Pidoux, doctorante en sociologie des rencontres en ligne, prend l’exemple de l’application Grindr qui recense les « données VIH » de ses utilisateurs. De son point de vue d’utilisatrice, Christine remarque qu’en s’inscrivant sur DisonsDemain, ses données se sont aussi retrouvées sur Meetic affinity : « C’est très embêtant, je n’ai jamais souhaité m’inscrire sur ce site ».

A l’exception de Christine, aucun de nos dix interlocuteurs n’a pourtant abordé la question des données personnelles. Et pour cause, selon Jessica Pidoux, très peu d’utilisateurs sont conscients de cet enjeu. Pourtant le confinement a été pour beaucoup une période de socialisation en ligne : le travail sur Zoom, les amis sur Skype et les amours sur Tinder. En basculant sur Internet, notre vie sociale a généré la mise en ligne d’une quantité croissante de nos données. Jessica Pidoux perçoit ainsi la crise sanitaire comme une période cruciale en ce qui concerne l’usage de ces informations : « Les applications de rencontres, en faisant un profilage de données intimes, ont un rôle à jouer dans cette pandémie. Et rien de cela n’est discuté ».  

Visio-date : la fausse bonne idée du confiné ?

 

Selon un sondage Happn, 54% des utilisateurs seraient prêts à se voir pour la première fois derrière leurs écrans.                                                                                                    Pixabay

Grand renouveau des applications de rencontre pendant le confinement, le visio-date. Le principe est simple : proposer aux utilisateurs de poursuivre la rencontre par caméra interposée en restant sur l’application. L’application Once a ainsi élargi ses fonctionnalités en proposant l’option « live vidéo ». Une alternative au café en terrasse qui séduit nombre d’utilisateurs. Selon un sondage effectué par l’application Happn, plus d’un sur deux serait prêt à faire une première rencontre en « visio ». Christine n’a jamais franchi le cap, en se limitant à « des coups de fil », mais n’y serait « pas réticente ».

Pour Florence Escaravage, psychologue spécialiste des relations amoureuses, les appels visios sont une bonne option pendant une période d’isolement : « Tout ce qui peut permettre de créer du lien est une bonne chose ».  L’experte en relations amoureuses soulève toutefois la nécessité de savoir s’adapter à ce format d’interaction : « Ca peut être difficile car il faut savoir se regarder, regarder une caméra. En vidéo, on n’est pas toujours sous son meilleur jour ». Une analyse qui fait écho au propos de Léo, « Je n’ai jamais osé faire de visio. Je me méfie un peu de ça. Et puis pour un premier date, t’as envie d’être à ton avantage alors que là, ça fait plusieurs mois que ne suis pas allé chez le coiffeur ». Jessica Pidoux, doctorante en sociologie des rencontres en ligne, se montre plus critique quant à cette nouvelle fonctionnalité. Selon elle, l’option « visio » n’a pas pour but d’apporter plus de réconfort aux utilisateurs mais plutôt de les « retenir en ligne pour accroît  la popularité de l’application »

Coronamour 2.0 : les applications de rencontre au temps du confinement

Depuis le 17 mars dernier, « relation sociale » rime avec « distanciation sociale ». Qu’à cela ne tienne, pendant le confinement, les célibataires français sont massivement partis à la conquête du net pour trouver l’âme sœur. Mais que peut le site de rencontre quand on ne peut s’approcher à moins d’un mètre?

 

Depuis le début du confinement, on compte 23% d’inscriptions supplémentaires sur les applications de rencontre en France. Eleana Bonnasse

Alors qu’elle s’apprêtait à s’enfermer deux mois dans son Finistère natal, Clémentine, 29 ans, s’est retrouvée célibataire: « Cela faisait deux ans et demi que j’étais avec ma compagne. Mais une semaine avant le confinement elle m’a dit qu’elle ne voulait plus qu’on soit ensemble ». Sa réponse? Lire des essais féministes et s’inscrire sur une application de rencontre, Her. Cette étudiante en journalisme analyse son initiative comme une « tentative de réparer la blessure narcissique de la rupture ». Mais après un mois et demi d’utilisation, Clémentine a supprimé l’application, déçue de ne pas avoir trouvé ce qu’elle cherchait: « J’ai compris que faire mon deuil, ça devait venir de moi ». Pourtant, beaucoup de célibataires français ont, comme Clémentine, été séduits par l’idée de trouver l’amour depuis son canapé.

Parmi ces nombreux utilisateurs, on trouve d’abord de nouveaux arrivants. C’est le cas de Clémentine, mais aussi celui de Julie*, étudiante française en échange à Montréal. Julie et ses quatre colocataires se sont toutes inscrites sur Tinder dès le début du shutdown canadien, « pour rigoler » raconte-t-elle.

Mais si les applications de rencontre ont enregistré une hausse d’activité, c’est aussi grâce à tous leurs habitués du match. Parmi eux, Léo, utilisateur aguerri par quatre années de fréquentation de Tinder et OkCupid, affirme avoir eu « une plus grosse utilisation des applis depuis le début du confinement ». Maxime, 28 ans, est un adepte des applications de rencontre depuis un an demi et raconte en effet avoir été surpris par « le flot d’utilisateurs » qui a déferlé sur Tinder.

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D’après Jessica Pidoux, doctorante en sociologie, cela s’explique par le fait que « la socialisation en ligne fait partie des nouvelles pratiques de ce confinement ». Télétravail, « skypéros », abdos-fessiers en live Facebook, pas étonnant que les relations amoureuses ne fassent pas exception. Internet en temps de confinement permet de répondre à un besoin humain essentiel : la relation à l’autre. Florence Escaravage est une psychologue spécialiste des relations amoureuses, et elle l’analyse ainsi: « nous sommes des êtres de lien. Nous avons besoin du regard social et de l’amour de l’autre ». Léo admet en effet « rechercher du réconfort sur les applications de rencontre, consciemment ou inconsciemment ». Pour Julie, c’est le « besoin d’avoir une vie sociale », virtuelle à défaut d’être réelle, qui prime.

« Nous sommes des être de lien. Nous avons besoin du regard social et de l’amour de l’autre. »

Pourtant, malgré de fortes attentes et un engouement post-17mars, très peu d’utilisateurs ont trouvé l’amour. Christine est inscrite sur le site DisonsDemain et affirme n’avoir « rencontré personne d’intéressant pendant le confinement ». Pas un seul rendez-vous galant à la clé pour cette sexagénaire enjouée : « parmi ceux avec lesquels je discutais, aucun n’a dit ‘j’attends le 11 mai avec impatience pour vous voir' ». Déçue, elle ne renouvellera pas son abonnement. Clémentine, Julie, Maxime, nombreux sont ceux qui partagent son avis.

« Je n’ai rencontré personne d’intéressant depuis le début du confinement. »

La quantité oui, mais la qualité ?

La cause de cet échec ? Une offre surabondante, démesurée : « en une heure, je me suis retrouvée avec 72 personnes qui aimaient mon profil », raconte Clémentine. Face à la vague de swipes, likes et chats, elle avoue s’être sentie « un peu dépassée ». Pour Jessica Pidoux, cette « masse d’utilisateurs disponibles est très fatigante ». Prophétisant ce que de nombreux usagers ont déjà vécu, la chercheuse ajoute que « beaucoup de conversations vont s’essouffler ». Clémentine a ainsi été déçue par des « discussions décousues », avec « une réponse tous les trois jours »; « tu as l’impression que les gens n’ont qu’un pied dedans » déclare-t-elle. Elle-même avoue ne s’être « investie qu’à moitié » : « on parle à tellement de gens en même temps, c’est du boulot ! » plaisante-t-elle.

« En une heure, je me suis retrouvée avec 70 personnes qui aimaient mon profil. »

En plus d’être noyée sous le flot de flirts virtuels, Clémentine n’en voyait pas l’intérêt : « même si on s’entendait bien, on n’imaginait pas aller boire un coup deux jours après. Ça rend les relations numériques encore plus abstraites ». Le confinement n’aurait-il donc qu’exacerbé les limites déjà connues des relations virtuelles ? Ou inviterait-il plutôt à les transcender ?

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Embrasser le monde en plein confinement

Pour Jessica Pidoux, « selon les statistiques des applis, on peut voir que le confinement est l’occasion de faire nouvelles expériences en ligne ». C’est le cas de Léo qui a choisi de modifier ses paramètres Tinder pour « pouvoir rencontrer aussi des femmes, alors que je me définis plutôt comme gay ». Pour Léo, comme pour d’autres utilisateurs, le confinement a été l’occasion d’élargir le champ des possibles, et de discuter avec des personnes qu’ils ne côtoient pas forcément dans le monde réel. « Sur OkCupid, j’ai eu des discussions politiques très intéressantes avec des personnes d’autres bords », se satisfait l’étudiant de 22 ans. Sur ce point, réseaux sociaux et applications de rencontre diffèrent. Fervent utilisateur de Twitter depuis 2011, Léo observe que « Twitter est très fermé, tu ne rencontres que des gens de ta bulle idéologique. Tinder a contrario, ça ouvre à tout le monde ».

« Twitter est très fermé […] Tinder, ça ouvre à tout le monde. »

Passer le temps pour Christine, « améliorer son anglais » pour Maxime ou parler politique pour Léo, les applications de rencontre sont donc fort bien nommées. La rencontre en est l’objectif premier, sans qu’une dimension amoureuse soit nécessairement induite : « Le côté ‘je cherche des amis” s’est peut-être un peu étendu dernièrement », précise Léo. Pour Jessica Pidoux, il ne faut cependant pas se méprendre, cette ouverture est au fondement même de nombreux sites de rencontres : « Tinder était clair dès le début avec son marketing : il n’y avait pas de notion d’amour. L’éventail d’utilisation proposé est énorme. C’est aussi pour ça qu’il y a des applications de niche comme Grindr** par exemple ».

« Le côté ‘je cherche des amis’ s’est un peu étendu dernièrement. »

Enfermés mais ouverts sur le monde donc, certains utilisateurs cherchent à discuter avec des personnes qu’ils n’aborderaient pas spontanément dans la rue. Et pour cause, nombres d’entre elles se situent bien au-delà du rayon d’1 kilomètre imposé par le confinement. En mars dernier, Tinder a rendu la fonctionnalité premium « Passeport » accessible à tous. Grâce à ce mode, les utilisateurs du monde entier peuvent interagir. Julie, 20 ans, confinée dans son appartement de Montréal, en a profité pour discuter avec un utilisateur marocain : « C’est avec lui que je me suis le mieux entendue alors qu’on sait que l’on ne va pas se voir. Et j’ai matché avec des gens qui étaient à 1 kilomètre de chez moi sans pour autant leur parler », s’étonne la jeune femme.

Capture d’écran d’un message Tinder. « Salut Clarisse. Aussi fou que ça puisse paraître, on dirait que 8 000 km nous séparent ».

Loin des yeux, près du cœur?

Séparés par leur écran, et parfois par des milliers de kilomètres, les célibataires ont pourtant fait preuve d’une bienveillance inédite dans leurs échanges. Clarisse, confinée dans le Lot et sur Tinder depuis six mois, remarque qu’ « au moment du confinement, plein de gens ont changé leur biographie pour mettre des messages sympas ». Côté chiffres, Tinder affirme avoir constaté « une augmentation de 10 à 30% de termes bienveillants dans les bios des membres ». Entre autres, des expressions telles que « restez chez vous » ou « fais attention à toi » se sont multipliées.

 

Capture d’écran d’un premier message Tinder. « On dirait que tu es une voyageuse invétérée, le confinement doit être difficile »

 

En ligne, plus de tendresse et de temps pour l’autre. Mais qu’attendre des relations “réelles” à la fin de cette crise sanitaire? Florence Escaravage se montre optimiste : « Je pense que l’on va redescendre de la vague de frénésie et de consommation des relations pour aller vers plus de justesse dans nos liens « . Des propos attestés par une étude Meetic, selon laquelle « 63% des utilisateurs affirment vouloir vivre une histoire sérieuse ». Pour 23% d’entre eux, « c’est le confinement qui a révélé ou intensifié ce souhait ». Jessica Pidoux est quant à elle plus sceptique et se dit « préoccupée par le rétablissement du lien social après le confinement ». Selon l’experte, « Il faut privilégier le contact réel et se servir du virtuel comme d’un appui. Or les applications sont pensées pour que l’on reste dessus ». Alors, lorsque les embrassades seront de nouveaux autorisées, les célibataires retrouveront-ils les terrasses des cafés ou resteront-ils hyper-connectés ?

 

 

* Les prénoms ont été modifiés.

** Grindr est une application de rencontre destinée uniquement aux hommes homosexuels et bisexuels.

Morgane Mizzon et Eléana Bonnasse

 

 

L’illectronisme, petit frère moderne de l’illettrisme ?

L’illectronisme préoccupe depuis une vingtaine d’années, mais peu de données sont disponibles pour étudier son évolution dans le temps. La comparaison avec l’illettrisme, sur lequel les données ont plus de recul, est donc tentante pour anticiper l’efficacité de la lutte contre l’illectronisme.

Le mot « illectronisme » est entré en 2020 dans le dictionnaire Larousse, mais il n’est pas nouveau. Il a été utilisé pour la première fois en 1999. On commence à s’en préoccuper en France en 2000, lors d’une table ronde intitulée « Les Bibliothèques contre l’illectronisme ».

L’illectronisme est souvent comparé à l’illettrisme, et est même parfois appelé « illettrisme numérique ». Cette comparaison a ses limites car les deux phénomènes peuvent avoir des causes très différentes. En revanche, il y a des ressemblances dans la façon dont ils sont devenus des considérations politiques et dont on les prend en charge.

Dans les deux cas, l’État se donne pour mission de recueillir les données concernant ces phénomènes et de superviser des programmes pour y remédier. Mais la lutte contre l’illettrisme et l’illectronisme se fait sur le terrain par des associations ou par les collectivités.

On peut aujourd’hui observer l’évolution de l’illettrisme dans le temps avec plus de recul que pour l’illectronisme, depuis la création en 1984 du Groupe permanent de lutte contre l’illettrisme (GPLI). L’Insee a montré que la baisse du taux d’illettrisme entre 2004 et 2011 (passant de 3,1 millions de personnes à 2,5 millions) était largement due à un effet de génération : les personnes nées dans la période de la Seconde Guerre mondiale avaient moins eu accès à l’enseignement secondaire, et en 2011 elles ne faisaient plus partie de la population sondée. Mais en isolant l’effet de génération, le nombre de personnes en situation d’illettrisme avait tout de même diminué de 200 000 personnes.

On peut supposer que de la même façon, un effet de génération fera diminuer le nombre de personnes illectronistes dans les prochaines décennies, quand de moins en moins de personnes auront grandi avant l’arrivée d’Internet. La question reste de savoir si l’illectronisme qui n’est pas dû à une question de génération diminuera aussi.

Julie Bringer