« Accros » aux séries : passion dévorante ou véritable dépendance?

Au cours des dix dernières années, avec la multiplication des plateformes de streaming vidéo et des productions, de plus en plus de Français se sont découvert un intérêt pour les séries. Si certains savent contrôler leur consommation, d’autres ont plus de difficultés à se limiter, au point de parler de véritable addiction. 

 

Françoise Hourcq ne se souvient pas tout à fait à quand remonte sa passion pour les séries. «Cela fait quelques années, estime-t-elle. Je ne sais pas dire exactement, je n’ai pas la notion du temps!” Cette retraitée de 71 ans peut en revanche assurer qu’à l’époque, le streaming n’existait pas. « Je devais acheter des DVD », se remémore cette fan de la série Six Feet Under, diffusée au début des années 2000 à la télévision française – celle-qui l’a convertie aux feuilletons télé. Ensuite, il y a eu Dexter. Aujourd’hui, abonnée à Salto, Netlix et Amazon Prime Video, Françoise visionne en moyenne deux séries complètes chaque mois. Game of Thrones? Quinze jours auront suffit pour qu’elle dévore les sept premières saisons.

Pas question pour autant de voir, dans sa consommation, une forme d’addiction au sens strict: Françoise en tire avant tout du positif. « Je ne regarde pas n’importe quoi. Les séries que je suis demandent de la concentration. Elles me permettent d’avoir une meilleure compréhension des êtres humains, de découvrir des univers. »  D’autant que Françoise n’a aucune obligation,  « un des privilèges de la retraite, s’amuse-t-elle, avant de préciser qu’elle n’a « pas de mari, pas de chat, ni même de poisson rouge! » à qui rendre compte du temps passé derrière son écran.

Il faut dire qu’en France, la consommation de séries, aussi excessive puisse-t-elle être, n’est pas considérée comme une addiction, du moins au sens scientifique du terme, quoique de nombreuses études sur le sujet soient en cours.  « La définition de l’addiction va de pair avec une dépendance, un syndrome de sevrage et un usage nocif a minima. On aime bien mettre de l’addiction un peu partout. C’est une grande mode de surmédiatiser des problématiques qui sont en fait des problémes d’usages », souligne Yann Valleur, psychologue clinicien de formation, spécialiste de l’addiction. Sans nier le potentiel addictogène des séries, le professionnel préfère de loin le terme « surconsommation » pour évoquer le comportement de ceux qui se présentent eux-mêmes comme « addicts ». Car si certains, comme Françoise, se voient comme des consommateurs passionnés mais raisonnés, tous les sériephiles ne font pas le même constat. 

Photo Rachel Cotte

« Je m’interdis de dévorer une série en période de partiels »

A 21 ans, Andréa Gau a passé quatorze mois de sa vie « devant la télé », et a visionné quelque 17 200 épisodes de séries. Ces chiffres, la jeune femme les estime grâce à l’application TV Time, un outil développé notamment pour suivre sa consommation de films et séries. Un moyen « de garder une trace de tout ce que vous regardez en un seul et même endroit », indique le descriptif de l’application. Actuellement étudiante, Andréa dédie une grande partie de son temps libre au visionnage de diverses fictions et considère sa consommation comme relevant d’une « addiction». Une activité qui a, de fait, tendance à supplanter les autres. Chose qu’elle regrette: « J’adore lire et j’ai beaucoup de mal à me dégager du temps pour ça ». En revanche, en période de cours ou d’examens, elle parvient à se fixer des limites. « Je m’interdis de dévorer une série en période de partiels. Ça m’est arrivé de ne pas assez dormir avant une journée de cours, mais jamais de nuit blanche »

Selon Yann Valleur, le problème ne réside pas dans le fait de « de regarder six saisons d’affilée ; ce qui pose problème, c’est que le lendemain on doit être opérationnel ». C’est d’ailleurs en cela que l’addiction se caractérise selon ce professionnel : la perte de contrôle et l’incapacité à poser des limites à sa consommation. Dès lors que l’on parvient soi-même à se contenir, il n’est pas question pour lui d’utiliser ce terme. 

Clément Combes, sociologue au CNRS et auteur de plusieurs travaux au sujet de la consommation de séries, a été amené à rencontrer différents profils de consommateurs, dont un grand nombre s’auto-définissaient comme dépendants. « Ils avaient la rhétorique fréquente de l’addiction, des termes comme « accro » « addict », « je ne peux pas m’en passer » (…) alors qu’ils étaient pourtant dans un rapport de plaisir », explique-t-il. Cependant, le sociologue affirme avoir rencontré très peu de « sériephiles » dont le profil correspondait réellement à celui « d’addict ».  « Ce sont plutôt des gens qui ne vont pas bien, qui sont fragiles. C’était souvent des personnes inactives, au chômage, en rupture amoureuse ou encore amicale »

« J’y passais mes journées »

Le mal-être pousserait donc certains à se réfugier à outrance dans la fiction pour se vider l’esprit. Maëlys Gaillet, 24 ans, peut en témoigner. Si elle a su poser des limites à sa consommation, celle-ci s’est avérée problématique à un moment de sa vie : « Ça a été une addiction. Quand je faisais mes études, j’y passais mes journées. J’étais levée à 9 heures du matin, puis couchée à 3 ou 4 heures, à ne faire que ça », se remémore-t-elle.  La faute à une période de dépression, durant laquelle la fiction était devenue une façon « d’échapper de la réalité ». Tout comme Andréa Gau, elle utilise l’application TV Time pour suivre sa consommation. Elle considère que cette dernière a pu avoir, à ce moment, un côté nocif en raison de l’usage qu’elle en faisait. « L’application permet aussi de gagner des badges et récompenses quand on « binge watch ». Durant la période où j’étais vraiment addict, je ressentais une sorte de satisfaction, comme si c’était un sport dans lequel j’évoluais », reconnaît-elle. Si elle reste une grande consommatrice de séries et ne passe « aucun jour sans en regarder », il serait impensable pour Maëlys de retomber dans de tels travers.

« Quand on ne se sent pas très bien, on veut penser à autre chose, trouver un échappatoire, donc on regarde une série qui nous permet de prendre du plaisir », souligne Yann Valeur. Louise Pomas, étudiante, confirme : « Généralement, les moments où j’en regarde beaucoup, c’est que je vais moins bien au niveau du moral. C’est rassurant, ça occupe ». Il faut toutefois savoir ensuite « se re-confronter au réel. Et pour certains, le retour à la réalité est trop violent », complète Yann Valeur. S’il est difficile de dresser un profil type du fan de série, les plus enclins à la surconsommation sont, selon Clément Combes, les moins de 40 ans, « surtout les étudiants, car ils ont moins de contraintes. Ça peut être des personnes un peu plus fragiles. On est dans un temps de recherche identitaire qui peut être un peu compliqué. C’est une période propice aux conduites addictives ».  

Photo Rachel Cotte

« Je ne me rends pas compte que je suis fatiguée, tellement je suis prise par la série »

Au-delà de la dimension psychologique, il y a aussi un pendant physiologique qu’il faut prendre en considération dans le cadre d’une surconsommation de séries. Notamment du côté du sommeil. « J’ai remarqué que lorsque je regarde une série, parfois jusqu’à trois ou quatre heures du matin, il arrive que je ne parvienne pas à m’endormir. Je ne me rends pas compte que je suis fatiguée, tellement je suis prise par la série », témoigne Françoise Hourcq. En cause, selon Yann Valleur : la lumière bleue des écrans, qui « excite le cortex » et perturbe le processus d’endormissement. Une consommation excessive est aussi cause de sédentarité. Catherine Guihard, retraitée depuis peu et fan inconditionnelle d’Urgences, confie parfois « rester un après-midi devant la télévision » et avoir déjà refusé des sorties « sous un faux prétexte ». Mais ce travers est « favorisé par les écrans de façon globale », avertit le psychologue.  Et il n’est pas facile de changer ses habitudes puisque tout semble être mis en œuvre pour pousser les spectateurs à dévorer les saisons d’une traite. « Il y a l’effet cliffhanger, le coup de théâtre au dernier moment de l’épisode. Ça libère la dopamine dans le cerveau et donne envie de voir l’épisode suivant. D’autant que la plateforme ne laisse que quelques secondes avant de passer automatiquement à l’épisode suivant », rappelle Yann Valleur. 

S’il exprime des réticences face à l’emploi du vocabulaire de l’addiction, le professionnel reconnaît qu’une forme de syndrome de sevrage peut se manifester : « Cela peut arriver à certaines personnes quand elles se sont attachées aux personnages de la série et que celle-ci se termine. » Ce phénomène a un nom : le « blues post série ».  C’est ce que semble avoir expérimenté Sébastien Zabbah, 26 ans, qui, suite à une rupture amoureuse douloureuse a compensé en binge-watchant Sense 8. Dans ce genre de situation, arrivé à la fin de la série, il est possible de ressentir un sentiment de vide, « quelque chose proche du deuil », précise Yann Valleur. « Quand l’annonce de l’annulation de la série après deux saisons est tombée j’ai été extrêmement triste. Un grand sentiment de solitude s’est emparé de moi, probablement dû au fait que je n’allais plus revoir les personnages auxquels je m’étais profondément attaché ». Quelques mois plus tard, à la demande des fans, un épisode épilogue a été produit dans l’urgence. Sébastien Zabbah a alors vécu un nouvel ascenseur émotionnel : « J’étais vraiment heureux et impatient, explique-t-il. Mais lorsque l’épisode s’est achevé j’ai à nouveau ressenti ce sentiment de vide en moi ». S’il est passé à autre chose depuis, notamment grâce à d’autres séries, il reconnaît avoir re-visionné à plusieurs reprises l’intégralité des épisodes, toujours avec ce « petit sentiment de nostalgie »

Sans aller jusqu’à évoquer une perte, Jérôme Martin, 49 ans, explique de son côté avoir « ressenti un pincement au cœur » en terminant The Shield. Passionné de séries, il se décrit lui aussi comme “addict” et estime regarder « entre dix et quinze épisodes par semaine ».  Mais ce professeur en étude de l’image et des séries télé à l’Université de Bourgogne exerce un réel contrôle sur sa consommation. « Je dis que je suis addict car j’aime les images, les histoires racontées. Mais je ne le suis pas totalement, car je suis capable de passer un mois sans en regarder », nuance-t-il. Pour lui, la pratique doit rester un plaisir et il s’agit d’éviter de tomber dans une « hyperconsommation » qui entraînerait la perte de ce plaisir. 

Quiz: Êtes-vous un expert des séries?

« La série n’est pas diabolique. C’est l’usage que l’on en fait qui peut être problématique »

D’autant que la multiplication des plateformes, couplée à l’accroissement des productions, donne un choix quasi-infini aux spectateurs. « Il y a une forme de libération où l’on n’est plus contraint par des rendez-vous, par une grille télé. Si on prend toutes les plateformes confondues, on a un catalogue qui ne s’arrête jamais. Il revient au spectateur de se contraindre », expose le sociologue Clément Combes. Ce dernier considère toutefois qu’il n’y a pas lieu de totalement diaboliser le « binge watching », qui, selon lui, est « comparable à de longues séances de lecture, quand on est complètement pris dans un livre. Pourtant, on ne nous dit jamais qu’on s’abrutit en lisant autant », remarque-t-il.

Malgré l’existence prouvée des conséquences néfastes de cette « surconsommation » de séries, « elles ne sont pas des objets dangereux », affirme Yann Valleur. « Ce sont des œuvres artistiques. On voit d’ailleurs naître des clubs, des forums de qualité et des productions de haute volée. La série n’est pas diabolique. C’est l’usage que l’on en fait qui peut être problématique ». Les séries peuvent même jouer un rôle positif dans la vie sociale de certains : « J’ai rencontré deux de mes meilleures amies en faisant un « rôle play » sur une série qu’on adore toutes les trois. On est dans des régions différentes et on n’aurait jamais pu se rencontrer autrement », affirme Andréa Gau. Maëlys Gaillet, qui se décrit comme une personne assez timide, considère que les séries peuvent être de réels moteurs de conversation : « Pouvoir parler de séries à la pause café, ça brise la glace, ça permet de créer du lien », témoigne la jeune femme. Jérôme Martin acquiesce, mais se montre davantage partagé : « Pour moi, il faut faire attention quand ça commence à supplanter la discussion familiale. On passe du temps en famille devant une série et la série devient le sujet principal. On finit par ne parler que de ça ».

Lisa Debernard et Rachel Cotte

 

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Olivier Szulzynger a co-créé et dirigé l’écriture de la série Plus Belle La Vie (entre 2000 et 2015) avant de créer un nouveau feuilleton quotidien diffusé sur France 2 : Un Si Grand Soleil. 

 

Sur quels éléments s’appuie une série pour fidéliser son public ? 

 

Ce sont les personnages qui accrochent les gens. L’enjeu dans une série quotidienne de prime time, est d’arriver à créer des personnages forts, auxquels le public s’identifie. Ensuite, le cliffhanger est un élément déterminant : il crée suffisamment de suspens pour donner envie aux téléspectateurs de revenir au prochain épisode.

 

Quels sont les ingrédients d’un personnage auquel le public s’attache ? 

 

Tout d’abord, on ne crée pas un personnage mais une famille de personnages. Ils sont à taille humaine mais en même temps ils vivent en un an ce que l’on ne vivra jamais en une vie. Le casting est déterminant pour la trajectoire que prendra le personnage, quoique son caractère soit un tant soi peu défini à la base, c’est finalement au fil du temps qu’il est affiné en fonction de ce qui émane du comédien et de la manière dont il s’approprie son rôle. 

 

Dans une série quotidienne comme PBLV ou Un Si Grand Soleil, qui s’inscrivent dans la durée, comment recruter un nouveau public ? 

 

Sur une série comme PBLV, qui existe depuis plus d’une dizaine d’années, la narration est devenue extrêmement complexe, avec une foultitude de personnages et d’événements, ce qui fait qu’elle n’arrive plus à recruter, pire encore elle décline. Dans sa période la plus prospère, il y a une dizaine d’années, la série rassemblait environ 12 millions de téléspectateurs. Aujourd’hui elle est descendue à environ 5,5 millions. Pour ce qui est d’Un Plus Grand Soleil, nous sommes encore en phase de recrutement, l’audience progresse toujours – elle se trouve actuellement entre 3,5 et 4,2 millions de téléspectateurs par soir – et cela est dû notamment au fait que nous bénéficions d’un créneau horaire avantageux (20h40). De plus, nous offrons régulièrement des “portes d’entrées” au nouveau public, puisqu’environ tous les mois, nous ouvrons de nouvelles arches dans l’intrigue avec un élément fort. À partir de cela, de nouvelles personnes peuvent être encouragées à s’agréger. Enfin, nous nous appuyons sur la pédagogie grâce aux résumés en début d’épisodes.

 

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Le « binge-watching » vu de l’étranger

 

Si en France la dépendance aux séries n’est pas encore reconnue comme une addiction méritant un parcours de soins adapté, dans certains pays, comme l’Inde ou le Royaume-Uni, le binge-watching est pris un peu plus au sérieux. 

 

En janvier 2020, le quotidien britannique The Telegraph, révélait que trois personnes avaient été prises en charge à la clinique de Harley Street pour “dépendance excessive au binge-watching”. L’un d’eux, un homme de 35 ans, avait même reconnu avoir mis son emploi en danger alors qu’il passait au moins sept heures par jour devant des séries criminelles. Dans ce cadre, les patients avaient pu bénéficier d’une “ thérapie comportementale cognitive”.

 

Deux ans plus tôt, dans le sud-ouest de l’Inde, un jeune homme de 26 ans a été accueilli au sein du SHUT (Service for Healthy Use of Technology) comme le premier patient de l’histoire atteint d’une addiction de ce type. Sans emploi et fragilisé, il s’était réfugié dans l’univers de Stranger Things. Des séances de sophrologie pour la gestion du stress, ainsi qu’un suivi psychologique et une aide à la réinsertion lui ont été proposés. 

 

Smartphone : tous accros ?

Le smartphone prend de plus en plus de place dans nos quotidiens. Il se rend indispensable, tout en se présentant comme un remède facile à nos angoisses. Certains en viennent à se considérer dépendants, voire addicts, à leur téléphone portable.

Lou B., 22 ans, passe en moyenne 7h sur son téléphone. (Photo : Bénédicte Gilles / Celsa)

Il est 17 h 30, l’heure de pointe dans le métro parisien. Les travailleurs et les étudiants s’agglutinent les uns à côté des autres. Regards vides, bouches et nez masqués, ils scrutent leurs mains. Ou plutôt, leur téléphone portable. D’après le Conseil supérieur de l’audiovisuel, les Français passent en moyenne 1 h 51 par jour sur leur portable. Un chiffre en constante augmentation depuis la création du smartphone par Apple, en 2007. Et renforcé par la pandémie de Covid-19.

« Plutôt que de ne rien faire, tu ne fais rien, mais sur ton téléphone. » Florian P., jeune Rennais diplômé en robotique, se considère dépendant à son téléphone. Il y passe deux à trois heures par jour, entre réseaux sociaux, messages, appels téléphoniques et recherches Internet. Pour autant, peut-on réellement parler d’addiction ?

L’addiction au smartphone n’est pas reconnue par l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Pour être qualifiée d’addiction comportementale (car aucune substance n’est consommée ici), elle doit cocher plusieurs cases : difficulté au sevrage, éloignement de la famille ou encore augmentation des “doses” pour obtenir la même satisfaction. “C’est encore dans le champ de la recherche, explique Baptiste Morize, interne en psychiatrie à l’hôpital Sainte-Anne, mais je pense qu’on va arriver à le considérer comme une addiction.” Le débat porte par exemple sur un temps quotidien d’exposition aux écrans, à partir duquel l’usage du smartphone deviendrait nocif. “Cela devient un trouble en santé mentale le jour où tu n’es plus capable de répondre à tes activités de base, professionnelles, sociales ou affectives,” ajoute-t-il.

Le smartphone est à la fois une montre, une carte routière, un livre de cuisine, une télévision, et bien sûr un accès direct aux réseaux sociaux. « Le smartphone, c’est pratique, facile, immédiat”, analyse Francis Brochet, journaliste et auteur de plusieurs ouvrages sur les usages du smartphone. Le téléphone portable est, littéralement, sans cesse à portée de main. « J’utilise mon smartphone pour aller sur YouTube, sur les réseaux sociaux, pour trouver une recette, pour lancer un minuteur, pour me réveiller, pour mon trajet, même si je connais le chemin. Et puis pour contacter mes proches. » développe Helena R., 23 ans, qui considère son téléphone “comme l’extension de [sa] main.” Le smartphone est devenu un outil indispensable. On peut facilement y passer des heures, sans même s’en rendre compte. C’est le cas de Florence T., 49 ans, mère au foyer. Gérant les activités de ses cinq enfants, organisant sa vie associative, échangeant avec ses amies, elle peut parfois passer deux heures rien que sur WhatsApp, même en marchant.

Zoom sur ces villes qui s’adaptent au smartphone.

« Quand on le voit, on a envie de l’allumer »

On pourrait se dire que l’on est dépendant dès lors que l’on est, des heures durant, scotché à son smartphone. Florian P. y passe deux heures dans la journée alors que Helena R. peut parfois y rester dix heures. Selon Michael Stora, psychologue et psychanalyste spécialisé dans le numérique, l’addiction au smartphone se manifeste surtout dans la gestuelle. Un consommateur de tabac ne peut s’empêcher de porter quelque chose à sa bouche. De la même manière, les personnes accros à leur smartphone déverrouillent inlassablement leur écran. Bénédicte Pierron, doctorante en sémiotique, l’analyse d’ailleurs comme intrinsèque au smartphone. “Quand vous voyez une chaise, vous voulez vous asseoir. Avec un smartphone c’est pareil : quand on le voit, on a envie de l’allumer”, explique-t-elle. Selon le Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (CREDOC), les Français consultent leur téléphone toutes les dix minutes, pour une durée de trente secondes. “Le seul moyen pour moi d’être concentrée sur mes révisions, c’est de mettre mon portable en mode avion et de l’enfermer dans mon sac” constate Caroline P., étudiante en droit de 20 ans.

Le smartphone n’est pas réservé aux plus jeunes. (Photo : Bénédicte Gilles / Celsa)

Bien que beaucoup de jeunes témoignent facilement de leur dépendance à leur smartphone, les études montrent qu’ils ne sont pas forcément les plus touchés. “Ce n’est pas une question d’âge ! Il y a un discours rebattu des adultes qui prétendent que les jeunes sont dépendants. J’estime que c’est un discours moral. Des tas de personnes de 50 ans abusent du smartphone” s’exclame Francis Brochet. Il est néanmoins clair que les pratiques divergent d’une génération à l’autre. Chez les personnes travaillant avec l’outil numérique, la frontière entre le temps de travail et le temps personnel s’atténue, c’est ce que l’on appelle le blurring. Pierre P., cadre dans la fonction publique de 53 ans, en fait les frais. “Mon téléphone participe de la confusion totale entre les deux mondes, ma vie familiale ou mes relations peuvent-être interrompues par des temps de téléphone, sans que je puisse m’y soustraire.”

Nous saisissons notre téléphone juste le temps de regarder l’heure, vérifier que nous n’avons pas rater un appel ou un message important. Cette peur est commune et de plus en plus étudiée, elle est surnommée FOMO, pour Fear of Missing Out, autrement dit la peur de rater quelque chose, qu’un événement se passe sans que nous soyons au courant. Les réseaux sociaux en sont un amplificateur : on peut tout savoir, tout le temps et donc on y retourne. “Je me rends compte que je tourne en rond sur mon téléphone : je ferme Instagram, je vais sur Twitter, je ferme Twitter, je retourne sur Instagram… Il n’y a pas grand-chose qui a changé depuis que j’ai quitté l’application trente secondes plus tôt”, raconte Florestan V., étudiant de 18 ans.

Zoom sur l’économie de l’attention.

Pour qualifier la relation entre l’utilisateur et son smartphone, Michael Stora parle de “doudou sans fil”. « Quand on est confronté à des moments d’incertitude, d’angoisse, on va dégainer. On ne s’en rend pas toujours compte : cet objet-là nous empêche de penser à nous, de nous confronter à nous-même ». Par exemple, lorsque l’on attend dans une file ou que l’on est dans le métro. Lou B., 23 ans, étudiante en cinéma, ne décroche pas de son téléphone dès qu’elle est dans les transports en commun : « J’ai l’impression de faire semblant de regarder mon portable, alors même qu’il n’y a rien, et c’est surtout pour éviter le regard des gens« . Cette conscientisation de l’objet en tant que doudou peut passer par une remarque d’autrui, ou par son rapport personnel à l’objet. Selon Michael Stora, « c’est quand on est confronté à un accident : plus de batterie ou un vol, qu’on prend conscience » de cette dépendance. Difficile donc de réaliser que l’on est accro si l’on n’essaie pas de se passer de son smartphone.

« Le numérique est un révélateur, un facilitateur, un amplificateur de problématiques déjà présentes. » Michael Stora

C’est aussi pour calmer l’anxiété que les personnes dépendantes consultent leurs réseaux sociaux très régulièrement. Elles sont poussées en permanence à vérifier qu’elles n’ont pas de notifications. Dans le cerveau, le système de récompense procure un plaisir immédiat lorsque l’on reçoit un “like” sur les réseaux sociaux, un commentaire positif ou un message privé. Ce processus libère instantanément de la dopamine et de l’endorphine, les hormones du plaisir et du bien-être. Le neurobiologiste Jean-Pol Tassin sur France Culture, explique que c’est la répétition de libération de ces hormones qui participent grandement à la volonté de retourner régulièrement sur ces réseaux sociaux, à l’instar d’autres addictions. Si le parallèle peut être fait, il insiste sur l’impossibilité à l’heure actuelle de parler d’addiction au smartphone.

“Le seul moyen pour moi d’être concentrée sur mes révisions, c’est de mettre mon portable en mode avion et de l’enfermer dans mon sac” Caroline P., étudiante en droit. (Photo : Bénédicte Gilles / Celsa)

« Le numérique est un révélateur, un facilitateur, un amplificateur de problématiques déjà présentes », selon Michael Stora. La recherche de l’immédiateté n’a pas commencé avec l’avènement du smartphone. “L’individu souhaite être au fait des dernières informations, il trouve dans le smartphone un partenaire efficace”, affirme Bénédicte Pierron avant de déclarer que “le smartphone est un instrument d’ubiquité”. Cela expliquerait la nomophobie, la peur de ne pas avoir son téléphone sur soi et donc de rater quelque chose. Quelque part, le smartphone permet de pallier la crainte d’être seul avec soi-même sans prendre part à la marche du monde.

« J’ai eu l’impression de me détacher d’un poids »

Le risque de la dépendance au smartphone est, justement, de perdre sa relation à soi. Morgane P., 31 ans, raconte avoir ressenti le besoin de laisser son téléphone dans un tiroir pendant deux semaines. “C’était une période difficile, où j’étais un peu triste et où j’avais besoin de m’éloigner. Et ça m’a fait du bien, j’ai eu l’impression de me détacher d’un poids”, raconte cette infirmière habitant près de Nancy. Bien qu’elle se considère toujours dépendante de son smartphone, Morgane P. a réussi à prendre un peu plus de distance avec lui après ces deux semaines. Et c’est une expérience qu’elle compte renouveler prochainement.

Le fait de se passer complètement de smartphone pendant une durée déterminée s’apparente à une détox digitale. Nombreux sont ceux qui ressentent le besoin de prendre un temps loin des notifications. Sur YouTube, par exemple, on ne compte plus les vidéos dans lesquelles des personnes racontent leur expérience ou donnent des conseils. Des agences de voyages se sont même spécialisées dans l’organisation de séjours de ce type. Au programme :  yoga, méditation ou randonnées dans un cadre calme et bucolique, loin de l’agitation des villes. Des séjours chers, que tout le monde ne peut pas s’offrir. Mais aussi une solution plutôt discutable, qui n’aboutit pas à une meilleure maîtrise de l’usage de son smartphone après coup.

Selon Francis Brochet, il faut d’abord “comprendre que le numérique et le smartphone sont des moyens et pas des fins.” Il n’y a pas de solutions universelles pour réussir à se détacher de cet outil. Florence T., par exemple, refuse d’ utiliser son smartphone comme un réveil et Pierre P. a désactivé la totalité de ses notifications. Tous les spécialistes s’accordent sur la nécessité de ces mises en place, y compris pour eux-même. “Il ne s’agit pas de rejeter mais de trouver la raison de ce qui ne va pas dans l’utilisation du smartphone, selon le psychologue Michael Stora, l’idéal est de partager”. Lui-même préfère mettre en place des temps lors desquels, ses enfants et lui, se partagent leurs découvertes en ligne. Le journaliste Francis Brochet, quant à lui, s’interdit d’emporter son téléphone à table et dans sa chambre, tandis que Bénédicte Pierron, doctorante en sémiotique, se contraint à faire des trajets sans utiliser d’application de géolocalisation. Plus radical, Baptiste Morize, interne en psychiatrie, a désinstallé toutes les applications de réseaux sociaux de son téléphone, afin de se “dégager du temps de cerveau”.

Bénédicte Gilles et Clemence Diligent

L’économie de l’attention en question

Helena R, 23 ans, passe beaucoup sur certaines applications comme Youtube ou Instagram. (Photo : Bénédicte Gilles / Celsa)

Qui n’a jamais passé une demi-heure sur Instagram après avoir furtivement ouvert l’application pour répondre à un simple commentaire ? Les réseaux sociaux ont un pouvoir quasi hypnotique, qui absorbe l’utilisateur, le faisant tomber dans une sorte de puits sans fond où le temps ne s’écoule plus… L’utilisateur est happé. Et il ne s’agit pas d’un hasard : c’est ce qu’on appelle l’économie de l’attention.

Lors d’une conférence, Sean Parker, ancien président de Facebook de 2004 à 2005, expose la principale interrogation à l’œuvre au sein du géant du numérique pour lequel il a travaillé : “Comment consommer autant de votre temps et de votre attention consciente que possible ?” Il précise ensuite : “Nous devons vous donner un petit peu de dopamine de temps en temps – lorsque quelqu’un a aimé ou commenté l’un de vos posts. Cela vous pousse à produire plus de contenu, ce qui vous procure plus de likes et de commentaires… Il s’agit d’exploiter une vulnérabilité de la psychologie humaine.” L’objectif des entreprises du numérique est de faire en sorte que les personnes naviguent sur leur plateforme le plus longtemps possible. Derrière l’économie de l’attention, il y a une course à l’exploitation du temps et de l’esprit des utilisateurs. C’est ce qui explique les publicités ciblées entre les storys Instagram, les vidéos s’enchaînant sur Facebook et Youtube, directement imposées par l’algorithme, ou encore le fait que Tik Tok bloque l’arrivée des notifications d’autres applications, pour s’assurer que l’utilisateur reste sur le réseau social.

Ancien employé de Google, Tristan Harris a participé au développement du concept d’économie de l’attention. En 2015, il mettait en garde contre les conséquences délétères que la constante distraction peut avoir pour soi-même, et pour la société : « Notre démocratie repose sur la capacité des gens à concentrer leur attention sur des sujets qui nous concernent collectivement, et quand nous sommes séduits par le nouveau « truc du moment », nous sommes incapables de faire ça. »

Bénédicte Gilles

Le smartphone change nos villes

Le champ de vision se réduit de 95% lorsque l’on utilise un portable en marchant

Qui n’a jamais manqué de percuter quelqu’un dans la rue car il a le nez rivé à son portable ? C’est ce que l’on appelle des smombies : contraction de zombies et de smartphone. Clément Peix est urbaniste dans le cabinet D2H, spécialisé dans la prospection urbaine. “La ville s’habitue à ce que les hommes proposent, à l’arrivée de la voiture cela a aussi posé problème”, explique-t-il. Tout le monde peut être sur son téléphone : des piétons aux automobilistes, avec des dangers différents. Selon une étude de YouGov, 6% des gens ont déjà eu un accident en utilisant leur téléphone. Deux possibilités sont alors présentes : verbaliser ou aménager l’espace public. “A Yamato, au Japon, ou à Honolulu, à Hawaii, l’usage du téléphone portable en traversant la rue est interdit ou lors de tous les déplacements.” Les risques d’accidents sont en effet plus accrus, car le champ de vision se réduit de 95% lorsque l’on utilise un portable en marchant. “Tel Aviv a choisi d’aménager ses passages piétons, là-bas quelqu’un avec un téléphone portable est considéré comme une personne aveugle : des leds sont installées sur les poteaux pour signaler la couleur du feu.” L’étape suivante dans l’adaptation des villes au smartphone se résume par les projets de Smart City. “L’objectif est que toute la ville soit connectée, c’était un grand projet de Toronto (Canada) avec Google. Et cela tendra, dans longtemps, vers une surveillance de masse, il sera possible de détecter un piéton qui marche en regardant son portable et qu’une voiture connectée puisse l’éviter par elle-même.

Clemence Digilent