ENQUÊTE : En France, ces jeunes femmes musulmanes qui choisissent le départ- Vidéo

Face à un climat qu’elles jugent islamophobe, de nombreuses françaises musulmanes envisagent l’exil. Insultées, discriminées, marginalisées, elles cherchent la possibilité de vivre leur foi librement ou de nouvelles opportunités professionnelles. Canada, Malaisie ou Maghreb, deviennent des terres d’espoir, loin d’une France qu’elles aiment… mais qu’elles quittent.

“Retourne en Iran”. C’est l’une des agressions verbales subies par Meriem, étudiante de 21 ans, alors qu’elle se promenait voilée, place de la Bastille à Paris. Comme elle, face à la montée des actes islamophobes en France, de nombreuses femmes musulmanes envisagent de s’exiler seules ou en famille, dans les pays anglo-saxons comme l’Angleterre et le Canada et musulmans, principalement, la Malaisie, les Emirats-Arabes Unies  ou les pays d’Afrique du nord (Maroc, Algérie). 

De nombreuses femmes recherchent des pays où elles peuvent porter le voile dans le milieu professionnel. Crédits : AEI

INFOGRAPHIE : où partent les femmes musulmanes qui décident de quitter la France en raison de « l’atmosphère islamophobe » qu’elles affirment ressentir ?

Source : données statistiques issues de l’ouvrage La France tu l’aimes mais tu la quittes, Enquête sur la diaspora française musulmane, Olivier ESTEVES, Alice PICARD, Julien TALPIN

Cette vague de départs a été mise en lumière en 2024 par une enquête sociologique des chercheurs Olivier Esteves, Julien Talpin et Alice Picard. Elle a fait l’objet d’un livre : La France tu l’aimes, mais tu la quittes. (c.f interview ci-dessous). Et malgré le débat suscité par ce livre, la situation n’a pas changé.

Trois question à Olivier Esteves et Alice Picard, auteurs de La France tu l’aimes mais tu la quittes, Editions du Seuil, 2024

Est-ce que ce phénomène d’exil lié à l’islamophobie est spécifique à la France ?

O.E : Non, ce n’est pas un phénomène totalement spécifique à la France, même si l’ampleur et la forme qu’il prend ici sont particulières. On retrouve des dynamiques similaires dans d’autres pays européens, mais la France se distingue par la centralité du débat sur la laïcité et la visibilité du voile. Par exemple, au Royaume-Uni ou en Belgique, la diversité religieuse est mieux acceptée, même si les discriminations existent aussi. Mais la France, avec son histoire coloniale et son obsession autour du voile, produit une atmosphère particulièrement pesante pour les personnes concernées.

Pourquoi les femmes qui partent sont-elles majoritairement très diplômées ?

A.P : La majorité des personnes interrogées sont souvent Bac+5 ou plus. Ce n’est pas anodin : être diplômé facilite l’installation à l’étranger, notamment dans des pays du Nord ou en Amérique du Nord qui valorisent les compétences et l’expertise. Cela montre que la France perd une partie de ses élites formées, qui auraient pu contribuer à la société, mais qui choisissent de partir à cause d’un sentiment d’exclusion.

O.E : Effectivement, c’est un point essentiel : ce ne sont pas uniquement des personnes en situation de précarité qui partent, mais aussi des profils qualifiés, parfois avec des carrières prometteuses. Leur départ est une perte pour la France, car ils emportent avec eux un capital humain important. Cela souligne aussi que la discrimination touche même ceux qui, sur le papier, ont toutes les chances de réussir.

Le départ est-il toujours définitif, ou observe-t-on des retours en France ?

O.E : On observe ce qu’on appelle des « carrières migratoires » : certains partent, reviennent, puis repartent à nouveau, souvent parce qu’ils réalisent que rien n’a changé en France. Mais, globalement, neuf personnes sur dix ne souhaitent pas revenir. Le sentiment d’être perçu comme « l’autre », même pour des personnes non musulmanes mais à l’apparence arabe, reste un frein majeur au retour.

 

« Aujourd’hui, j’ai envie de dire « pauvre France » ». Mounia, 45 ans.

Quand le départ se concrétise : un nouvelle vie à l’étranger

Pour Mounia, par exemple, partir est un gage de sécurité pour sa famille. Cette mère de deux petites filles est originaire du Maroc. Avec son mari, elle se prépare à déménager à Marrakech : “je vais ouvrir mon agence immobilière là-bas, et mon mari, médecin, son cabinet. Je veux offrir un meilleur avenir à mes filles” déclare-t-elle. Mounia s’est fixé deux ans pour partir, le temps pour ses filles de terminer le collège. 

Émeline Cardon, 28 ans, a fait ce choix. Il y a cinq ans, encore étudiante, elle quitte la France et s’installe à Londres. Aujourd’hui elle est professeure de Français dans la capitale britannique, et peut librement porter son voile au travail. “Ici, ce n’est même pas un sujet de discussion avec mes collègues » se réjouit Émeline Cardon qui s’est tout de suite sentie « bien accueillie » en tant que musulmane et n’envisage « pas du tout » un retour en France.malaisie 

Dans sa nouvelle vie londonienne, Émeline Cardon se réjouit de pouvoir enseigner avec le voile. Crédits : Émeline Cardon

« J’aime ce pays mais je n’ai pas d’autre choix que de le quitter. Des violences islamophobes, je sais que ça va me tomber dessus ici, un jour ou l’autre », Meriem, 21 ans.

Contrairement à ces deux femmes, la plupart des Françaises musulmanes n’osent pas encore franchir le pas et le départ reste souvent un projet. La plupart n’ont jamais vécu à l’étranger et savent que la culture française pourrait leur manquer : “je sais que je pourrais moins sortir pour m’amuser et puis le pain et le fromage ça va me manquer quand même”, sourit Meriem, une étudiante de 21 ans qui prévoit de s’installer en Algérie après ses études. 

 

 

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Niveththika, elle, rêve de s’installer en Malaisie dans les prochaines années. Pour l’instant, elle se contente d’imaginer cette nouvelle vie à travers les réseaux sociaux et les récits de ses amies déjà installées là-bas. Cette destination fait rêver de nombreuses femmes musulmanes françaises : “Je n’ai eu que des retours positifs. Ils n’y a pas de souci par rapport à l’islam », affirme -t-elle. La Malaise lui apparaît comme un lieu “d’ouverture” où l’on peut “pratiquer librement” sa religion. 

Beaucoup de femmes musulmanes s’accordent sur un point :  selon elles, la laïcité n’est pas appliquée de la même manière pour toutes les religions en France. Crédits : AEI

L’islamophobie en France, la grande coupable des départs pour les femmes musulmanes

Le climat d’islamophobie que ces femmes musulmanes ressentent en France devient pour la plupart insupportable. « Aujourd’hui, j’ai envie de dire ‘pauvre France””, s’exclame Mounia. Meriam, elle, encourage toute personne qui le peut à partir : « J’aime ce pays mais je n’ai pas d’autre choix que de le quitter. Des violences islamophobes, je sais que ça va me tomber dessus ici, un jour ou l’autre » regrette-t-elle. Mounia est convaincue « Si je pars, c’est définitif, le départ est vital ». Ces femmes musulmanes se sentent étrangères dans leur propre pays. Pour elles, c’est un « départ par dépit d’un pays lié à la mentalité fermée en France “, note Mounia : « En France, il y a la phobie de tout ce qui est différent de nous, de l’étranger au sens propre du terme.“ Aujourd’hui, être musulman ce n’est même plus vu comme une religion mais comme une origine ». Un climat anxiogène qu’Amira ressent depuis les attentats contre Charlie Hebdo en 2015.

L’islamophobie est la première raison qui poussent toutes ces femmes à partir. Nassima*, étudiante, ne se sent plus en sécurité : “On m’a déjà suivie dans la rue, insultée, craché au visage, parce que je suis voilée.” Entre janvier et mars 2025, 79 actes antimusulmans (agressions physiques, verbales, assassinats, viols) ont été recensés en France par la direction nationale du renseignement territorial (DNRT), selon le ministère de l’Intérieur. Ces chiffres sont en hausse de 72% par rapport au premier trimestre 2024. Il ne s’agit que d’actes des signalés aux autorités. 

Pour de nombreuses femmes musulmanes considèrent la Grande Mosquée de Paris comme un lieu sûr où elles peuvent pratiquer sereinement leur religion. Crédits : AEI

L’islamophobie est la première raison qui poussent toutes ces femmes à partir. Nassima, étudiante, ne se sent plus en sécurité : “On m’a déjà suivie dans la rue, insultée, crachée au visage, parce que je suis voilée.” Entre janvier et mars 2025, 79 actes antimusulmans (agressions physiques, verbales, assassinats, viols) ont été recensés en France par la direction nationale du renseignement territorial (DNRT), selon le ministère de l’Intérieur. Ces chiffres sont en hausse de 72% par rapport au premier trimestre 2024. Il ne s’agit que d’actes des signalés aux autorités. 

INFOGRAPHIE : quels sont les principaux motifs qui poussent au départ les femmes musulmanes qui affirment ressentir une « atmosphère islamophobe  » en France ?

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Le voile, un signe religieux au coeur de l’islamophobie ressentie par les femmes musulmanes

Depuis son choix de porter le voile, Nassima s’attriste d’avoir perdu progressivement des amies. Elle a constaté dès l’enfance que le voile de sa mère posait problème : « pour les sorties scolaires, les enseignants trouvaient toujours des excuses pour qu’elle ne vienne pas. En 2023, la proposition de loi pour interdire les signes religieux lors des sorties scolaires, a heurté les musulmanes et suscité des débats médiatiques.

Meriem, elle, est consciente que ce signe religieux va de pair avec de nombreuses idées reçues. Depuis qu’elle porte le voile, elle explique ressentir un changement dans le regard des gens. « On me voit tout de suite comme une femme dure ou coincée. Les gens pensent qu’avec le voile, on pratique la religion à l’extrême. Heureusement, mes amies ont compris que j’étais restée la même » se rassure la française d’origine kabyle. Selon elle, son voile devrait être perçu positivement. « Il m’apporte de la sérénité, je me sens appartenir davantage à une communauté. Il faut rappeler que personne ne nous oblige à le porter, c’est un choix personnel ». De son côté Nassima. s’est parfois étonnée de voir des personnes lui parler comme si elle ne comprenait pas le français. « À cause du voile, j’ai l’impression qu’on est vues comme des bêtes de foire, les gens se croient tout permis ». 

 

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Islamophobie : un phénomène spécifique à la France ?

Toutes, relèvent en France une « obsession » autour des musulmans dans le débat public, tant au niveau médiatique que politique. « En France, les gens sont contre nous. Je pense qu’il y a d’autres problèmes plus importants à traiter dans le média, ils ne parlent que des musulmans, c’est déprimant  » déplore Mounia. Si la mère de famille porte un intérêt plutôt marqué pour l’actualité, elle avoue avoir arrêté de regarder la télévision. « Elle véhicule les mauvais messages sur les musulmans, surtout depuis le 7 octobre 2023, et les gens n’ont pas forcément tous les éléments pour les interpréter ». Meriem pointe du doigt un problème de représentativité de la communauté musulmane à la télévision. « Les femmes musulmanes ne sont jamais invitées sur les plateaux lors des débats sur le voile » s’agace-t-elle.

Pour les femmes rencontrées les principales violences qu’elles subissent dans l’espace public sont initiées par l’identifcation de leur voile. Crédits : AEI

En France, le mot “islamophobie” est loin d’être neutre : il cristallise les tensions et divise jusque dans les plus hautes sphères de l’État. De Sébastien Chenu (Rassemblement national) à Aurore Bergé (ministre déléguée chargée de l’Égalité femmes-hommes), en passant par le député socialiste Jérôme Guedj, nombreux sont les responsables politiques à refuser de l’employer. Au sein du gouvernement, Manuel Valls s’est montré particulièrement virulent sur RTL en avril 2025. Reprenant les arguments de l’essayiste Caroline Fourest, il affirme que le terme aurait été forgé “il y a plus de 30 ans par les mollahs iraniens”, et qu’il ne faut “jamais employer les mots de l’adversaire”. Le ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau parle, lui, d’“actes anti-musulmans”, tout comme Gabriel Attal. Aurore Bergé, elle pense que « islamophobie » « n’est pas un terme approprié ». Une position largement partagée dans la majorité présidentielle. Pourtant, des chercheurs comme Marwan Mohammed et Abdellali Hajjat rappellent que le mot apparaît dès 1910, utilisé par des ethnologues pour désigner un préjugé occidental à l’égard de l’islam. Le seul membre du gouvernement à avoir publiquement parlé d’“ignominie islamophobe” esT François Bayrou, lui-même chef de ce gouvernement, dans un tweet le 26 avril, après l’assassinat d’Aboubakar Cissé, 23 ans, tué dans une mosquée du Gard.

La laïcité en France : à revoir ?

Ces jeunes femmes s’accordent sur un point : la laïcité n’est pas appliquée de la même manière   pour toutes les religions. « Les chrétiens ou les juifs qui portent une croix ou une kippa posent moins problème que nous, avec le voile. Pourtant, c’est un signe religieux comme les autres, on devrait tous être traités pareils », soupire Meriem. Elle considère que le concept de « laïcité à la française » est à revoir. « Il est temps d’évoluer avec son temps. Il y a des pays qui autorisent la pratique de la religion dans l’espace public, comme dans le modèle anglo-saxon ou canadien. Il faudrait selon moi permettre tous les signes. Ça s’appelle juste le respect de la religion des autres ». Mounia explique : « Pour moi, il n’y a pas de différence entre être musulman ou Français. On est Français, puis après la religion relève de l’ordre du privé ». 

Le voile, entre France, Angleterre et  Iran : trois modèles, trois visions 

France et Angleterre incarnent deux modèles opposés sur la question du voile. En France, la laïcité se traduit par une législation stricte : depuis 2004, les signes religieux ostensibles, dont le voile, sont interdits à l’école publique, et la loi de 2010 bannit le voile intégral dans l’espace public. Cette politique vise à préserver la neutralité de l’espace public, quitte à restreindre la liberté individuelle.

À l’inverse, l’Angleterre défend la liberté religieuse : aucune loi n’interdit le port du voile, qu’il soit simple ou intégral, dans l’espace public ou à l’école. L’Equality Act de 2010 protège le droit d’exprimer sa foi, et la majorité des écoles autorisent le port du voile avec l’uniforme. Les codes vestimentaires existent mais doivent respecter la non-discrimination. Ainsi, le port du voile reste un choix personnel, visible et accepté dans toutes les sphères de la société britannique.

Mais à l’autre bout du spectre, certains pays moins démocratiques rendent le port du voile obligatoire. En Iran, la loi impose le hijab à toutes les femmes, locales ou étrangères, sous peine de sanctions sévères : amendes, emprisonnement, voire flagellation. La récente législation iranienne renforce encore cette obligation, malgré une contestation sociale croissante.

*Le prénom a été modifié

INFOGRAPHIE : qui sont les femmes musulmanes qui décident de quitter la France en raison de « l’atmosphère islamophobe » qu’elles affirment ressentir ?

Source : données statistiques issues de l’ouvrage La France tu l’aimes mais tu la quittes, Enquête sur la diaspora française musulmane, Olivier ESTEVES, Alice PICARD, Julien TALPIN

VIDÉO : 5 minutes pour comprendre nos infographies à propos des femmes musulmanes qui décident de quitter la France

Fatou-Laure Diouf, Elena Vazquez, Ana Escapil-Inchauspé

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