Christine Bard, historienne : « Les femmes ont toujours travaillé à l’extérieur »

 » Il y a trois fonctions traditionnelles pour les femmes : épouse, mère, ménagère. Cette trilogie-là nie l’existence du travail des femmes. »  – LAURENCE PRAT / CREATIVE COMMONS / CC-BY-SA-4.0

Christine Bard est historienne, spécialiste de l’histoire des femmes, du genre et du féminisme. Elle est professeure à l’université d’Angers. Elle a notamment collaboré à l’écriture d’Histoire des femmes dans la France des XIXe et XXe siècles (Ellipse, 2013).

 D’où viennent les inégalités dans la répartition des tâches domestiques ?

Elles viennent d’une représentation dominante de la nature des femmes : s’occuper des enfants en bas-âge, nettoyer serait presque inné chez elles. Il y a trois fonctions traditionnelles pour les femmes : épouse, mère, ménagère. Cette trilogie-là nie l’existence du travail des femmes. C’est une représentation idéologique essentielle dans une société patriarcale. Et c’est un vecteur de la domination masculine que de les assigner à des tâches dévaluées.

Quand on pense au XXe siècle, on a en tête une représentation sexiste : notre tradition serait celle de « la femme au foyer ». C’est une réalité bourgeoise. Il y a eu des femmes dispensées d’effectuer les tâches ménagères*. Et les femmes ont toujours travaillé à l’extérieur. Avant la Première Guerre mondiale, elles représentaient un quart de la population active.

Si les femmes travaillaient à l’extérieur, comment expliquer que ces inégalités aient persisté ?

 Il y a eu un matraquage idéologique très fort dans les années 1940-1950, qui a perduré jusque dans les années 1970-1980 et jusqu’à nos jours, autour de la ménagère parfaite, notamment à travers la société de consommation, la publicité.

L’équipement des foyers en appareils électroménagers, pendant les Trente Glorieuses, devait aider les femmes. En fait, ça n’a pas libéré leur temps parce qu’il y a eu une élévation des standards de propreté, des attentes.

A quel moment les revendications relatives à la répartition des tâches domestiques sont-elles apparues dans les discours féministes ?

De tout temps, la question de la conciliation entre travail extérieur et vie de famille a été soulevée par les féministes. Mais les revendications relatives aux tâches domestiques ne sont pas apparues avant les années 1970. La sociologue Christine Delphy en fait pourtant un élément clé du système patriarcal et de l’exploitation des femmes.

 

Juliette Guérit et Clémentine Piriou

 

* Aujourd’hui, un courant du féminisme dénonce le fait que l’émancipation des classes supérieures se soit faite parce qu’elles ont pu se décharger du travail domestique sur d’autres femmes.

Enfants, cuisine, ménage : le confinement a pesé sur les inégalités femmes-hommes

Ecole à la maison, trois repas par jour à préparer, impossibilité de faire garder ses enfants… Pendant le confinement les tâches ménagères et éducatives ont augmenté. Or, elles sont assurées en majorité par les femmes. Si certains observateurs espèrent une prise de conscience des hommes assignés à domicile, d’autres redoutent que la situation accentue les inégalités.

Sans école, ni crèche, les parents ont dû garder leurs enfants 24h/24, une tâche qui revient le plus souvent aux mamans. Crédit: Laura Diacono

« J’entendais bien que dehors c’était la guerre. Mais pour moi c’était la guerre à la maison : ma fille avait 8 mois, elle ne faisait pas ses nuits, elle avait des coliques… » Confinée à Toulouse, avec son fiancé en télétravail et ses deux enfants, Elikia* n’a pas eu une minute à elle. Elle gérait tout à la maison. Lui, allait faire les courses. La répartition des tâches dans leur couple n’a pas changé avec le confinement. Mais ses tâches, à elle, se sont multipliées.

Sans école ni possibilité de garde et sans moyen de déléguer les tâches, la charge du travail domestique a augmenté pendant le confinement. Une hausse qui a pesé en majorité sur les femmes, exacerbant les inégalités préexistantes dans la répartition des tâches au sein des couples hétérosexuels.

La répartition des tâches domestiques est inégale dans la majorité des couples femmes-hommes.

En effet, un sondage Harris Interactive publié le 15 avril dernier, révèle que 54% des femmes ont consacré plus de deux heures par jour aux tâches domestiques pendant le confinement, contre 35% des hommes. Par ailleurs, 58% des femmes en couple ont estimé qu’elles assuraient la majorité des tâches ménagères et éducatives. Une perception qui diffère chez les hommes dont « seulement 33% estiment que leur conjoint(e) y prend une plus grande part ».

« Statistiquement, les femmes et les hommes ne vivent pas le même confinement », a conclu la secrétaire d’Etat en charge de l’égalité femmes-hommes Marlène Schiappa dans une interview au Point, craignant un « épuisement silencieux des femmes ».

Pendant le confinement, 58% des femmes en couple ont estimé qu’elles assuraient la majorité des tâches domestiques.

Pourtant, avec l’arrêt de certaines activités et l’essor du télétravail, des chercheurs et des militants avaient espéré une prise de conscience de la part des hommes assignés à domicile. Un espoir que ne partageait pas François de Singly, professeur émérite à l’Université de Paris et sociologue de la famille : « Les hommes et les femmes savent que les femmes en font plus. » De plus, « les comportements sociaux ne changent pas en 24h, ce sont des processus à très long terme », précise Sandra Gaviria, professeure de sociologie à l’Université du Havre, elle aussi spécialiste de la famille.

« Les divisions de genre sont restées »

Cependant le confinement a-t-il été l’occasion de remettre en question la répartition genrée des tâches ? C’est ce que tentent de mesurer Hugues Champeaux et Francesca Marchetta de l’Université Clermont-Auvergne qui réalisent une étude sur les conséquences sociales et économiques du confinement sur les ménages.

« Tout ce qu’on peut dire pour l’instant, c’est que les divisions de genre sont restées. Les hommes vont plus aller faire de courses, c’est déjà une activité qui est plus équilibrée au niveau du genre à l’origine et c’est l’occasion de sortir du ménage qui n’est pas le lieu d’évolution traditionnel des hommes », analyse Hugues Champeaux.

La répartition entres femmes et hommes est différente selon les tâches ménagères et éducatives.

La révolution tant espérée n’a donc pas eu lieu. Mais, vivre 24h/24 avec leur conjoint a eu un effet déclencheur sur certaines femmes comme Charlie*. A 28 ans, elle habite avec son compagnon dans un appartement de Brest. « D’être à la maison, de le voir toute la journée sur ses jeux vidéo alors que je travaille pour mes partiels et que je m’occupe du reste, ça m’a fait réaliser que je fais tourner l’intégralité du foyer. », confie-t-elle.

Il y a quelques mois, elle avait essayé de rééquilibrer les choses. « J’avais imprimé une liste de tâches sous forme de tableau. Celui qui avait fait le plus de tâches durant la semaine gagnait un massage, un repas en amoureux pour le mois. Ça a tenu un mois et demi. Pendant le confinement, ça s’est débloqué quand je lui ai dit que j’envisageais de partir me reposer pendant minimum un mois. Il a senti que ce n’était pas une menace, mais un besoin. »

« Le voir toute la journée sur ses jeux vidéo alors que je travaille pour mes partiels et que je m’occupe du reste, ça m’a fait réaliser que je fais tourner l’intégralité du foyer », raconte Charlie, 28 ans.

« Les femmes en confinement ont matériellement plus de travail à faire : tous les repas, les devoirs… Le plus dur, ça a été pour les femmes avec des enfants en bas âge », souligne Sandra Gaviria. En effet, sans école ni solution de garde, ce sont souvent les mères qui ont pris en charge les enfants.

Des « triples journées » pour les mères de famille

« Poursuivre son activité professionnelle si on en a une, s’occuper des enfants et leur faire l’école sans accompagnement ni formation, gérer la maison, a été une épreuve pour les familles et d’autant plus pour les mères », précise Alizée Montoisy, militante féministe du collectif Nous Toutes. En témoigne le succès du compte Instagram « T’as pensé à ? » sur la charge mentale** où de nombreuses femmes ont exprimé leurs difficultés.

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A l’instar de Laura qui enchaînait trois journées de travail en une. « Je me levais à 5h30 le matin pour pouvoir travailler. De 8h à 20h, je m’occupais de toutes les tâches ménagères et de ma fille, après l’avoir couchée, j’attaquais ma deuxième moitié de journée de travail de 21h à 23h », raconte cette chargée de communication en chômage partiel qui a continué de travailler deux jours par semaine. « Le télétravail a été une source de stress très forte pour certaines mamans dont les entreprises continuaient de travailler comme si de rien n’était », commente Sandra Gaviria.

En couple, Laura n’a pas pu compter sur son conjoint pour prendre le relais. « En règle générale – et pendant le confinement, ça n’a même pas été vraiment le cas – c’est lui qui lui donne le bain. Pendant le confinement, c’était à l’heure des apéros en visio avec les potes. » Plusieurs fois, la jeune femme est sortie pleurer dans son jardin, « épuisée ». Un soir, elle a même rempli une attestation pour pleurer en se promenant à un kilomètre autour de chez elle.

D’autres mamans ont continué d’aller travailler tout en portant la charge mentale et émotionnelle de la famille comme Sabrina, aide-soignante en Ehpad à temps-plein. « Le papa a eu du mal à s’occuper des enfants toute la journée. En rentrant, je devais gérer les colères et les angoisses de toute la famille. Le soir, je préparais les repas et les vêtements pour le lendemain », témoigne-t-elle.

Pour équilibrer la répartition des tâches, Charlie a essayé de mettre en place un système de tableau, sans succès.

Cependant, les expériences de couples confinés n’ont pas toutes été négatives. Pour certains, le confinement a été l’occasion de trouver un nouvel équilibre à deux. D’ailleurs, le sondage Harris Interactive, précise que « 88% des Français vivant la période actuelle en couple se disent globalement satisfaits » de la répartition des tâches domestiques. C’est le cas de Sarah et de son conjoint qui télétravaillait pendant le confinement. En congé parental, elle assure habituellement « 98% des tâches ». La présence de son conjoint leur a permis de fonctionner « en équipe » et ainsi de libérer du temps de loisir pour la jeune maman. « Je me suis assise avec un livre ! Ça ne m’était pas arrivé depuis plus de deux ans. J’aimerais que ce soit tout le temps comme ça », raconte-t-elle.

« Il s’est engagé à plus porter la charge mentale »

Trouver un équilibre, une répartition équitable, c’est ce que sont parvenus à faire Justine et son compagnon. Ils ont mis en place un système de tableau pour compter le nombre de tâches effectuées par chacun. Statistiques à l’appui, son conjoint a eu un déclic. « On était à peu près à 70% pour moi et à 30% pour lui. Lui s’est engagé à penser plus, à porter la charge mentale. Moi, je me suis engagée à penser moins, ou du moins à penser à ce que moi je dois faire et pas à lui dire ce qu’il doit faire. On avait chacun une direction à prendre à l’opposé pour se retrouver au milieu avec plus d’égalité », sourit Justine, qui utilise désormais l’application Maydée qui permet de quantifier le travail de chacun.

Grâce à un tableau Excel et maintenant à l’application Maydée, Justine et Paul ont réussi à se répartir les tâches équitablement.

Depuis, Justine envisage un autre avenir : « C’était un des critères : je ne fais pas d’enfant si on n’est pas égalitaire dans le partage des tâches. Sinon ça va limiter les possibilités dans ma vie ». Féministe, elle sent que si elle n’atteint pas l’égalité dans son couple, elle ne l’atteindra pas dans ses objectifs professionnels.

« Si les femmes sont associées à l’espace privé, ça veut dire que l’espace public est masculin. Alors, je pense que la révolution féministe commence bien à la maison, et dans l’espace privé, pour pouvoir ensuite enfin avoir une place dans l’espace public », conclut Alizée Montoisy de Nous toutes.

* Nom d’emprunt

** Poids psychologique que fait peser (plus particulièrement sur les femmes) la gestion des tâches domestiques et éducatives, engendrant une fatigue physique et, surtout, psychique. (Larousse)

 

Juliette Guérit et Clémentine Piriou

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Applications de rencontre et confinement : plus d’abonnés pour plus de données

Les sites de rencontres sont une « mine d’or » pour les annonceurs.                              Pixabay

Remplir les cœurs ou se remplir les poches ? Tinder se présente comme « meilleur site et application de rencontre 100% gratuit ». Pourtant, en 2019, le site a généré plus d’un milliard de dollars de chiffres d’affaires. Abonnements payants et publicités représentent une part significative des revenus des applications de rencontres. Cependant, le modèle économique de ces sites est aussi fondé sur la collecte de données personnelles.

La période de confinement, entraînant une augmentation du nombre d’abonnés, est donc devenue « une mine d’or » pour la collecte des données personnelles et souvent très intimes. Jessica Pidoux, doctorante en sociologie des rencontres en ligne, prend l’exemple de l’application Grindr qui recense les « données VIH » de ses utilisateurs. De son point de vue d’utilisatrice, Christine remarque qu’en s’inscrivant sur DisonsDemain, ses données se sont aussi retrouvées sur Meetic affinity : « C’est très embêtant, je n’ai jamais souhaité m’inscrire sur ce site ».

A l’exception de Christine, aucun de nos dix interlocuteurs n’a pourtant abordé la question des données personnelles. Et pour cause, selon Jessica Pidoux, très peu d’utilisateurs sont conscients de cet enjeu. Pourtant le confinement a été pour beaucoup une période de socialisation en ligne : le travail sur Zoom, les amis sur Skype et les amours sur Tinder. En basculant sur Internet, notre vie sociale a généré la mise en ligne d’une quantité croissante de nos données. Jessica Pidoux perçoit ainsi la crise sanitaire comme une période cruciale en ce qui concerne l’usage de ces informations : « Les applications de rencontres, en faisant un profilage de données intimes, ont un rôle à jouer dans cette pandémie. Et rien de cela n’est discuté ».  

Visio-date : la fausse bonne idée du confiné ?

 

Selon un sondage Happn, 54% des utilisateurs seraient prêts à se voir pour la première fois derrière leurs écrans.                                                                                                    Pixabay

Grand renouveau des applications de rencontre pendant le confinement, le visio-date. Le principe est simple : proposer aux utilisateurs de poursuivre la rencontre par caméra interposée en restant sur l’application. L’application Once a ainsi élargi ses fonctionnalités en proposant l’option « live vidéo ». Une alternative au café en terrasse qui séduit nombre d’utilisateurs. Selon un sondage effectué par l’application Happn, plus d’un sur deux serait prêt à faire une première rencontre en « visio ». Christine n’a jamais franchi le cap, en se limitant à « des coups de fil », mais n’y serait « pas réticente ».

Pour Florence Escaravage, psychologue spécialiste des relations amoureuses, les appels visios sont une bonne option pendant une période d’isolement : « Tout ce qui peut permettre de créer du lien est une bonne chose ».  L’experte en relations amoureuses soulève toutefois la nécessité de savoir s’adapter à ce format d’interaction : « Ca peut être difficile car il faut savoir se regarder, regarder une caméra. En vidéo, on n’est pas toujours sous son meilleur jour ». Une analyse qui fait écho au propos de Léo, « Je n’ai jamais osé faire de visio. Je me méfie un peu de ça. Et puis pour un premier date, t’as envie d’être à ton avantage alors que là, ça fait plusieurs mois que ne suis pas allé chez le coiffeur ». Jessica Pidoux, doctorante en sociologie des rencontres en ligne, se montre plus critique quant à cette nouvelle fonctionnalité. Selon elle, l’option « visio » n’a pas pour but d’apporter plus de réconfort aux utilisateurs mais plutôt de les « retenir en ligne pour accroît  la popularité de l’application »