PODCAST : Violences conjugales, des femmes sous emprise

En 2023, 271 000 personnes, dont 85 % de femmes, ont été recensées comme victimes de violences conjugales. « On m’a souvent dit : “Pourquoi tu n’es pas partie plus tôt ?” Partir, ce n’est pas si facile », confie Alizée, elle-même victime. De plus en plus de spécialistes soulignent le rôle central de l’emprise, un mécanisme psychologique insidieux, destructeur et profondément paralysant.

En mai 2006, Morgane, autrice habitant en région parisienne, rencontre Yassine. C’est l’amour fou : cadeaux, petites attentions… Le jeune homme lui en met plein les yeux. Quelques mois plus tard, le couple emménage ensemble. Aux premiers jours de leur vie conjugale, Yassine ne manifeste aucune violence. Lorsqu’ils ont d’anodines disputes, Morgane, qui a un fort caractère, lui tient tête. L’idylle se transforme en cauchemar plus d’un an après le début de la relation, lorsqu’elle tombe enceinte : « À partir du moment où il a su que je gardais le bébé, il a pensé que je lui appartenais, que j’étais sa chose. » La première claque arrive. Morgane est sidérée. Elle sait que ce n’est pas normal : « À ce moment-là, j’étais sur le point de fonder une famille. J’avais honte. Je ne voulais pas montrer à mes parents que j’avais échoué. » 

Un début idyllique… Processus systématique dans le cycle des violences conjugales. « La plupart des femmes disent combien l’homme rencontré est un prince charmant. Il est doux, gentil, attentif, serviable », explique Liliane Daligand, psychiatre en médecine légale et autrice du livre Violences conjugales en guise d’amour, dans lequel elle retrace le parcours de neuf femmes victimes et trois hommes auteurs de violences conjugales. Mais rapidement, le « conte de fée » se transforme en un cauchemar où le prince se révèle être un bourreau : « Vont apparaître des moments d’agacement et de colère. Peu à peu, il va y avoir une sorte de volonté d’isolement de l’autre qui doit être tout à moi », note la psychiatre. 

Liliane Daligand, psychiatre en médecine légale, a dédié de nombreuses années à étudier les violences conjugales et l’emprise

 

 

 

 

 

 

 

PODCAST : Interview complète de Liliane Daligand

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L’isolement, une emprise silencieuse

Après l’accouchement de Morgane, Yassine l’isole complètement : « Il dénigrait ma famille, mes amis… Mais en le sous-entendant, jamais frontalement. C’était insidieux, vicieux. Petit à petit, je n’allais plus voir mes amis », raconte-t-elle

Ce mécanisme de l’isolement, Nathalie, 54 ans, l’a vécu avec son ex-compagnon. Elle a 24 ans lorsqu’elle rencontre Charles au cours d’une formation associative, dans le cadre de son travail de fonctionnaire. À l’époque, Charles y est salarié. Elle décrit un début de relation sincère avec un homme « bien, cultivé, intéressant, attentionné et ouvert sur ses idées ». Comme pour Morgane, le début de la relation de la quinquagénaire ne laisse présager aucune violence. Pourtant, en silence, la stratégie de l’emprise s’installe. « Petit à petit, il a commencé à me dévaloriser dans de longs monologues. Puis il entrait dans un mutisme de plusieurs jours, provoquant une immense culpabilité chez moi. Ensuite, il revenait comme si de rien n’était et redevenait l’homme que j’avais rencontré, dans l’écoute et le respect », explique-t-elle.

Nathalie, 54 ans, est progressivement réduite à l’isolement avec Charles

Puis, « dès qu’il rencontrait quelqu’un, il avait quelque chose de négatif à dire sur cette personne. Ce n’était jamais frontal, toujours sous-entendu, se rappelle la fonctionnaire. Je finissais par remettre en question mes relations amicales. » Sortir seule devient de plus en plus difficile pour la jeune femme, accusée d’entretenir des relations avec ses amis masculins. « Il y avait toujours une histoire de relation amoureuse cachée que, selon lui, je ne voyais pas », explique-t-elle.

« Je ne pouvais pas le quitter, il me faisait trop peur »

Une fois la femme réduite à l’isolement, les violences deviennent regulières. Lorsqu’Alizée, entrepreneuse bordelaise de 28 ans, emménage en Espagne avec Arthur, leur foyer conjugal devient un huis clos et les disputes, de plus en plus violentes. Elle le rencontre en février 2016 sur Facebook. Arthur est le petit ami idéal : leur relation est fusionnelle. Mais très vite, les disputes arrivent et deviennent fréquentes. Des disputes auxquelles il répond toujours par des cadeaux. Quand la jeune femme veut le quitter, la mère de son compagnon lui propose de « soigner sa noirceur ensemble ». Alizée se sent alors investie de la mission de le sauver, ce qui marque un tournant dans leur relation : « Lorsqu’il y avait une dispute, il prenait mon téléphone et m’enfermait dans une pièce jusqu’à ce que je lui dise qu’on reste ensemble. Lorsque ça ne marchait pas, il me faisait croire qu’il faisait une crise d’épilepsie et que je devais rester pour le sauver. Les disputes pouvaient être violentes. Au début, il me poussait. Puis une fois, j’ai fini au sol avec son genou sur ma tête. » Arthur fait culpabiliser sa compagne en lui disant que ses relations conflictuelles avec son père sont la source de leurs problèmes, puis se met régulièrement en position de victime pour justifier son comportement : « Je me dis que je ne peux pas le quitter, l’abandonner. Je suis convaincue qu’il ne peut pas vivre sans moi. »

En Espagne, Alizée, isolée, fait face à des violences de plus en plus régulières

De son côté, Morgane, recluse à son domicile pour s’occuper de son fils, fait face à un déferlement de violences : « Il avait mis en place un compte à rebours. Notre fils se couchant à quatorze heures, il me disait : “Je vais te taper dans cinq heures, dans quatre heures…” » Quelques fois, l’autrice a des moments de repos où Yassine va lui offrir des cadeaux pour se faire pardonner. Des cadeaux toujours à l’échelle des coups qu’il lui portait. « Je ne pouvais pas le quitter, il me faisait trop peur. J’avais peur du jour où il allait me mettre le mauvais coup, le coup de trop. Il disait que s’il me tuait, il jetterait mon corps dans la Seine en faisant croire à un suicide. C’était ma plus grande peur : que mon fils puisse penser que je l’avais abandonné », se rappelle la jeune mère. Nathalie, devenue mère de deux petites filles, évolue, comme Morgane, dans un environnement de peur paralysant. « Petit à petit, il installait la peur. C’était diffus, permanent. Et c’est ça qui nous retient », analyse-t-elle.

Un cycle destructeur difficile à rompre

La peur instaurée par les hommes violents participe à l’emprise, que Liliane Daligand décrit comme « une volonté de dominer l’autre, de le réduire à un objet manipulable ». L’experte distingue trois dimensions : la possession, qui nie l’autre en tant que sujet ; la domination, qui maintient la victime dans une soumission et une dépendance totale ; l’empreinte, qui vise à marquer la personne physiquement et psychiquement.

L’emprise s’illustre de manière cyclique. Le cycle de la violence commence par une montée de tension, puis éclate en actes violents : cris, coups, insultes. Vient ensuite la phase de justification, où la victime finit par se blâmer elle-même. Enfin, l’auteur cherche à se faire pardonner et promet de changer. Ce cycle peut durer des mois, des années, car « la victime va croire à ses promesses, c’est pour ça qu’elle va rester », détaille la psychiatre.

Privée de ses désirs et de son essence, la victime en vient parfois à penser : « Quand il ne me bat pas, je n’existe pas. » Et, malgré les tentatives de fuite, la teneur de l’emprise est telle qu’il faut parfois « de multiples séparations avant une éventuelle séparation définitive ». D’autant que la possibilité pour les femmes de sortir de ce cycle d’emprise grâce à leur famille ou à leurs proches est souvent limitée par le système d’isolement dont elles font l’objet. Parfois, « la famille peut ne rien voir, parce qu’il y a des auteurs de violences qui peuvent apparaître en société comme de bons professionnels, de bons amis, de bons copains, presque de bons maris, finalement », analyse Liliane Daligand.

« Le plus dur c’est d’avoir compris trop tard »

Lorsque Michel et Martine, les parents de Nathalie, rencontrent le compagnon de leur fille, ils sont conquis par celui qui semble être le gendre idéal. Pourtant, quelques signes les alarment : leur fille, passionnée de chant, se voit interdire de faire de la chorale, elle a de moins en moins d’amis, des remarques dévalorisantes sont lancées par son compagnon en repas de famille… Le déclic pour ces instituteurs à la retraite survient en février 2009. Une altercation éclate entre Martine et son gendre. Les parents de la fonctionnaire quittent le domicile de leur fille avec l’intention de ne jamais y retourner. Une semaine après leur départ précipité, le téléphone sonne : « Nathalie nous explique pour la première fois ce qu’elle vit vraiment. Elle est prête à partir. Elle me remercie que cette altercation soit arrivée, ça lui donne de la force », se souvient Michel avec émotion. « Le plus dur, c’est d’avoir compris trop tard », poursuit le père de famille qui est tombé plusieurs années en dépression suite à ce choc émotionnel.

L’emprise de Nathalie a plongé Michel, son père, plusieurs années en dépression suite à ce choc émotionnel

L’altercation entre Charles et Martine vient confirmer les doutes de la quinquagénaire : « Lors d’une formation sur les violences conjugales dans le cadre de mon travail, on décrivait les critères des violences conjugales et je me suis dit : “Mais en fait, on parle de moi.” » Elle commence à faire des recherches, en silence, et réfléchit à partir. Quelques mois avant le départ, elle refuse de dormir avec Charles. « Il a jeté le matelas, m’a poussée, se souvient-elle. Il n’acceptait pas que je ne sois plus à lui. » La tension franchit un nouveau cap face à ses menaces : « Si tu fais ça, un jour tu te réveilleras avec un couteau dans le corps. Fais attention à tes filles. »

Sortir de l’emprise, une fuite au péril de leur vie

La fuite est donc minutieusement orchestrée avec l’aide de ses parents. Tandis que Charles est convoqué au commissariat pour être auditionné, Nathalie remplit des sacs poubelle avec ses affaires et celles de ses filles. Elle part. Mais la violence ne s’arrête pas là. « Il m’appelait sans cesse, menaçait de m’enlever mes enfants, de me tuer », note-t-elle. Elle engage une procédure pour l’expulser du domicile conjugal, alors à son nom à elle. Deux mois d’errance suivent, avant qu’elle réintègre enfin sa maison. Elle découvre alors un décor glaçant. « “Salope” était tagué partout, mes vêtements déchirés, la prise de terre d’une ampoule retirée. L’électricien m’a dit : “Quelqu’un a essayé de vous tuer.” » Sa plainte pour violences conjugales et menaces de mort sera classée sans suite.

« C’est le déclic, je suis partie. »

Pour Alizée, le départ est plus long et brutal. Lorsqu’elle rentre en France avec son copain, elle part aussitôt travailler loin de lui, dans une autre région, pour l’été. Elle s’épanouit et réalise que ce qu’elle vit au sein de son couple n’est pas normal. À la rentrée, le couple se sépare mais Arthur n’a pas d’argent et, durant six mois, ils cohabitent : « Un matin, il débarque en furie dans ma chambre. Je me réfugie dans la salle de bains mais il me suit en me criant dessus. Puis, il me tabasse en écrasant ma tête contre la baignoire et casse mon téléphone. Je crois mourir. Il m’enferme ensuite dans le salon et je vais profiter d’un moment de répit pour m’enfuir. Mais, il me rattrape et m’étrangle à la porte d’entrée. J’appelle au secours. Il prend peur et me jette dehors. C’est le déclic, je suis partie. »

Le départ du foyer conjugal est souvent risqué et le résultat d’un long chemin psychologique

La sortie de cette emprise n’a pas non plus été simple pour Morgane. L’élément déclencheur survient en 2011 quand elle invente un subterfuge pour aller voir un ami de longue date. Il voit arriver la jeune femme en pull en plein mois de juillet et comprend tout de suite que quelque chose ne va pas. Sur les conseils de son ami, elle porte plainte le lendemain, avant de la retirer trois jours plus tard. Par peur. Mais le policier qui retire sa plainte oriente Morgane vers l’association Du côté des Femmes avec qui elle va prendre contact : « J’avais rendez-vous une fois par semaine avec la psychologue de l’association et ça m’aidait. Ça plantait des graines. » Des graines qui vont porter leurs fruits cinq mois plus tard, après un énième passage à tabac, où elle appelle la police. Yassine est interpellé.

« En vivant en foyer, je vais retrouver ma vraie personnalité »

Jugé en comparution immédiate, il est condamné pour violences conjugales à dix-huit mois de prison dont douze mois ferme. Morgane pense que c’est la fin de quatre années de violence et de peur. Mais en septembre 2012, au bout de cinq mois de prison, Yassine sort pour « bonne conduite ». Morgane ne dispose que d’une mesure d’éloignement de trois mois. Lorsqu’elle se termine, il entre par la fenêtre et s’installe dans la maison à plusieurs reprises, non pour la frapper mais pour alimenter la peur.

S’ensuivent des mois de fuite et de déménagements de foyer en foyer pour assurer sa sécurité et celle de son fils. « En vivant en foyer, je vais retrouver ma vraie personnalité, ça va me permettre de sortir de l’emprise, de la peur. » Le harcèlement de Morgane s’arrête en 2015, lorsqu’elle sort son livre pour témoigner de son enfer : Il m’a volé ma vie. Yassine est démasqué. Il a honte. 

Des structures pour aider à fuir et à se reconstruire

L’association Du côté des Femmes a été un vrai tremplin pour l’autrice dans sa fuite de l’emprise et du foyer conjugal. Depuis son départ en 2011, de nombreuses structures se sont organisées pour aider les femmes à sortir de l’emprise. « Vivez-vous ou avez-vous vécu des violences ? » C’est désormais une question systématique, posée à chaque patiente accueillie à l’hôpital Delafontaine de Saint-Denis. En cas de réponse positive, le personnel oriente sans délai la patiente vers la Maison des femmes Restart rattachée à l’hôpital, où une prise en charge spécifique débute. « On essaye de les accompagner vers la sortie de l’emprise en les aidant à comprendre ce qu’elles vivent », détaille Mathilde Gaillard, la chargée de communication de la structure.

À la Maison des femmes Restart, à Saint-Denis, divers ateliers sont proposés pour aider les femmes à libérer la parole et à se reconstruire

Chaque semaine, des groupes de paroles encadrés par une psychologue sont proposés par la structure : « Entendre d’autres récits aide à dénormaliser certaines situations et à se dire : “ce que j’ai vécu, ce n’est pas acceptable” », souligne encore la chargée de communication de la structure. La parole se libère aussi en entretiens individuels. Rosalie, infirmière à la Maison des femmes depuis neuf ans, est souvent la première à recueillir ces confidences. À partir du récit livré, elle évalue les besoins, établit les urgences, et oriente vers les professionnels adéquats. Mais elle le rappelle : « Quand on est dans une emprise pendant plusieurs années, ce n’est pas en un entretien qu’on en sort. Une seule discussion peut prendre des mois à faire son chemin. Certaines femmes nous rappellent un an après. On sait qu’on plante des graines, et qu’en une simple discussion on a commencé à fissurer le cercle de l’emprise et de la violence. »

Les infirmières de la structure montrent le cycle de la violence aux femmes pour qu’elles se rendent compte de ce qu’elles vivent

Une fois le cercle de l’emprise brisé, le travail est à la reconstruction pour ces femmes qui affrontent souvent, seules, l’incompréhension de la société, la lenteur de la justice et leur détresse émotionnelle. Encore aujourd’hui, au domicile de Morgane et son fils, Yassine revient tambouriner environ deux fois par an et la harcèle avec des appels : « Je n’ai plus peur. Je me suis reconstruite grâce aux livres et à mes conférences. Témoigner m’a permis de reprendre le contrôle de mon histoire. Mon livre a aidé d’autres femmes et c’est ma plus grande récompense. N’ayons pas honte d’être victimes ! » conclut la survivante.

Léna-Marie Laquembé et Carole-Anne Try

Violences conjugales : Elles ont tué leur bourreau pour échapper à leur emprise

Trois femmes, victimes durant des années de violences conjugales au sein de leur foyer ont tué leur mari pour mettre fin à leurs sévices. L’une a était acquitté pour légitime défense, les deux autres déclaré coupable de meurtre. Explication.

« Et si ma seule façon de survivre c’était de tuer ? ». Alexandra Lange, Valérie Bacot, Jacqueline Sauvage : toutes trois ont tué leur compagnon après des années de violences conjugales. Si la première a été acquittée, ayant agi en pleine agression, les deux autres ont été condamnées, leurs actes n’ayant pas eu lieu lors d’un épisode de violences. Ces affaires médiatisées ont soulevé la question des limites de la légitime défense en France, où l’imminence du danger reste un critère clé. Leurs avocates ont plaidé une légitime défense différée, inspirée du droit canadien, qui reconnaît un état de danger permanent. Une notion encore non reconnue en droit français.

Léna-Marie Laquembé

Quitter les réseaux sociaux : un choix radical pour reprendre les commandes

Alors que les plateformes numériques se sont immiscées partout dans notre quotidien, beaucoup tentent de s’en déconnecter. Qu’est-ce qui explique le choix radical de ces exilés volontaires, encore minoritaires ?

« Twitter a été la source d’une dépression profonde jusqu’à mes 17-18 ans. » Pour Ariel, 26 ans, loin d’un espace de sociabilisation, les réseaux sociaux se sont révélés être un enfer. Aujourd’hui, cet étudiant en master de Géopolitique de l’art et de la culture à Sorbonne-Nouvelle, installé dans son canapé, respire : « Ça fait quatre ans que je n’ai pas Twitter. J’ai un compte Instagram qui traîne, mais j’ai bien écrit qu’il était inactif. »

Selon une étude réalisée par le think tank Destin commun, en 2024, un Français sur deux préférerait vivre dans un monde où les réseaux sociaux n’auraient jamais existé. Pourtant, selon le Digital Report 2025 de We Are Social, seuls 9,5 % des Français de seize ans et plus qui utilisent internet sont absents des plateformes numériques. Ariel fait partie de la minorité de personnes qui ont pris leurs distances avec ces dernières. Un choix d’autant plus radical qu’il a passé la majeure partie de son adolescence en ligne : « J’ai commencé avec Orkut et Facebook à 11 ans, puis ma vie c’était Twitter de mes 14 à mes 22 ans. » David-Julien, 41 ans, rédacteur en chef adjoint à L’ADN était aussi un « fervent utilisateur de X depuis 2011 », mais l’application n’est plus sur son téléphone « depuis un peu moins d’un an ». Pour d’autres, cette séparation s’est faite sans déchirement. Clara, 21 ans, a quitté les réseaux dès la troisième. « Ça ne m’a jamais vraiment manqué par la suite. Ce que je rate n’est pas important pour moi », avoue la stagiaire en urbanisme. Même chose pour Camille : « Instagram me prenait beaucoup de temps pour rien », un temps précieux pour cette étudiante en médecine de 24 ans.

Un ras-le-bol dû à une ambiance nocive

Si ces exilés volontaires se multiplient, il n’existe pas d’estimations précises de leur nombre. « Il est difficile de dire s’il y a eu un phénomène massif de départ des usagers » d’après Servanne Monjour, chercheuse en humanités numériques. Cela s’explique par l’absence d’études approfondies sur le sujet, le cumul de plusieurs comptes entre les mains des mêmes utilisateurs et la prolifération des faux comptes, ou bots. X serait « l’exemple clé » de ce dernier phénomène : on y trouve « près de 50 % » de faux utilisateurs. Cette prolifération « s’inscrit dans un mouvement plus général d’emmerdification du web ». D’après l’experte, les fils de discussion se retrouvent ainsi pollués par de nombreux contenus non sollicités. Quant aux bots, ils sont devenus des « agents d’influence et de retournement des opinions parfois très agressifs ».

D’où une ambiance délétère sur les réseaux, à l’origine d’un ras-le-bol chez les internautes. « Je me suis rendu compte que Twitter était une course à la popularité », déplore Ariel. Selon lui, les compteurs de likes et de retweets encouragent les utilisateurs à vouloir être les plus sarcastiques et les plus caustiques. Lui-même reconnaît avoir « pu être toxique à des moments », même s’il n’était pas « la personne la plus drôle ». Sur Twitter, Ariel a aussi été témoin de « guerres d’identité » : « Les gens se regroupent entre personnes qui pensent la même chose. » Ce qui, loin de renforcer les liens sociaux, exacerbe les tensions d’après l’étudiant.

Cette idée est renforcée par le mécanisme inhérent aux plateformes : « Il y a aujourd’hui un phénomène de dégradation de la qualité des services des grands réseaux sociaux devenus hégémoniques », pointe Servanne Monjour. Depuis le rachat du réseau X par Elon Musk en 2022, David-Julien a l’impression « d’ouvrir les portes de l’enfer » à chaque fois qu’il s’y rend. Le milliardaire est selon lui responsable d’une « viralité de bas étage » qui entretient la haine sur la plateforme : « Il y a évidemment plus de racisme, plus d’avis catastrophiques que jamais. » Pour Clara, cette toxicité concerne tous les réseaux. Le cyberharcèlement, notamment, y est légion : « On risque d’être impacté par des gens qui ne sont même pas là. » Elle regrette également « l’impunité sur les réseaux sociaux », qui permet d’assumer des comportements aussi problématiques que « l’exhibitionnisme » via l’envoi de photos non sollicitées.

« Parfois, la sidération te fait passer dix secondes devant un contenu »

À cela s’ajoute la surcharge informationnelle, source de frustration et d’énervement à laquelle les utilisateurs ne consentent pas forcément. « Le fait de se rendre toujours disponible devient une vulnérabilité », dénonce la jeune femme, qui assume de ne répondre aux messages que lorsqu’elle le souhaite. Un sentiment d’être « submergée » que dénonce également Camille : « Tomber sur des stories de mes amis en vacances alors que je suis bloquée à Paris pour mes études aggrave encore mon état », souffle-t-elle. Elle se sent aussi dépassée par l’actualité anxiogène qui circule sur les réseaux sociaux et cite des « vidéos d’enfants palestiniens » qui l’affectent particulièrement. Face à ces contenus, Ariel est catégorique : « Je n’ai pas envie d’y avoir accès, tout comme je n’ai pas envie de constamment donner mon opinion et prendre part à des combats. On n’est pas obligé de réagir à tout. » Mais le jeune homme n’est pas dupe et sait que le fonctionnement des plateformes numériques joue contre leurs utilisateurs : « Parfois, la sidération te fait passer dix secondes devant un contenu, ce qui fait qu’on te le recommande encore plus. »

Quoiqu’anodin, le geste de supprimer un réseau social de son smartphone peut demander un certain effort. © Margot Mac Elhone/Celsa

Les géants du numérique mettent volontairement en place ce genre de mécanismes pour capter l’attention des utilisateurs, dont dépend leur chiffre d’affaires. Par exemple, TikTok possède « un fonctionnement algorithmique fondé sur le principe des “putaclics” », affirme Servanne Monjour. À cette fin, les plateformes privilégient également les contenus courts et dynamiques.

Addicts aux réseaux ?

Ce mécanisme est bien connu des médecins : « Le design des réseaux sociaux est fait pour maintenir l’attention », affirme Victor Leroy, psychiatre addictologue à Clinic Les Alpes en Suisse. Certes, « il n’y a pas encore de consensus » sur l’existence d’une addiction à ces plateformes. Mais des points communs s’observent entre les personnes victimes d’addictions et certains internautes, à savoir « des comportements incontrôlables qui créent de la détresse avec des symptômes de manque ». Le médecin estime ainsi qu’environ 15 % de la population mondiale est touchée par cette dépendance. De plus, elle concerne tous les profils, les réseaux se voulant « les plus inclusifs possible ».

Au niveau du cerveau, les plateformes numériques sécrètent des « hormones du plaisir » et activent « les mêmes circuits » que l’héroïne ou la cocaïne. Leur capacité à capter l’attention repose aussi sur un « système de récompense », fondé notamment sur une « quête du like qui provoque un renforcement positif extrêmement puissant », ajoute le médecin. Camille, qui aspire à devenir psychiatre, en a fait le constat : « Tu scrolles et tu te rends compte que tu as passé trente minutes à scroller pour rien. Je me sens comme devant un paquet de chips vraiment addictives, sauf que le paquet se finit à un moment, alors que tu peux faire défiler les contenus à l’infini. » 

Une spirale infernale qui a durement impacté la vie d’Ariel dans son adolescence. « Reclus » dans sa chambre, le jeune homme faisait défiler les contenus de Twitter. D’après Victor Leroy,  le fait d’avoir recours à ces « comportements à risque » est « toujours une solution à un problème masqué » auquel il faut d’abord s’attaquer. Par exemple, l’addiction aux réseaux sociaux est souvent une manière de soulager une phobie sociale : « Mes amis étaient exclusivement en ligne », se remémore ainsi Ariel. Ce mode de vie hyperconnecté suscite une vulnérabilité constante à laquelle s’ajoute le risque de cyberharcèlement, dont l’impact sur les jeunes est d’autant plus « terrible » qu’il « commence à l’école et poursuit l’adolescent jusqu’à la chambre à coucher », selon Victor Leroy. Cela exacerbe certaines pathologies mentales et en sortir n’est pas chose aisée : « La majorité des gens vivent d’abord énormément de frustration, d’énervement et d’anxiété. »

Se reconnecter au réel

En guise de solution, le gouvernement français a lancé en mai le défi « Dix jours sans écran » à destination notamment des enfants et des adolescents. Victor Leroy est quant à lui partisan du principe de pause numérique, qui sera instauré dans tous les collèges de France à compter de septembre 2025. Les élèves devront déposer leurs téléphones portables dès leur entrée dans l’établissement et ne les récupéreront qu’à la fin des cours. « Faire une pause et ne pas pouvoir s’y tenir est le signe que l’on a un problème. C’est très bien pour faire du dépistage », affirme le médecin. Multiplier les pauses régulières permettrait ainsi de prendre conscience de ses difficultés et d’exercer son cerveau à pratiquer d’autres activités.

De fait, réussir sa déconnexion se révèle souvent bénéfique. Depuis qu’il est parti, Ariel est de meilleure humeur, se sent moins susceptible et investit mieux son temps et son énergie. Il s’intéresse notamment aux contenus longs qui lui « rendent de la concentration », comme les jeux vidéo hors ligne et les « vidéos de huit heures sur YouTube », où il évite les espaces commentaires. « J’ai l’impression d’être plus humain ; j’ai resitué le réel dans ma tête. » Il a aussi appris à cesser de s’enfermer dans des groupes et à exprimer ses biais avant ses opinions : « Je me suis rendu compte que c’était comme ça que j’avais réussi à développer mon identité d’aujourd’hui. »

Depuis qu’il a quitté les réseaux sociaux, Ariel consacre davantage de temps aux jeux vidéo, dont il possède une grande collection. © Margot Mac Elhone/Celsa

De son côté, Clara emploie son temps à lire, à écouter de la musique voire à ne rien faire. « Les gens ne savent plus s’ennuyer », regrette-t-elle. Un constat partagé par Camille, bien que l’étudiante exploite au maximum le temps que lui accorde la désintoxication numérique. « Quand tu enlèves les cinq minutes que tu passes par-ci par-là sur les réseaux, ça fait trois heures en plus dans ta journée. J’en profite pour faire autre chose : je lis, je joue du piano… » Comme Ariel, elle privilégie les formats longs comme les films et les séries plutôt que le scrolling : « De manière générale, un contenu intéressant, tu ne le fais pas en une minute. La plupart des contenus courts sont un peu débiles. »

Vivre avec les réseaux : une fatalité ?

Pourtant, l’étudiante ne quitte les réseaux que ponctuellement, pour une durée de « dix jours à deux semaines », lorsqu’elle a « d’autres choses à penser », examens ou problèmes familiaux. Elle a ainsi trouvé un équilibre : hors périodes de déconnexion, elle utilise Instagram « deux heures et demie par jour en moyenne ». Vivre sans les réseaux n’est donc pas une sinécure. Ariel l’a vécu : il a supprimé Twitter une première fois à l’âge de quinze ans, ce qui coïncidait avec ses premières visites chez le psychiatre. Six mois plus tard, il était de retour sur la plateforme avec un compte en privé cette fois-ci, ce qui ne l’empêchait pas d’être confronté à des contenus toxiques. S’il a mis un terme à son usage non professionnel des réseaux, ses études le retiennent sur Instagram : « Je ne l’utilise que pour contacter des gens dans le cadre de mes recherches. »

Pour David-Julien, la situation est encore plus compliquée. En qualité de spécialiste des usages du numérique, il ne peut pas s’en passer : « Vu que le web est mon terrain d’enquête et de travail, j’ai du mal à me déconnecter complètement. » Le journaliste a donc dû s’adapter : il se rend désormais sur X « uniquement pour le travail » et opte pour des alternatives. Parmi elles, Reddit, une plateforme qu’il décrit comme « un endroit où l’on peut discuter un peu plus en profondeur » et qui serait « mieux modérée que X ».

Il faut dire que les réseaux jouent désormais un rôle prépondérant dans nos sociétés. Les utilisateurs s’en servent pour se maintenir en contact avec leurs proches et en dépendent beaucoup pour se renseigner au quotidien. En témoigne l’émergence de la FOMO (fear of missing out), la peur de passer à côté de quelque chose, que Camille a pu éprouver. Elle évoque certains restaurants qui ne passent plus que par les plateformes, notamment Instagram, pour présenter leur carte. En outre, « il y a beaucoup de lieux de communauté queer que je fréquente et qui postent leurs évènements uniquement sur les réseaux sociaux. » Pour préserver sa vie sociale, la jeune femme est obligée de s’adapter : « Je préviens par une story que je vais partir pour quelques temps et je passe par d’autres moyens de communication comme les SMS. »

La déconnexion est d’autant plus compliquée que certaines communautés en ligne « favorisent l’accès à l’aide » selon Victor Leroy : « Quand on tape “suicide” ou “anorexique” sur Instagram, on met la personne en lien avec des ressources de soutien. » Le médecin souligne aussi l’empathie de la nouvelle génération, plus connectée donc plus ouverte aux problèmes de chacun.

Sans compter le coût social de ce mode de vie : « Les gens qui n’utilisent pas de smartphones doivent se justifier auprès de ceux qui s’en servent », souligne Victor Leroy. Clara en a payé le prix : « Pendant mon stage, ma cheffe passait tout son temps sur TikTok. Elle me disait que j’étais une intellectuelle parce que je n’étais pas sur les réseaux sociaux », relate-t-elle avec amertume. Si certaines personnes réussissent à quitter les plateformes numériques, la majorité les relègue ainsi au rang de marginaux.

Margot Mac Elhone et Eliott Vaissié

DES MOTS SUR DES MAUX

Emmerdification :

Traduction du mot anglais « enshittification », créé en 2022 par le blogueur canado-britannique Cory Doctorow. Dégradation de la qualité des services sur les plateformes numériques.

FOMO :

« Fear of missing out » (peur de rater quelque chose). Sentiment désagréable de passer à côté d’une actualité ou d’un événement important (fête, match, concert) lorsque l’on se distancie des réseaux sociaux.

Infobésité :

Aussi nommée surcharge informationnelle. Excès d’information propre à l’ère du numérique (Le Robert).

Putaclic :

Principe publicitaire visant à rendre un contenu numérique (texte, image, vidéo) particulièrement attirant afin d’inviter un maximum d’utilisateurs à cliquer dessus.

Story :

Contenu publié par un internaute sur un réseau social et visible pendant une durée limitée.

Streameur : 

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Vidéo : ces stars des réseaux qui ont choisi la déconnexion

Bien que les réseaux sociaux soient le cœur de leur activité professionnelle, certains influenceurs, sous la pression de la notoriété, ont fait le choix de s’en éloigner. C’est par exemple le cas du streamer Zod ou de l’influenceuse Léna Situation.

ENQUÊTE : En France, ces jeunes femmes musulmanes qui choisissent le départ- Vidéo

Face à un climat qu’elles jugent islamophobe, de nombreuses françaises musulmanes envisagent l’exil. Insultées, discriminées, marginalisées, elles cherchent la possibilité de vivre leur foi librement ou de nouvelles opportunités professionnelles. Canada, Malaisie ou Maghreb, deviennent des terres d’espoir, loin d’une France qu’elles aiment… mais qu’elles quittent.

“Retourne en Iran”. C’est l’une des agressions verbales subies par Meriem, étudiante de 21 ans, alors qu’elle se promenait voilée, place de la Bastille à Paris. Comme elle, face à la montée des actes islamophobes en France, de nombreuses femmes musulmanes envisagent de s’exiler seules ou en famille, dans les pays anglo-saxons comme l’Angleterre et le Canada et musulmans, principalement, la Malaisie, les Emirats-Arabes Unies  ou les pays d’Afrique du nord (Maroc, Algérie). 

De nombreuses femmes recherchent des pays où elles peuvent porter le voile dans le milieu professionnel. Crédits : AEI

INFOGRAPHIE : où partent les femmes musulmanes qui décident de quitter la France en raison de « l’atmosphère islamophobe » qu’elles affirment ressentir ?

Source : données statistiques issues de l’ouvrage La France tu l’aimes mais tu la quittes, Enquête sur la diaspora française musulmane, Olivier ESTEVES, Alice PICARD, Julien TALPIN

Cette vague de départs a été mise en lumière en 2024 par une enquête sociologique des chercheurs Olivier Esteves, Julien Talpin et Alice Picard. Elle a fait l’objet d’un livre : La France tu l’aimes, mais tu la quittes. (c.f interview ci-dessous). Et malgré le débat suscité par ce livre, la situation n’a pas changé.

Trois question à Olivier Esteves et Alice Picard, auteurs de La France tu l’aimes mais tu la quittes, Editions du Seuil, 2024

Est-ce que ce phénomène d’exil lié à l’islamophobie est spécifique à la France ?

O.E : Non, ce n’est pas un phénomène totalement spécifique à la France, même si l’ampleur et la forme qu’il prend ici sont particulières. On retrouve des dynamiques similaires dans d’autres pays européens, mais la France se distingue par la centralité du débat sur la laïcité et la visibilité du voile. Par exemple, au Royaume-Uni ou en Belgique, la diversité religieuse est mieux acceptée, même si les discriminations existent aussi. Mais la France, avec son histoire coloniale et son obsession autour du voile, produit une atmosphère particulièrement pesante pour les personnes concernées.

Pourquoi les femmes qui partent sont-elles majoritairement très diplômées ?

A.P : La majorité des personnes interrogées sont souvent Bac+5 ou plus. Ce n’est pas anodin : être diplômé facilite l’installation à l’étranger, notamment dans des pays du Nord ou en Amérique du Nord qui valorisent les compétences et l’expertise. Cela montre que la France perd une partie de ses élites formées, qui auraient pu contribuer à la société, mais qui choisissent de partir à cause d’un sentiment d’exclusion.

O.E : Effectivement, c’est un point essentiel : ce ne sont pas uniquement des personnes en situation de précarité qui partent, mais aussi des profils qualifiés, parfois avec des carrières prometteuses. Leur départ est une perte pour la France, car ils emportent avec eux un capital humain important. Cela souligne aussi que la discrimination touche même ceux qui, sur le papier, ont toutes les chances de réussir.

Le départ est-il toujours définitif, ou observe-t-on des retours en France ?

O.E : On observe ce qu’on appelle des « carrières migratoires » : certains partent, reviennent, puis repartent à nouveau, souvent parce qu’ils réalisent que rien n’a changé en France. Mais, globalement, neuf personnes sur dix ne souhaitent pas revenir. Le sentiment d’être perçu comme « l’autre », même pour des personnes non musulmanes mais à l’apparence arabe, reste un frein majeur au retour.

 

« Aujourd’hui, j’ai envie de dire « pauvre France » ». Mounia, 45 ans.

Quand le départ se concrétise : un nouvelle vie à l’étranger

Pour Mounia, par exemple, partir est un gage de sécurité pour sa famille. Cette mère de deux petites filles est originaire du Maroc. Avec son mari, elle se prépare à déménager à Marrakech : “je vais ouvrir mon agence immobilière là-bas, et mon mari, médecin, son cabinet. Je veux offrir un meilleur avenir à mes filles” déclare-t-elle. Mounia s’est fixé deux ans pour partir, le temps pour ses filles de terminer le collège. 

Émeline Cardon, 28 ans, a fait ce choix. Il y a cinq ans, encore étudiante, elle quitte la France et s’installe à Londres. Aujourd’hui elle est professeure de Français dans la capitale britannique, et peut librement porter son voile au travail. “Ici, ce n’est même pas un sujet de discussion avec mes collègues » se réjouit Émeline Cardon qui s’est tout de suite sentie « bien accueillie » en tant que musulmane et n’envisage « pas du tout » un retour en France.malaisie 

Dans sa nouvelle vie londonienne, Émeline Cardon se réjouit de pouvoir enseigner avec le voile. Crédits : Émeline Cardon

« J’aime ce pays mais je n’ai pas d’autre choix que de le quitter. Des violences islamophobes, je sais que ça va me tomber dessus ici, un jour ou l’autre », Meriem, 21 ans.

Contrairement à ces deux femmes, la plupart des Françaises musulmanes n’osent pas encore franchir le pas et le départ reste souvent un projet. La plupart n’ont jamais vécu à l’étranger et savent que la culture française pourrait leur manquer : “je sais que je pourrais moins sortir pour m’amuser et puis le pain et le fromage ça va me manquer quand même”, sourit Meriem, une étudiante de 21 ans qui prévoit de s’installer en Algérie après ses études. 

 

 

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Niveththika, elle, rêve de s’installer en Malaisie dans les prochaines années. Pour l’instant, elle se contente d’imaginer cette nouvelle vie à travers les réseaux sociaux et les récits de ses amies déjà installées là-bas. Cette destination fait rêver de nombreuses femmes musulmanes françaises : “Je n’ai eu que des retours positifs. Ils n’y a pas de souci par rapport à l’islam », affirme -t-elle. La Malaise lui apparaît comme un lieu “d’ouverture” où l’on peut “pratiquer librement” sa religion. 

Beaucoup de femmes musulmanes s’accordent sur un point :  selon elles, la laïcité n’est pas appliquée de la même manière pour toutes les religions en France. Crédits : AEI

L’islamophobie en France, la grande coupable des départs pour les femmes musulmanes

Le climat d’islamophobie que ces femmes musulmanes ressentent en France devient pour la plupart insupportable. « Aujourd’hui, j’ai envie de dire ‘pauvre France””, s’exclame Mounia. Meriam, elle, encourage toute personne qui le peut à partir : « J’aime ce pays mais je n’ai pas d’autre choix que de le quitter. Des violences islamophobes, je sais que ça va me tomber dessus ici, un jour ou l’autre » regrette-t-elle. Mounia est convaincue « Si je pars, c’est définitif, le départ est vital ». Ces femmes musulmanes se sentent étrangères dans leur propre pays. Pour elles, c’est un « départ par dépit d’un pays lié à la mentalité fermée en France “, note Mounia : « En France, il y a la phobie de tout ce qui est différent de nous, de l’étranger au sens propre du terme.“ Aujourd’hui, être musulman ce n’est même plus vu comme une religion mais comme une origine ». Un climat anxiogène qu’Amira ressent depuis les attentats contre Charlie Hebdo en 2015.

L’islamophobie est la première raison qui poussent toutes ces femmes à partir. Nassima*, étudiante, ne se sent plus en sécurité : “On m’a déjà suivie dans la rue, insultée, craché au visage, parce que je suis voilée.” Entre janvier et mars 2025, 79 actes antimusulmans (agressions physiques, verbales, assassinats, viols) ont été recensés en France par la direction nationale du renseignement territorial (DNRT), selon le ministère de l’Intérieur. Ces chiffres sont en hausse de 72% par rapport au premier trimestre 2024. Il ne s’agit que d’actes des signalés aux autorités. 

Pour de nombreuses femmes musulmanes considèrent la Grande Mosquée de Paris comme un lieu sûr où elles peuvent pratiquer sereinement leur religion. Crédits : AEI

L’islamophobie est la première raison qui poussent toutes ces femmes à partir. Nassima, étudiante, ne se sent plus en sécurité : “On m’a déjà suivie dans la rue, insultée, crachée au visage, parce que je suis voilée.” Entre janvier et mars 2025, 79 actes antimusulmans (agressions physiques, verbales, assassinats, viols) ont été recensés en France par la direction nationale du renseignement territorial (DNRT), selon le ministère de l’Intérieur. Ces chiffres sont en hausse de 72% par rapport au premier trimestre 2024. Il ne s’agit que d’actes des signalés aux autorités. 

INFOGRAPHIE : quels sont les principaux motifs qui poussent au départ les femmes musulmanes qui affirment ressentir une « atmosphère islamophobe  » en France ?

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Le voile, un signe religieux au coeur de l’islamophobie ressentie par les femmes musulmanes

Depuis son choix de porter le voile, Nassima s’attriste d’avoir perdu progressivement des amies. Elle a constaté dès l’enfance que le voile de sa mère posait problème : « pour les sorties scolaires, les enseignants trouvaient toujours des excuses pour qu’elle ne vienne pas. En 2023, la proposition de loi pour interdire les signes religieux lors des sorties scolaires, a heurté les musulmanes et suscité des débats médiatiques.

Meriem, elle, est consciente que ce signe religieux va de pair avec de nombreuses idées reçues. Depuis qu’elle porte le voile, elle explique ressentir un changement dans le regard des gens. « On me voit tout de suite comme une femme dure ou coincée. Les gens pensent qu’avec le voile, on pratique la religion à l’extrême. Heureusement, mes amies ont compris que j’étais restée la même » se rassure la française d’origine kabyle. Selon elle, son voile devrait être perçu positivement. « Il m’apporte de la sérénité, je me sens appartenir davantage à une communauté. Il faut rappeler que personne ne nous oblige à le porter, c’est un choix personnel ». De son côté Nassima. s’est parfois étonnée de voir des personnes lui parler comme si elle ne comprenait pas le français. « À cause du voile, j’ai l’impression qu’on est vues comme des bêtes de foire, les gens se croient tout permis ». 

 

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Islamophobie : un phénomène spécifique à la France ?

Toutes, relèvent en France une « obsession » autour des musulmans dans le débat public, tant au niveau médiatique que politique. « En France, les gens sont contre nous. Je pense qu’il y a d’autres problèmes plus importants à traiter dans le média, ils ne parlent que des musulmans, c’est déprimant  » déplore Mounia. Si la mère de famille porte un intérêt plutôt marqué pour l’actualité, elle avoue avoir arrêté de regarder la télévision. « Elle véhicule les mauvais messages sur les musulmans, surtout depuis le 7 octobre 2023, et les gens n’ont pas forcément tous les éléments pour les interpréter ». Meriem pointe du doigt un problème de représentativité de la communauté musulmane à la télévision. « Les femmes musulmanes ne sont jamais invitées sur les plateaux lors des débats sur le voile » s’agace-t-elle.

Pour les femmes rencontrées les principales violences qu’elles subissent dans l’espace public sont initiées par l’identifcation de leur voile. Crédits : AEI

En France, le mot “islamophobie” est loin d’être neutre : il cristallise les tensions et divise jusque dans les plus hautes sphères de l’État. De Sébastien Chenu (Rassemblement national) à Aurore Bergé (ministre déléguée chargée de l’Égalité femmes-hommes), en passant par le député socialiste Jérôme Guedj, nombreux sont les responsables politiques à refuser de l’employer. Au sein du gouvernement, Manuel Valls s’est montré particulièrement virulent sur RTL en avril 2025. Reprenant les arguments de l’essayiste Caroline Fourest, il affirme que le terme aurait été forgé “il y a plus de 30 ans par les mollahs iraniens”, et qu’il ne faut “jamais employer les mots de l’adversaire”. Le ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau parle, lui, d’“actes anti-musulmans”, tout comme Gabriel Attal. Aurore Bergé, elle pense que « islamophobie » « n’est pas un terme approprié ». Une position largement partagée dans la majorité présidentielle. Pourtant, des chercheurs comme Marwan Mohammed et Abdellali Hajjat rappellent que le mot apparaît dès 1910, utilisé par des ethnologues pour désigner un préjugé occidental à l’égard de l’islam. Le seul membre du gouvernement à avoir publiquement parlé d’“ignominie islamophobe” esT François Bayrou, lui-même chef de ce gouvernement, dans un tweet le 26 avril, après l’assassinat d’Aboubakar Cissé, 23 ans, tué dans une mosquée du Gard.

La laïcité en France : à revoir ?

Ces jeunes femmes s’accordent sur un point : la laïcité n’est pas appliquée de la même manière   pour toutes les religions. « Les chrétiens ou les juifs qui portent une croix ou une kippa posent moins problème que nous, avec le voile. Pourtant, c’est un signe religieux comme les autres, on devrait tous être traités pareils », soupire Meriem. Elle considère que le concept de « laïcité à la française » est à revoir. « Il est temps d’évoluer avec son temps. Il y a des pays qui autorisent la pratique de la religion dans l’espace public, comme dans le modèle anglo-saxon ou canadien. Il faudrait selon moi permettre tous les signes. Ça s’appelle juste le respect de la religion des autres ». Mounia explique : « Pour moi, il n’y a pas de différence entre être musulman ou Français. On est Français, puis après la religion relève de l’ordre du privé ». 

Le voile, entre France, Angleterre et  Iran : trois modèles, trois visions 

France et Angleterre incarnent deux modèles opposés sur la question du voile. En France, la laïcité se traduit par une législation stricte : depuis 2004, les signes religieux ostensibles, dont le voile, sont interdits à l’école publique, et la loi de 2010 bannit le voile intégral dans l’espace public. Cette politique vise à préserver la neutralité de l’espace public, quitte à restreindre la liberté individuelle.

À l’inverse, l’Angleterre défend la liberté religieuse : aucune loi n’interdit le port du voile, qu’il soit simple ou intégral, dans l’espace public ou à l’école. L’Equality Act de 2010 protège le droit d’exprimer sa foi, et la majorité des écoles autorisent le port du voile avec l’uniforme. Les codes vestimentaires existent mais doivent respecter la non-discrimination. Ainsi, le port du voile reste un choix personnel, visible et accepté dans toutes les sphères de la société britannique.

Mais à l’autre bout du spectre, certains pays moins démocratiques rendent le port du voile obligatoire. En Iran, la loi impose le hijab à toutes les femmes, locales ou étrangères, sous peine de sanctions sévères : amendes, emprisonnement, voire flagellation. La récente législation iranienne renforce encore cette obligation, malgré une contestation sociale croissante.

*Le prénom a été modifié

INFOGRAPHIE : qui sont les femmes musulmanes qui décident de quitter la France en raison de « l’atmosphère islamophobe » qu’elles affirment ressentir ?

Source : données statistiques issues de l’ouvrage La France tu l’aimes mais tu la quittes, Enquête sur la diaspora française musulmane, Olivier ESTEVES, Alice PICARD, Julien TALPIN

VIDÉO : 5 minutes pour comprendre nos infographies à propos des femmes musulmanes qui décident de quitter la France

Fatou-Laure Diouf, Elena Vazquez, Ana Escapil-Inchauspé