Drogues et/au travail : les métiers de l’art et du spectacle sous les projecteurs

Dans les coulisses des métiers artistiques, les frontières entre l’univers créatif et psychédélique s’estompent. Selon Santé publique France, en matière de consommation de drogues illicites les artistes font course en tête.

On fume, on boit, on se drogue plus dans certains métiers que d’autres. Voilà pour résumer grossièrement les résultats du baromètre 2017 de Santé publique France sur la consommation de substances psychoactives et les milieux professionnels. En toile de fond, une constante malgré de fortes disparités entre les secteurs : les métiers de l’art et du spectacle se maintiennent au-delà des moyennes observées sur l’ensemble des actifs, toutes substances psychoactives confondues. Et en matière de drogues illicites, ils remportent la palme.

Qu’est-ce qui caractérise cette (sur)consommation ? Les substances psychoactives peuvent être réparties en quatre familles : le tabac, l’alcool, le cannabis et autres drogues illicites (type ecstasy, MDMA…). La consommation plus importante de drogues illégales, moins acceptées socialement, distingue les professionnels de l’art et du spectacle des autres actifs.

Une consommation proche de la normale, en matière d’alcool et de tabac. Toutefois, les professionnels de l’art et du spectacle sont les plus grands consommateurs de drogues illicites parmi tous les secteurs d’activité. Elle grimpe à 64,4% des actifs interrogés pour la consommation expérimentale de cannabis et à 19% pour les autres drogues illicites. Loin devant les 9% de consommateurs dans le secteur de la construction, qui arrivent en deuxième place.

Des résultats finalement peu surprenants. Le milieu artistique se trouve souvent associé à l’expérimentation et à l’exploration de nouvelles sensations. Les drogues ne seraient qu’échappatoires de l’artiste torturé. Ou sources d’une inspiration sans pareille, propices à l’expression individuelle. « C’est un cliché mais c’est un peu vrai », reconnaît Vincent, 35 ans, guitariste dans un groupe de rock parisien depuis une dizaine d’années, « Je connais beaucoup de gens dans le milieu de la musique qui consomment beaucoup, quotidiennement même je dirais ». Mais existe-t-il des justifications plus structurelles à cette (sur)consommation de psychoactifs, particulièrement tourné vers des drogues dîtes plus “dures”.

« On galère plus »

L’âge, comme le genre, sont des facteurs facilement associés à la consommation de drogue. Une idée reçue ? Il s’avère que le baromètre 2017 de santé publique France va dans ce sens. Parmi tous les actifs interrogés, ceux du secteur de l’art et du spectacle présentent la moyenne d’âge la moins élevée (37,1 ans). Plus largement, une enquête de l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT), restreinte aux substances psychoactives illicites, montre un usage particulièrement fréquent chez les 26-44 ans.

Certes, l’âge est un facteur influent sur la consommation de drogues illicites. À l’exception du cannabis et de l’héroïne, les 26-34 sont les premiers expérimentateurs de drogues illicites. Toutefois, pour comprendre les dynamiques qui se jouent spécifiquement dans le secteur de l’art et du spectacle, il convient d’en saisir les conditions de travail. « C’est un métier où on galère. C’est difficile de se faire une place et ultra concurrentiel avec peu de sécurité dans l’emploi », confie Vincent.

En effet, les professionnels de l’art et du spectacle sont globalement plus amenés à travailler des horaires atypiques par rapport aux autres secteurs. Surtout, la part d’actif disposant d’un contrat à durée indéterminée a chuté de 16% entre 1982 et 2019. Une diminution au profit de contrats plus précaires et incertains.

En 2022, une étude de la cohorte CONSTANCES a notamment révélé une forte corrélation entre le rythme de travail et l’usage de substances psychoactives. Les horaires atypiques, l’instabilité contractuelle, mais encore l’intensité émotionnelle inhérente aux professions artistiques sont autant de facteurs qui peuvent créer un cocktail de stress et d’anxiété propices aux addictions.

Contrairement à d’autres métiers où la consommation de drogues est découragée voire réprimandée, dans le milieu artistique, elle a tendance à être banalisée. Dans ce secteur règne une culture de travail spécifique. « L’art, le spectacle sont souvent proches du milieu de la fête et ce n’est pas uniquement réservé qu’au public », résume Vincent. Les artistes et les professionnels du spectacle sont régulièrement impliqués dans des événements festifs, des soirées et des performances nocturnes, où la consommation de drogues peut être plus présente. Une proximité que partage également le secteur de l’hébergement et de la restauration, deuxième sur le podium des plus gros consommateurs de drogues illicites selon le baromètre santé 2017.

Suzanne Zeller et Léocadie Martin

Le secteur de la construction en quête d’attractivité

Des ouvriers travaillent sur un chantier près de la Gare du Nord à Paris le 17 mai 2023.
Joël SAGET / AFP

L’univers du BTP se trouve au carrefour de multiples enjeux, des difficultés de recrutement à la pérennisation des emplois. La réforme des retraites a remis sur le devant de la scène les conditions de travail du secteur et le manque d’attractivité de ces métiers. Mais l’avenir de ces professions reste incertain. 

“Le BTP en France est une mafia. Bienvenue chez nous”. Le représentant syndical du géant de la construction du groupe Vinci, Frédéric Mau, s’enflamme lorsqu’il est interrogé sur les conditions de travail de ses pairs. Mots de plus, mots de moins. Les ouvriers souffrent toutefois de nombreux maux qui influent négativement sur l’attractivité d’un secteur qui semble galérer à l’heure de recruter. 

 

En prenant en compte la dernière enquête de besoin en main-d’œuvre de Pôle emploi, nous avons décidé de sélectionner les métiers qui présentaient plus de 70% de difficultés à recruter afin de visualiser les profils pouvant être considérés comme étant « en tension ». Les couvreurs, chargés de réparer les toitures et d’installer les isolations thermiques, arrivent en tête de liste avec 87,4% de besoins de main-d’œuvre. En 2014, on recensait 3520 projets de recrutement contre 12 370 en 2023. Les ouvriers des travaux publics, du béton et de l’extraction, eux, comptaient  5130 postes vacants il y a 9 ans, contre 15680 cette année. Si les maçons représentent 77,7% en pourcentage du besoin de main-d’œuvre, on remarque qu’il y a eu une énorme évolution entre les projets de recrutement de 2014 qui s’élevaient à 8110 en 2014, contre 26 030 en 2023. 

“L’explosion du nombre de projets de recrutement s’explique par la combinaison de plusieurs facteurs. D’abord la transition énergétique et écologique qui nécessite plus de main-d’œuvre mais aussi la création de nouveaux postes. Dans le secteur de la construction, les métiers sont en pleine mutation. Il y a également eu l’après-covid, avec une flambée des demandes de travaux et une période de très forte croissance. Certains salariés en ont profité pour quitter le bâtiment, laissant ainsi des emplois vacants”, explique Corine Postel, première vice-présidente de la Capeb (Confédération de l’Artisanat et des Petites Entreprises du Bâtiment), syndicat patronal de l’artisanat du bâtiment.

Toutefois, ces chiffres sont à prendre avec du recul car ils ne tiennent pas compte des emplois saisonniers, ni des contrats d’intérim, qui parfois viennent pallier les manques. D’autres angles morts restent à éclaircir car il existe un écart entre les chiffres officiels et la réalité qui est perçue sur le terrain. Les représentants des syndicats n’ont pas témoigné un ressenti de pénurie de main-d’œuvre mais il est difficile de tracer le nombre de travailleurs non déclarés qui sont présents dans les chantiers. “C’est un bordel. Les entreprises sous-traitent des salariés étrangers en situation irrégulière qui sont payés des clopinettes. Mais ils n’osent pas parler car souvent ils sont menacés, dans certains cas ils [les patrons] n’hésitent pas à menacer même leurs familles. Ils sont tous à la gamelle”, s’insurge M. Mau.

La double peine des ouvriers 

Les ouvriers non qualifiés payent une double peine qui allie précarité et pénibilité. Selon l’Observatoire des inégalités “le taux de précarité s’élève à 22% chez les ouvriers, au sein desquels les ouvriers non qualifiés et les ouvriers agricoles comptent plus de 33% de personnes en contrat court”. Sur le site de la Dares il est possible de consulter les portraits statistiques des métiers et le constat est clair : un ouvrier salarié à temps plein -hors apprentissage- est payé entre 1500 et 1841 euros par mois.

 

Selon les déclarations des syndicalistes, la réalité du secteur de la construction est “scandaleuse”. Mais on en parle peu car il  y a une “omerta et dans le métier on ne parle pas aux médias, ni dans la rue”. Les ouvriers, souvent précaires et pour beaucoup d’entre eux étrangers, n’osent pas lever le ton. Pour M. Mau, on assiste quotidiennement à des “assassinats en masse et prémédités” dans le monde de la construction.

 

Exposition au bruit, charge de poids lourds, exposition aux vibrations mécaniques font partie du quotidien de ces travailleurs. Selon la Dares, les métiers qui concernent la production, la fabrication et les chantiers, ainsi que la réparation et la maintenance, représentent 50,3 % des professions qui cumulent plus de 3 facteurs de pénibilité.  “Les journées à rallonge, le travail physique en période des canicules et le risque élevé de faire un accident mortel sont des facteurs qui ne rentrent pas dans les critères de pénibilité alors que c’est un métier dangereux et pénible. C’est de la provocation”, constate Jean-Pascal François, secrétaire général de la FNSCBA CGT. 

Les ouvriers sont davantage soumis à des contraintes physiques marquées, à des environnements physiques agressifs et à des rythmes de travail plus contraignants que le reste des professions. 

 

Sans compter le risque accru d’accident mortel. Ici, “tous les jours ça meurt mais tout le monde s’en fout des prolos”, s’indigne M. Mau, qui ne cache pas sa colère et n’hésite pas à employer les mots. Il constate également que la principale raison des départs dans son entreprise est la démission alors qu’avant “on exerçait la profession de génération en génération. Maintenant on fait tout pour que nos enfants n’y entrent pas dans ce monde”

Si la réforme de retraites est considérée comme injuste pour l’ensemble des organisations syndicales, les travailleurs du BTP s’inquiètent davantage de l’amélioration de leurs conditions de travail. Selon les représentants de la CGT, 7 travailleurs sur 10 quittent le métier avant l’âge de 60 ans.

L’impact de la réforme des retraites sur l’attractivité du secteur

La pénibilité du secteur est un des enjeux clés concernant l’attractivité des métiers de la construction. La difficulté physique de ces emplois, souvent dangereux et répétitifs, conduisait déjà de nombreux travailleurs à s’arrêter avant l’âge légal de départ à la retraite, fixé à 62 ans. Or, depuis le mois d’avril, cet âge légal de départ à la retraite a été repoussé de 62 à 64 ans, par l’article phare de la réforme des retraites promulguée par Emmanuel Macron. 

Il était déjà compliqué pour les travailleurs des métiers de la construction de se projeter jusqu’à la retraite à 62 ans. C’est en tout cas ce que met en lumière l’infographie ci-dessous. 

L’enquête de la Dares : “Quels facteurs influencent la capacité des salariés à faire le même travail jusqu’à la retraite ?” s’intéresse aux familles professionnelles “comptant les proportions les plus élevées de salariés déclarant ne pas être capables de tenir dans leur travail jusqu’à la retraite en 2019”. Parmi elles, on retrouve cinq familles professionnelles appartenant au secteur de la construction sur les quinze citées : ouvriers non qualifiés de la manutention, ouvriers qualifiés du second oeuvre du bâtiment, ouvriers non qualifiés des industries de process, ouvriers qualifiés du gros oeuvre du bâtiment, ouvriers non qualifiés du gros oeuvre du bâtiment, des travaux publics. Et ce, dans des proportions assez élevées car les salariés de ces familles professionnelles déclarent tous ne pas être capables de tenir dans leur travail jusqu’à la retraite à plus de 40%.

Cette situation fait aussi écho à une note d’analyse publiée en avril par France Stratégie et intitulée : “Fin de carrière des seniors : quelles spécificités selon les métiers ?” 

 

Les données du graphique ci-dessus, traitant des “vingt métiers avec la part de sorties précoces de l’emploi la plus élevée” illustrent l’omniprésence des métiers du secteur de la construction. Sur les vingt métiers recensés, huit font partie du secteur de la construction. On retrouve des métiers avec des parts très importantes de sortie précoce de l’emploi comme pour les ouvriers peu qualifiés du second œuvre du bâtiment (51%), les ouvriers qualifiés du gros œuvre du bâtiment (42%) ou encore les conducteurs d’engins du bâtiment et des travaux publics (39%). Et une nouvelle fois les raisons de fin de carrière sont très souvent corrélées à des raisons de santé pour ces emplois. Par exemple, pour les ouvriers peu qualifiés du second œuvre du bâtiment, le premier motif de sortie précoce de l’emploi est lié à des raisons de santé (31%). Tout comme pour les ouvriers peu qualifiés du gros œuvre du BTP (24%). 

Ainsi, selon France Stratégie, “la relation entre départs pour raisons de santé et conditions de travail invite à s’interroger sur les métiers où l’amélioration de ces conditions pourrait contribuer à réduire les sorties précoces de l’emploi et à répondre aux difficultés de recrutement actuelles.

Les difficultés relevées précédemment, et affectant directement le secteur de la construction, existaient déjà bien avant la réforme des retraites. Et elle risque de durer. Une étude de la Dares (la direction de l’Animation de la recherche, des Études et des Statistiques) sur les perspectives de recrutement d’ici à 2030 anticipe une situation toujours aussi tendue pour le secteur. Ainsi, “parmi les métiers aux déséquilibres potentiels les plus élevés”, on retrouve les ouvriers qualifiés de la manutention où 157 000 postes restent non pourvus en tenant compte des jeunes débutants à l’horizon 2030. Pour les ouvriers qualifiés du second œuvre et du bâtiment, on compterait quelque 71 000 emplois non pourvus.

Le patronat du bâtiment a cherché à négocier certains points sur la réforme des retraites notamment celui concernant les carrières longues : “Nous n’étions pas forcément favorable pour repousser l’âge de départ à la retraite. Le point sur lequel nous ne voulions pas revenir, car étant pour nous un incontournable, était le dispositif des carrières longues. Nous ne voulions pas que ceux qui commencent plus tôt, et il y en a beaucoup dans le bâtiment avec l’apprentissage dès 16 ans, soient pénalisés. Et nous avons réussi à préserver cela”, indique Corine Postel.

Reste à savoir si cet acquis sera suffisant pour inciter les travailleurs à se tourner vers ce secteur. Les partenaires sociaux veulent se montrer confiants et plaident pour une “transformation” en profondeur du bâtiment.  “Nous avons à coeur de rendre le secteur de la construction attractif. Et pour cela nous travaillons notamment sur la féminisation du secteur, mais également sur la prévention sécurité avec l’OPPBTP (Organisme Professionnel Prévention Bâtiment Travaux Publics). Nous prenons mieux en compte les spécificités et les demandes des nouvelles générations. Ils veulent des métiers qui ont du sens. Ils souhaitent pouvoir se projeter dans leur métier et protéger leur vie privée”, détaille Corine Postel, première vice-présidente de la Capeb. Sans pour autant détailler les moyens alloués à ces mesures. 

Une chose est sûre, le secteur de la construction est à un tournant de son avenir. Les choix qui seront faits auront une importance capitale pour des centaines de milliers de travailleurs, bien déterminés à faire évoluer leur métier. 

Yoanna Herrera et Adrien Chapiron. 

 

Grande démission : un symptôme post-Covid qui affecte la France ?

Depuis la pandémie de Covid-19, le terme de « Grande démission » est de plus en plus présent dans les médias. Avec les bouleversements liés à la pandémie, le rapport au sens du travail change, poussant plusieurs milliers d’employés à quitter leur emploi. À l’instar du virus, ce phénomène de « grande démission » se serait exporté à l’étranger, plus particulièrement en France. S’agit-il vraiment d’un phénomène inédit post-covid ? 

Charlotte Montel nous répond du Népal. Elle s’y est installée depuis bientôt trois mois et s’est convertie en digital nomad. Cette expression anglophone désigne les personnes qui n’ont pas de lieu de travail fixe et se déplacent constamment, souvent à l’étranger.

C’est le genre d’existence auquel aspire la jeune femme désormais. Âgée de 33 ans, elle a quitté son « ancienne vie de cadre parisienne » et tente de se lancer comme auto-entrepreneure. Auparavant consultante en conseil dans le marketing et le management, elle a pris la décision de quitter son entreprise en 2020, après la première vague du Covid. « Le confinement m’a fait énormément de bien : ça m’a permis d’avoir une phase d’introspection et de prendre du recul », confie-t-elle.

Une hausse des démissions après la pandémie

Charlotte n’est pas un cas isolé. Elle fait partie de ceux qui ont rendu le tablier, alimentant les rumeurs d’un phénomène de « Grande démission » en France. Traduction de l’expression « Great resignation », employée par les médias américains pour parler d’une vague de démission sans précédent, ce constat est d’abord observé dans le pays de l’Oncle Sam après le premier confinement. Le nombre de travailleurs américains quittant leur poste – pour une reconversion, un autre emploi, ou sortir du marché du travail – a nettement augmenté.

Dans l’hexagone, au quatrième trimestre 2021 et au premier trimestre 2022, le nombre de démissions a « atteint un niveau historiquement haut » selon la Dares, la direction chargée de recenser les données sur le travail.

Sur ces deux périodes, la Dares évalue environ à 520 000 le nombre de démissions par trimestre, dont 470 000 démissions de CDI, sans compter les ruptures conventionnelles, relativement stables. Du jamais vu depuis une quinzaine d’années. Au vu de ces chiffres, les médias nationaux se sont emparés de la question, au point de parler d’un phénomène français.

Loetitia Thorez a démissionné en juillet 2022. Sa décision découle directement du Covid. La fermeture des commerces en mars 2020 lui a permis de remettre en question son environnement de travail où les conditions s’étaient détériorées, mettant sa santé mentale et physique en péril. Conseillère-esthéticienne dans un centre commercial à Saint-Etienne (42), elle souffre de douleurs au dos toujours plus fortes et envisage de changer de voie. 

Cette période incertaine lui donne « le temps de réfléchir et de penser à ce [qu’elle] veut vraiment ». Le questionnement a été encore plus fort avec la réouverture des magasins, où se mêlaient pression du chiffre et contraintes sanitaires. Difficile pour la mère de 48 ans de retrouver le plaisir de son métier. « Je me suis rendue compte que je ne pouvais plus rester dans ce secteur d’activité. Le Covid m’a fait réaliser tout cela », soutient-elle. 

En janvier 2022, Loetitia entame une démarche de reconversion professionnelle. En poste en CDI dans son entreprise, elle conserve son salaire et se lance dans une formation de comptabilité, avant de rendre sa démission. Une de ses collègues a suivi le même chemin. « La pression a été ressentie par toute l’équipe pendant la pandémie », explique la Stéphanoise. Aujourd’hui, elle a repris des études et réalise un BTS en comptabilité tout en étant embauchée en contrat professionnalisant.

Grande démission, vraiment ?

Contrairement à ce que pourrait laisser penser les chiffres bruts, le taux de démission pour les cinq derniers trimestres n’est pas si élevé comparé aux années précédentes. D’après la Dares, le taux de démission (nombre de démissions rapporté au nombre de salariés) est évalué à 2,7% pour le premier trimestre 2022. C’est « en deçà » des niveaux atteints début 2008. Le taux de démission s’élevait à cette époque à 2,9%. 

Outre-Atlantique aussi, le taux de démission est élevé, mais pas inédit. Notamment dans l’industrie manufacturière, où il est identique à celui du début des années 1950, 1960 ou 1970. Le processus de démission ne nécessite pas de préavis aux Etats-Unis, donnant ainsi une impression de « vague » lorsqu’elles sont nombreuses en peu de temps. Même si les méthodes de calcul de ce taux diffèrent avec ceux de la France (démographie, type de contrat etc), il est intéressant de voir que le phénomène survient dans les deux pays peu après une crise (financière comme en 2008 ou sanitaire comme en 2020).

Au vu de ces données, « dans le contexte actuel, la hausse du taux de démission apparaît comme normale » et non comme symptomatique d’un véritable phénomène selon la Dares. L’économiste américain Bart Hobjin note d’ailleurs, dans une étude publiée en avril 2022 pour la Federal Reserve Bank of San Fransisco, que « des vagues de démissions d’emplois se sont produites au cours de toutes les reprises rapides d’après-guerre. »

Aux États-Unis, le chercheur observe que « l’augmentation du taux de démissions est due aux travailleurs jeunes et moins scolarisés dans les professions qui ont été les plus durement touchées par la pandémie. »

La Grande démission ne serait-elle que du vent ? « C’est un phénomène médiatique plus qu’un phénomène concrètement analysé », souligne Aurélie Gonnet, sociologue du travail au Cnam (Conservatoire national des arts et métiers). Elle estime, elle aussi, que le phénomène des démissions « massives » est normal, surtout « dans les métiers en tension qui ne sont pas durables », comme la sécurité, le service à la personne, ou  l’hôtellerie-restauration (des emplois souvent moins qualifiés). « Les crises ont un effet de destruction des emplois », explique-t-elle, « le sens du travail et les conditions de travail sont remis en question. »

La démission comme prise de conscience du sens du travail 

Aurélie Gonnet constate aussi qu’il y a un désir de reconversion plus fort, semblable à l’expérience de Loetitia, même si, en l’absence de chiffres, il est difficile de le calculer. La sociologue juge qu’il n’y a pas de causalité entre le chômage et la démission, et s’oppose à l’idée reçue que « les gens ne veulent plus travailler ». Selon elle, les démissions sont fréquemment accompagnées d’une reconversion professionnelle, facilitée par un marché du travail dynamique. 

Sans oublier que les conditions renforcées pour le droit au chômage n’incitent pas les travailleurs démissionnaires à s’inscrire à Pôle Emploi. C’est le cas de Meagan*, infirmière, qui a démissionné en sachant qu’elle n’aurait aucune aide.

La jeune femme de 30 ans travaillait dans une clinique en Ile-de-France. Après la quatrième vague du Covid, en mars 2021, elle pose sa démission. « J’ai mis de l’argent de côté au moment du Covid, il n’y avait plus de sorties, de resto… J’ai démissionné en sachant que je n’allais pas avoir droit à des Assedic, au chômage, aucune aide financière. Ça m’était égal », raconte-t-elle. Ses deux mois de préavis en poche, elle s’envole vers sa Guadeloupe natale et s’y installe définitivement.

Face à l’épuisement moral en tant que soignante, mais surtout aux pressions de rendement de sa direction, elle évoque le besoin de faire une « pause ». « Ce n’est pas le Covid en lui-même mais la gestion qui m’avait dégoutée du milieu », poursuit Meagan, « c’est vraiment à ce moment-là que j’ai compris que ce n’était que du business, plus rien n’avait de sens. » Aujourd’hui, après sept mois de congé sabbatique, elle a retrouvé un poste dans une clinique guadeloupéenne. Un CDI difficile à obtenir tant les recruteurs sont difficiles dans l’archipel. 

Aurélie Gonnet relève qu’il faudrait davantage regarder du côté des recruteurs, de « plus en plus déconnectés de l’état du marché du travail », et remettre en question les méthodes de recrutement. La sociologue estime qu’il faut aussi ajouter à cela les pertes d’emploi couplées aux démissions. A l’instar des métiers de la santé et du soin à la personne, où les conditions de travail sont pénibles. « Ils veulent changer d’environnement de travail, et pas forcément de métier », développe-t-elle. 

Charlotte, par exemple, se dit « soulagée », et parle d’une rupture « sereine » et « apaisée » : « Je suis complètement en train de revoir ma conception du travail telle que la société nous l’inculque. »  D’après le baromètre Elabe pour l’Unédic sur la perception du chômage et de l’emploi (décembre 2022), six personnes sur dix ont en tête de changer de métier, d’employeur ou de secteur d’activité. Pour les plus jeunes, 65% des 18-24 ans et 58% des 25-34 ans ont déjà songé à démissionner au cours des 12 derniers mois, selon une enquête YouGov France pour le Huffpost parue en avril 2023.

Si le Covid a joué un rôle déclencheur dans la hausse des démissions en France en questionnant le sens et les valeurs portés au travail, cette hausse a aussi été entraînée par la reprise économique favorable au marché du travail. « Des fois, partir permet de voir l’herbe plus verte ailleurs », affirme Loetitia.

L’entreprise dans laquelle elle travaille actuellement souhaite prolonger son contrat après son contrat pro, à cause des difficultés de recrutement dans le secteur de la comptabilité. La mère de famille reste néanmoins méfiante envers le monde du travail. Elle exprime le souhait de signer plus tard des CDD pour plus de mobilité : « A un moment de notre vie, on cherche le CDI pour la sécurité, mais maintenant, je cherche la liberté », conclut-elle. 

Danaé Piazza & N’namou Sambu

*Le prénom a été modifié

« Je dois ma reconversion au confinement » : ces cadres devenus artisans grâce au Covid-19

L’épidémie de Covid-19 et ses conséquences sur l’économie française semblent avoir été un moteur de reconversion dans l’artisanat, en particulier chez les cadres.

Perte d’emploi, chômage partiel, travail à distance, chute brutale du chiffre d’affaires, contraintes sanitaires, réorganisation des entreprises… Le Covid-19, et les trois confinements auxquels les Français ont été confrontés en un peu plus d’un an – entre mars 2020 et mai 2021 –, ont considérablement modifié le marché du travail dans le pays. Cette situation inédite a non seulement impacté les entreprises mais aussi le ressenti et les aspirations des travailleurs. « Aujourd’hui, je m’accorde du temps, j’avais besoin de donner du sens à mon métier et de me recentrer sur moi-même », explique Camille Lassin, ancienne cadre désormais artisan brodeuse. 

Alors cheffe de projet marketing dans un grand groupe de cosmétiques, elle se met à la broderie pendant le premier confinement. Puis décide, lors du deuxième confinement, de vendre ses créations – des broderies sur des vêtements – sur Etsy et Instagram. Un pari gagnant : en avril 2021 lorsqu’elle se rend compte qu’elle peut vivre de la broderie, la Lyonnaise pose sa démission auprès de son employeur pour se consacrer à plein temps à son auto-entreprise créée en janvier 2021.

« Ce qui était un passe temps durant le confinement est devenu une passion puis mon métier », résume-t-elle. Finies les contraintes horaires, la jeune femme de 29 ans travaille désormais chez elle. Surtout, la broderie lui apporte cet aspect créatif qui lui manquait. « Ce métier me donne une grande satisfaction et un nouveau sens à ma vie car on produit chaque jour quelque chose, poursuit-elle. On se sert de ses dix doigts ! Je me sens tellement plus heureuse. »

20% des nouvelles entreprises artisanales créées par des cadres reconvertis

Comme elle, de nombreuses personnes se sont lancées dans l’aventure artisanale pendant ou après la crise sanitaire. Selon l’Institut supérieur des métiers (ISM), le nombre d’entreprises artisanales créées a augmenté de 18,2% entre 2018 et 2022, passant de 44 000 à 52 010. Alors qu’un peu plus de 10% d’entre elles avaient été créés par des cadres reconvertis il y a cinq ans, ce cas de figure représentait plus de 20% des nouvelles entreprises artisanales l’année dernière. 

Peut-on y voir un effet Covid-19 ? Oui, selon Antoine Dain, auteur de la thèse “Changer de travail pour être heureux? Reconversions professionnelles des cadres, mobilité sociale et rapport au travail ». « Parmi la centaine de reconvertis que j’ai interrogés, la crise sanitaire et les confinements ont été des moteurs de reconversion. Ils ont accéléré une tendance déjà ancrée en particulier chez les cadres », expose le doctorant en sociologie à l’Université Aix-Marseille, également rattaché au LEST (Laboratoire d’Economie et de Sociologie du Travail). Exercer un métier plus proche de ses passions, donner une nouvelle orientation à sa vie professionnelle ou encore donner plus de sens à sa vie : telles sont les principales raisons évoquées par les personnes souhaitant se reconvertir, c’est-à-dire changer de métier – et parfois même de secteur.

« J’ai redonné un sens à mon métier »

Mais sauter le pas n’est pas toujours évident. Pendant quatre ans, Pierre Passirot a envisagé de quitter son emploi dans la finance, qui lui permet de gagner confortablement sa vie, pour devenir pâtissier, ce métier qui le fait tant rêver depuis le lycée mais que ses parents n’auraient pas aimé le voir exercer à l’époque. Ce n’est qu’en 2020, à l’aube de ses quarante ans et après avoir trouvé le temps d’y réfléchir et de pratiquer sa passion en amateur grâce à la crise sanitaire, qu’il se donne enfin ce défi. « Je dois ma reconversion au confinement et aux vidéos de Cyril Lignac sur Instagram ! », s’exclame le Montpelliérain.

Le voilà désormais aux fourneaux depuis près de deux ans, avec un CAP pâtisserie en poche – une formation d’une année qu’il a financée avec son épargne, lui qui n’a pas d’enfants. Si son ancien et nouvel emplois sont, à première vue, aux antipodes, il leur trouve pourtant des points communs. « Les deux ont des horaires décalés, je n’ai plus de soirées entre amis mais j’ai redonné un sens à mon métier”, fait-il valoir, assurant que malgré cette contrainte, il « ne regrette rien »

Mais avant de poursuivre son rêve, Pierre Passirot s’est confronté à la réalité et s’est interrogé sur la faisabilité et la viabilité de son projet de reconversion. “Je ne me serais pas reconverti si ce n’était pas vers un métier où j’étais assuré d’un emploi derrière, précise-t-il. La pâtisserie embauche beaucoup et c’est une sécurité. Cela rassure énormément [… ] et ça m’a aidé à me projeter et à faire ce choix. »

Le bâtiment et l’alimentation plébiscités par les reconvertis

D’après l’Insee, l’artisanat regroupe toutes les personnes physiques ou morales exerçant à titre principal ou secondaire une activité professionnelle indépendante de production, de transformation, de réparation ou de prestations de services. Un conducteur de taxi est donc artisan, tout comme un boulanger, un maçon, un plombier ou un photographe. L’activité artisanale rassemble ainsi une large palette de métiers. Les secteurs les plus plébiscités sont le bâtiment et l’alimentation.

En 2021, trois activités du BTP figurent parmi les 10 premières activités de création artisanale, selon l’étude sur la démographie des établissements réalisée par l’Insee.  “Ce sont les secteurs qui recrutent le plus, cela explique pourquoi il y a beaucoup de reconvertis dans ces secteurs”, commente le chercheur Antoine Dain. D’après l’Institut supérieur des métiers, près de 58% des reconvertis se dirigent vers l’artisanat du bâtiment ou de l’alimentation en 2021.

Si l’on constate bien une augmentation des cadres reconvertis créateurs d’entreprises artisanales depuis la crise sanitaire, il est difficile de connaître la tendance globale des reconvertis dans l’artisanat. “Nous avons besoin encore de recul sur les trois dernières années pour savoir s’il y a une véritable recrudescence de reconvertis après la crise sanitaire”, tempère Antoine Dain. 

Et d’ajouter cependant : “La crise sanitaire, bien que source d’incertitudes à de nombreux égards, n’aurait par ailleurs pas découragé les bifurcations et aurait même pu en susciter de nouvelles.” Selon le troisième baromètre de la formation et de l’emploi (Centre Inffo / CSA), 21% des actifs préparaient une reconversion en janvier 2022. Des opportunités qu’ils n’auraient peut-être pas saisi sans cette crise.

Juliette Picard & Laura Pottier