PODCAST : Violences conjugales, des femmes sous emprise

En 2023, 271 000 personnes, dont 85 % de femmes, ont été recensées comme victimes de violences conjugales. « On m’a souvent dit : “Pourquoi tu n’es pas partie plus tôt ?” Partir, ce n’est pas si facile », confie Alizée, elle-même victime. De plus en plus de spécialistes soulignent le rôle central de l’emprise, un mécanisme psychologique insidieux, destructeur et profondément paralysant.

En mai 2006, Morgane, autrice habitant en région parisienne, rencontre Yassine. C’est l’amour fou : cadeaux, petites attentions… Le jeune homme lui en met plein les yeux. Quelques mois plus tard, le couple emménage ensemble. Aux premiers jours de leur vie conjugale, Yassine ne manifeste aucune violence. Lorsqu’ils ont d’anodines disputes, Morgane, qui a un fort caractère, lui tient tête. L’idylle se transforme en cauchemar plus d’un an après le début de la relation, lorsqu’elle tombe enceinte : « À partir du moment où il a su que je gardais le bébé, il a pensé que je lui appartenais, que j’étais sa chose. » La première claque arrive. Morgane est sidérée. Elle sait que ce n’est pas normal : « À ce moment-là, j’étais sur le point de fonder une famille. J’avais honte. Je ne voulais pas montrer à mes parents que j’avais échoué. » 

Un début idyllique… Processus systématique dans le cycle des violences conjugales. « La plupart des femmes disent combien l’homme rencontré est un prince charmant. Il est doux, gentil, attentif, serviable », explique Liliane Daligand, psychiatre en médecine légale et autrice du livre Violences conjugales en guise d’amour, dans lequel elle retrace le parcours de neuf femmes victimes et trois hommes auteurs de violences conjugales. Mais rapidement, le « conte de fée » se transforme en un cauchemar où le prince se révèle être un bourreau : « Vont apparaître des moments d’agacement et de colère. Peu à peu, il va y avoir une sorte de volonté d’isolement de l’autre qui doit être tout à moi », note la psychiatre. 

Liliane Daligand, psychiatre en médecine légale, a dédié de nombreuses années à étudier les violences conjugales et l’emprise

 

 

 

 

 

 

 

PODCAST : Interview complète de Liliane Daligand

L’isolement, une emprise silencieuse

Après l’accouchement de Morgane, Yassine l’isole complètement : « Il dénigrait ma famille, mes amis… Mais en le sous-entendant, jamais frontalement. C’était insidieux, vicieux. Petit à petit, je n’allais plus voir mes amis », raconte-t-elle

Ce mécanisme de l’isolement, Nathalie, 54 ans, l’a vécu avec son ex-compagnon. Elle a 24 ans lorsqu’elle rencontre Charles au cours d’une formation associative, dans le cadre de son travail de fonctionnaire. À l’époque, Charles y est salarié. Elle décrit un début de relation sincère avec un homme « bien, cultivé, intéressant, attentionné et ouvert sur ses idées ». Comme pour Morgane, le début de la relation de la quinquagénaire ne laisse présager aucune violence. Pourtant, en silence, la stratégie de l’emprise s’installe. « Petit à petit, il a commencé à me dévaloriser dans de longs monologues. Puis il entrait dans un mutisme de plusieurs jours, provoquant une immense culpabilité chez moi. Ensuite, il revenait comme si de rien n’était et redevenait l’homme que j’avais rencontré, dans l’écoute et le respect », explique-t-elle.

Nathalie, 54 ans, est progressivement réduite à l’isolement avec Charles

Puis, « dès qu’il rencontrait quelqu’un, il avait quelque chose de négatif à dire sur cette personne. Ce n’était jamais frontal, toujours sous-entendu, se rappelle la fonctionnaire. Je finissais par remettre en question mes relations amicales. » Sortir seule devient de plus en plus difficile pour la jeune femme, accusée d’entretenir des relations avec ses amis masculins. « Il y avait toujours une histoire de relation amoureuse cachée que, selon lui, je ne voyais pas », explique-t-elle.

« Je ne pouvais pas le quitter, il me faisait trop peur »

Une fois la femme réduite à l’isolement, les violences deviennent regulières. Lorsqu’Alizée, entrepreneuse bordelaise de 28 ans, emménage en Espagne avec Arthur, leur foyer conjugal devient un huis clos et les disputes, de plus en plus violentes. Elle le rencontre en février 2016 sur Facebook. Arthur est le petit ami idéal : leur relation est fusionnelle. Mais très vite, les disputes arrivent et deviennent fréquentes. Des disputes auxquelles il répond toujours par des cadeaux. Quand la jeune femme veut le quitter, la mère de son compagnon lui propose de « soigner sa noirceur ensemble ». Alizée se sent alors investie de la mission de le sauver, ce qui marque un tournant dans leur relation : « Lorsqu’il y avait une dispute, il prenait mon téléphone et m’enfermait dans une pièce jusqu’à ce que je lui dise qu’on reste ensemble. Lorsque ça ne marchait pas, il me faisait croire qu’il faisait une crise d’épilepsie et que je devais rester pour le sauver. Les disputes pouvaient être violentes. Au début, il me poussait. Puis une fois, j’ai fini au sol avec son genou sur ma tête. » Arthur fait culpabiliser sa compagne en lui disant que ses relations conflictuelles avec son père sont la source de leurs problèmes, puis se met régulièrement en position de victime pour justifier son comportement : « Je me dis que je ne peux pas le quitter, l’abandonner. Je suis convaincue qu’il ne peut pas vivre sans moi. »

En Espagne, Alizée, isolée, fait face à des violences de plus en plus régulières

De son côté, Morgane, recluse à son domicile pour s’occuper de son fils, fait face à un déferlement de violences : « Il avait mis en place un compte à rebours. Notre fils se couchant à quatorze heures, il me disait : “Je vais te taper dans cinq heures, dans quatre heures…” » Quelques fois, l’autrice a des moments de repos où Yassine va lui offrir des cadeaux pour se faire pardonner. Des cadeaux toujours à l’échelle des coups qu’il lui portait. « Je ne pouvais pas le quitter, il me faisait trop peur. J’avais peur du jour où il allait me mettre le mauvais coup, le coup de trop. Il disait que s’il me tuait, il jetterait mon corps dans la Seine en faisant croire à un suicide. C’était ma plus grande peur : que mon fils puisse penser que je l’avais abandonné », se rappelle la jeune mère. Nathalie, devenue mère de deux petites filles, évolue, comme Morgane, dans un environnement de peur paralysant. « Petit à petit, il installait la peur. C’était diffus, permanent. Et c’est ça qui nous retient », analyse-t-elle.

Un cycle destructeur difficile à rompre

La peur instaurée par les hommes violents participe à l’emprise, que Liliane Daligand décrit comme « une volonté de dominer l’autre, de le réduire à un objet manipulable ». L’experte distingue trois dimensions : la possession, qui nie l’autre en tant que sujet ; la domination, qui maintient la victime dans une soumission et une dépendance totale ; l’empreinte, qui vise à marquer la personne physiquement et psychiquement.

L’emprise s’illustre de manière cyclique. Le cycle de la violence commence par une montée de tension, puis éclate en actes violents : cris, coups, insultes. Vient ensuite la phase de justification, où la victime finit par se blâmer elle-même. Enfin, l’auteur cherche à se faire pardonner et promet de changer. Ce cycle peut durer des mois, des années, car « la victime va croire à ses promesses, c’est pour ça qu’elle va rester », détaille la psychiatre.

Privée de ses désirs et de son essence, la victime en vient parfois à penser : « Quand il ne me bat pas, je n’existe pas. » Et, malgré les tentatives de fuite, la teneur de l’emprise est telle qu’il faut parfois « de multiples séparations avant une éventuelle séparation définitive ». D’autant que la possibilité pour les femmes de sortir de ce cycle d’emprise grâce à leur famille ou à leurs proches est souvent limitée par le système d’isolement dont elles font l’objet. Parfois, « la famille peut ne rien voir, parce qu’il y a des auteurs de violences qui peuvent apparaître en société comme de bons professionnels, de bons amis, de bons copains, presque de bons maris, finalement », analyse Liliane Daligand.

« Le plus dur c’est d’avoir compris trop tard »

Lorsque Michel et Martine, les parents de Nathalie, rencontrent le compagnon de leur fille, ils sont conquis par celui qui semble être le gendre idéal. Pourtant, quelques signes les alarment : leur fille, passionnée de chant, se voit interdire de faire de la chorale, elle a de moins en moins d’amis, des remarques dévalorisantes sont lancées par son compagnon en repas de famille… Le déclic pour ces instituteurs à la retraite survient en février 2009. Une altercation éclate entre Martine et son gendre. Les parents de la fonctionnaire quittent le domicile de leur fille avec l’intention de ne jamais y retourner. Une semaine après leur départ précipité, le téléphone sonne : « Nathalie nous explique pour la première fois ce qu’elle vit vraiment. Elle est prête à partir. Elle me remercie que cette altercation soit arrivée, ça lui donne de la force », se souvient Michel avec émotion. « Le plus dur, c’est d’avoir compris trop tard », poursuit le père de famille qui est tombé plusieurs années en dépression suite à ce choc émotionnel.

L’emprise de Nathalie a plongé Michel, son père, plusieurs années en dépression suite à ce choc émotionnel

L’altercation entre Charles et Martine vient confirmer les doutes de la quinquagénaire : « Lors d’une formation sur les violences conjugales dans le cadre de mon travail, on décrivait les critères des violences conjugales et je me suis dit : “Mais en fait, on parle de moi.” » Elle commence à faire des recherches, en silence, et réfléchit à partir. Quelques mois avant le départ, elle refuse de dormir avec Charles. « Il a jeté le matelas, m’a poussée, se souvient-elle. Il n’acceptait pas que je ne sois plus à lui. » La tension franchit un nouveau cap face à ses menaces : « Si tu fais ça, un jour tu te réveilleras avec un couteau dans le corps. Fais attention à tes filles. »

Sortir de l’emprise, une fuite au péril de leur vie

La fuite est donc minutieusement orchestrée avec l’aide de ses parents. Tandis que Charles est convoqué au commissariat pour être auditionné, Nathalie remplit des sacs poubelle avec ses affaires et celles de ses filles. Elle part. Mais la violence ne s’arrête pas là. « Il m’appelait sans cesse, menaçait de m’enlever mes enfants, de me tuer », note-t-elle. Elle engage une procédure pour l’expulser du domicile conjugal, alors à son nom à elle. Deux mois d’errance suivent, avant qu’elle réintègre enfin sa maison. Elle découvre alors un décor glaçant. « “Salope” était tagué partout, mes vêtements déchirés, la prise de terre d’une ampoule retirée. L’électricien m’a dit : “Quelqu’un a essayé de vous tuer.” » Sa plainte pour violences conjugales et menaces de mort sera classée sans suite.

« C’est le déclic, je suis partie. »

Pour Alizée, le départ est plus long et brutal. Lorsqu’elle rentre en France avec son copain, elle part aussitôt travailler loin de lui, dans une autre région, pour l’été. Elle s’épanouit et réalise que ce qu’elle vit au sein de son couple n’est pas normal. À la rentrée, le couple se sépare mais Arthur n’a pas d’argent et, durant six mois, ils cohabitent : « Un matin, il débarque en furie dans ma chambre. Je me réfugie dans la salle de bains mais il me suit en me criant dessus. Puis, il me tabasse en écrasant ma tête contre la baignoire et casse mon téléphone. Je crois mourir. Il m’enferme ensuite dans le salon et je vais profiter d’un moment de répit pour m’enfuir. Mais, il me rattrape et m’étrangle à la porte d’entrée. J’appelle au secours. Il prend peur et me jette dehors. C’est le déclic, je suis partie. »

Le départ du foyer conjugal est souvent risqué et le résultat d’un long chemin psychologique

La sortie de cette emprise n’a pas non plus été simple pour Morgane. L’élément déclencheur survient en 2011 quand elle invente un subterfuge pour aller voir un ami de longue date. Il voit arriver la jeune femme en pull en plein mois de juillet et comprend tout de suite que quelque chose ne va pas. Sur les conseils de son ami, elle porte plainte le lendemain, avant de la retirer trois jours plus tard. Par peur. Mais le policier qui retire sa plainte oriente Morgane vers l’association Du côté des Femmes avec qui elle va prendre contact : « J’avais rendez-vous une fois par semaine avec la psychologue de l’association et ça m’aidait. Ça plantait des graines. » Des graines qui vont porter leurs fruits cinq mois plus tard, après un énième passage à tabac, où elle appelle la police. Yassine est interpellé.

« En vivant en foyer, je vais retrouver ma vraie personnalité »

Jugé en comparution immédiate, il est condamné pour violences conjugales à dix-huit mois de prison dont douze mois ferme. Morgane pense que c’est la fin de quatre années de violence et de peur. Mais en septembre 2012, au bout de cinq mois de prison, Yassine sort pour « bonne conduite ». Morgane ne dispose que d’une mesure d’éloignement de trois mois. Lorsqu’elle se termine, il entre par la fenêtre et s’installe dans la maison à plusieurs reprises, non pour la frapper mais pour alimenter la peur.

S’ensuivent des mois de fuite et de déménagements de foyer en foyer pour assurer sa sécurité et celle de son fils. « En vivant en foyer, je vais retrouver ma vraie personnalité, ça va me permettre de sortir de l’emprise, de la peur. » Le harcèlement de Morgane s’arrête en 2015, lorsqu’elle sort son livre pour témoigner de son enfer : Il m’a volé ma vie. Yassine est démasqué. Il a honte. 

Des structures pour aider à fuir et à se reconstruire

L’association Du côté des Femmes a été un vrai tremplin pour l’autrice dans sa fuite de l’emprise et du foyer conjugal. Depuis son départ en 2011, de nombreuses structures se sont organisées pour aider les femmes à sortir de l’emprise. « Vivez-vous ou avez-vous vécu des violences ? » C’est désormais une question systématique, posée à chaque patiente accueillie à l’hôpital Delafontaine de Saint-Denis. En cas de réponse positive, le personnel oriente sans délai la patiente vers la Maison des femmes Restart rattachée à l’hôpital, où une prise en charge spécifique débute. « On essaye de les accompagner vers la sortie de l’emprise en les aidant à comprendre ce qu’elles vivent », détaille Mathilde Gaillard, la chargée de communication de la structure.

À la Maison des femmes Restart, à Saint-Denis, divers ateliers sont proposés pour aider les femmes à libérer la parole et à se reconstruire

Chaque semaine, des groupes de paroles encadrés par une psychologue sont proposés par la structure : « Entendre d’autres récits aide à dénormaliser certaines situations et à se dire : “ce que j’ai vécu, ce n’est pas acceptable” », souligne encore la chargée de communication de la structure. La parole se libère aussi en entretiens individuels. Rosalie, infirmière à la Maison des femmes depuis neuf ans, est souvent la première à recueillir ces confidences. À partir du récit livré, elle évalue les besoins, établit les urgences, et oriente vers les professionnels adéquats. Mais elle le rappelle : « Quand on est dans une emprise pendant plusieurs années, ce n’est pas en un entretien qu’on en sort. Une seule discussion peut prendre des mois à faire son chemin. Certaines femmes nous rappellent un an après. On sait qu’on plante des graines, et qu’en une simple discussion on a commencé à fissurer le cercle de l’emprise et de la violence. »

Les infirmières de la structure montrent le cycle de la violence aux femmes pour qu’elles se rendent compte de ce qu’elles vivent

Une fois le cercle de l’emprise brisé, le travail est à la reconstruction pour ces femmes qui affrontent souvent, seules, l’incompréhension de la société, la lenteur de la justice et leur détresse émotionnelle. Encore aujourd’hui, au domicile de Morgane et son fils, Yassine revient tambouriner environ deux fois par an et la harcèle avec des appels : « Je n’ai plus peur. Je me suis reconstruite grâce aux livres et à mes conférences. Témoigner m’a permis de reprendre le contrôle de mon histoire. Mon livre a aidé d’autres femmes et c’est ma plus grande récompense. N’ayons pas honte d’être victimes ! » conclut la survivante.

Léna-Marie Laquembé et Carole-Anne Try

Sofiane Hadji ne fait pas de quartiers (4/4)

Né à Saint-Denis, le jeune homme milite dans une association pour insérer les jeunes issus d’un milieu populaire dans le monde de l’emploi. Il lutte contre le déterminisme social.

Sofiane Hadji
Sofiane Hadji

Chapeau Fédora vissé sur la tête, son allure bon chic bon genre lui donne un air de gendre idéal. Sofiane Hadji arrive le sourire aux lèvres. La veille, un des étudiants qu’il suit avec l’association des étudiants et professionnels de Bobigny (93) a signé une alternance dans une entreprise. « Je lui ai filé un contact, donné des conseils, il est allé à l’entretien et voilà le résultat », se réjouit-il. A 22 ans, il est le secrétaire général de l’association, fondée il y a un an. Elle accompagne des jeunes de Seine-Saint-Denis, issus pour la plupart de milieux défavorisés, et leur inculque les codes pour se dépêtrer dans le monde complexe qu’est celui du marché du travail. « Lorsqu’ils vont à un entretien d’embauche, ils se comportent comme s’ils étaient au café du commerce ! A l’association, on leur apprend les codes sociaux », souligne Sofiane. L’expression n’est pas taboue : « il faut savoir se vendre », répète-t-il maintes fois.

D’origine algérienne, le jeune homme sait de quoi il parle. Après un master 1 en affaires publiques à l’université Paris-Dauphine, il est actuellement en stage chez Publicis, comme consultant en affaires publiques. Le monde du travail, il y est entré en forçant les portes. Né d’un père agent de propreté et d’une mère chef de caisse dans un supermarché, il grandit dans l’une des tours de la cité du Colonel Fabien, à Saint-Denis. C’est dans cette même ville qu’il entre à l’université Paris-VIII, en bi-licence histoire-sciences politiques. Pourtant, le dépaysement est total. « Je suis arrivé le premier jour avec un maillot du PSG sur le dos et j’étais perdu, se souvient-il. Dans ma promotion, j’étais un des rares à être un vrai banlieusard des quartiers. Je me suis demandé ce que je foutais là ». Plongé dans les derniers relents utopistes d’une fac héritière de mai 68, il constate que « le système est plus fort que toi. Soit tu l’intègres, soit tu es mort ».

C’est aussi pour cela qu’il s’implique dans son association, « pour sortir quelques uns ». de leur destin tout tracé. Car lorsqu’on vient des quartiers populaires, la vie ne déroule pas souvent le tapis rouge à l’ambition. « Tu peux avoir le capital culturel, si tu n’as pas le capital social, c’est foutu », assure Sofiane. Pas question de compter sur Pôle emploi, « un modèle archaïque », ou sur les centaines de mails envoyés, restés lettre morte. Son premier stage, il l’obtient… sur le marché, en interpellant un maire-adjoint de sa ville. Il savoure encore le souvenir de cette première victoire tout en regrettant que les mairies « n’ouvrent pas davantage leurs portes » à leurs habitants. La faute au manque d’ancrage local des élus. « Ils ne connaissent pas le terrain et personne ne les connaît », soupire-t-il. La politique, il y reste à distance, même s’il considère que « la gauche a trahi les quartiers ». « J’ai commencé à gauche, je suis en train de virer à droite », ironise-t-il. Pragmatique avant tout, il juge le discours de Macron intéressant, mais il attend désormais « des actes ».

Tel un héro balzacien, il continue de tisser sa « toile d’araignée », c’est-à-dire son réseau, et en fait profiter les autres. Il encourage ses protégés à affûter « leurs armes » : la manière de parler, la culture… « On a réussi 13 embauches en un an, qui fait ça dans le 93 ? », met-il en avant pour prouver la réussite de ce « Linkedln du réel ». Parmi elles, des chauffeurs uber mais aussi une alternance chez TF1. Certes, il y a des entreprises méfiantes devant un candidat à l’embauche au profil « jeune de banlieue ». Mais Sofiane l’assure, « tu peux être arabe ou noir, tu as certes moins de chance, si tu es souriant sur ta photo de CV, tu peux avoir ton entretien ».

Il habite désormais dans le centre de Paris. Sofiane sourit : « Je suis sorti du territoire dyonisien ! T’as vu le virage ?! ».

 

Anaïs Robert

Quartiers populaires et insertion professionnelle : quand le diplôme ne suffit pas (1/4)

A diplôme équivalent, l’entrée des jeunes dans le monde du travail diffère selon leur origine sociale. Les jeunes diplômés issus des quartiers populaires s’insèrent plus facilement que les jeunes sans qualification. Mais ils connaissent un taux de chômage trois fois supérieur aux diplômés des autres zones urbaines.

Saint-Denis est recensé parmi les quartiers "prioritaires" de la politique de la Ville. (cc : Claude Shoshany)
Saint-Denis est recensé parmi les quartiers « prioritaires » de la politique de la Ville. (cc : Claude Shoshany)

 

Dans les quartiers populaires, le chômage touche 26% de la population en âge de travailler, contre 10% dans les autres zones urbaines. Si le diplôme a longtemps préservé les jeunes du chômage, les chiffres du dernier rapport de l’Observatoire national de la politique de la ville (2017) nuance ce constat. Désormais, en termes d’accès à l’emploi, les écarts se creusent entre les jeunes diplômés selon leur origine sociale.

« L’effet quartier »

Les jeunes diplômés issus des quartiers populaires connaissent un taux de chômage trois fois supérieur à celui des habitants des autres zones urbaines. Pour les titulaires d’un Bac +2, il est de 16% contre 7% pour ceux des agglomérations proches. Il est intéressant de constater que, ceux qui parviennent à décrocher un diplôme plus avancés connaissent également des difficultés, bien après le stade de l’embauche. Les titulaires d’un Bac +5 ou plus seront 53% à occuper un poste de cadre dans une entreprise, contre 71% pour les autres ayant le même niveau de diplôme.

On retrouve sur l’année 2016 un « effet quartier » reliant directement l’accès à l’emploi et le lieu d’habitation. Sur cette même année, le rapport note une légère baisse du taux de chômage des jeunes diplômés issus des quartiers populaires, d’environ 3 points, sans pour autant en conclure une amélioration globale.

Adopter la culture d’entreprise

Faute de statistiques, il est difficile de mesurer la portée des discriminations ethno-raciales dans les chiffres du chômage de ces jeunes. Des observations de terrain permettent toutefois d’engager des pistes de réflexions. « De manière contre intuitive, observer les mesures mises en place par les entreprises pour s’ouvrir aux diplômés issus des quartiers populaires a permis d’en déduire l’existence de discriminations au travail », explique la sociologue Milena Doytcheva. « Les politiques de la diversité, dans leur volonté de transmettre une culture de l’entreprise, dévoilent les stéréotypes massifs liés à l’origine des diplômés. Tout cela est de l’ordre du racisme, comment l’expliquer autrement ? À partir du moment où le jeune en recherche d’emploi ne partage pas le même background franco-français de la classe moyenne, il va y avoir des réflexions sur sa façon de s’habiller, de parler ou le fait de ne pas partager les mêmes références culturelles ». En inscrivant la « personnalité » de l’individu dans le champ des « compétences », les ressources humaines enclenchnent un mécanisme discriminatoire qui dresse une barrière invisible à l’embauche des diplômés issus des quartiers populaires.

Pourtant, les initiatives en faveur d’une plus grande mixité sociale en entreprise ne manquent pas. En 2004, l’Institut Montaigne, think tank de centre droite, publie un rapport intitulé « Les oubliés de l’égalité des chances ». C’est le point de départ de la Charte de la diversité. Le texte, signé par plus de 3 000 entreprises, encourage « la promotion et le respect de la diversité, tout en luttant contre toute forme de discrimination ». Certaines discriminations arrivent toutefois en tête des préoccupations des entreprises : l’égalité homme-femme est suivie de près par la question de l’âge, puis vient la notion de l’origine et du handicap. Difficile d’en déduire un impact concret sur l’emploi des jeunes issus des quartiers populaires.

Emplois francs, Acte II

 

Lors d’un déplacement dans le nord en novembre dernier, Emmanuel Macron annonçait le retour des emplois francs, tablant sur 20 000 contrats signés en 2018. Ce dispositif, déjà expérimenté sous la présidence de François Hollande en 2013, avait finalement été abandonné au bout d’un an. A l’époque, le ministre de la Ville François Lamy promettait de « concentrer les moyens là où il y en a besoin ». L’idée ? Verser une prime de 5 000 euros à l’entreprise qui embauche un jeune de 15 à 30 ans, au chômage depuis moins d’un an et issus d’une Zone Urbaine Sensible. Une prime jugée trop faible, des conditions trop strictes : en 2014, seuls 130 contrats ont été signés contre les 2 000 initialement prévus.
A compter du 1er janvier 2018, il suffira aux entreprises d’embaucher une personne résidant dans l’un des 1 514 quartiers recensés par la « politique de la ville », sans condition d’âge. La prime à l’embauche a également été revue à la hausse. Par contrat signé, l’entreprise reçoit 15 000 euros.

Léa Duperrin

 

Saint-Denis : entre les immeubles, des hectares de légumes pour les habitants

A Saint-Denis, une ferme pédagogique ouvrira ses portes au printemps prochain. Jeanne Crombez, responsable du projet, souhaite valoriser le lien entre producteur et consommateur.

Une partie de la récolte des citrouilles a permis à des enfants de les creuser pour Halloween.
Une partie de la récolte des citrouilles a permis à des enfants de les creuser pour Halloween.

A Saint-Denis, juste à côté du géant américain de la restauration rapide, plus de trois hectares de terres sont encerclés par les tours d’immeubles. Cette ferme n’est pourtant pas nouvelle dans le quartier, elle existe depuis 1920. L’ancien propriétaire René Kersanté prend sa retraite et confie ses terres à Jeanne Crombez qui va remettre à flot l’exploitation qui connaissait quelques difficultés financières.

Cette jeune femme de 22 ans souhaite donner un nouvel élan au lieu : d’ici le printemps prochain, l’exploitation va devenir une ferme pédagogique. « Nous allons construire une serre de 450m² et faire venir des animaux : moutons, chèvres, poules, canards… »

Mais le but premier, c’est faire de la vente directe de légumes. Auparavant, René Kersanté vendait ses salades sur le marché de Saint-Denis et ce qui lui restait au supermarché Carrefour.

Jeanne Crombez veut désormais créer un lien direct à la ferme entre consommateur et producteur. Elle espère mettre en place « une boucle alimentaire locale ». Elle souhaite que les habitants mais également les commerçants et les restaurateurs du coin s’approvisionnent à la ferme.

La vente directe répond à une réelle demande des consommateurs. Le pari est quasiment gagné car cet été, du maïs doux et des citrouilles ont poussé et la vente à la ferme a été un véritable succès. « Ce sont principalement les habitants du quartiers qui ont acheté. Les gens venaient et revenaient chercher du maïs. Ils remplissaient des caddies entiers ! Ils sont très demandeurs. »

Jeanne Crombez et sa chienne Emeraude ont investi les lieux à la fin de l'été.
Jeanne Crombez et sa chienne Émeraude ont investi les lieux à la fin de l’été.

Un lien social pour les habitants de Saint-Denis

La mairie de Saint-Denis est propriétaire des terres. Elle soutient la création de ce lieu de vente local. Lors de l’achat, la municipalité a donc pris le soin d’inscrire les terres au plan local d’urbanisme pour les sécuriser et qu’elles ne soient pas vendu à un promoteur immobilier. « La mairie a à coeur que les habitants puissent manger des légumes à côté de chez eux. »

Cette vente en direct avec le producteur permet de créer un vrai lien humain avec les clients selon Jeanne. « On s’échange des recettes. J’ai une cliente qui m’a demandé si on avait des courges d’une variété spécifique car elles permettraient de maigrir. J’ai donc commandé des graines car je suis très curieuse de connaître ce légume » s’amuse la jeune femme.

Une production variée

Pour satisfaire au mieux les consommateurs, plusieurs variétés vont être plantées : oignons, choux, maïs doux, melon ou encore des pastèques. « Nous allons produire des variétés du XVIIIe et XIXe siècle. On veut également réintroduire des techniques agricoles de l’époque. La récolte se fera à la main. » Pour respecter l’objectif de produire local, les semences proviennent du nord et de l’ouest de la France. « C’est difficile de trouver des semences en Ile-de-France donc on se fournit au plus près. »

Pour l’entretien de ces légumes, ce sera sans produits phytosanitaires. Jeanne Crombez ne souhaite pas produire des légumes bio car c’est difficile d’avoir le label et les habitants à proximité n’ont pas le portefeuille adapté. « Cela ne sert à rien de consommer bio si cela vient d’Espagne. Sur les carottes bio, il y a quand même des produits phyto. Le but ici c’est de consommer ce qui a été cueilli le matin même. » Du champ à l’assiette du consommateur, le trajet doit être court.

Pour Jeanne Crombez, il est certain que les légumes de cette ferme aux portes de Paris ne risquent pas d’atterrir dans les hamburgers du McDonald’s… situé de l’autre côté de la rue.

Alice Pattyn et Elisa Centis

 

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