Horoscopes, tirages des cartes, consultations de voyants….Certains adeptes des arts divinatoires sont incapables de se limiter. Les répercussions peuvent être lourdes, aussi bien sur le plan financier que mental. Surtout quand certains professionnels en profitent.
« Dès ma première consultation, j’ai su que c’était fichu pour moi. » Fiona, 24 ans, est tombée dans un engrenage. La jeune professeure des écoles a fait appel à une voyante pour la première fois en 2018. Depuis, elle ne se voit plus vivre sans. Manquant de confiance en elle, et dans les autres, elle s’en remet aux arts divinatoires à chaque changement dans sa vie. « Je ne laisse plus de place à l’imprévisible », confie-t-elle, même si elle dit « aller un peu mieux » en ce moment.
Fiona, originaire de Nevers, essaye de ne plus consulter de professionnels. Mais il reste toujours les vidéos Youtube, les horoscopes, et les sites de voyance. « Sur TikTok, quand je vois une vidéo en mode, “choisis le tas de carte’’ ou “si ton prénom commence par la lettre… alors…’’, je ne peux pas m’empêcher de les regarder. » Avant de devenir addicte, Fiona a grandi dans une famille déjà adepte des arts divinatoires. Petite, elle adorait écouter les récits de sa mère et de sa grand-mère lorsqu’elles revenaient de chez leur voyante. Désormais incapable de lâcher prise, Fiona s’oriente dans la vie en fonction des réponses qu’elle aura obtenues. Par exemple, lorsque le terme « grossesse » revient plusieurs fois lors d’un tirage des cartes, Fiona se persuade qu’elle va tomber enceinte : « J’ai été jusqu’à m’inventer des signes de grossesse et à faire des tests. »
Des croyances de plus en plus populaires
Comme elle, 58% des Français déclarent croire au moins à une des disciplines des parasciences (l’astrologie, les lignes de la main, la sorcellerie, la voyance, la numérologie ou la cartomancie), selon une étude Ifop de novembre 2020. Il s’agit d’ailleurs d’un chiffre en hausse depuis vingt ans, particulièrement chez les jeunes. Même si Fiona sait qu’elle doit faire les choses par elle-même, elle n’y arrive pas. A la prochaine rencontre, au prochain évènement qui viendra tout bouleverser, elle sait que « ça recommencera. »
A l’inverse de la jeune femme, qui prenait soin de créer une nouvelle adresse mail à chaque fois qu’elle s’inscrivait sur un site pour obtenir une consultation gratuite, Donya, 21 ans, a elle frôlé la catastrophe financière. Fin 2020, cette étudiante en BTS communication qui vit en région parisienne a dépensé plus de 200 euros en consultations par appel téléphonique, en moins de deux mois. « L’appel qui m’a coûté le plus cher était de 100 euros. » Une somme importante qu’elle a consacrée aux prédictions alors qu’elle n’en avait pas les moyens : « Mon compte en banque a fini par me dire “stop”. »
Les témoignages similaires se multiplient aussi sur les forums en ligne. Laila*, adepte des plateformes téléphoniques de voyance, a rapidement dû faire face à un gouffre financier. « Je préférais les SMS, qui laissaient une trace écrite. Je pouvais les relire et l’argent perdu me paraissait plus “contrôlable” », explique-t-elle en 2017 sur le forum Aufeminin. A cause de relances permanentes par messages, elle n’arrive plus à décrocher et se met à épuiser son compte en banque. « Durant le pic de mon addiction, j’atteignais entre 300 et 500 euros de hors forfait par mois ! » Laila cache ses dettes à son compagnon. Elle se voit obligée de demander de l’argent à sa mère et utilise les prestations qu’elle perçoit de la CAF pour combler ses déficits. Avec des prix pouvant aller de 40 centimes la minute à 100 euros la consultation, l’addiction à la voyance peut rapidement mener au surendettement.
Aux origines de la dépendance
Si les clients accros y mettent autant d’argent, c’est souvent pour avoir des réponses sur leur avenir sentimental. « A la base, si j’ai appelé, c’était à cause de ma situation amoureuse qui était chaotique. Je voulais absolument quelqu’un », avoue Donya, qui a consulté voyants, médiums et tarologues. Fiona, quant à elle, s’est tournée vers la voyance après avoir été trompée. Elle souhaitait savoir si son ex-copain allait revenir. Ce motif revient « très souvent », comme le remarque Caroline, voyante bénévole sur le forum Aufeminin, très sollicitée sur les questions affectives. Fiona ajoute que, depuis, « pour chaque garçon que je peux rencontrer, il me faut une voyante pour me dire si ça va marcher, si c’est lui l’homme de ma vie. »
Cependant, les raisons qui poussent les clients à consulter des professionnels sont multiples. Les interrogations peuvent porter sur la famille ou les amis, mais peuvent aussi relever du domaine professionnel. Fabrice, voyant depuis une trentaine d’années, constate que 60% de ses clients viennent le voir pour mieux réussir leur carrière. La dépendance s’installe alors lorsque les clients n’arrivent plus à se passer de ce sentiment de réconfort procuré par les voyants. « Cela me mettait dans une sorte de sérénité. J’angoissais moins, c’est ce qui me rendait accro », raconte Donya, qui ressentait un manque permanent.
Dans la majorité des cas, consulter pour l’une ou l’autre de ces raisons n’est pas forcément le point de départ d’une dépendance. Pourtant, Fiona et Donya se considèrent toutes les deux « addictes ». Laila se compare même à une toxicomane : « J’y retournais comme une camée va prendre son héroïne. » Alors, à partir de quel moment devient-on dépendant aux arts divinatoires ? Selon l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM), « les addictions sont des pathologies cérébrales définies par une dépendance à une substance ou une activité, avec des conséquences délétères. »
Addiction ou dépendance affective ?
Nicolas Macass, chargé de suivi à l’Institut Adios Dépendances, spécialisé dans l’arrêt des addictions par des méthodes alternatives, ajoute que l’on peut parler d’addiction à partir du moment où il y a une perte de contrôle. Selon lui, la dépendance à la voyance est un mélange de plusieurs choses : « C’est à la fois une techno addiction (tout ce qui touche aux écrans) et une addiction de type monétaire, comme les jeux d’argent. »
Toutefois, les spécialistes du corps médical ne s’accordent pas sur le terme à employer. Si l’addictologue Bruno Journe considère que parler d’ « addiction » est parfaitement approprié lorsqu’il s’agit de voyance, Nicole Beauchamp, psychanalyste, compare plutôt cela à une dépendance affective. Claudia Boddin, elle aussi psychanalyste et addictologue, la rejoint en évoquant plutôt une dépendance infantile. A l’image d’un parent qui dicte à son enfant ses actes, le voyant ferait office de guide. Dans tous les cas, ce n’est pas tant la fréquence à laquelle une personne va consulter qui entre en ligne de compte. C’est plutôt l’effet de répétition, lorsque le client pose constamment les mêmes questions. C’est cela qui doit commencer à alerter, selon le voyant Fabrice.
Un épuisement psychique pour les voyants
Incapables de prendre des décisions par eux-mêmes ou animés par le besoin compulsif de connaître le dénouement de leurs problèmes, certains dépendants vont jusqu’à contacter sans relâche des devins, à l’instar de Caroline, voyante bénévole. Il y a cinq ans environ, elle est abordée par un jeune homme insistant qui lui pose des questions sur l’avenir de sa vie sentimentale via le forum Aufeminin. « Il m’envoyait quatre ou cinq messages par jour pour savoir si son ex-copine allait revenir. »
Ces sollicitations constantes finissent par épuiser physiquement et psychologiquement Caroline, déjà dans un état fragile à cause de problèmes de santé : « J’étais vraiment vidée. » Accro à ces échanges, le jeune homme devient parfois violent dans ses propos : « Il m’engueulait quand je lui disais qu’elle n’allait pas revenir », explique la voyante. Éreintée, elle met fin à la conversation au bout de quelques temps : « Quand ils sont trop acharnés, je les bloque ou je leur dis d’aller voir un psychologue. »
« Le monde de la voyance est une véritable jungle »
Si certains spécialistes de la voyance refusent toute interaction avec ces dépendants, d’autres profitent au contraire de leur détresse. Avec plus de trois millions de consommateurs, le marché des arts divinatoires attire des charlatans en tous genres. « Le monde de la voyance est une véritable jungle », affirme Youcef Sissaoui, fondateur et président de l’Institut national des arts divinatoires (Inad) depuis 1987. Selon lui, il n’existe que « 2 à 5% de personnes crédibles et sérieuses. » Unique association qui encadre la profession, l’Inad lutte contre les nombreux arnaqueurs qui gangrènent le métier. Essentiellement présents sur les plateformes téléphoniques, ceux qu’il appelle « les commerçants de la détresse humaine » représentent selon lui un danger pour les personnes fragiles. « Quand on tombe sur quelqu’un de bien, on ne devient pas addict. »
La méthode préférée de ces voyants peu scrupuleux : relancer constamment leurs clients par message en leur promettant une nouvelle divination. « Un bon voyant ne ferait jamais cette démarche », insiste Youcef Sissaoui. Pour accumuler les séances, certains charlatans proposent même des réductions. Lorsque Donya évoque ses problèmes d’argent à la première voyante qu’elle appelle, celle-ci lui promet une offre promotionnelle. Mais quand la jeune femme refuse de renouveler les consultations, elle se retrouve à payer le prix plein : « Je ne m’attendais pas à ce tarif-là, je me suis sentie arnaquée. » Pour contrer ces pratiques, l’Inad est à l’origine de la première « Charte Morale et Professionnelle de nature à satisfaire Praticiens et consultants ». Recommandée par le ministère de l’Economie et des Finances depuis 2010, elle invite les pratiquants à ne pas effectuer de consultations trop rapprochées.
Pourtant, difficile de s’assurer qu’un voyant est honnête, puisque même parmi les professionnels répertoriés sur leur site, certains acceptent des appels quotidiens. Jade, qui se définit comme guérisseuse, ne s’en cache pas : « Certains me contactent tous les jours, des fois jusqu’à six ou sept heures. » De plus, d’un point de vue juridique, il est presque impossible pour les clients au bord de la banqueroute de porter plainte. « Du moment que c’est légal, la loi ne peut rien faire. Dans le Code pénal, on ne parle pas d’addiction à la voyance », explique Tarek Koraitem, avocat pénaliste. D’autant plus qu’il faut différencier arnaque et dépendance : réclamer 10 000 euros contre la promesse de jeter un mauvais sort est hors la loi. Mais accepter les consultations quotidiennes d’une personne dépendante ne l’est pas. Leur unique chance : les attaquer en justice pour abus de faiblesse. Mais là encore, la faute reste très compliquée à prouver.
Savoir quand alerter
Avec des professionnels plus consciencieux, ces cas extrêmes peuvent être évités. Selon plusieurs d’entre eux, une consultation n’est nécessaire que si des changements ont eu lieu dans la vie de la personne. S’ils voient leurs clients revenir sans réelle justification, parfois à toutes heures du jour et de la nuit, certains voyants prennent alors conscience d’une dépendance naissante. « Quand quelqu’un sort de consultation, qu’il est en bas de l’escalier et qu’il demande déjà s’il peut remonter, j’ai un doute », indique Renée, médium et voyante.
Pour ne pas alimenter la chose et quitte à en refroidir certains, Alexandra n’hésite pas à alerter ses clients. La voyante, médium et cartomancienne les prévient : « Ce n’est pas la peine que je vous fasse des tirages tous les mois et que je vous prenne des sous alors que je ne vais rien vous dire de plus. » C’est aussi le cas d’autres confrères et consœurs, comme Dahlia qui encourage fermement les personnes qu’elle juge accros à ne plus appeler. D’autres sont moins radicaux, comme Fabrice qui privilégie l’ « accompagnement ». « Si l’on contredit ce type de personnes, cela va être très difficile. On peut les raisonner, sans trop les contrarier », explique-t-il.
Face à la détresse de ces dépendants aux arts divinatoires, certains voyants conseillent à ces clients d’aller consulter un psychologue. Ils travaillent même parfois en lien avec eux. Un thérapeute a par exemple contacté Renée, la voyante, à propos de l’une de ses clientes, devenue addicte. « Elle pouvait dépenser 5 000 euros par mois, alors son psychologue m’a appelée pour que je m’occupe de son suivi. Grâce à cela, on est en train de la désintoxiquer complètement », assure-t-elle.
Une prise de conscience difficile
Pourtant, se tourner vers un psychologue est une démarche délicate. La plupart des experts médicaux et associations avouent d’ailleurs ne pas connaître le sujet. Les dépendants sont donc livrés à eux-même. « Beaucoup de mes clients n’acceptent pas, ils me disent qu’ils n’en ont pas besoin », ajoute Renée. En effet, les personnes addictes à la voyance n’ont souvent pas conscience de leur dépendance. Il est même parfois compliqué pour leur entourage de remarquer leur dérive. « Mes proches ne me disent rien, ils savent que je fais ma vie en fonction de ça », raconte Fiona. Passionnée d’astrologie, Emma, 20 ans, pense même que l’on peut parler d’ « addiction positive ». Son oncle, trentenaire, consulte une voyante une fois par mois. « Il en a besoin, cela lui fait vraiment du bien », affirme la jeune femme.
S’en sortir par soi-même reste possible. Après ses deux mois d’addiction, Donya affirme avoir retrouvé une vie normale. Alertée par son découvert bancaire, elle a su tout arrêter du jour au lendemain : « J’ai envoyé “STOP” aux SMS automatiques, j’ai bloqué les numéros, je me suis désabonnée de toutes les newsletters des voyants et des horoscopes. » Quant à Fiona, même si elle n’est pas encore sortie de cet engrenage, elle en a aussi pris conscience et essaye de se limiter.
Si l’addiction aux arts divinatoires est aussi peu reconnue, c’est surtout parce que les témoignages sont rares. Les personnes qui en sont victimes n’osent pas en parler, se sentant doublement honteuses, à la fois du fait qu’elles ont recours à la voyance, et du fait qu’elles ont perdu le contrôle de leur vie.
*le prénom a été modifié
Lise Cloix et Inès Mangiardi