E-santé: quand les patients prennent le pouvoir

La révolution numérique transforme depuis quelques années le domaine de la santé. Comment a t-elle bouleversé la relation patient / professionnels du secteur ? Et quelles conséquences pour notre santé ?

Vous ne vous rappelez plus le nom d’un médicament, vous découvrez un bouton sur une partie de votre corps ou vous souffrez de douleurs abdominales et c’est la première fois que cela vous arrive ? Dans 59% des cas, le premier réflexe des Français est de se connecter à Internet pour obtenir des informations et des conseils au lieu de contacter un professionnel (voire infographie). Notre rapport à la santé a été bouleversé par l’avènement du numérique au tournant des années 2000.  

Appelée santé connectée, santé électronique ou encore e-santé (ehealth en anglais), cette nouvelle notion désigne tous les aspects numériques touchant de près ou de loin la santé. Elle concerne des domaines comme la télémédecine, la prévention, le partage de l’information santé, le maintien à domicile, le suivi d’une maladie chronique à distance, les dossiers médicaux électroniques ainsi que celui des applications mobiles (m-santé), ou de la création d’objets intelligents et connectés.

  • Fabrice Vezin décrypte le charabia de l’e santé

 

Ces nouvelles technologies ont non seulement révolutionné le rapport du patient avec la maladie mais elles ont également métamorphosé la relation entre le patient et les professionnels de santé. Traditionnellement paternaliste, cette relation a changé. Avec le numérique et le développement de l’e-santé, le patient abandonne peu à peu sa position de passivité et devient un acteur actif de sa propre santé. Là aussi, un nouveau terme a été inventé. On parle aujourd’hui de e-patient voire de patient 2.0. On passe alors à une relation collaborative, basée cette fois-ci, sur un modèle intellectuel, celui de la co-construction.

Le patient s’émancipe

« La prise de décision partagée, permet à la personne malade, au moment de l’entrée en maladie et à tout moment difficile d’avoir une stratégie thérapeutique qui soit cohérente avec l’avancement de la science, ses valeurs, ses représentations, ses besoins et ses attentes »affirme avec passion Giovanna Marsico, avocate engagée dans les questions d’accès aux droits des sujets fragilisés et experte sur la question du e-patient. Après avoir pratiqué pendant une vingtaine d’années le droit de la famille ainsi que celui de la propriété intellectuelle en Italie, Giovanna Marsico s’est installée à Paris et a créé www.cancercontribution.fr.

Fondé il y a trois ans d’une volonté de formaliser l’expertise sur la maladie grâce à une intelligence collective, il s’agit d’une plateforme collaborative dédiée au cancer et à ses impacts sur les citoyens. Elle propose aux 5000 inscrits et aux nombreux internautes contactés à travers les réseaux sociaux de répondre à des évaluations sur les différentes étapes de la maladie. Faire valoir la voix du patient, c’est le combat qui anime Giovanna Marsico:  «Quand le malade est impliqué dans les décisions qui le concernent, il est alors plus observant, les traitements sont beaucoup plus efficaces et il sera plus satisfait. Cela baisse les risques de malentendu, de conflit ou encore de décrochage ». De sa plateforme est née l’Association Cancer Contribution, qui fournit sur commande, l’analyse des résultats de ces enquêtes à de nombreuses instances privées et publiques comme l’Agence Régionale de Santé d’Ile-de-France.

  • Entretien avec Giovanna Marsico


L’arrivée d’Internet change la donne car elle permet aux nouveaux internautes de créer eux-mêmes les réponses aux problématiques santé. Trois grandes étapes voient ainsi le jour. Ces étapes, Fabrice Vezin les a étudiées avec soin. Cet ancien cadre de l’industrie pharmaceutique âgé de 46 ans, a décidé il y a quatre ans de se lancer dans une thèse sur la e-santé, il commence à alimenter un blog mettant en ligne le fruit de ses recherches. Aujourd’hui Fabrice est un des consultants les plus reconnus de la e-santé en France et son blog, lemondedelaesante.wordpress.com est devenu une référence dans le domaine.

La première étape a été celle de la démocratisation de l’information avec les grands sites d’information santé. L’exemple le plus saisissant est sans aucun doute celui de Doctissimo. Depuis sa création en mai 2000, le site s’est imposé comme le leader des sites francophones d’information sur la santé et le bien-être. En avril 2014, le panel Médiamétrie/NetRatings a enregistré une audience record de 8,2 millions de visiteurs uniques sur Doctissimo. Le succès du site est dû à la force des communautés qu’elle héberge sur ses forums et ses chats, permettant au patient de découvrir l’expérience de ses pairs.

infographie esanté

C’est le début du « patient empowerment », capacité du patient à renforcer à agir sur les facteurs déterminants de sa santé et du « patient empowering », organisation où les membres partagent l’information et le pouvoir en utilisant des processus coopératifs pour prendre des décisions et atteindre des buts communs. Une dimension qui s’est ensuite développée avec les réseaux sociaux. Plus récemment, la seconde étape a été celle de la « m-santé », celle de la mobilité permise avec les smartphones et les applications pour mobiles et tablettes. La troisième étape vient quant à elle d’être amorcée avec la création d’objets connectés.

En 2012, 94% des médecins avaient un usage professionnel de leur smartphones (Baromètre Vidal 2012). En 2013 56% des médecins généralistes utilisaient Internet comme première source d’information médicale (Enquête Cessim, baromètre 2013). Si nombreux sont les professionnels de santé qui demeurent sceptiques voire réticents à l’apport des nouvelles technologies dans leur vie professionnelle, d’autres semblent bien prêts à amorcer cette transition numérique.

Pour le Docteur Jean-Michel Cohen, l’essentiel se trouve dans le dialogue. Surtout, il serait temps, pour lui, que les médecins se mettent à utiliser systématiquement Internet. « Il faut que les médecins, savent par quoi leurs patients peuvent être passés, pour garder ce lien patient/médecin, qui doit être choyé ! C’est en connaissant bien son patient qu’on peut lui offrir des soins de qualité », explique-t-il. Ce généraliste de 62 ans, installé à Lille, a constaté des changements de comportement chez ses patients durant ces quinze dernières années. Les cheveux grisonnant, des lunettes rondes, cet homme imposant et au regard bienveillant se dit humaniste.

L’auto diagnostique du patient était exact

Ce qu’il remarque chez ses patients c’est avant tout une volonté de comprendre vraiment ce qui leur arrive. « L’autre jour, un patient d’une trentaine d’années, que je connais bien, est venu me voir avec un dossier de pages Internet imprimées, Wikipédia, Doctissimo, me disant qu’il avait une angine herpétique et qu’il lui fallait tel médicament. » Loin d’être vexé, le généraliste préfère le dialogue au jugement et prend au sérieux son patient, qui pouvait à peine parler. Fiévreux et à jeun depuis plusieurs jours, le jeune homme avait pourtant vu juste. « C’est assez ironique, mais il avait raison, je n’ai pu que le féliciter de son travail, tout en lui conseillant de toujours me consulter avant d’agir pour sa santé. Cela ne serait jamais arrivé il y a une quinzaine d’année, sans internet et les forum de santé.» Pour Jean-Michel Cohen, l’important est de garder une relation de confiance. Or, si certains patients se réfèrent à Internet, c’est parfois par manque de confiance en leur médecins.

C’est le cas de certains patients de Marion Cabot, pédiatre à Rouen. Les conseils en puériculture fourmillent sur Internet, « bébé qui dort mal fait partie des recherches les plus tapées sur google et lorsque les parents s’improvisent médecin, cela peut être dangereux », précise la jeune médecin. « Des parents viennent me voir en m’affirmant que leur bébé est intolérant aux protéines de lait de vache, alors que pas du tout ! » s’énerve Marion Cabot. La pédiatre est excédée par ses patients qui diagnostiquent leurs enfants en se renseignant sur des sites comme Doctissimo.fr.

Certains patients font plus confiance a des sites Internet qu’à leur médecins

« Qu’un adulte se renseigne sur ses symptômes pour avoir une idée de ce qu’il lui arrive avant d’aller chez son médecin, je n’y vois aucun problème. Mais lorsqu’il s’agit d’enfants ou de bébés qui ne peuvent pas parler, ça peut être très dangereux ! » Certains parents de ses jeunes patients remplacent le lait des biberons par du lait végétal, or, selon la pédiatre, les nutriments contenus dans ce type de lait sont insuffisants :  « C’est comme si on leur donnait de l’eau ! » s’exclame-t-elle.

Si Internet permet aux patients de se renseigner sur leur maladie, il peut parfois faire concurrence à la légitimité du médecin, lorsque les avis sur Internet et les conseils du médecin divergent, la confiance s’en trouve ébranlée.

Murielle Londres est atteinte d’une maladie auto-immune de la tyroïde depuis 2011. Lorsqu’elle a appris qu’elle était malade, la jeune femme a tapé sur Google le nom de sa maladie dès qu’elle est rentrée chez elle. « Des questions surviennent après la consultation, et les médecins ne sont pas joignables 24 h sur 24, 7 jours sur 7 ». Sur un site spécialisée « vivre sans tyroïde », elle trouve toutes les réponses à ses questions sur la Foire aux questions (FAQ), et plus encore. « Je faisais confiance en mon médecin, mais il n’est pas malade et ne peut pas comprendre comment, moi, patiente, je dois vivre avec cette maladie, or sur le forum du site Internet, j’ai pu échanger avec d’autres malades. »

Muriel Londres a décidé de s'impliquer autant que ses médecins dans le traitement de sa maladie.
Muriel Londres a décidé de s’impliquer autant que ses médecins dans le traitement de sa maladie.

Murielle Londres devient incollable sur sa maladie et sa relation à son médecin change: elle arrivait à ses consultations, plus exigente envers son médecin, avec des questions plus scientifiques et précises.

« Certains médecins ne supportent pas les patients qui en savent trop »

Murielle Londres l’admet, elle n’est pas médecin, et ne se considère pas comme un expert mais se sent plus légitime à parler de sa maladie qu’eux. « Je veux que les médecins m’entendent sur la façon dont j’ai envie d’être soignée, or certains ne supportent pas les patients qui en savent trop, et me regardent mal. Je suis force de proposition dans la façon de gérer ma guérison, et cela ne plaît pas à tout le monde. » confie-t-elle. Si elle n’a pas perdu confiance en ses practiciens, elle est plus enclin à se référer à l’e-santé.

Comme elle, les malades sont nombreux à pratiquer l’e-santé (cf infographie). Mais à quel prix ?

Nos données personnelles, appelées DATA, se retrouvent sur le web et alors, est-ce que le patient est autant protégé que lorsqu’il confie ses données à son médecin? Pierre Desmarais, avocat spécialiste du droit médical et de l’industrie de la santé, reconnaît une défaillance de l’état dans ce domaine.

  • Pierre Desmarais explique la régulation de l’e-santé

« Le téléconseil médical,(conseils personnalisés par téléphone ou par internet, ndlr), les services relatifs au carnet de santé en ligne et les sites de coaching ne sont pas régulés. Il n’y a pas d’obligation sur des sites d’informations en santé. » En d’autres termes, la loi ne prévoit aucun cadre légal juridique clairement défini, si personne ne porte plainte contre un site. C’est dans ce cas seulement que les services de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) et de la Direction générale de la concurrence et de la répression des fraudes (DGCRF) pourront mener une enquête pour déterminer si oui ou non le site de santé porte atteinte au bien-être des usagers.

Donc en tant que patient, lorsqu’on préfère faire confiance à un site Internet ou à une application mobile pour sa santé, il vaut mieux connaître les recours que l’on peut avoir en cas de litige. L’avocat explique : « Les plaintes les plus courantes sont relatives à l’utilisation de données personnels à des fins commerciales . Par exemple, précise-t-il , un site qui se dit de « bien-être » peut vendre les informations qu’il aura recueilli sur votre qualité de sommeil à un laboratoire pharmaceutique et, des publicités pour des médicaments relaxant peuvent apparaître sur vos écrans. »

  • Les dérives de l’e-santé


Cependant, l’e santé est quelque chose de nouveau et les vides juridiques devraient être comblés. Des vides, qui ne devraient pas le rester longtemps, étant donné le rayonnement rapide que connaît l’e-santé. Guillaume Marchand est co-fondateur de DMD santé, une start-up qui évalue les applications mobiles de santé en partenariat avec les usagers et des médecins. Psychothérapeute de formation, il entrevoit un bel avenir à la santé mobile, sans que cela n’altère les relations patients/professionnels de santé. « Il y a de très bonnes applications et de très bons sites, mais pour les gens, rien ne remplacera le médecin de famille !« . Pour ce jeune auto-entrepreneur, l’e santé est l’avenir de la santé « c’est une évolution de notre système qui doit se faire en partenariat avec les professionnels du secteur » explique-t-il. « Dans 20 ans, médecins et patients construiront ensemble. »

  • L’avenir de l’e-santé


Lionel Reichardt, créateur du site « pharmageek », spécialiste de l’e-santé, compare l’évolution de l’e santé à celle des appareils photos. « Aujourd’hui personne ne précise qu’il a un appareil photo numérique car ils le sont tous, on précise lorsqu’on a un argentique. Ce sera la même chose pour l’e santé à l’avenir. » 

Cieutat Marion et Farine Leticia

 

la vague e-sportive est partie de Corée du Sud

Ce pays de l’est-asiatique fournit aujourd’hui les meilleurs joueurs du monde. L’engouement face à l’e-sport est devenu si important que le gouvernement coréen a dû intervenir.

Au pays du Matin Calme, le Baseball est une religion. Mais depuis une vingtaine d’années, la Corée du Sud s’est découvert une nouvelle passion, le jeu-vidéo. En 1997, l’industrie coréenne subit de plein fouet la crise asiatique. Dans le même temps, presque par accident, le pays va voir naître un phénomène qui deviendra mondial : le sport électronique.

Pour faire face à la crise, les gamers coréens qui n’ont plus les moyens de s’équiper pour s’adonner à leur passion se retrouvent dans des salles qui louent leur matériel et une connexion internet. Ces « Pc-bangs » deviennent tellement fréquentés qu’il s’en crée près de 20 000 en deux ans. Malgré l’embargo du gouvernement sur les consoles japonaises, la vente de jeux-vidéo explose. Grâce en partie à un titre qui arrive à accéder au marché sud-coréen, Starcraft. Une communauté de passionnés se forme autour de ce jeu et en 2000, le gouvernement se voit presque contraint de fonder la KeSPA (Korean e-Sport Association). Un an plus tard, le développeur Blizzard vend deux millions d’exemplaires de son titre “phare”.

Quinze années se sont écoulées, et la Corée du Sud reste le pays qui fournit les meilleurs joueurs professionnels de sport électronique. En 2013, 17 des 20 meilleurs joueurs mondiaux du jeu Starcraft II étaient coréens. Les équipes sont sponsorisées par de grandes marques, et les parties sont regardées en direct par des centaines de milliers de spectateurs. Le gouvernement a même débloqué près de 200 millions d’euros pour soutenir l’industrie du e-Sport, en attendant la construction d’un stade à Séoul pour accueillir les grandes compétitions. La finale mondiale du célèbre jeu League of Legends a déjà attiré l’an dernier près de 40 000 spectateurs dans une enceinte construite pour la Coupe du monde de football en 2002. « En Corée du  Sud, ils vivent avec des claviers. Nous, avec des ballons au pied », confirme Christopher Labbé, jeune gamer professionnel.

Si les plus jeunes vouent un culte sans faille à ce type de pratiques, le gouvernement émet tout de mêmes quelques réserves, et tente de lutter contre l’addiction des plus jeunes. Depuis 2011, la loi « Shutdown » (surnommée « loi Cendrillon » par ses détracteurs) interdit les Coréens de moins de 16 ans de jouer en ligne entre minuit et 6h du matin, avec la mise en place d’un enregistrement par carte d’identité. Mais le système est facilement contournable, et les entreprises ne voient pas d’un bon œil cette limitation. En 2013, un nouveau projet de loi « anti-addiction » a dû être suspendu.

Malgré l’inquiétude des anciennes générations, le sport électronique est toujours plus populaire en Corée du Sud, et s’est développé dans le monde entier en réunissant des dizaines de millions de joueurs. Depuis 2015, il est même reconnu comme un sport de second niveau par le Comité National Olympique Coréen. Si la présence de cette discipline aux Jeux Olympiques reste pour l’instant utopique, c’est une avancée non-négligeable dans la quête de légitimité de l’e-sport.

Tristan Baudenaille-Pessotto et Damien Canivez

 

“Yogg”, l’un des meilleurs gamers de France

Après une licence en psychologie, Damien L’Hostis a décidé de devenir joueur professionnel.

Mercredi dernier, le Meltdown affichait presque complet. Le lieu de rendez-vous des gamers parisiens organisait comme chaque semaine son tournoi Hearthstone. Par ordinateurs interposés, les compétiteurs se sont affrontés à travers le jeu de cartes (en anglais DCG, Digital Card Game) dérivé de World of Warcraft, le jeu de rôle aux 10 millions d’abonnés. Damien L’Hostis, venu prendre un verre avec ses amis, a fait ses gammes sur “WoW”, avant de passer le plus clair de son temps sur Hearthstone. « En fait je suis un grand fan des jeux développés par Blizzard » assure-t-il. « J’ai débuté il y a quelques années sur World of Warcraft et Diablo, et j’ai décidé de tester mon niveau sur les DCG ». Bien lui en a pris, car il fait désormais partie du top 10 des joueurs européens sur ce titre. S’il ne joue pas ce soir, c’est aussi parce que le niveau amateur ne l’intéresse plus.

“Yogg”, comme il se fait appeler, est un pro-gamer.  À 25 ans et après avoir obtenu une licence de psychologie à Brest, il a décidé de se consacrer totalement au sport électronique. Recruté par GamersOrigin grâce à ses résultats, il fait maintenant partie de la deuxième meilleure équipe française derrière Millenium, et peut se permettre de vivre de sa passion. Il n’a pas de sponsor, mais grâce au salaire que sa « Team » lui verse et aux résultats qu’il obtient, Damien gagne environ 900 euros par mois. « Pour l’instant, je ne fais que du coaching et des tournois,  précise-t-il, dès le mois prochain, je me lance dans le streaming ». Autrement dit, à diffuser ses entraînements en ligne sur Twitch, une plateforme de flux vidéos en direct grâce à laquelle il encaissera entre 600 et 1800 euros supplémentaires suivant le nombre de viewers (téléspectateurs) de ses parties. Son équipe s’est associée avec la chaîne Twitch « Hearthstone Strategy FR » pour produire du contenu. Des parties sont disputées en ligne par les joueurs professionnels de GamersOrigin, et sont commentées en direct par les animateurs de HSFR.

Lors de la dernière édition de la Gamers Assembly qui s’est tenue à Poitiers il y a quelques jours, “Yogg” a fini 3ème sur Hearthstone. Sa dextérité et son intelligence de jeu lui ont permis d’empocher 600 euros, une manne financière non négligeable. En France, le sport électronique reste cependant très mal réglementé. Pas de fédération, pas de statut professionnel. Les joueurs restent livrés à eux-mêmes, et il est très rare qu’ils réussissent à vivre de leur passion pendant plusieurs années. En attendant une retraite précoce, Yogg continue de cliquer sur sa souris, en espérant bientôt se rapprocher des émoluments des meilleurs mondiaux.

Tristan Baudenaille-Pessotto et Damien Canivez

 

L’e-sport, ce nouveau business très lucratif

Importé de Corée du Sud, le sport électronique se professionnalise dans l’Hexagone.

Dimanche 19 octobre 2014, environ 40 000 personnes attendent au petit matin devant le Seoul World Cup Stadium pour obtenir les meilleures places. Ce n’est pas pour applaudir la vedette nationale Psy (le fameux créateur du Gangnam Style), mais bien pour assister à la finale des championnats du monde de League of Legends. Les adeptes de ce jeu vidéo en ligne sont venus du monde entier pour encourager les finalistes. La scène peut sembler surréaliste. Deux équipes de 5 joueurs rivés sur leur ordinateur s’affrontent devant des fans aussi survoltés les uns que les autres.

Drapeaux aux couleurs de leur équipe préférée en main, les plus passionnés applaudissent, huent, sautillent et pleurent de joie comme de tristesse selon les actions de leurs idoles. A l’image d’une finale de Coupe du Monde de football, les organisateurs de l’événement ont prévu d’en mettre plein la vue aux spectateurs. Feux d’artifices, jeux de lumières et même concerts de rock: la finale est avant tout un spectacle exceptionnel.

Sur internet, plus de de 27 millions de spectateurs suivent l’évènement en direct. Ce jour-là, l’équipe coréenne Samsung White remporte la partie face aux Chinois de SH Royal Club. Les vainqueurs se sont partagés la somme d’un million d’euros. Cette professionnalisation du sport électronique fait rêver plus d’un geek. En effet, cette nouvelle activité parfois rémunérée est sur le point d’être considérée en France comme un véritable sport de haut niveau, autour duquel gravite un environnement économique puissant.

Né dans les années 1980, le phénomène connu sous le nom de e-sport, captive de plus en plus de jeunes âgés de moins de 30 ans. Face à une salle remplie à craquer ou dans un modeste cybercafé, les gamers, seuls ou en équipe, s’activent sur internet à travers des jeux de stratégie, de rôle, de guerre ou de combat.

Le but de chaque partie est souvent le même : neutraliser les adversaires en éliminant tous leurs personnages. Starcraft, League of Legends, Hearthstone, Dota, Counter-Strike, Call of Duty : chaque jeu donne lieu à des tournois plus ou moins vénérés selon l’enjeu et le talent des participants. A l’instar de la sphère football, le e-sport s’est doté de ses vedettes interplanétaires, de ses commentateurs, de son modèle économique ainsi que de ses passionnés les plus fidèles.

Les jeux "stars" du sport électronique
Les jeux « stars » du sport électronique

« Tous nos joueurs sont des professionnels. Dans notre équipe Starcraft II, on a même recruté un joueur coréen », explique Rémy Chanson, responsable de la section e-sport à Millénium. Cette organisation basée à Marseille fait partie des trois plus grandes structures en Europe. Ses équipes formées en fonction des différents jeux vidéo accèdent très régulièrement aux podiums internationaux, ce qui permet à Millénium de faire la cour aux meilleurs gamers du monde. « Nous avons un vrai centre d’entraînement où les joueurs peuvent s’entraîner à fond et être hébergés », explique Rémy Chanson, chargé de gérer les équipes.

Pour atteindre l’excellence, l’exercice quotidien est primordial. Avant la Gamers Assembly 2015, l’un des plus grands rassemblements de joueurs de jeux vidéo en France organisée à Poitiers du 3 au 6 avril, les professionnels de la console et de l’ordinateur se sont tous retrouvés à Marseille pour réaliser une semaine d’entraînement intensif. Le but : s’entraider pour ajuster les stratégies de chacun en vue du Jour J. Et comme dans n’importe quel sport, le matériel est primordial.

Si le sélectionneur des Bleus Didier Deschamps peut décider de laisser sur le banc l’un de ses attaquants pour un match, son homologue du Millénium Rémy Chanson peut également décider d’écarter l’un de ses hommes pour une compétition s’il le juge trop fébrile. « Il y a des raisons budgétaires à prendre en compte. Si par exemple un joueur veut faire une compétition en Suède, je vais regarder s’il a des chances de s’imposer », explique le responsable de 35 ans.

Ces paramètres financiers sont en partie liés aux sponsors, acteurs majeurs du sport électronique moderne.En fournissant du matériel informatique ou de l’argent à une équipe de renom, les marques s’assurent une publicité à grande échelle. Avec le développement du e-sport, il est désormais bien plus facile de conclure des partenariats avec les publicitaires.

« La démocratisation de cette pratique fait que certaines entreprises s’intéressent à nous, même si elles n’ont aucun rapport avec le jeu vidéo. Je pense à des banques ou des marques de café, par exemple », explique Rémy Chanson. Grâce à ce mécanisme, les équipes s’autorisent à payer les frais de déplacement, les hôtels ainsi que les salaires des joueurs. Chaque mois, la part du sponsoring versée à un pro-gamer varie en moyenne entre 300 et 1500 euros.

Puis, une poule aux œufs d’or s’occupe du reste de leur salaire mensuel. Il s’agit des Web TV. En plus de posséder des équipes d’e-sport, Millénium est à la tête de plusieurs télévisions en ligne permettant de retransmettre les entraînements de ses joueurs en direct. Dailymotion, Youtube et Twitch, hébergent les Web TV et permettent ainsi aux joueurs de monétiser leurs séances grâce aux streams. Cet anglicisme désigne en fait un flux vidéo permettant le visionnage des parties en cours.

Selon le nombre d’internautes connectés, les revenus publicitaires générés seront plus ou moins juteux. « Si on additionne les sponsors et les revenus des streams, on arrive au minimum à un Smic », explique le chargé de la section e-sport de la structure marseillaise. Damien L’Hostis, alias « Yogg », fait par exemple partie de ces joueurs français qui gagnent leur vie avec les jeux vidéo. Recruté par l’équipe GamersOrigin grâce à ses résultats sur le jeu Hearthstone, il gagnera bientôt 1500€ par mois.

Trois grands éditeurs de jeux vidéo ont élaboré une politique de communication bien plus habile que le simple sponsoring ou la publicité à la télévision. Riot Games et Valve organisent des compétitions pour mettre leurs jeux League of Legends et Dota2 sur le devant de la scène. Blizzard Entertainment, quant à lui, met en place des rendez-vous autour de ses jeux Starcraft et Hearthstone.

Avec des moyens financiers et techniques colossaux, ils élaborent des tournois gigantesques et ont poussé à la professionnalisation des joueurs à travers les sommes d’argent que récoltent les vainqueurs. Ces pactoles, appelés cash prizes se divisent parmi les joueurs les plus doués de la compétition et peut comporter jusqu’à six zéros.

En juillet dernier, cinq pro-gamers de l’équipe chinoise NewBee sont devenus millionaires en s’imposant en finale de l’International IV, le plus grand tournoi de Dota2. Ces énormes dotations ont été obtenues en grande partie par le financement participatif et proposaient 5 millions d’euros à l’équipe gagnante. Au classement des joueurs ayant gagné le plus d’argent sur les tournois, sans compter le sponsoring ou les contrats offerts, les cinq compères squattent évidemment les premières places.

En matière de sponsoring, Melty, associé au groupe Bouygues, a décidé d’être audacieux et de casser les codes. Le groupe de médias est à l’origine de la création d’une équipe de sport électronique féminin. Comme dans l’univers du ballon rond, l’e-sport est un secteur où les hommes sont majoritairement représentés.

« Pendant des années et des années, les manettes et claviers ont été massivement utilisés par les garçons. Mais dans les jeux plus récents, comme League of Legends, la population féminine est plus importante », analyse Rémy Chanson, précisant que les anciens jeux compétitifs étaient plus axés sur les aspirations des hommes.

Peu de femmes dans un monde viril

Il est vrai que les jeux de guerre et leurs personnages aux muscles saillants ont davantage attiré les garçons que les filles. Pourtant, Déborah Tessonnière, alias Torka, joue à Counter Strike depuis une dizaine d’années. Elle est devenue l’une des meilleures « gameuses » de France. Elle aussi est passée par Millenium avant d’accepter un contrat plus intéressant au sein de l’équipe Melty.

« C’est une question de personnalité. Mais nous sommes toutes assez féminines dans mon équipe. Jouer à Counter Strike ne nous empêche pas d’aller faire du shopping », explique la jeune femme. Encourager la création d’équipes féminines est une chose, mais étendre l’e-sport aux non-initiés en est une autre. Car si les femmes sont minoritaires dans ce monde viril, il faut avouer que les non-initiés assez éloignés de la culture geek le sont encore plus.

Avant d’espérer un jour être diffusé sur une grande chaîne de télévision, l’e-sport apprend à se démocratiser en France. Pour Déborah Teissonnière, c’est ce qui différencie la France des nations les plus réputées. « En Corée du Sud, c’est dans leur culture et ça ne choque personne. Les matchs sont diffusés en prime-time sur des chaînes nationales. Vous imaginez TF1 retransmettre une finale d’e-sport à 21h ? ».

Pour l’instant, le sport électronique se concentre donc presque exclusivement sur la toile, où l’on retrouve une multitude de Web TV et de parties en streaming. Les trois plus célèbres sont les Web TV de Millenium, d’Eclypsia et d’O’Gaming. Cette dernière, après avoir vu le jour sur Youtube, est devenue un site internet à part entière en 2011. Alexandre Noci, Hadrien Noci, Fabien Culié et Charles Lapassat, plus connus sous les noms de Pomf, Thud, Chips et Noi, en sont à l’origine.

Chose rare en France, ils arrivent à gagner leur vie avec le shoutcast. Fonctionnant en binôme, ils ont conquis un très large public en commentant pour les internautes français des parties de Starcraft et de League of Legends diffusées en streaming. À titre d’exemple, les vidéos de Pomf et Thud ont été vues plus de 45 millions de fois sur le Web. À l’instar de Thierry Roland et de Jean-Michel Larqué, les plus célèbres commentateurs de football en France, leurs voix sont directement associées au sport électronique.

Les non-initiés sur le banc de touche

Pourtant, il reste très difficile pour eux de séduire au-delà des initiés, la faute à un langage très particulier. “GG”, “drop”, “line-up” ou “metagame”, autant dire que les élèves ayant séché les cours d’anglais partent avec un lourd handicap lorsqu’ils se lancent dans les jeux en réseau. « Pour les non-gamers, c’est incompréhensible » confirme Noi, le commentateur. « C’est le problème du e-sport. C’est inaccessible si on ne fait pas l’effort d’apprendre le lexique. Un peu comme lorsque l’on regarde du football américain. On a tendance à le vulgariser de plus en plus, notamment en supprimant les anglicismes, mais il reste une barrière à franchir. » Une barrière qui pourrait faire passer l’e-sport dans une dimension plus populaire, et donc plus intéressante d’un point de vue médiatique.

Lorsqu’ils ne commentent pas de streams, les deux binômes organisent leurs propres tournois ou interviennent lors des grandes manifestations. L’année dernière, le All Star Game du jeu League of Legends s’est déroulé au Zénith de Paris. Et ce sont Chips et Noi qui ont été choisis par le développeur et organisateur du tournoi Riot Games comme commentateurs officiels des parties.

Pour cet événement, 6000 spectateurs se sont déplacés sur 4 jours, et plus de 450 000 spectateurs l’ont suivi dans le monde grâce au streaming. Et en 2013, 32 millions de fans ont suivi ces mêmes championnats du monde sur internet. Pas étonnant que les grandes marques se bousculent aujourd’hui au portillon pour sponsoriser des équipes ou des évènements.

Si vous n’avez pas envie de regarder les compétitions depuis chez vous, il est également possible de se rendre dans un Barcraft, un de ces établissements où l’on peut jouer à la console tout en dégustant une bonne bière entre amis. En France, Sophia Metz est une pionnière dans le genre. Avec des amis, elle a co-fondé le Meltdown pour réunir la communauté des gamers de Paris.

Le concept a fait fureur, et se décline maintenant en province comme à l’étranger. Des tournois sont organisés, et l’ambiance se rapproche souvent des soirs de matchs dans le « Pub » du coin. Des dizaines de personnes regardent fixement le même écran et s’exclament volontiers lorsqu’un joueur réalise une bonne action, le tout dans une ambiance conviviale. Parfois, il arrive que des stars du e-sport viennent boire un verre dans ce lieu de passage incontournable pour tout amateur de jeux vidéo.

Dans ces endroits, il est également courant de croiser des journalistes, micros en main, venus prendre le pouls de la scène e-sport parisienne. Ils suivent les actualités du sport électronique au jour le jour. Transferts de joueurs, création de nouvelles équipes, arrivées de sponsors ou résultats de tournoi: tout est passé au peigne fin. Mais il est pour l’instant difficile de gagner sa vie et de faire “se faire un nom” dans la profession.

Pour Adrien Auxent, jeune français parti tenter sa chance comme journaliste e-sport au Brésil, c’est avant tout le fonctionnement du monde du sport électronique qui pose problème. « Ce sont les grandes marques ou les développeurs des jeux vidéo qui organisent les tournois et rémunèrent les gagnants. Le problème, c’est qu’ils ne veulent pas de journalisme sérieux et critique, analyse-t-il. En haut, ils n’aiment pas qu’on remue la merde (sic). C’est avant tout des pressions indirectes du style “tel ou tel journaliste, vous ne lui donnez plus d’interview” un peu comme dans les autres sports finalement.»

Récemment, le journaliste Richard Lewis s’est par exemple mis à dos l’éditeur de jeux Riot Games pour des propos critiques. Par conséquent, la majorité des articles sur le e-sport proviennent de rédactions affiliées aux équipes. Pour se développer encore plus, et notamment en France, le sport électronique va devoir faire des concessions. L’acceptation de la critique et l’ouverture au grand public sont des conditions sine qua non au développement de cette culture. Car malgré une croissance exponentielle et de nombreux points communs avec des sports historiques, le e-sport cherche encore sa place en France.

En dépit de quelques apparitions sur Eurosport ou Canal+, les grands médias restent méfiants et frileux concernant cette discipline. Mais compte tenu du nombre croissant de joueurs et de spectateurs, nul doute qu’elles devraient bientôt réviser leur jugement. Si le sport électronique arrive à se rendre plus accessible, il pourrait devenir un vecteur d’audience potentiel, ce qui le rendrait plus lucratif pour les chaînes de télévision.

Tristan Baudenaille-Pessotto et Damien Canivez