Quand consommer devient une souffrance

Avec la crise sanitaire, les commerces « non essentiels » ont dû baisser leur rideau. Cela a été un soulagement pour les acheteurs compulsifs. Mais ils redoutent la réouverture des magasins et se sentent assiégés par la société de consommation. Comment peut-on apprendre à maîtriser sa fièvre acheteuse ?

Crédit photo : Juliette Picard

« Tout le monde peut dire en rigolant ‘oh je suis acheteuse compulsive’. Mais les personnes atteintes par ce trouble ont vraiment des pièces entières dédiées à leurs achats. Et souvent les objets ne sont même pas déballés ». Claudia Boddin, addictologue et psychothérapeute, l’assure : derrière cette expression souvent mal employée se cache un véritable trouble comportemental, appelé oniomanie, qui est source de grande souffrance. « Quand on achète quelque chose, c’est généralement pour le plaisir. Alors que quand c’est une addiction, c’est pour l’adrénaline de l’achat, c’est incontrôlable ».

Mahé, étudiante de 19 ans, décrit cette sensation : « Quand je sors, j’ai des pulsions, je me sens obligée d’acheter quelque chose. Je préfère aller en magasin car l’euphorie est plus intense, je possède mon achat tout de suite ». Comme elle, 5% à 16% de la population française souffrirait d’oniomanie, selon l’Institut Fédératif des Addictions Comportementales (IFAC). Un chiffre approximatif et difficile à vérifier en raison de la particularité de cette addiction « invisible et silencieuse et qui ne procure pas d’effets négatifs sur le corps », comme l’explique Émilie Pernet, sophrologue et hypnotérapeute.  Si la moyenne d’âge des personnes concernées est de 38 ans, entre 5,9% et 11,5% d’entre elles sont des étudiants.

Mahé, en licence de psychologie,  a commencé à dépenser de manière compulsive il y a deux ans : « Lorsque j’ai eu ma carte bleue, j’ai eu un sentiment de liberté. Je faisais des achats deux à trois fois par semaine, ce qui représentait jusqu’à 100 euros par mois dépensés inutilement. J’étais insatiable, j’accumulais les produits ».  La jeune femme privilégiait des articles à petits prix, généralement des vêtements ou des babioles achetés à Primark ou Action et qui rentraient dans son budget : « Même si ça ne me plaisait pas, j’achetais, sinon je me sentais frustrée. Une fois j’ai pris des chaussettes à trois euros alors que je savais que je n’en avais pas besoin. Je me rappelle que quand j’étais petite, mon père faisait beaucoup d’achats qui ne servaient pas à grand-chose et je le voyais être content d’acheter. Peut-être que ça vient de là ». L’addiction débute généralement « très tôt dans l’enfance, avant de ressortir au moment de l’adolescence ou de l’entrée dans l’âge adulte car ce sont des périodes où il y a une sorte de crise identitaire », explique Céline Vidal, psychothérapeute. « Mais tout le monde ne devient pas addict, cela dépend du contexte environnemental, familial, culturel ».

Des habitudes d’achat bouleversées 

En raison du confinement, Mahé a trouvé un certain apaisement. Peu adepte des achats en ligne car « c’est plus long, il faut faire un panier, payer et ensuite attendre l’arrivée du colis », elle a tout de même fini par céder : « Je fais une grosse commande toutes les deux semaines pour être satisfaite ». Elle redoute la prochaine étape du déconfinement avec la réouverture des magasins : « Je vais retourner à Toulouse pour mes cours et je sais que je vais être aussi tentée qu’avant ».

Le déconfinement, Joséphine le redoute aussi : « Je ne vais pas pouvoir résister après tout ce manque. Et en plus de ça, j’ai pris de nouvelles habitudes en ligne ». Si la Niçoise a hâte de retourner dans les magasins « environ trois fois par semaine”, elle a aussi pris goût aux achats en ligne, notamment sur Vinted, pendant le confinement : « Pouvoir se procurer de beaux articles à prix très réduits, ça pousse à la consommation, surtout que tout se revend très facilement. En plus, les échanges avec les autres utilisateurs m’ont permis de garder un lien avec le monde extérieur et de rencontrer des gens à une période où je n’avais plus de vie sociale ».

Quand elle est de bonne humeur, la jeune femme de 22 ans a « des pulsions ». Elle a beau essayer de résister, elle finit par craquer la plupart du temps : « Je repense à toutes les fois où j’ai hésité et à combien j’étais contente d’avoir fini par acheter. Même si je sais que c’est du gâchis, que je vais à peine utiliser mes achats et que je vais les regretter ». Une manifestation typique de l’oniomanie, comme le détaille Céline Vidal : « On peut parler d’addiction lorsqu’il y a répétition d’un acte presque un peu vital qui devient chronique et qui va procurer du plaisir dans l’instant. On ne peut pas s’en empêcher, puis juste après l’acte, on va culpabiliser. Il y a une part de notre inconscient qui agit puis il y a une conscience qui revient ». 

L’addiction de Joséphine a débuté après avoir décroché son premier travail, à 17 ans : « À chaque fois que je recevais ma paie, je dépensais. Près de 400 euros par mois. Je me suis rendu compte que c’était un problème lorsque j’utilisais l’argent en priorité pour les achats plutôt que les factures. C’est uniquement à ce moment-là que j’en ai parlé à ma psychologue ». Pour la plupart des oniomanes, en parler s’avère en effet compliqué : « Il y a beaucoup de honte et de déni, les gens arrivent rarement en disant qu’ils ont un problème d’addiction aux achats, sauf si la situation est vraiment handicapante. Ils consultent pour autre chose et c’est dans la relation de confiance qu’on peut ensuite l’aborder », constate Juliette Ghiulamila, thérapeute. 


Des solutions « au cas par cas »

Entre le premier et le deuxième confinement, Joséphine a suivi des séances de sophrologie et d’hypnose qui lui ont permis de « reprendre un peu le contrôle » sur l’addiction. Émilie Pernet, qui exerce à Paris, explique que l’accompagnement se fait « sur plusieurs plans. Il y a un travail de visualisation dans le passé pour comprendre d’où vient l’émotion qui déclenche le besoin d’acheter et pouvoir en redevenir acteur. On essaye aussi de changer le comportement automatique de la personne, grâce notamment à des techniques respiratoires et l’hypnose, qui permet d’aller chercher l’inconscient, la part de nous qui gère tous les automatismes ». Elle recommande aussi un suivi plus global : « En général quand on veut changer une addiction, c’est le début d’un nouveau chapitre dans une vie. C’est important de se demander par quoi toute cette énergie et tout ce temps qu’on met dans l’addiction vont être remplacés. Avec le client, on va essayer de trouver ce qui lui fait du bien, pour que cet espace qui est en lui soit remplacé par quelque chose de positif ». 

D’autres moyens de se soigner existent. Parmi ceux-ci, l’analyse psycho-organique, une méthode qui est la spécialité de Céline Vidal : « On revient sur des situations passées qui font qu’aujourd’hui, il y a une souffrance que l’on a projetée sur l’objet de dépendance, en l’occurrence l’achat ». Cette souffrance est due à un besoin que la personne n’a pas pu satisfaire, généralement dans son enfance : « On accompagne l’individu vers l’origine de ce manque, notamment avec la technique du bon parent : c’est un travail de reparentage à l’intérieur de soi-même pour incarner un bon parent pour soi-même, se suffire et faire des expériences plus positives avec le monde ». Elle préfère ainsi parler de transformation plutôt que de guérison :  « Je considère que la thérapie est réussie lorsque la personne retrouve un chemin d’autonomie par rapport à sa dépendance, même s’il peut y avoir des rechutes passagères […]. Au début de la thérapie, elle arrive avec une blessure sur la peau, qui saigne. Au fur et à mesure elle va se refermer, elle va se panser, elle ne fera plus mal. Mais ça reste une cicatrice, quand on va appuyer dessus elle restera un petit peu sensible ». 

Juliette Ghiulamila, gestalt praticienne, décrit une autre approche thérapeutique : « En gestalt thérapie, on travaille sur la personne en contact avec son environnement. […] Il n’y a pas de baguette magique ni de protocole défini, c’est vraiment du cas par cas. Déjà, prendre conscience qu’il y a un problème, c’est un grand pas en avant. […] Chez une personne addicte, l’achat sert à combler un vide, calmer une angoisse ou un mal-être. On va donc repérer les moments où elle se sent tentée et on essaye de trouver un autre moyen de soulagement en prenant en compte ses émotions et ses ressentis ».

Un confinement bénéfique pour certains

Les trois spécialistes constatent toutes que leur clientèle est très majoritairement féminine. En effet, les femmes représenteraient 80% à 95% des acheteurs compulsifs selon les études des chercheurs Christenson et Lejoyeux. Elles seraient le plus souvent mariées et vivraient dans les pays développés. Jean-Pierre, 43 ans et sans emploi, fait ainsi figure d’exception. Et si son addiction a « drastiquement diminué » depuis neuf ans maintenant, ce n’est pas grâce à l’un des moyens médicaux évoqués dont il n’a d’ailleurs « pas eu connaissance », mais à son placement sous curatelle renforcée : « C’est une assistante sociale qui me l’a conseillé car j’étais au bord de la ruine. C’est à ce moment que j’ai pris conscience de mon addiction ». Sa curatrice s’occupe désormais de toutes ses dépenses courantes, de quoi limiter les effets de son addiction qui s’est manifestée dès l’adolescence : « Il me fallait un refuge face au harcèlement scolaire et aux viols que j’ai subis à cette période : cela a été ma passion pour les voitures ».

Jean-Pierre raconte ainsi qu’avant son placement sous curatelle renforcée, presque l’intégralité de son faible revenu lui servait à compléter sa collection de voitures miniatures. (à lire aussi La mise sous curatelle, la solution pour les formes sévères d’oniomanie) Depuis 2012, il est limité à « une dizaine de voitures dans les vide-greniers qui ont lieu le dimanche, soit entre 120 et 150 euros par mois ». Les différents confinements lui ont permis de diminuer ses achats encore davantage : « Étrangement, ça a eu un effet positif sur mon addiction.  Le besoin persiste, mais le fait que les magasins soient fermés  m’a permis de me concentrer sur d’autres projets. J’essaie de changer. J’ai aussi demandé à ma banque de désactiver la fonction ‘achats en ligne’ de ma carte bleue pour ne pas craquer ». Désormais, les achats ne sont plus systématiques et ne dépassent pas 30 euros : « Je reste toujours tenté à chaque fois que je sors et que je vois un rayon jouets mais il m’arrive de plus en plus souvent de résister. Sinon, c’est deux voitures maximum et je ressens un sentiment de défaite d’avoir cédé. Mes derniers achats sont même restés dans leur emballage ».

Les dispositifs bancaires possibles :

Cette évolution n’étonne pas Emilie Pernet qui pense que le confinement a plutôt permis aux personnes atteintes d’oniomanie de prendre du recul sur leur addiction et a été une opportunité de changer leurs habitudes. Mais elle souligne que cela n’a pas été le cas pour tout le monde : « D’un autre côté, la situation fait qu’on achète beaucoup plus en ligne et il y a une hausse de l’anxiété et des incertitudes, même chez des personnes qui étaient bien dans leur vie ».

Acheter pour combler l’isolement

Elsa*, une étudiante à Paris en première année de droit, âgée de 18 ans, a commencé à développer une addiction aux achats durant le confinement. « Les crises d’angoisse ont commencé l’an dernier lors du premier confinement, c’était l’année du bac », raconte-t-elle. Comme elle était chez ses parents dans l’est de la France, il n’y avait pas selon elle « de conséquences directes ». C’est durant le second confinement lorsqu’elle s’est retrouvée isolée à Paris dans un studio de 20 mètres carrés que l’oniomanie a vraiment commencé. Le manque de repères, les difficultés pour suivre un cours en ligne, l’augmentation des publicités sur Internet ont alimenté la tentation. « Le problème avec cette addiction, c’est qu’on est dans une société de consommation qui nous poursuit partout. Quand on est dans la rue, surtout en ville, c’est impossible de ne pas être tenté. Sur les réseaux sociaux et internet, les pubs sont très bien ciblées », assure Emilie Pernet.

La pulsion d’Elsa est déclenchée par ses moments d’angoisse, de mécontentement ou de frustration liés à l’incertitude qu’entraîne la crise sanitaire. Emilie Pernet explique que « l’addiction n’est pas négative au départ. C’est un comportement qu’on a mis en place, inconsciemment, petit à petit, parce que ça nous fait du bien et qu’on a besoin d’être protégé d’une émotion négative. Donc ça partait d’une bonne intention, avant que ça ne devienne trop ». L’étudiante achète « pour oublier » : « J’ai l’impression de vivre, qu’il se passe quelque chose d’excitant dans ma vie. Ça m’occupe. […] Je me dis que c’est mal mais d’un autre côté ça me fait du bien ». Elle commence à ressentir de la culpabilité vis-à-vis de ses parents en difficulté financière à cause du Covid : « Depuis les vacances de Noël je ne calcule plus ce que je dépense. Avant, je faisais quand même attention à ne pas me mettre dans le rouge. Mes parents me donnent 900 euros par mois pour subvenir à mes besoins, ça fait quatre fois de suite que je finis à découvert à la fin du mois. […] Une fois j’ai inventé une fausse réparation de matériel qu’Apple m’a facturée 200 euros pour leur expliquer mon découvert »

Elsa est loin d’être un cas isolé. Le confinement et la crise sanitaire ont pu être propices à une hausse des addictions selon Céline Vidal : « Il y a un risque car à cause du confinement et de l’isolement, on a été davantage face à nous-mêmes, et donc confrontés de manière plus forte à ce qu’on vit, notamment nos souffrances ». De plus en plus de personnes n’hésitent plus à suivre une thérapie depuis le premier confinement et certains de ses collègues ont même dû « décliner des prises de rendez-vous parce qu’ils étaient complets ». Très redoutée par Mahé, Joséphine et Elsa, l’ouverture des commerces le 19 mai sera une nouvelle épreuve.

*le prénom a été modifié.

Juliette Picard & Laura Pottier

Voyance par téléphone : aucune limite

Après avoir contacté un site de voyance par téléphone, nous sommes relancés par messages.

Après avoir tapé « voyance gratuite » sur Internet, nous sélectionnons quelques numéros à appeler. Et nous arrivons vite à un constat : les voyants que nous avons au téléphone ne font rien pour éloigner les personnes dépendantes. Au contraire.

Un site nous offre les dix premières minutes de la consultation. Avant de pouvoir parler à un professionnel, un standardiste nous informe qu’il faut d’abord rentrer ses coordonnées bancaires. Au risque de payer la note si les dix minutes sont dépassées. Lorsque l’on précise que nous sommes à découvert car déjà accros à la voyance, celui-ci nous propose simplement des offres avec des forfaits bloqués.

Nouveau numéro : les cinq premières minutes sont gratuites. Cette fois, la conversation se coupe au bout du délai. Nous avouons à trois voyants que l’on en a déjà consulté une quarantaine en deux mois. Aucune réaction pour l’un, de la stupéfaction pour une autre, qui ne nous alerte pas pour autant. Puis, on nous relance par messages.

Au troisième appel, nous indiquons clairement à la voyante que nous sommes dépendants. Sa réponse ? « C’est parce que vous avez des soucis dans votre tête, qu’est ce qu’il se passe dans votre vie ? », avant d’enchaîner sur ses prédictions.

Lise Cloix et Inès Mangiardi

 

Addicts à la voyance, ils s’en remettent aux prédictions

Horoscopes, tirages des cartes, consultations de voyants….Certains adeptes des arts divinatoires sont incapables de se limiter. Les répercussions peuvent être lourdes, aussi bien sur le plan financier que mental. Surtout quand certains professionnels en profitent.

« Dès ma première consultation, j’ai su que c’était fichu pour moi. » Fiona, 24 ans, est tombée dans un engrenage. La jeune professeure des écoles a fait appel à une voyante pour la première fois en 2018. Depuis, elle ne se voit plus vivre sans. Manquant de confiance en elle, et dans les autres, elle s’en remet aux arts divinatoires à chaque changement dans sa vie. « Je ne laisse plus de place à l’imprévisible », confie-t-elle, même si elle dit « aller un peu mieux » en ce moment.

Fiona, originaire de Nevers, essaye de ne plus consulter de professionnels. Mais il reste toujours les vidéos Youtube, les horoscopes, et les sites de voyance. « Sur TikTok, quand je vois une vidéo en mode, “choisis le tas de carte’’ ou “si ton prénom commence par la lettre… alors…’’, je ne peux pas m’empêcher de les regarder. » Avant de devenir addicte, Fiona a grandi dans une famille déjà adepte des arts divinatoires. Petite, elle adorait écouter les récits de sa mère et de sa grand-mère lorsqu’elles revenaient de chez leur voyante. Désormais incapable de lâcher prise, Fiona s’oriente dans la vie en fonction des réponses qu’elle aura obtenues. Par exemple, lorsque le terme « grossesse » revient plusieurs fois lors d’un tirage des cartes, Fiona se persuade qu’elle va tomber enceinte : « J’ai été jusqu’à m’inventer des signes de grossesse et à faire des tests. »

Des croyances de plus en plus populaires 

Comme elle, 58% des Français déclarent croire au moins à une des disciplines des parasciences (l’astrologie, les lignes de la main, la sorcellerie, la voyance, la numérologie ou la cartomancie), selon une étude Ifop de novembre 2020. Il s’agit d’ailleurs d’un chiffre en hausse depuis vingt ans, particulièrement chez les jeunes. Même si Fiona sait qu’elle doit faire les choses par elle-même, elle n’y arrive pas. A la prochaine rencontre, au prochain évènement qui viendra tout bouleverser, elle sait que « ça recommencera. » 

A l’inverse de la jeune femme, qui prenait soin de créer une nouvelle adresse mail à chaque fois qu’elle s’inscrivait sur un site pour obtenir une consultation gratuite, Donya, 21 ans, a elle frôlé la catastrophe financière. Fin 2020, cette étudiante en BTS communication qui vit en région parisienne a dépensé plus de 200 euros en consultations par appel téléphonique, en moins de deux mois. « L’appel qui m’a coûté le plus cher était de 100 euros. » Une somme importante qu’elle a consacrée aux prédictions alors qu’elle n’en avait pas les moyens : « Mon compte en banque a fini par me dire “stop”. »

Les témoignages similaires se multiplient aussi sur les forums en ligne. Laila*, adepte des plateformes téléphoniques de voyance, a rapidement dû faire face à un gouffre financier. « Je préférais les SMS, qui laissaient une trace écrite. Je pouvais les relire et l’argent perdu me paraissait plus “contrôlable” », explique-t-elle en 2017 sur le forum Aufeminin. A cause de relances permanentes par messages, elle n’arrive plus à décrocher et se met à épuiser son compte en banque. « Durant le pic de mon addiction, j’atteignais entre 300 et 500 euros de hors forfait par mois ! » Laila cache ses dettes à son compagnon. Elle se voit obligée de demander de l’argent à sa mère et utilise les prestations qu’elle perçoit de la CAF pour combler ses déficits. Avec des prix pouvant aller de 40 centimes la minute à 100 euros la consultation, l’addiction à la voyance peut rapidement mener au surendettement.

Aux origines de la dépendance 

Si les clients accros y mettent autant d’argent, c’est souvent pour avoir des réponses sur leur avenir sentimental. « A la base, si j’ai appelé, c’était à cause de ma situation amoureuse qui était chaotique. Je voulais absolument quelqu’un », avoue Donya, qui a consulté voyants, médiums et tarologues. Fiona, quant à elle, s’est tournée vers la voyance après avoir été trompée. Elle souhaitait savoir si son ex-copain allait revenir. Ce motif revient « très souvent », comme le remarque Caroline, voyante bénévole sur le forum Aufeminin, très sollicitée sur les questions affectives. Fiona ajoute que, depuis, « pour chaque garçon que je peux rencontrer, il me faut une voyante pour me dire si ça va marcher, si c’est lui l’homme de ma vie. »

Cependant, les raisons qui poussent les clients à consulter des professionnels sont multiples. Les interrogations peuvent porter sur la famille ou les amis, mais peuvent aussi relever du domaine professionnel. Fabrice, voyant depuis une trentaine d’années, constate que 60% de ses clients viennent le voir pour mieux réussir leur carrière. La dépendance s’installe alors lorsque les clients n’arrivent plus à se passer de ce sentiment de réconfort procuré par les voyants. « Cela me mettait dans une sorte de sérénité. J’angoissais moins, c’est ce qui me rendait accro », raconte Donya, qui ressentait un manque permanent. 

Dans la majorité des cas, consulter pour l’une ou l’autre de ces raisons n’est pas forcément le point de départ d’une dépendance. Pourtant, Fiona et Donya se considèrent toutes les deux « addictes ». Laila se compare même à une toxicomane : « J’y retournais comme une camée va prendre son héroïne. » Alors, à partir de quel moment devient-on dépendant aux arts divinatoires ? Selon l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM), « les addictions sont des pathologies cérébrales définies par une dépendance à une substance ou une activité, avec des conséquences délétères. »

© Lise Cloix

Addiction ou dépendance affective ?

Nicolas Macass, chargé de suivi à l’Institut Adios Dépendances, spécialisé dans l’arrêt des addictions par des méthodes alternatives, ajoute que l’on peut parler d’addiction à partir du moment où il y a une perte de contrôle. Selon lui, la dépendance à la voyance est un mélange de plusieurs choses : « C’est à la fois une techno addiction (tout ce qui touche aux écrans) et une addiction de type monétaire, comme les jeux d’argent. »

Toutefois, les spécialistes du corps médical ne s’accordent pas sur le terme à employer. Si l’addictologue Bruno Journe considère que parler d’ « addiction » est parfaitement approprié lorsqu’il s’agit de voyance, Nicole Beauchamp, psychanalyste, compare plutôt cela à une dépendance affective. Claudia Boddin, elle aussi psychanalyste et addictologue, la rejoint en évoquant plutôt une dépendance infantile. A l’image d’un parent qui dicte à son enfant ses actes, le voyant ferait office de guide. Dans tous les cas, ce n’est pas tant la fréquence à laquelle une personne va consulter qui entre en ligne de compte. C’est plutôt l’effet de répétition, lorsque le client pose constamment les mêmes questions. C’est cela qui doit commencer à alerter, selon le voyant Fabrice.

Un épuisement psychique pour les voyants

Incapables de prendre des décisions par eux-mêmes ou animés par le besoin compulsif de connaître le dénouement de leurs problèmes, certains dépendants vont jusqu’à contacter sans relâche des devins, à l’instar de Caroline, voyante bénévole. Il y a cinq ans environ, elle est abordée par un jeune homme insistant qui lui pose des questions sur l’avenir de sa vie sentimentale via le forum Aufeminin. « Il m’envoyait quatre ou cinq messages par jour pour savoir si son ex-copine allait revenir. »

Ces sollicitations constantes finissent par épuiser physiquement et psychologiquement Caroline, déjà dans un état fragile à cause de problèmes de santé : « J’étais vraiment vidée. » Accro à ces échanges, le jeune homme devient parfois violent dans ses propos : « Il m’engueulait quand je lui disais qu’elle n’allait pas revenir », explique la voyante. Éreintée, elle met fin à la conversation au bout de quelques temps : « Quand ils sont trop acharnés, je les bloque ou je leur dis d’aller voir un psychologue. »

« Le monde de la voyance est une véritable jungle »

© Lise Cloix

Si certains spécialistes de la voyance refusent toute interaction avec ces dépendants, d’autres profitent au contraire de leur détresse. Avec plus de trois millions de consommateurs, le marché des arts divinatoires attire des charlatans en tous genres. « Le monde de la voyance est une véritable jungle », affirme Youcef Sissaoui, fondateur et président de l’Institut national des arts divinatoires (Inad) depuis 1987. Selon lui, il n’existe que « 2 à 5% de personnes crédibles et sérieuses. » Unique association qui encadre la profession, l’Inad lutte contre les nombreux arnaqueurs qui gangrènent le métier. Essentiellement présents sur les plateformes téléphoniques, ceux qu’il appelle « les commerçants de la détresse humaine » représentent selon lui un danger pour les personnes fragiles. « Quand on tombe sur quelqu’un de bien, on ne devient pas addict. »

La méthode préférée de ces voyants peu scrupuleux : relancer constamment leurs clients par message en leur promettant une nouvelle divination. « Un bon voyant ne ferait jamais cette démarche », insiste Youcef Sissaoui. Pour accumuler les séances, certains charlatans proposent même des réductions. Lorsque Donya évoque ses problèmes d’argent à la première voyante qu’elle appelle, celle-ci lui promet une offre promotionnelle. Mais quand la jeune femme refuse de renouveler les consultations, elle se retrouve à payer le prix plein : « Je ne m’attendais pas à ce tarif-là, je me suis sentie arnaquée. » Pour contrer ces pratiques, l’Inad est à l’origine de la première « Charte Morale et Professionnelle de nature à satisfaire Praticiens et consultants »Recommandée par le ministère de l’Economie et des Finances depuis 2010, elle invite les pratiquants à ne pas effectuer de consultations trop rapprochées.

Pourtant, difficile de s’assurer qu’un voyant est honnête, puisque même parmi les professionnels répertoriés sur leur site, certains acceptent des appels quotidiens. Jade, qui se définit comme guérisseuse, ne s’en cache pas :             « Certains me contactent tous les jours, des fois jusqu’à six ou sept heures. » De plus, d’un point de vue juridique, il est presque impossible pour les clients au bord de la banqueroute de porter plainte. « Du moment que c’est légal, la loi ne peut rien faire. Dans le Code pénal, on ne parle pas d’addiction à la  voyance », explique Tarek Koraitem, avocat pénaliste. D’autant plus qu’il faut différencier arnaque et dépendance : réclamer 10 000 euros contre la promesse de jeter un mauvais sort est hors la loi. Mais accepter les consultations quotidiennes d’une personne dépendante ne l’est pas. Leur unique chance : les attaquer en justice pour abus de faiblesse. Mais là encore, la faute reste très compliquée à prouver.  

 

Savoir quand alerter  

Avec des professionnels plus consciencieux, ces cas extrêmes peuvent être évités. Selon plusieurs d’entre eux, une consultation n’est nécessaire que si des changements ont eu lieu dans la vie de la personne. S’ils voient leurs clients revenir sans réelle justification, parfois à toutes heures du jour et de la nuit, certains voyants prennent alors conscience d’une dépendance naissante.          « Quand quelqu’un sort de consultation, qu’il est en bas de l’escalier et qu’il demande déjà s’il peut remonter, j’ai un doute », indique Renée, médium et voyante.

Pour ne pas alimenter la chose et quitte à en refroidir certains, Alexandra n’hésite pas à alerter ses clients. La voyante, médium et cartomancienne les prévient : « Ce n’est pas la peine que je vous fasse des tirages tous les mois et que je vous prenne des sous alors que je ne vais rien vous dire de plus. » C’est aussi le cas d’autres confrères et consœurs, comme Dahlia qui encourage fermement les personnes qu’elle juge accros à ne plus appeler. D’autres sont moins radicaux, comme Fabrice qui privilégie l’ « accompagnement ». « Si l’on contredit ce type de personnes, cela va être très difficile. On peut les raisonner, sans trop les contrarier », explique-t-il. 

Face à la détresse de ces dépendants aux arts divinatoires, certains voyants conseillent à ces clients d’aller consulter un psychologue. Ils travaillent même parfois en lien avec eux. Un thérapeute a par exemple contacté Renée, la voyante, à propos de l’une de ses clientes, devenue addicte. « Elle pouvait dépenser 5 000 euros par mois, alors son psychologue m’a appelée pour que je m’occupe de son suivi. Grâce à cela, on est en train de la désintoxiquer complètement », assure-t-elle. 

Une prise de conscience difficile 

Pourtant, se tourner vers un psychologue est une démarche délicate. La plupart des experts médicaux et associations avouent d’ailleurs ne pas connaître le sujet. Les dépendants sont donc livrés à eux-même. « Beaucoup de mes clients n’acceptent pas, ils me disent qu’ils n’en ont pas besoin », ajoute Renée. En effet, les personnes addictes à la voyance n’ont souvent pas conscience de leur dépendance. Il est même parfois compliqué pour leur entourage de remarquer leur dérive. « Mes proches ne me disent rien, ils savent que je fais ma vie en fonction de ça », raconte Fiona. Passionnée d’astrologie, Emma, 20 ans, pense même que l’on peut parler d’ « addiction positive ». Son oncle, trentenaire, consulte une voyante une fois par mois. « Il en a besoin, cela lui fait vraiment du bien », affirme la jeune femme.

S’en sortir par soi-même reste possible. Après ses deux mois d’addiction, Donya affirme avoir retrouvé une vie normale. Alertée par son découvert bancaire, elle a su tout arrêter du jour au lendemain :  « J’ai envoyé “STOP” aux SMS automatiques, j’ai bloqué les numéros, je me suis désabonnée de toutes les newsletters des voyants et des horoscopes. » Quant à Fiona, même si elle n’est pas encore sortie de cet engrenage, elle en a aussi pris conscience et essaye de se limiter. 

Si l’addiction aux arts divinatoires est aussi peu reconnue, c’est surtout parce que les témoignages sont rares. Les personnes qui en sont victimes n’osent pas en parler, se sentant doublement honteuses, à la fois du fait qu’elles ont recours à la voyance, et du fait qu’elles ont perdu le contrôle de leur vie. 

*le prénom a été modifié

Lise Cloix et Inès Mangiardi

Voyance, addiction et téléréalité  

Ils ont beau être des stars, ils ne sont pas plus protégé que les autres des risques de dépendance. Révélée au grand public par l’émission de télé-réalité «Les Marseillais», Carla Moreau est tombée dans l’addiction aux arts divinatoires. Elle a rencontré Danae, une pratiquante des «forces occultes» à seulement 17 ans, alors qu’elle cherchait à devenir célèbre. Elle aurait dépensé jusqu’à 1,2 million d’euros en quatre ans pour des services de sorcellerie.

Il y a quelques mois, l’affaire a éclaté au grand jour. Dans des messages vocaux, on peut entendre Carla Moreau jeter des « sorts » à d’autres candidats de téléréalités. La jeune femme accuse aujourd’hui Danae de l’avoir manipulée et ensorcelée. La voyante est très populaire auprès des influenceurs issus de téléréalités comme Julien Guirado, Jazz ou Anthony Matéo. Ils n’hésitent pas à promouvoir ses services dans leur story Instagram. De quoi inciter leur public, souvent jeune et influençable, à consulter. Sans vraiment prévenir sur les dangers de l’addiction.

Sur son compte Instagram, Danae poste de nombreuses photos en compagnie de stars de la téléréalité.

Lise Cloix et Inès Mangiardi