Russie-Ukraine : la guerre des perceptions

« False flags », cyberattaques, ou actions de propagande, l’Ukraine a fait face à une intense campagne de désinformation destinée à briser le moral de sa population et de son armée en amont de l’invasion russe du 24 février. Une campagne à laquelle Kyiv répond désormais par une vigoureuse manoeuvre de contre-propagande de guerre. Au risque d’y perdre une juste information sur l’évolution du conflit. Décryptage.

A une époque où près d’une personne sur deux dans le monde s’informe en priorité sur les réseaux sociaux, la connaissance et l’exploitation approfondies des informations issues du net permet autant d’informer que de diffuser des fausses rumeurs. Qualifiée de « laboratoire » de la désinformation après la première crise russo-ukrainienne en 2014, l’Ukraine est habituée aux tentatives d’ingérence étrangères, et à la guerre hybride. Début 2021, trois médias diffusant les positions du Kremlin avaient été ainsi interdits sur décision du président ukrainien en raison de leurs plaidoyers pro-russe. Pourtant, dans les semaines précédant l’offensive, les acteurs de la désinformation russe dans le pays intensifient leur action tandis que les cyberattaques touchent à plusieurs reprises des institutions ukrainiennes (Etat, banques). Une action d’une ampleur inédite destinée à fragiliser les institutions du pays.

 Les préparatifs de l’invasion 

Faussement attribués à la doctrine publiée par le général Guérassimov, inamovible chef d’Etat-major des armées, les modes de désinformation russes s’intègrent pour Julien Nocetti, spécialiste du numérique et chercheur associé à l’Institut français des relations internationales dans une culture stratégique ancienne : « Il y a un héritage du trucage et de la production de faux de la part de la Russie, depuis la fin de l’URSS, qui fait que tout le manuel en la matière est bien étayé et s’est très bien adapté au contexte très numérisé dans lequel on vit. »

En Ukraine, cette nouvelle maskirovka entre en action dès la fin 2021. Sur Twitter l’activité des comptes suspects véhiculant des messages de désinformation à l’attention de la population ukrainienne a augmenté de 3300 %, entre le 1er décembre et le 05 janvier 2022 (en comparaison aux niveaux de septembre 2021) d’après des résultats publiés par Mythos Lab. « Gouvernement faible » ou « incapable de protéger les frontières du pays », alarmes d’écoles sonnant sans raison, les messages démoralisant circulent rythmés par des cyberattaques régulières ciblant les infrastructures de l’Etat ou les banques du pays. Après trois jours de négociations infructueuses entre les États-Unis, la Russie et l’OTAN sur fond de renforcement des troupes russes à la frontière ukrainienne, 70 sites Web institutionnels ukrainiens sont « défacés », afin d’afficher des messages alarmants pour la population locale : « Ukrainiens! Toutes vos données personnelles ont été téléchargées sur le réseau public. Toutes les données de l’ordinateur sont détruites, il est impossible de les restaurer ».

Il y a un héritage du trucage et de la production de faux de la part de la Russie, depuis la fin de l’URSS, qui fait que tout le manuel en la matière est bien étayé et s’est très bien adapté au contexte très numérisé dans lequel on vit.

Fabriquer un prétexte à l’agression

Quelques jours avant l’invasion, des vidéos d’accrochages russo-ukrainiens fabriquées de toute pièce inondent le net. L’une d’entre elles postée sur Telegram expose un homme tenant une kalachnikov tirant dans un décor qui ressemble à s’y m’éprendre à une forêt d’Europe de l’Est.

Cette séquence de combat entre séparatistes et des forces gouvernementales pourrait avoir été tournée près de Gorlovka dans les environs de Donetsk. Elle s’avèrera pourtant être un « false flag ». Objectif : créer le prétexte d’une agression russe ou conduire le gouvernement ukrainien à déclarer une guerre qu’il n’a jamais souhaitée et ainsi porter la responsabilité du conflit. D’après l’agence TASS proche du pouvoir russe, le commando de saboteurs aurait attaqué une station d’épuration avec un baril de chlore. Le 18 février, une vidéo montrant l’accrochage avec des miliciens séparatistes est publiée sur la chaine Telegram de « Народная милиция ДНР » (Milice patriote de la république démocratique de Donetsk). Pourtant, certains détails ne collent pas. Les métadonnées, rapidement analysées par Bellingcat, un collectif d’enquêteurs spécialisé dans l’investigation en ligne, montrent que la vidéo a été filmée le 8 février, soit plusieurs jours avant la date officielle de l’incident. Par ailleurs, les sons ne correspondent pas, la bande prélevée sur la vidéo appartenant à une autre vidéo YouTube.

Premier bénéficiaire d’un dérapage menant à une escalade le pouvoir russe a-t-il directement commandité la mise en scène ? S’il est impossible d’établir des liens directs, l’hypothèse est plausible pour la chercheuse Béatrice Heuser, spécialiste des questions de stratégie militaire, qui rappelle que faire porter la responsabilité de l’invasion est un classique des affaires militaires : « Poutine a lu (ou confirmé par inadvertance) le point de vue de Clausewitz sur qui est responsable du déclenchement d’une guerre : « L’agresseur est toujours épris de paix… il préférerait prendre le contrôle de notre pays sans opposition. ».

Si le conflit est temporairement évité, une série d’incidents similaires interviennent dans les jours suivants confirmant l’envie du Kremlin d’en découdre. Bellingcat en recense pas moins de quatre dans la semaine précédant le déclenchement des hostilités.

© Bellingcat

La guerre à tout prix

Parmi les « récits » employés à des fins géopolitiques, il en est un autre que le Kremlin manie, peu après le discours de Vladimir Poutine le 21 février, celui du révisionnisme historique. A défaut de répondre à une agression ukrainienne, l’intervention, désormais qualifiée d' »opération spéciale » par le pouvoir, visera à reprendre des cadeaux indus faits par les dirigeants soviétique à l’Ukraine et à « dé-nazifier » sa société. A seulement quelques jours du début des opérations militaires, carte à l’appui, la TV publique russe diffuse massivement la version du président russe :

La télévision d’État russe suit notamment le discours de Poutine avec une frise chronologique Après le retrait des cadeaux territoriaux faits par Staline, Lénine et Khrouchtchev seul le morceau jaune au milieu de la carte est étiqueté « Ukraine ».

La contre-propagande ukrainienne

Conjurant les projections pessimistes émises par la plupart des experts, au cours de la première semaine d’opérations, l’invasion russe achoppe tant sur les faiblesses de la préparation de son armée que sur une vigoureuse résistance des forces et de la société ukrainiennes, menée notamment sur le web. Tandis que le déploiement des forces russes donne lieu à la diffusion de quantités de vidéos sur Tik Tok, Twitter, Instagram, révélant leur progression, la stratégie ukrainienne relayée sur les réseaux sociaux est de camoufler ses mouvements et de diffuser les images des soldats russes faits prisonniers.

Curieusement, c’est sur Telegram, messagerie d’origine russe, établie à Dubaï, que sont issues de nombreuses vidéos documentant fidèlement la guerre. Des chaines comme Vorpost, Basa ou InsiderUKR relaient en continu des vidéos prises par des citoyens sur les principaux points chauds du pays avant d’être authentifiées, analysées et publiés par des cellules de fact checking des médias ou par de simples internautes maitrisant les techniques d’investigation en source ouverte.

Les attaques répétées sur Kharkiv, deuxième ville du pays, ont été ainsi largement documentée à partir de sources Telegram souvent rediffusées sur Twitter. Qualifié de véritable « internet parallèle » par Paul, ancien militaire ayant longtemps travaillé dans un service de renseignement, le réseau sert aussi à véhiculer à des fausses informations diffusées par des sympatisants de la cause ukrainienne. Le 25 février, les internautes peuvent ainsi admirer un combat tournoyant entre trois avions de chasse évoluant à basse altitude au dessus de Kyiv. Si le descriptif du poste laisse croire à une victoire du pilote ukrainien, le contenu s’avère être un montage réalisé à partir du simulateur de vol DCS, connu pour son réalisme et renforcé par les exclamations en off d’une ukrainienne.

Culte du sacrifice et construction du héros, l’introduction d’une dimension épique 

Toute guerre a besoin de ses héros, figures épiques auxquels les combattants peuvent s’identifier. Au 8ème jour de la guerre, de telles icones commençaient à être fabriquées de toute pièce par la propagande ukrainienne. Certains comptes officiels du pays, ont ainsi poussé des faits d’armes, parfois enrichis d’anecdotes ou d’informations non vérifiées qui se sont avérées fausses par la suite.

Le 25 février, l’annonce de la mort des 13 garde-côtes défendant l’Ile des Serpents,  nourrit une mise en récit romanesque exaltant le sacrifice ultime. La diffusion d’un enregistrement véhiculant les dernières paroles de l’unité : « Allez vous faire foutre ! » lancé à l’équipage russe venu prendre l’Ile enflamme les communautés sur Twitter. Le même jour les membres de l’unité, morts pour la nation lors de la première journée d’offensive russe, sont érigés en héros par le président ukrainien Volodymyr Zelensky. Pourtant, un communiqué arrive quelques jours après, informant de leur capture par l’armée russe, selon une  communication de l’AFP.

Le Service de sécurité de l’Ukraine, la principale agence de sécurité du pays, a de son côté relayé l’histoire du « Fantôme de Kyiv » sur sa chaîne officielle Telegram, qui compte plus de 700 000 abonnés. Présenté comme l' »as des as » de l’aviation ukrainienne, le « héros » rencontre également un franc succès sur YouTube où les vidéos faisant sa promotion ont recueilli 6,5 millions de vues, tandis que les contenus TikTok avec le hashtag #ghostofkyiv ont atteint 200 millions de vues, d’après le New York Times.

Le «fantôme de Kyiv» pilote de chasse à la cocarde bleu et jaune qui aurait abattu six avions ennemis. Un mythe, en dépit de la résistance réelle de l’aviation ukrainienne.

En dépit des démentis apportés à certains faits d’armes, une riche production iconographique se construit autour de systèmes d’armes réputés efficaces ou des légendes construites par la propagande de guerre ukrainienne. Pour Alexis Rapin, chercheur à l’université Raoul Dandurand (UQAM) on assiste ainsi à « l’émergence d’une micro-mythologie voire d’une ‘pop culture’ entourant le conflit. »

https://twitter.com/alexis_rapin/status/1498681313251020801?s=20&t=jYxjYuWWKKh-i0A_W9aEIA

Epave fumante d’un hélicoptère russe dans un champs de blé sous un ciel bleu aux couleurs de l’Ukraine. L’homme porte sur l’épaule un système antiaérien très courte portée 9K38 Igla. ©Totalförsvar

Des débordements à venir en Europe ?

Alors que la désinformation russe avait pour objectif principal d’affaiblir psychologiquement la population ukrainienne, sa gestion des « aspects moraux » de la guerre lui attire désormais une vive contestation internationale et le soutien de nombreux pays européens à l’Ukraine. Après 9 jours de guerre, diviser les populations des pays susceptibles d’aider Kyiv semble être la prochaine étape logique de la stratégie de conquête russe.

Face aux craintes d’un débordement de la « guerre de l’information » en Europe les responsables européens ont décidé du bannir des principaux organes de presse russes, Russia Today et Spoutnik du continent. Après l’annonce intervenue le 27 février, Ursula Von der Leyen est revenue sur les raisons de cette décision dans un communiqué : « en temps de guerre, les mots comptent. Nous assistons à une propagande et à une désinformation massives sur cette attaque scandaleuse contre un pays libre et indépendant. Nous ne laisserons pas les promoteurs du Kremlin déverser leurs mensonges toxiques justifiant la guerre de Poutine ou semer les graines de la division dans notre Union. »

L’Europe aurait elle pu envisager la sauvegarde des médias « russes » – Spoutnik et RT -, en laissant par exemple, à la seule charge de l’Etat et des médias la responsabilité de la vérification des faits ? Un maintien difficile selon les spécialistes qui soulignent la difficulté à circonscrire totalement les effets de la désinformation par le fact checking. Pour le professeur Pascal Froissart, enseignant-chercheur au CELSA, « le problème à exposer ainsi de telles histoires : « c’est que c’est le meilleur moyen de les disséminer. »

La Russie apparait également moins exposée que ses potentiels adversaires à des manoeuvres de cyber-influence.  En effet, le pays qui travaille depuis le début des années 2000 à l’édification d’un « internet souverain » peut théoriquement se prémunir de telles influences étrangères tout en ayant les moyens d’influencer les autres. Le verrouillage hermétique du pays reste néanmoins une hypothèse à confirmer d’après Julien Nocetti qui s’interroge sur les capacités réelles du Kremlin : « le verrouillage numérique russe va-t-il fonctionner? C’est la question à 1M de dollars… Il faut bien comprendre qu’on change d’échelle par rapport à ce qui a pu être entrepris dans un passé récent (kill switch en Ingouchie en 2018). Il ne s’agirait plus d’agir à un niveau local… »

Cette immunité sans doute partielle de l’internet russe contraste, en revanche, avec l’ouverture large de son homologue occidental. Pour combler cet axe de vulnérabilité connu, les Etats occidentaux se sont employés ces dernières années à muscler leur dispositif de lutte contre la désinformation. Alors qu’au niveau européen, le projet EUvsDisinfo, diffuse sur sa base de données les cas de désinformation provenant des médias pro-Kremlin, en France, l’adoption en novembre 2018 d’une loi contre la manipulation de l’information s’est doublée de la création d’une structure dédiée permanente, Viginum,  (« Service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères »), créée le 13 juillet 2021 pour prendre en compte ces questions. A seulement deux mois des élections présidentielles françaises, les tensions avec Moscou interviennent pourtant, à un moment particulièrement mal choisi pour Paris. D’autant plus qu’elles s’ajoutent à un passif lourd notamment en Afrique de l’Ouest. La région est le théâtre depuis 2015 en Centrafrique et depuis 2021 au Mali, de luttes d’influence entre la France et la Russie. S’il s’agit davantage de diplomatie d’influence que de fakenews ou de désinformation, l’ingérence russe s’y manifeste aussi à travers le parrainage de médias acquis à la cause russe et tenant un discours dénigrant l’action de Paris dans la région.

Quelle suite envisager ? Bien que retardée par l’expulsion des médias pro-Kremlin en Europe l’extension de la guerre de l’information n’apparait en aucun cas empêchée à moyen terme. Face aux actuels obstacles en Europe, certains experts envisagent déjà un déportement de l’effort de désinformation et de propagande russe dans d’autres régions du monde. Pour Maxime Audinet, chercheur à l’Institut de recherche stratégique de l’Ecole militaire « plusieurs indices suggèrent que l’Afrique pourrait devenir un nouveau « débouché » informationnel pour les médias russes internationaux après leur suspension au sein de l’UE ». Affaire à suivre.

Morgan Paglia