Ils ont beau être des stars, ils ne sont pas plus protégé que les autres des risques de dépendance. Révélée au grand public par l’émission de télé-réalité «Les Marseillais», Carla Moreau est tombée dans l’addiction aux arts divinatoires. Elle a rencontré Danae, une pratiquante des «forces occultes» à seulement 17 ans, alors qu’elle cherchait à devenir célèbre. Elle aurait dépensé jusqu’à 1,2 million d’euros en quatre ans pour des services de sorcellerie.
Il y a quelques mois, l’affaire a éclaté au grand jour. Dans des messages vocaux, on peut entendre Carla Moreau jeter des « sorts » à d’autres candidats de téléréalités. La jeune femme accuse aujourd’hui Danae de l’avoir manipulée et ensorcelée. La voyante est très populaire auprès des influenceurs issus de téléréalités comme Julien Guirado, Jazz ou Anthony Matéo. Ils n’hésitent pas à promouvoir ses services dans leur story Instagram. De quoi inciter leur public, souvent jeune et influençable, à consulter. Sans vraiment prévenir sur les dangers de l’addiction.
De nombreuses personnes sur les réseaux sociaux affichent des modes de vie sains et mettent en avant une alimentation biologique ou végétarienne. Ils prônent un idéal de santé qui pourtant peut cacher un trouble alimentaire peu connu : l’orthorexie. Jusqu’où peut mener l’envie de bien manger ?
« Avec la réouverture des terrasses, ça va être l’enfer. Ça m’a stressée quand ils l’ont annoncé. Je vais faire chier tout le monde. » Clemence a 22 ans et étudie à Paris. Elle a peur de retomber dans ses vieux travers : lorsqu’elle était adolescente, elle était obnubilée par son alimentation. « Je calculais tout pour avoir la force physique nécessaire pour faire 10 à 12 heures de sport par semaine. Il fallait absolument que je mange tant de portions de pâtes pour pouvoir tenir. » Aujourd’hui encore, la jeune femme doit contrôler son alimentation pour raison médicale : son endométriose l’oblige à éviter tout sucres, lactose et soja. « Je fais gaffe à tout. Je vérifie les étiquettes maintenant, comme je le faisais avant. C’est horrible ».
Cette obsession, les scientifiques lui ont donné un nom : l’orthorexie. Alexandre Chapy, psychologue clinicien, la définit comme « une dépendance ou une tendance obsessionnelle vis-à-vis d’une alimentation “saine » ». Dans son livre La Peur au ventre, le professeur de psychologie Patrick Denoux utilise cette formulation : « l’orthorexique réduit sa vie à un menu ».
Le terme est nouveau : il a été créé en 1997 par Steven Bratman pour décrire son propre trouble. Pour ce médecin américain, il était inconcevable de manger un légume cueilli depuis plus de 15 minutes. Passé ce délai, il considérait que cet aliment n’était plus assez sain.
« Les patients ont peur d’être empoisonnés »
Un orthorexique est obsédé par l’idée de bien manger, une notion que chacun entend selon des critères propres. Ce comportement excessif se rapproche des troubles obsessionnels compulsifs (TOC). Clemence témoigne par exemple qu’elle « machai[t] soixante fois pour que [s]on cerveau ait l’impression d’avoir mangé plus ». Chaque personne souffrant de ce trouble a donc son régime spécifique, qu’il soit végétalien, simplement sans gluten, la combinaison des deux, voire crudivore (fait de manger uniquement cru). « Les patients ont peur d’être empoisonnés, et éventuellement, à terme, de développer une pathologie et de mourir », continue Alexandre Chapy dans son article.
Jason, américain de 35 ans vivant à Denver, interrogé par visioconférence, explique que son orthorexie a été déclenchée par un diagnostic médical : « En 2015, mon médecin m’a indiqué que j’avais un haut risque de développer un cancer colorectal, et qu’à quelques mois près, j’aurais pu le développer ». Après avoir vécu plusieurs années difficiles, avec notamment le décès de ses parents, ce rouquin au visage émacié décrit sa volonté de reprendre le contrôle sur sa vie par l’alimentation. Tomber dans l’orthorexie à la suite de ce diagnostic en a été la conséquence logique.
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« Une fois que je me suis séparé de mes pensées orthorexiques, j’ai pu voir le monde sous un nouveau jour. Voici quelques exemples. Les féculents, un mal non-nécessaire vs. une source d’énergie. Miel et sirop d’érable, cancérigène vs. une source gourmande de minéraux. Sel, favorise la rétention d’eau et les problèmes de cœur vs. un exhausteur de goût. Doughnuts, une mort certaine vs. une joyeuse liberté. »
« Dans la tête, c’est comme un blocage : on s’impose une règle et on ne peut plus y déroger», analyse Laetitia Proust Millon, diététicienne nutritionniste en Nouvelle-Aquitaine. Faire une entorse à ce régime alimentaire engendre une forte culpabilité et un sentiment d’échec chez les personnes atteintes. « Si je dérogeais à la règle, je me sentais hyper mal », confie Clémence.
« Mon orthorexie m’a fait perdre cette relation-là »
Mais est-ce si mal d’avoir une hygiène de vie alimentaire saine ? Selon la diététicienne, quand cela vire à l’obsession, cela provoque un isolement social, une exclusion, un repli sur soi voire un mal-être. Comme un piège, posé par la personne elle-même, qui se referme. Charlotte, 29 ans, vit à Singapour et est coach sportif et spécialiste en nutrition fitness. Chevelure rousse, figure svelte aux muscles saillants, cette instagrameuse partage son mode de vie sportif et healthy avec ses dizaines de milliers d’abonnés. Recettes gourmandes et saines, petites séances de sport à faire chez soi, danses acrobatiques et gracieuses accrochée à une barre de pole dance.. Elle confie qu’il y a sept ans, elle souffrait d’orthorexie : « Je suis partie avec mon copain en vacances au Costa Rica et on nous a servi une glace. Je me suis mise à pleurer. Ce n’est pas un comportement normal ! Et mon copain ne supportait plus toutes les contraintes que je m’imposais. Mon orthorexie m’a fait perdre cette relation-là ».
Aller au restaurant ou sortir avec des amis deviennent des épreuves pour les personnes souffrant de ce trouble. « Noël, c’était ma hantise, se souvient Clémence. Aller chez ma grand-mère avec toute la bouffe qu’il allait y avoir… je commençais à stresser une semaine à l’avance. »Les moments de partage et de convivialité que sont les repas deviennent anxiogènes : difficile de contrôler quels aliments sont cuisinés lorsque l’on est invité chez quelqu’un d’autre. Les soirées avec les amis ne sont plus agréables et certains finissent par se priver d’une partie de leur vie sociale.
« Aux soirées, je prenais quand même des chips, déplore Anaïs, 23 ans, Mais je savais que je n’allais pas être bien. Ça m’a coupé de mon entourage. En plus, ça me détruisait le bide et je vomissais à chaque fois. » La jeune femme aux cheveux courts parle d’une voix assurée, celle d’une personne qui a pleine conscience de son trouble. « Des fois, ce qui peut être un travers pour moi, c’est de juger mes proches qui ne mangent pas bien. Quand ils vont au Mac Donald, je ne peux même pas sentir l’odeur. Quand je vois quelqu’un boire du soda, ça me dégoûte par procuration », rigole-t-elle.
« Au pire de mon orthorexie, je mangeais la même chose matin, midi et soir : des pois chiches, un yaourt grec et un fruit. »
La notion de plaisir venue de la nourriture disparaît pour certains orthorexiques : manger n’est plus qu’une question de survie. « J’ai lentement retiré des aliments, détaille Jason. Le gluten d’abord, puis le lactose, certains fruits et légumes qui étaient trop sucrés, les noix, la viande… Au pire de mon orthorexie, je mangeais la même chose matin, midi et soir : des pois chiches, un yaourt grec et un fruit. Il n’y avait aucun plaisir à manger ».
Selon la diététicienne Laetitia Proust Millon, le risque est de moins s’alimenter, d’être moins à l’écoute de son corps. « Le rassasiement, c’est la fin du plaisir alimentaire. Si on enlève le plaisir, le rassasiement est difficile à trouver. » « Je me souviens parfaitement avoir pensé : ‘si seulement je n’avais pas besoin de manger, les choses seraient tellement plus faciles’, regrette Lydia, étudiante américaine de 21 ans. Elle a souffert d’orthorexie durant ses premières années d’université. C’est difficile de me dire que mes souvenirs de cette période-là ont été volés ».
Pour Clémence, il ne fallait pas laisser entrevoir à ses amis son problème. Tous les moyens étaient bons pour le dissimuler : « Je me rappelle de soirées, notamment au lycée, où j’allais chez des potes. Je faisais semblant de manger alors que j’avais déjà fait un petit repas chez moi : hors de question de grignoter dans la soirée, de boire quoi que ce soit à part de l’eau. Il n’y avait pas de fun. Mais, au bout d’un moment, j’avais du mal à le cacher. Du coup, je mangeais et quand je rentrais chez moi, je me faisais gerber. C’est un cercle vicieux. »
« À l’extérieur, on m’encensait. À l’intérieur, ça metuait.»
Pour autant, avoir un régime alimentaire strict est « valorisé par la société », nous explique Alexandre Chapy lors d’un entretien. De nombreux influenceurs et personnalités publiques mettent en avant des modes de vie sains et sont adorés – voire jalousés – de leurs fans pour ces raisons. « J’étais devenue une espèce de modèle pour ma communauté, reconnaît Charlotte. Son activité sur Instagram l’a poussée à adopter des « comportements de plus en plus extrêmes. Jamais malsains, mais toujours plus dans le contrôle » : « Je postais tous les jours, donc je faisais constamment attention. J’avais une pression pour être parfaite. Je me suis laissé emporter là-dedans. Toutes les fois où je n’étais pas parfaite, je m’en voulais. »
Alexandre Chapy relate dans son article que le culte « d’un corps entretenu, sous contrôle et désirable » sur les réseaux sociaux peuvent favoriser l’orthorexie. C’est « lié à l’estime de soi, analyse le psychologue. En mangeant sainement, les patients auraient la sensation de devenir meilleur ». En dehors des réseaux sociaux, bien manger est également valorisé. « De l’extérieur, j’avais l’air en meilleure santé, ma famille et mes amis m’encensaient pour mon alimentation, confie Jason. Mais à l’intérieur, ça me tuait. »
Les orthorexiques témoignent ne plus pouvoir supporter les aliments qu’ils avaient retirés de leur régime. « J’ai des patients qui me décrivaient des douleurs physiologiques », se souvient le psychologue Alexandre Chapy. Le rejet mental d’une nourriture jugée malsaine peut se transformer en rejet physique : Anaïs témoigne que durant le premier confinement, elle avait « une fenêtre de 10 minutes où [elle] pouvai[t] manger » : « sinon je n’avais pas faim à cause des nausées ».
« j’oscillais entre orthorexie et anorexie »
La ligne entre orthorexie et anorexie est parfois fine. On considère que l’orthorexique se concentre sur une alimentation saine, tandis que l’anorexique est obsédé par la perte de poids. Mais il est parfois difficile de distinguer les deux. « Est-ce que l’orthorexie ne serait pas placée au milieu sur une échelle, avec l’anorexie et la boulimie aux extrémités ? questionne Alexandre Chapy. Et les orthorexiques fluctueraient d’un côté ou de l’autre. »
Au bout de plusieurs années à vivre avec ce trouble, la maigreur de Jason lui « volé la santé ». « Mon médecin m’a dit que j’avais un souci cardiaque, et que c’était lié à mon poids ». Cette prise en compte lui a fait comprendre l’étendue du problème. « Je pense qu’à un moment donné, j’oscillais entre orthorexie et anorexie ».
Pour contrôler la qualité nutritive ou les calories dans leur alimentation, les orthorexiques se tournent vers des applications. « Ça peut encourager l’orthorexie parce que ça donne des chiffres, des ratios, des quotas, des objectifs à atteindre », avoue Charlotte. Clemence s’aidait ainsi de l’application Myfitnesspal pour ne consommer que le strict nécessaire pour étudier, réaliser ses performances physiques, survivre : « À la cantine, je ne mangeais qu’un pain pour ne pas tomber dans les pommes ». Pour Anaïs, garder les yeux rivés sur son application Yuka « rajoutait de la charge mentale » et « [l]’a vite saoûlée ».
« Certains ont l’impression d’être perdus quand ils n’ont plus ces applis-là, explique la diététicienne Laetitia Proust Millon. Ils ont l’impression que ce sont des garde-fous et que s’ils arrêtent de compter, ils vont prendre du poids ». Mais tout est toujours une question de juste mesure selon Charlotte, la coach fitness, et ces mêmes applications peuvent aider à avoir une bonne appréhension de ce que l’on mange. Selon elle, il faut simplement atteindre la modération, faire ce qui nous rend heureux.
Reprendre goût à la nourriture malgré l’orthorexie, est-ce possible ?
Lydia, 21 ans, anime un compte Instagram depuis 2019 (voir ci-dessous). A travers des photos d’elle toute sourire et des gâteaux gourmands faits-maison, l’étudiante témoigne de ses problèmes psychologiques. Elle y documente son chemin pour sortir de l’orthorexie : « C’est thérapeutique de mettre par écrit ce que je ressens et voir des gens me soutenir. » Malgré tout, elle a toujours cette « petite voix dans la tête qui [la] culpabilise » : « c’est difficile de s’en défaire. Je dois me rendre compte que ce qu’elle me dit est faux et faire confiance à mes amis. Et quand je sens que je rechute, je fais exprès d’aller chercher une pizza pour la faire taire ».
Au début de son traitement, Lydia listait tous les aliments qui lui faisaient peur et expliquait pourquoi. « Il y avait des vidéos qui montraient comment retrouver la paix avec la nourriture. J’allais aussi sur le groupe Facebook “Food Freedom Warriors” (“les guerriers d’une alimentation libérée”) avec une communauté très encourageante. »
Suivi nécessaire
Certains orthorexiques témoignent du fait qu’il est difficile de se soigner. Pour autant, le psychologue Alexandre Chapy estime que des prises en charge pour d’autres troubles du comportement alimentaire (TCA) et troubles obsessionnels compulsifs (TOC) fonctionnent. « Il faut un suivi psychologique pour regarder ce qui a pu amener cette si forte angoisse de mourir ».
Laetitia Proust Millon, diététicienne et nutritionniste, explique que pour réhabituer ses consultants à manger de tout, elle les encourage à « reprendre possession de leur corps par les sensations » en passant par la dégustation.
Sortir des troubles alimentaires : des recettes et une pincée d’émotions
Francesca Baker, 34 ans, est une auto-entrepreuneuse britannique spécialisée dans la communication. Elle a publié le livre de cuisine Eating and living, recipes for recovery en 2016 au Royaume-Uni, pour aider les personnes atteintes de troubles alimentaires (TCA) à reconstruire une relation saine avec la nourriture.
Comment en êtes-vous venue à écrire ce livre de recettes ?
Je souffre d’anorexie depuis mes dix-huit ans. Lorsque j’étais à l’hôpital avec d’autres personnes atteintes de TCA, on avait comme projet de réunir différentes recettes dans un livre, mais ce n’est jamais vraiment arrivé. J’aimais beaucoup l’idée, donc je l’ai réalisée. J’ai commencé l’écriture en contactant des personnes que je connaissais, et qui avaient un TCA, pour qu’ils partagent une recette et un souvenir. J’ai essayé de comprendre ce qu’ils avaient traversé.
Comment essayez-vous de réconcilier TCA et nourriture ?
Je ne voulais pas que ce soit simplement un livre de cuisine, je voulais raconter des histoires. Je pense que la nourriture a un côté social, c’est lié à des souvenirs en famille ou entre amis. Mais personnellement, je n’aime plus cuisiner ni manger avec des gens. Donc je voulais intégrer ces souvenirs dans la recette, pour pallier ça et aider ceux qui souffrent de TCA. Ça ne pouvait pas être juste des salades. Ce sont surtout des repas qui nous font plaisir et qui nous rappellent des souvenirs, comme du cheddar fondu sur un toast, ou des nouilles sautées au poulet.
Mettez-vous moins l’accent sur le côté sain de la nourriture ?
Exactement. Je voulais mettre en avant des recettes qui ne sont pas terrifiantes, mais familières. Ça n’a pas besoin d’être des repas nutritionnellement parfaits, il faut que ça soit de la nourriture qui réconforte, pour réinviter les gens à manger. C’est aussi essayer de faire prendre conscience qu’on peut manger quelque chose qui ne soit pas complètement sain, et que ce n’est pas grave.
Serpent de mer de la politique française, le débat sur la légalisation du cannabis revient sur le devant de la scène. Ses partisans mettent aujourd’hui en avant l’intérêt économique qu’il y aurait à légaliser. Toutefois, il reste difficile d’évaluer ce que la France y gagnerait vraiment.
Deux milliards d’euros de recettes fiscales. Entre 27.500 et 80.000 nouveaux emplois. C’est ce qu’engendrerait la légalisation réglementée du cannabis récréatif en France, d’après le rapport de la députée La République en Marche (LREM) Caroline Janvier rendu le 6 mai 2021. Les députés arrivent à cette estimation en comptabilisant économies policières, taxes perçues sur les ventes et cotisations des salariés de la filière nouvellement créée. Autrement dit, la « légalisation encadrée » prônée par la mission parlementaire serait l’opportunité d’accroître la richesse nationale, tout en sortant d’une d’une prohibition jugée inefficace.
Chaque année, la France dépense plus d’un milliard d’euros pour lutter contre le trafic et la consommation de cannabis. Sans compter le coût du passage des consommateurs et des petits trafiquants devant des tribunaux surchargés, ni le coût social exorbitant de la violence et de la misère des banlieues gangrenées par le trafic. « Le statu quo n’est donc pas tenable » conclut la députée de la majorité dans le texte de la mission d’information parlementaire. Alors, légaliser, serait-ce la solution miracle ?
Le débat ressurgit en France alors qu’Emmanuel Macron expliquait en avril vouloir « un grand débat national sur la consommation de drogue », tout en excluant la légalisation du cannabis récréatif. Le pays fait aujourd’hui figure d’exception par rapport à ses voisins qui ont pour bonne partie dépénalisé ou légalisé la consommation de cannabis. Or, l’Hexagone est le champion de la consommation de cannabis en Europe : cinq millions de Français affirment consommer une fois par an au moins, et ils sont même 900 000 à le faire quotidiennement.
L’opinion publique en est consciente : dans un pays où l’Etat pratique une politique très répressive, celui-ci s’avère impuissant à juguler le trafic et limiter la consommation. « Le marché des drogues illicites en France serait de l’ordre de 1,5 à 3,2 milliards d’euros, avec une estimation préférentielle à 2,3 milliards d’euros. Le cannabis représenterait la moitié de ce chiffre d’affaires (48 %) » estime le rapport Janvier. Un chiffre encore sous-estimé selon d’autres observateurs, qui font plutôt état d’un marché du cannabis s’élevant à 3,2 milliards d’euros.
Un secteur porteur et générateur d’emplois
Quel que soit le chiffre retenu, ce marché reste pour le moment illicite, et l’Etat en est totalement exclu. Organisé de façon pyramidale, il permet à des gérants, au sommet de la pyramide, de percevoir l’essentiel des revenus, tandis que les « petites mains du trafic » – qui représentent la majorité des « salariés » dans le secteur – exercent une activité intérimaire précaire et faiblement rémunératrice. Citée par la mission d’information, le rapport sur « L’Argent de la drogue en France » relève ainsi que « la différence de rémunération est très importante entre un dirigeant pouvant gagner 20 000 euros par jour de bénéfices (…) et un coupeur rémunéré 600 euros par mois ». Co-auteur du rapport, Christian Ben Lakhdar précise que « les plus gros points de deal embauchent des migrants illégaux ». Pour le chercheur, ces trafics symbolisent « l’exploitation de l’homme par l’homme, dans des conditions révoltantes ».
Combien rapporte un point de deal ?
Une situation qui amène la mission parlementaire à mettre la justice sociale au cœur des arguments en faveur de la légalisation. Face à de telles inégalités de rémunération et de statut, l’autorisation encadrée du cannabis récréatif permettrait de créer des milliers d’emplois plus sécurisés pour cette main-d’œuvre. L’idée ne sort pas de nulle part : l’Observatoire Français des Drogues et Toxicomanies (OFDT) fait état de 300.000 emplois directs et indirects générés par l’industrie du cannabis aux Etats-Unis en 2019 au moment de la légalisation dans plusieurs Etats. Ces emplois prennent part à la production, la vente et la commercialisation du cannabis, mais aussi dans des activités parallèles directement revitalisées par la légalisation, comme la biopharmacie ou le tourisme.
Un modèle de régulation encore à définir
La légalisation est souvent avancée comme la solution miracle face aux violences que génère le trafic. Mais reste à préciser comment elle serait encadrée. Le rapport Janvier ne se prononce pas, et présente plusieurs options sans pour autant trancher.
L’une des possibilités serait de mettre en place un monopole d’État, comme l’a fait l’Uruguay depuis 2013 ; le cannabis y est vendu uniquement en pharmacie. Cela permet à l’Etat de fixer les prix, d’assurer l’encadrement de la production et de la vente. Ainsi, la qualité des produits peut être garantie et l’interdiction de vente aux mineurs est respectée, car il est nécessaire de s’inscrire sur une liste pour se procurer du cannabis.
S’il présente des avantages non négligeables, force est de constater que ce monopole public a ses limites : le nombre de produits est limité, et les ventes sont conditionnées par les horaires d’ouverture des officines. Pour Bernard Basset, médecin spécialisé en santé publique et président d’Addictions France, ce modèle pose aussi des problèmes éthiques. « Rappelons-nous ce qu’il s’est passé en France avec la SEITA [Société d’exploitation industrielle des tabacs et des allumettes] qui était un monopole public après-guerre. L’Etat jouait le rôle de gendarme du marché. Mais il avait aussi intérêt à ce que ce marché se développe pour avoir des revenus », décrit-il.
La seconde option, choisie par plusieurs Etats américains, est celle d’un marché privé, concurrentiel, pro-profit et business friendly. Dans ce schéma très libéral, le marché est peu encadré. Les entreprises se développent librement et payent des taxes. Le prix est fixé selon l’équilibre de l’offre et la demande, il est le plus attractif possible pour les consommateurs et la quantité d’achat n’est pas limitée pour pouvoir assécher les concurrents du marché noir ; l’achat est toutefois interdit aux mineurs.
Christian Ben Lakhdar, chercheur à l’Université Lille 2, lors de son audition par la mission d’information parlementaire, s’est dit partisan d’une solution “basée sur le modèle de celui des jeux d’argent”. Un marché hybride, c’est-à-dire concurrentiel mais également encadré par une autorité de régulation, semblable à l’Autorité Nationale des Jeux. Cela permettrait un développement tout en laissant l’Autorité contrôler les produits et les systèmes de production et de vente. D’autres sont plutôt en faveur de la mise en place d’une « Loi Evin du cannabis », à l’image du modèle français de régulation et de taxation du tabac qui interdit la vente aux mineurs et la publicité.
Marché noir : l’improbable fin d’une économie souterraine
Ce que l’expérience démontre, en tout cas, c’est que quel que soit le modèle choisi, le marché noir est difficile à tarir. Dans la plupart des pays ayant légalisé, il n’a pas disparu. Aux Etats-Unis, les ventes illicites de cannabis représentaient encore 66 milliards de dollars (54,4 milliards d’euros) en 2019 d’après l’observatoire indépendant New Frontier Data. L’un des principaux objectifs fixés par le rapport Janvier, à savoir « mettre fin aux trafics qui génèrent d’insupportables violences, dans une logique de sécurité publique » paraît utopique.
« Je ne crois pas du tout au fait d’assécher le marché noir, aucun pays n’a réussi à le faire », affirme Maria Melchior, épidémiologiste affiliée à l’INSERM. « Une légalisation permettrait peut-être de contrôler un peu plus ce qui est vendu. Mais en réalité, les Etats américains où les régulations ont été les plus strictes pour restreindre le niveau de THC [Tétrahydrocannabinol, molécule responsable des effets psychotropes] dans les produits mis en vente, ont vu fleurir le marché noir ». Pour Christian Ben Lakhdar, beaucoup de trafiquants se réorienteront également vers d’autres drogues, comme la cocaïne.
Pour beaucoup d’acteurs, l’autorisation du cannabis récréatif est donc moins une opportunité de sortir d’une prohibition que de s’ouvrir à un secteur très porteur.
Pour beaucoup d’acteurs, l’autorisation du cannabis récréatif est donc une opportunité de s’ouvrir à un secteur très porteur. « J’ai beaucoup d’étudiants d’école de commerce qui sont prêts à se lancer. Ils sont dans les starting-blocks pour faire des millions une fois le marché ouvert » s’amuse Christian Ben Lakhdar. Cet engouement se retrouve aussi chez certains décideurs politiques : Jean-Baptiste Moreau, député LREM de la Creuse et co-rapporteur de la mission d’information sur l’encadrement du cannabis en France, serait tenté de voir dans la légalisation une opportunité de revitaliser son propre département, un territoire dont l’économie repose sur l’agriculture.
Vers l’établissement de lobbies du cannabis ?
La principale leçon qui ressort des expériences de légalisation au Canada et aux Etats-Unis est l’apparition d’un « Big cannabis industry » : un oligopole de groupes industriels ou pharmaceutiques qui contrôlent la majorité du marché, fixent les prix et rendent difficile toute régulation par l’Etat. Un phénomène comparable aux lobbies de l’alcool en France, qui demeurent très influent aujourd’hui encore.
Profitant du manque de clarté juridique aux Etats-Unis entre le niveau fédéral et celui des Etats, de nombreuses entreprises américaines ont déjà commencé à vendre des produits alimentaires à base de cannabis ou de CBD (du cannabis contenant une dose de THC très faible supprimant les effets psychotropes indésirables de la molécule). Au Canada, cette composante du « cannabusiness » est autorisée depuis octobre 2019, et le cabinet Deloitte estime même à près de 2,7 milliards de dollars canadiens (un peu plus de 1,8 milliards d’euros) le marché annuel de ce « cannabis 2.0 ».
S’ils permettraient de générer plus d’emplois, et d’améliorer l’attractivité de certains territoires sur le modèle de Denver – surnommée aujourd’hui la « capitale mondiale du cannabis » – ces produits dérivés plébiscités par les grandes multinationales posent problème en termes de santé publique. Le nombre de passage aux urgences suite à une intoxication au cannabis a augmenté au Colorado ainsi que dans l’Etat de Washington – deux états précurseurs dans la légalisation. Pour l’OFDT, ces pics sont liés à « des produits alimentaires (infusés au cannabis) et/ou fortement dosés ».
Cette banalisation peut s’accompagner d’une hausse de la consommation du cannabis à court-terme. Au Canada, où la production, la vente, et l’utilisation de cannabis non-médical sont autorisées depuis 2018, 20% des Canadiens mentionnaient y avoir eu recours fin 2020, contre 14% quelques mois avant la légalisation. Même tableau aux Etats-Unis : les Etats ayant choisi de légaliser le cannabis non-médical assistent à une augmentation de l’usage de cannabis, particulièrement chez les personnes adultes. « La consommation est déjà très haute en France, mais il y a une possibilité qu’elle augmente encore avec la légalisation, affirme Christian Ben Lakhdar. Par effet de mode, des anciens fumeurs peuvent se remettre à consommer. »
La légalisation au service de la prévention
Ce risque soulève des interrogations en termes de prévention, domaine où la France ne fait pas figure de pionnier. Outre le nombre élevé de consommateurs réguliers, le marché français est aussi de plus en plus inondé de produits hautement dosés en THC. « Légaliser dans ces conditions, ce serait faire une publicité énorme pour cette drogue, assène Jean Costentin. Il faut d’abord faire un gros travail de prévention en amont avant de songer à une légalisation. »
Pour Bernard Basset, médecin spécialisé en santé publique et président d’Addictions France, la légalisation permettrait au contraire de briser le tabou ; une étape essentielle pour prévenir les usagers. « Les mineurs auraient plus de facilité à en parler. A l’heure actuelle, c’est un produit interdit, pour lequel on peut être poursuivi. Cela n’encourage pas à aller consulter lorsque l’on a besoin d’aide », affirme-t-il. Ce nouveau cadre juridique permettrait à l’Etat de mettre la main sur une partie de la manne financière du cannabis « pour financer la prévention et les soins », précise le médecin.
Ce type de circuit est déjà en place pour le tabac : un fonds de lutte contre le tabagisme – alimenté par une taxe sur le chiffre d’affaires des fabricants de tabac – a été créé en 2017 au sein de la Caisse Nationale d’Assurance Maladie. Renommé « Fonds de lutte contre les addictions » l’année suivante, ce dernier bénéficiait en 2020 d’un budget de 130 millions d’euros. « La taxe sur le tabac est une source pérenne pour ce fonds, confirme Maria Melchior. Elle sert à financer la recherche et la prévention contre l’addiction. »
« Actuellement, la prévention se résume à une venue de la gendarmerie pour expliquer aux élèves que le cannabis est interdit, et c’est tout » Jean Costentin, professeur en pharmacologue à la Faculté de Rouen
La légalisation serait d’ailleurs l’occasion de repenser toute la politique de prévention. « Il y a aujourd’hui une absence complète de pédagogie, regrette Jean Costentin. Cela fait des années que l’Académie de Médecine préconise une éducation scolaire au cannabis dès le primaire, mais rien n’a été fait. Actuellement, la prévention se résume à une venue de la gendarmerie pour expliquer aux élèves que le cannabis est interdit, et c’est tout ».
Un constat partagé par Maria Melchior, qui plaide pour une autre approche de la prévention. « Ce qui fonctionne pour lutter contre la consommation de produits psychoactifs, constate-t-elle, c’est le renforcement de compétences psychsociales. Ce sont des programmes qui existent pour aider les jeunes à développer leur confiance en eux, à gérer les effets de groupe, les émotions… Mais ils sont très rares en France, car ils ne rentrent pas dans le fonctionnement des établissements scolaires, et ils ne bénéficient pas de financements ».
Cannabis et CBD : quelles différences ?
Le CBD est l’acronyme de cannabidiol, une molécule que l’on retrouve dans un plant de cannabis. On oppose souvent celle-ci au THC (Tétrahydrocannabinol), une autre molécule faisant partie des cannabinoïdes – la famille des molécules recensées à ce jour dans une plante de cannabis.
Le cannabis vendu aujourd’hui – beuh ou haschich – contient une forte dose de THC. Celle-ci est à l’origine des effets psychotropes. A l’inverse, le CBD agit plutôt comme un calmant ou un sédatif, pouvant limiter le stress, l’angoisse et l’insomnie ; c’est ce qui lui vaut d’ailleurs son surnom de « cannabis thérapeutique ».
Si le cannabis demeure illégal en France, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a jugé au contraire comme illégal d’interdire la vente et la consommation de CBD, car elle n’est pas considérée comme un stupéfiant. Selon le syndicat professionnel du chanvre, la France compte aujourd’hui près de 400 boutiques commercialisant des produits à base de CBD.
Comment fonctionne un point de deal ?
Loin des clichés, le trafic de cannabis est une activité bien organisée. Derrière chaque point de deal se trouve une structure avec ses règles, ses lois, ses détenteurs de capitaux et ses travailleurs.
Au sommet de la pyramide se trouve le dirigeant. Rarement présent sur les lieux de vente, il tient le trafic. Il jouit d’une rémunération confortable, bien que celle-ci soit difficile à estimer de manière précise. La gestion du point de deal revient à un ou plusieurs bras droits. Ils recrutent des chefs de ventes, qui doivent s’assurer de la bonne organisation du « commerce ». Pour stocker les revenus liés au trafic et une certaine quantité de drogues, ils ont recours à des « nourrices », qui mettent leurs logements à disposition.
Tout en bas de l’échelle, les vendeurs et les guetteurs sont le prolétariat de cette microsociété. Partie visible du trafic, ce sont eux qui s’exposent au plus grand risque, pour une rémunération faible et surtout incertaine.
Au cours des dix dernières années, avec la multiplication des plateformes de streaming vidéo et des productions, de plus en plus de Français se sont découvert un intérêt pour les séries. Si certains savent contrôler leur consommation, d’autres ont plus de difficultés à se limiter, au point de parler de véritable addiction.
Françoise Hourcq ne se souvient pas tout à fait à quand remonte sa passion pour les séries. «Cela fait quelques années, estime-t-elle. Je ne sais pas dire exactement, je n’ai pas la notion du temps!” Cette retraitée de 71 ans peut en revanche assurer qu’à l’époque, le streaming n’existait pas. « Je devais acheter des DVD », se remémore cette fan de la série Six Feet Under, diffusée au début des années 2000 à la télévision française – celle-qui l’a convertie aux feuilletons télé. Ensuite, il y a eu Dexter. Aujourd’hui, abonnée à Salto, Netlix et Amazon Prime Video, Françoise visionne en moyenne deux séries complètes chaque mois. Game of Thrones? Quinze jours auront suffit pour qu’elle dévore les sept premières saisons.
Pas question pour autant de voir, dans sa consommation, une forme d’addiction au sens strict: Françoise en tire avant tout du positif. « Je ne regarde pas n’importe quoi. Les séries que je suis demandent de la concentration. Elles me permettent d’avoir une meilleure compréhension des êtres humains, de découvrir des univers. » D’autant que Françoise n’a aucune obligation, « un des privilèges de la retraite, s’amuse-t-elle, avant de préciser qu’elle n’a « pas de mari, pas de chat, ni même de poisson rouge! » à qui rendre compte du temps passé derrière son écran.
Il faut dire qu’en France, la consommation de séries, aussi excessive puisse-t-elle être, n’est pas considérée comme une addiction, du moins au sens scientifique du terme, quoique de nombreuses études sur le sujet soient en cours. « La définition de l’addiction va de pair avec une dépendance, un syndrome de sevrage et un usage nocif a minima. On aime bien mettre de l’addiction un peu partout. C’est une grande mode de surmédiatiser des problématiques qui sont en fait des problémes d’usages », souligne Yann Valleur, psychologue clinicien de formation, spécialiste de l’addiction. Sans nier le potentiel addictogène des séries, le professionnel préfère de loin le terme « surconsommation » pour évoquer le comportement de ceux qui se présentent eux-mêmes comme « addicts ». Car si certains, comme Françoise, se voient comme des consommateurs passionnés mais raisonnés, tous les sériephiles ne font pas le même constat.
« Je m’interdis de dévorer une série en période de partiels »
A 21 ans, Andréa Gau a passé quatorze mois de sa vie « devant la télé », et a visionné quelque 17 200 épisodes de séries. Ces chiffres, la jeune femme les estime grâce à l’application TV Time, un outil développé notamment pour suivre sa consommation de films et séries. Un moyen « de garder une trace de tout ce que vous regardez en un seul et même endroit », indique le descriptif de l’application. Actuellement étudiante, Andréa dédie une grande partie de son temps libre au visionnage de diverses fictions et considère sa consommation comme relevant d’une « addiction». Une activité qui a, de fait, tendance à supplanter les autres. Chose qu’elle regrette: « J’adore lire et j’ai beaucoup de mal à me dégager du temps pour ça ». En revanche, en période de cours ou d’examens, elle parvient à se fixer des limites. « Je m’interdis de dévorer une série en période de partiels. Ça m’est arrivé de ne pas assez dormir avant une journée de cours, mais jamais de nuit blanche ».
Selon Yann Valleur, le problème ne réside pas dans le fait de « de regarder six saisons d’affilée ; ce qui pose problème, c’est que le lendemain on doit être opérationnel ». C’est d’ailleurs en cela que l’addiction se caractérise selon ce professionnel : la perte de contrôle et l’incapacité à poser des limites à sa consommation. Dès lors que l’on parvient soi-même à se contenir, il n’est pas question pour lui d’utiliser ce terme.
Clément Combes, sociologue au CNRS et auteur de plusieurs travaux au sujet de la consommation de séries, a été amené à rencontrer différents profils de consommateurs, dont un grand nombre s’auto-définissaient comme dépendants. « Ils avaient la rhétorique fréquente de l’addiction, des termes comme « accro » « addict », « je ne peux pas m’en passer » (…) alors qu’ils étaient pourtant dans un rapport de plaisir », explique-t-il. Cependant, le sociologue affirme avoir rencontré très peu de « sériephiles » dont le profil correspondait réellement à celui « d’addict ». « Ce sont plutôt des gens qui ne vont pas bien, qui sont fragiles. C’était souvent des personnes inactives, au chômage, en rupture amoureuse ou encore amicale ».
« J’y passais mes journées »
Le mal-être pousserait donc certains à se réfugier à outrance dans la fiction pour se vider l’esprit. Maëlys Gaillet, 24 ans, peut en témoigner. Si elle a su poser des limites à sa consommation, celle-ci s’est avérée problématique à un moment de sa vie : « Ça a été une addiction. Quand je faisais mes études, j’y passais mes journées. J’étais levée à 9 heures du matin, puis couchée à 3 ou 4 heures, à ne faire que ça », se remémore-t-elle. La faute à une période de dépression, durant laquelle la fiction était devenue une façon « d’échapper de la réalité ». Tout comme Andréa Gau, elle utilise l’application TV Time pour suivre sa consommation. Elle considère que cette dernière a pu avoir, à ce moment, un côté nocif en raison de l’usage qu’elle en faisait. « L’application permet aussi de gagner des badges et récompenses quand on « binge watch ». Durant la période où j’étais vraiment addict, je ressentais une sorte de satisfaction, comme si c’était un sport dans lequel j’évoluais », reconnaît-elle. Si elle reste une grande consommatrice de séries et ne passe « aucun jour sans en regarder », il serait impensable pour Maëlys de retomber dans de tels travers.
« Quand on ne se sent pas très bien, on veut penser à autre chose, trouver un échappatoire, donc on regarde une série qui nous permet de prendre du plaisir », souligne Yann Valeur. Louise Pomas, étudiante, confirme : « Généralement, les moments où j’en regarde beaucoup, c’est que je vais moins bien au niveau du moral. C’est rassurant, ça occupe ». Il faut toutefois savoir ensuite « se re-confronter au réel. Et pour certains, le retour à la réalité est trop violent », complète Yann Valeur. S’il est difficile de dresser un profil type du fan de série, les plus enclins à la surconsommation sont, selon Clément Combes, les moins de 40 ans, « surtout les étudiants, car ils ont moins de contraintes. Ça peut être des personnes un peu plus fragiles. On est dans un temps de recherche identitaire qui peut être un peu compliqué. C’est une période propice aux conduites addictives ».
« Je ne me rends pas compte que je suis fatiguée, tellement je suis prise par la série »
Au-delà de la dimension psychologique, il y a aussi un pendant physiologique qu’il faut prendre en considération dans le cadre d’une surconsommation de séries. Notamment du côté du sommeil. « J’ai remarqué que lorsque je regarde une série, parfois jusqu’à trois ou quatre heures du matin, il arrive que je ne parvienne pas à m’endormir. Je ne me rends pas compte que je suis fatiguée, tellement je suis prise par la série », témoigne Françoise Hourcq. En cause, selon Yann Valleur : la lumière bleue des écrans, qui « excite le cortex » et perturbe le processus d’endormissement. Une consommation excessive est aussi cause de sédentarité. Catherine Guihard, retraitée depuis peu et fan inconditionnelle d’Urgences, confie parfois « rester un après-midi devant la télévision » et avoir déjà refusé des sorties « sous un faux prétexte ». Mais ce travers est « favorisé par les écrans de façon globale », avertit le psychologue. Et il n’est pas facile de changer ses habitudes puisque tout semble être mis en œuvre pour pousser les spectateurs à dévorer les saisons d’une traite. « Il y a l’effet cliffhanger, le coup de théâtre au dernier moment de l’épisode. Ça libère la dopamine dans le cerveau et donne envie de voir l’épisode suivant. D’autant que la plateforme ne laisse que quelques secondes avant de passer automatiquement à l’épisode suivant », rappelle Yann Valleur.
S’il exprime des réticences face à l’emploi du vocabulaire de l’addiction, le professionnel reconnaît qu’une forme de syndrome de sevrage peut se manifester : « Cela peut arriver à certaines personnes quand elles se sont attachées aux personnages de la série et que celle-ci se termine. » Ce phénomène a un nom : le « blues post série ». C’est ce que semble avoir expérimenté Sébastien Zabbah, 26 ans, qui, suite à une rupture amoureuse douloureuse a compensé en binge-watchant Sense 8. Dans ce genre de situation, arrivé à la fin de la série, il est possible de ressentir un sentiment de vide, « quelque chose proche du deuil», précise Yann Valleur. « Quand l’annonce de l’annulation de la série après deux saisons est tombée j’ai été extrêmement triste. Un grand sentiment de solitude s’est emparé de moi, probablement dû au fait que je n’allais plus revoir les personnages auxquels je m’étais profondément attaché ». Quelques mois plus tard, à la demande des fans, un épisode épilogue a été produit dans l’urgence. Sébastien Zabbah a alors vécu un nouvel ascenseur émotionnel : « J’étais vraiment heureux et impatient, explique-t-il. Mais lorsque l’épisode s’est achevé j’ai à nouveau ressenti ce sentiment de vide en moi». S’il est passé à autre chose depuis, notamment grâce à d’autres séries, il reconnaît avoir re-visionné à plusieurs reprises l’intégralité des épisodes, toujours avec ce « petit sentiment de nostalgie ».
Sans aller jusqu’à évoquer une perte, Jérôme Martin, 49 ans, explique de son côté avoir « ressenti un pincement au cœur » en terminant The Shield. Passionné de séries, il se décrit lui aussi comme “addict” et estime regarder « entre dix et quinze épisodes par semaine ». Mais ce professeur en étude de l’image et des séries télé à l’Université de Bourgogne exerce un réel contrôle sur sa consommation. « Je dis que je suis addict car j’aime les images, les histoires racontées. Mais je ne le suis pas totalement, car je suis capable de passer un mois sans en regarder », nuance-t-il. Pour lui, la pratique doit rester un plaisir et il s’agit d’éviter de tomber dans une « hyperconsommation » qui entraînerait la perte de ce plaisir.
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« La série n’est pas diabolique. C’est l’usage que l’on en fait qui peut être problématique »
D’autant que la multiplication des plateformes, couplée à l’accroissement des productions, donne un choix quasi-infini aux spectateurs. « Il y a une forme de libération où l’on n’est plus contraint par des rendez-vous, par une grille télé. Si on prend toutes les plateformes confondues, on a un catalogue qui ne s’arrête jamais. Il revient au spectateur de se contraindre », expose le sociologue Clément Combes. Ce dernier considère toutefois qu’il n’y a pas lieu de totalement diaboliser le « binge watching », qui, selon lui, est « comparable à de longues séances de lecture, quand on est complètement pris dans un livre. Pourtant, on ne nous dit jamais qu’on s’abrutit en lisant autant », remarque-t-il.
Malgré l’existence prouvée des conséquences néfastes de cette « surconsommation » de séries, « elles ne sont pas des objets dangereux », affirme Yann Valleur. « Ce sont des œuvres artistiques. On voit d’ailleurs naître des clubs, des forums de qualité et des productions de haute volée. La série n’est pas diabolique. C’est l’usage que l’on en fait qui peut être problématique ». Les séries peuvent même jouer un rôle positif dans la vie sociale de certains : « J’ai rencontré deux de mes meilleures amies en faisant un « rôle play » sur une série qu’on adore toutes les trois. On est dans des régions différentes et on n’aurait jamais pu se rencontrer autrement », affirme Andréa Gau. Maëlys Gaillet, qui se décrit comme une personne assez timide, considère que les séries peuvent être de réels moteurs de conversation : « Pouvoir parler de séries à la pause café, ça brise la glace, ça permet de créer du lien », témoigne la jeune femme. Jérôme Martin acquiesce, mais se montre davantage partagé : « Pour moi, il faut faire attention quand ça commence à supplanter la discussion familiale. On passe du temps en famille devant une série et la série devient le sujet principal. On finit par ne parler que de ça ».
Lisa Debernard et Rachel Cotte
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Sur quels éléments s’appuie une série pour fidéliser son public ?
Ce sont les personnages qui accrochent les gens. L’enjeu dans une série quotidienne de prime time, est d’arriver à créer des personnages forts, auxquels le public s’identifie. Ensuite, le cliffhanger est un élément déterminant : il crée suffisamment de suspens pour donner envie aux téléspectateurs de revenir au prochain épisode.
Quels sont les ingrédients d’un personnage auquel le public s’attache ?
Tout d’abord, on ne crée pas un personnage mais une famille de personnages. Ils sont à taille humaine mais en même temps ils vivent en un an ce que l’on ne vivra jamais en une vie. Le casting est déterminant pour la trajectoire que prendra le personnage, quoique son caractère soit un tant soi peu défini à la base, c’est finalement au fil du temps qu’il est affiné en fonction de ce qui émane du comédien et de la manière dont il s’approprie son rôle.
Dans une série quotidienne comme PBLV ou Un Si Grand Soleil, qui s’inscrivent dans la durée, comment recruter un nouveau public ?
Sur une série comme PBLV, qui existe depuis plus d’une dizaine d’années, la narration est devenue extrêmement complexe, avec une foultitude de personnages et d’événements, ce qui fait qu’elle n’arrive plus à recruter, pire encore elle décline. Dans sa période la plus prospère, il y a une dizaine d’années, la série rassemblait environ 12 millions de téléspectateurs. Aujourd’hui elle est descendue à environ 5,5 millions. Pour ce qui est d’Un Plus Grand Soleil, nous sommes encore en phase de recrutement, l’audience progresse toujours – elle se trouve actuellement entre 3,5 et 4,2 millions de téléspectateurs par soir – et cela est dû notamment au fait que nous bénéficions d’un créneau horaire avantageux (20h40). De plus, nous offrons régulièrement des “portes d’entrées” au nouveau public, puisqu’environ tous les mois, nous ouvrons de nouvelles arches dans l’intrigue avec un élément fort. À partir de cela, de nouvelles personnes peuvent être encouragées à s’agréger. Enfin, nous nous appuyons sur la pédagogie grâce aux résumés en début d’épisodes.
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Le « binge-watching » vu de l’étranger
Si en France la dépendance aux séries n’est pas encore reconnue comme une addiction méritant un parcours de soins adapté, dans certains pays, comme l’Inde ou le Royaume-Uni, le binge-watching est pris un peu plus au sérieux.
En janvier 2020, le quotidien britannique The Telegraph, révélait que trois personnes avaient été prises en charge à la clinique de Harley Street pour “dépendance excessive au binge-watching”. L’un d’eux, un homme de 35 ans, avait même reconnu avoir mis son emploi en danger alors qu’il passait au moins sept heures par jour devant des séries criminelles. Dans ce cadre, les patients avaient pu bénéficier d’une “ thérapie comportementale cognitive”.
Deux ans plus tôt, dans le sud-ouest de l’Inde, un jeune homme de 26 ans a été accueilli au sein du SHUT (Service for Healthy Use of Technology) comme le premier patient de l’histoire atteint d’une addiction de ce type. Sans emploi et fragilisé, il s’était réfugié dans l’univers de Stranger Things. Des séances de sophrologie pour la gestion du stress, ainsi qu’un suivi psychologique et une aide à la réinsertion lui ont été proposés.