Quand Paris rhabille la SAPE

Après Brazzaville et Kinshasa, Paris est le troisième plus haut lieu de la SAPE dans le monde. Mais dans la capitale de la mode, ce mouvement vestimentaire qui prône l’élégance en toutes circonstances revêt une toute autre couleur qu’au Congo. L’idéologie d’héritage anti-colonial s’estompe peu à peu pour laisser place à un véritable culte de l’individualité, à mesure que le mouvement déborde de la communauté congolaise.

Celui qui déclare être l’homme le plus élégant de Paris est né à Brazzaville. “Nous sommes dans la capitale de la mode, et pourtant, les parisiens ne sont pas élégants!”, se plaint Jocelyn Armel Bizaut Bindicko, alias le Bachelor. Propriétaire d’un magasin de vêtements, le congolais fait tout pour populariser la SAPE (Société des Ambianceurs et des Personnes Elégantes) au-delà de la communauté congolaise. 

Ce mouvement culturel est né au Congo Brazzaville. Les sapeurs prônent l’élégance en toutes circonstances et n’ont pas peur de détonner sous le ciel gris de la capitale française. Les tenues aux couleurs éclatantes et motifs hors du commun sont un signe de raffinement. Associer un pantalon jaune avec une cravate à pois est un art. Aujourd’hui, la communauté de sapeurs de Paris est estimée à un millier d’individus. 

Le Bachelor est devenu le plus connu d’entre eux. Chaque année, il participe à de nombreux événements comme des défilés ou des expositions. Adepte de la SAPE, il ne l’est pas de la fausse modestie : « Aujourd’hui je suis connu mondialement grâce à la SAPE. Je m’aime, et j’aime être beau, je suis fier de mon parcours. Si tu tapes sapologie sur google, tu verras que dans les 20 premières pages, il y’a des articles sur moi« .

Le Bachelor devant sa boutique SAPE&CO à Chateau Rouge. Crédit: Nesrine Ali Ahmad

 

La SAPE comme mode de vie

La SAPE est son métier. Depuis 2005, il gère sa propre boutique SAPE&CO, rue de Panama à Château Rouge dans le coeur du XVIIIème arrondissement de Paris. Étudiant, il travaillait dans la boutique parisienne du créateur de mode Daniel Hechter : “J‘étais l’un des vendeurs les plus élégants car je portais toujours mes costumes colorés. La plupart des mes clients aimaient mes pantalons rouges, mes chemises roses et mes cravates éclatantes. C’est comme ça que j’ai eu l’idée de créer ma propre marque.” Il crée Connivences en 1995. Aujourd’hui, la boutique où il la commercialise fait parti du patrimoine de Château Rouge. Elle est très souvent visitée par des touristes. 

Avant de lancer son magasin, il vendait des vêtements de manière informelle à son entourage, issu de la diaspora africaine. C’est une pratique encore aujourd’hui utilisée par beaucoup de sapeurs pour gagner de l’argent. “Certains sapeurs font également du commerce quand ils rentrent au Congo. Ils partent avec des fins de séries, des fins de stocks ou du prêt à porter un peu haut de gamme dans les bagages. Ces produits ont une plus-value là-bas”, explique Manuel Charpy, chercheur au CNRS et spécialiste de la SAPE. 

Le Bachelor essaye de commercialiser ses produits à des prix accessibles, pour toucher une clientèle habituée aux marques de grandes distribution. Il a une gamme pour les jeunes : “Ils ont envie d’être stylés mais ils n’ont pas les moyens de débourser 500€ pour un costume, c’est pour ça que j’ai sorti cette gamme moins onéreuse. Il y’a par exemple des vestes à 90€”, explique le propriétaire de la boutique. 

De Brazzaville à Paris

 

Arrivé à Paris en 1977, le Bachelor fait partie des premiers à avoir importé la SAPE. Après l’indépendance des deux Congos en 1960, la génération dite des “aventuriers” -les jeunes congolais partis en masse pendant les décennies après l’indépendance- décide de tenter sa chance en France en travaillant ou en étudiant. Avec eux, arrive également la SAPE. 

Avant même de s’appeler ainsi, ce mouvement naît dès au début de la colonisation dans les rues de Brazzaville et de Kinshasa. A partir des années 1880, l’Afrique récemment colonisée devient un nouveau marché pour les exportateurs de fripes. Au Congo, les locaux s’approprient les vêtements de seconde main importés d’Europe et les tenues usées des colons : redingotes bourgeoises, tenues militaires, cravates et costumes trois pièces…Des domestiques ou commerçants autochtones commencent à prendre le contre-pied de l’image méprisante que les colons ont d’eux. Ils adoptent des tenues, un langage et des manières sophistiquées à l’extrême. Très vite, ils revendiquent une filiation avec les “dandys” européens. Comme eux, ils sont prêts à dépenser tous leurs revenus en vêtements élégants et refusent de se plier aux dures réalités de leur condition de colonisés. Extrêmement subversifs, les ancêtres des sapeurs dérangent les occupants.  

Le mouvement prend de l’ampleur avec la première guerre mondiale. Après le conflit, les Congolais rentrent chez eux après avoir combattu dans les armées françaises et belges. Suivant les codes occidentaux, ils portent le costume dans les rues de Brazzaville et de Kinshasa. Un groupe de tirailleurs continue de faire des aller-retours réguliers entre Paris et le Congo. “Dans les années 1920, il y a déjà quelques sapeurs dans la capitale qui ne s’appellent pas encore comme ça. Ils sont environ cinq ou six”, explique Manuel Charpy. 

Saper le statut d’immigré

A partir des années 1970, l’immigration congolaise en France prend de l’ampleur. Une génération de jeunes rêve d’ascension sociale. Les sapeurs prennent cette fois-ci le contre-pied de l’image de l’immigré, déclassé et parfois méprisé comme l’était le colonisé en son temps. Les habitantts de la Maison des Etudiants du Congo, à quelques pas de la place de la République, partagent les lits pour économiser sur un loyer déjà bas et pour s’acheter des vêtements. Ils font le choix de l’élégance pour essayer de s’intégrer dans une société parfois peu accueillante. 

L’héritage anti-colonial ne quitte pas les sapeurs. Dans les années 1980, les premiers d’entre eux renvoient ironiquement les parisiens à un passé colonial honteux, en arborant le casque colonial, les vêtements militaires ou la veste saharienne kaki. Le vocabulaire des sapeurs est chargé de références cyniques à la colonisation. Les sapeurs qui se pavanent sur la Place de la République “font les chaînes” – en référence à celles qui bordent l’esplanade – et l’escroquerie au chéquier est ironiquement appelée “la dette coloniale”. 

Et Paris créa la sapologie

 

L’inventeur de la sapologie Ben Moukacha et des sapeurs parisiens. Crédit: Ben Moukacha

Après une décennie de calme pour la SAPE parisienne, elle prend un coup de jeune dans les années 2000. Après deux violentes guerres civiles en République du Congo, les sapeurs parisiens décident d’apporter de la joie à leur communauté. « Au sortir de la guerre, les jeunes se cherchaient. La mort était partout… C’était le chaos. Il fallait trouver une idéologie pour aider les jeunes à se recentrer « , explique Moukacha Monana, un sapeur Congolais vivant à Paris depuis les années 1980. Il décide de remettre la SAPE au goût du jour : c’est la naissance de la sapologie.Moukacha Monana écrit dix commandements qui régissent le comportement du sapeur ou sapologue, non sans humour.

Les dix commandements de la Sapologie: 

  • Premier commandement : Tu saperas sur Terre avec les humains et au Ciel avec ton Dieu créateur.
  • Deuxième commandement : Tu materas les ngayas (non-connaisseurs), les nbéndés (ignorants), les tindongos (les parleurs sans but) sur terre, sous terre, en mer et dans les cieux.
  • Troisième commandement : Tu honoreras la sapologie en tout lieu.
  • Quatrième commandement : Les voies de la sapologie sont impénétrables à tout sapologue ne connaissant pas la règle de trois, la trilogie des couleurs achevées et inachevées.
  • Cinquième commandement : Tu ne céderas pas.
  • Sixième commandement : Tu adopteras une hygiène vestimentaire et corporelle très rigoureuse.
  • Septième commandement : Tu ne seras ni tribaliste, ni nationaliste, ni raciste, ni discriminatoire.
  • Huitième commandement : Tu ne seras pas violent, ni insolent.
  • Neuvième commandement : Tu obéiras aux préceptes de civilité des sapologues et au respect des anciens.
  • Dixième commandement : Par ta prière et tes dix commandements, toi sapologue, tu coloniseras les peuples sapophobes.

Le pari de Moukacha Monana fonctionne. La SAPE attire à nouveau les jeunes générations. Depuis les années 2000, la capitale française est devenue l’un des plus grand foyers de sapologues au monde. 

“Il y a une sorte de mystère autour des finances des sapeurs”

Pour les sapeurs, l’habit fait bien le moine. Être impeccable à tout moment est un impératif. Et pour cela, ils ne comptent pas. “Une fois, j’ai utilisé la carte de crédit de mon travail pour m’acheter des chaussures chez Winston à 595 euros et un costume chez Zini à 2300 euros. J’ai été convoqué au tribunal du commerce, j’ai failli perdre mon business à cause de cette histoire”, raconte Moukacha Monana. 

Les sapeurs parisiens sont généralement des travailleurs au SMIC. “ Ils ne font pas partie des immigrés les pauvres car pour émigrer, il faut venir de la classe moyenne congolaise. Ici, ils peuvent par exemple être portiers ou agents de sécurité”, explique Manuel Charpy. “Il y a une sorte de mystère autour de leurs finances.” Pour dénicher des pièces, les sapeurs ont différentes stratégies : pêche aux vêtements en fin de série, échanges entre sapeurs, virée dans les fripes ou encore revente de vieilles pièces. Mais les sacrifices financiers sont inévitables.  » Parfois, certains peuvent passer 9 mois à économiser pour s’acheter un vêtement de luxe » explique Moukacha Monana. 

Les sapeurs habitent rarement dans Paris Intramuros. Ils font les trajets depuis les banlieues parisiennes pour se retrouver dans les boutiques ou les cafés. De plus en plus, les rencontres sont délocalisées en banlieue. Les grandes réunions religieuses protestantes comme les mariages ou les enterrements sont des occasions pour apparaître en société. Les locations de salles pour les grandes fêtes sont également moins chères en banlieue. C’est l’occasion de se livrer à aux duels, une tradition pour les adeptes du mouvement. Lors de battles, les sapeurs défilent et enchaînent les pas de danse pour mettre en valeur leurs tenues. 

La nouvelle génération de jeunes sapeurs espère trouver le succès en apparaissant lors d’événements médiatisés, comme les défilés de mode. Yann Colere alias Phashioniste a 31 ans. Il est cuisinier dans un grand hôtel parisien. Pour lui, la SAPE est un moyen d’intégrer le monde du Showbusiness: “Pour moi être sapeur c’est juste une personnalité, Yann n’est pas un sapeur c’est Yann Colere Phashioniste qui l’est. Mon but c’est de me faire remarquer et ça commence à marcher, j’ai pu tourner dans plusieurs clips puis j’ai été figurant dans un film.”

 

Le jeune sapeur Yann Colère Phashioniste. Crédit: Yann Colère Phashioniste

Il y a à la fois un message politique fort et à la fois, pas du tout. »

 

Avec les différentes générations de sapeurs parisiens, le sens du mouvement a évolué. Alors que les ancêtres des sapeurs refusaient de se soumettre au mépris des colons, les premières générations de congolais arrivés en France revendiquaient par l’élégance un statut pour les immigrés dans la société française. Beaucoup de sapeurs emploient d’ailleurs un français châtié et vantent leurs études, s’ils en ont faites comme le Bachelor. 

La SAPE est également un moyen pour ceux qui la pratiquent de se distinguer des autres immigrés. “Il y a un message qui n’est pas toujours sympa pour les autres immigrés, qui font des métiers “sales” et ne sont pas élégants. Les sapeurs se placent du côté des métiers “propres”. Même si c’est des petits boulots comme portier ou gardien, ils ne font pas les ménages et ne se salissent pas les mains”, explique Manuel Charpy. Le statut social est central pour les adeptes du mouvement.

Avec leurs costumes chatoyants et onéreux, ils rejettent l’image de l’immigré discret et modeste. Symboliquement, les sapeurs refusent les valeurs de tempérance attendues de l’immigré qui économise, envoie de l’argent à sa famille au pays et place les dépenses de la vie quotidienne comme le logement ou la nourriture en haut de ses priorités. En réduisant au strict minimum les dépenses qui ne vont pas dans les vêtements, les sapeurs reversent ces priorités. “Certains sapeurs, depuis les années 2000, non seulement affichent les marquent de luxe mais laissent les prix visibles lorsqu’ils portent un vêtement”, précise Manuel Charpy. Ces choix peuvent être vivement critiqués par les familles des sapeurs à Paris ou au Congo. Les dépenses sont considérées comme futiles et le mode de vie irresponsable et égoïste. 

Veste de Costume dans la boutique du Bachelor. Crédit: Nesrine Ali Ahmad

Manuel Charpy rappelle que la SAPE n’est pas qu’un mouvement protestataire : “Il y a à la fois un message politique fort et à la fois, pas du tout. C’est ce qui fait que ça a été toujours ambigu. Le culte de l’individualité est intrinsèque au mouvement depuis sa naissance, également présent dans le fait de vouloir se démarquer des autres immigrés. Cette idée devient de plus en plus centrale dans le mouvement, notamment depuis l’arrivée des réseaux sociaux. Le rejet de la mode traditionnelle est revendiqué par les sapeurs.  » Le mouvement a beaucoup évolué mais on peut toujours parler d’un mouvement politique. Je suis un homme contestataire : je suis contre la tristesse de la mode mainstream. Grâce à mes créations, les hommes peuvent porter des couleurs féminines comme le rose, le jaune ou même le violet”, affirme Le Bachelor. Certains sapeurs font ces choix vestimentaires pour être remarqués et pour avoir du succès sur les réseaux sociaux. Ils refusent de passer inaperçus en société, et désormais certains réussissent. 

La SAPE prend d’assaut la culture populaire

 

Longtemps méconnue du grand public, la SAPE faisait partie des sous-cultures peu visibles. Les sapeurs français étaient concentrés dans le nord de la capitale et disséminés à Nantes, Lyon, Orléans ou Bruxelles. Aujourd’hui, le mouvement vit à travers la culture populaire et s’exporte en dehors des frontières du 18eme arrondissement de Paris grâce à des artistes. La sapologie est désormais connue par plus de français. 

Dans le clip aux 450 millions de vues “Sapés comme jamais” du rappeur Maître Gims, les figurants sont tous habillés par la marque Connivences. Cet hymne à la sapologie primé aux victoires vante les mérites de l’élégance et met à l’honneur les sapeurs parisiens ainsi que de nombreuses marques de luxe parisiennes comme Louboutin, Chanel, Hermès ou Louis Vuitton. Dans le clip de son tube planétaire “Papaoutai”, l’artiste belge très populaire en France Stromae s’inspire des costumes aux couleurs vives et des tissus à motifs. Il emprunte également les pas de danse utilisés dans les duels. 

Sur les réseaux sociaux, les contenus avec des sapeurs font régulièrement le buzz  et mettent en lumière le monde de la SAPE parisienne. Le sapeur et humoriste franco-congolais Dycosh compte 240 000 abonnés sur sa chaîne youtube, où il apparaît dans des sketchs avec sa bande de Sapeurs « Pas comme les autres ». Dans le clip « Equilibre », filmé à Paris, il a reproduit des scènes de duels de sapeurs parisiens. En mars 2020, le vidéaste Loris Giuliano a fait 3 millions de vues sur youtube avec sa vidéo tournée dans la boutique du Bachelor

Le romancier franco-congolais Alain Mabanckou, l’une des icônes des sapeurs, a également fait connaître le mouvement à un public de lecteurs. Dans son livre Black Bazar, il narre les mésaventures d’un sapelogue congolais exilé dans le quartier de Château-Rouge au plein coeur de Paris : “Si je suis toujours habillé en costard c’est qu’il faut “maintenir la pression”, comme on dit dans notre milieu de la Société des Ambianceurs et des Personnes Elégantes, la SAPE, une invention de chez nous, née dans le quartier Bacongo, à Brazzaville […] C’est nous qui avons exporté la SAPE à Paris.”

La SAPE n’est plus seulement une affaire de congolais

Photo de l’exposition l’Art d’être un Homme en 2009. Fondatiion Dapper Crédt: Hector Mediavilla

Désormais phénomène sur les réseaux sociaux, la SAPE attire de plus en plus d’adeptes, au-delà de la communauté congolaise de Paris. Des sapeurs d’autres communautés africaines ont rejoint les rangs, mais également des sapeurs blancs. A ses débuts, la clientèle de la boutique SAPE&CO était exclusivement africaine mais depuis quelques temps, elle se diversifie. Le Bachelor se vante régulièrement d’avoir relooké Antoine de Caunes et poste sur les réseaux sociaux des photos de clients blancs : « Aujourd’hui, j’habille les sapeurs de Paris mais aussi beaucoup de français. J’ai des clients médecins, avocats ou cadres qui ont envie de se démarquer. C’est ça le but de la SAPE pour moi: Sortir de la masse, être différent et faire chanter les couleurs« . Il estime que l’exposition”L’Art d’être un homme” en 2009 à la Fondation Dapper, où tout un pavillon était consacré à la SAPE, a popularisé le mouvement auprès des occidentaux. 

  • A écouter également : Timothée de Chalzain n’est pas membre de la communauté congolaise de Paris. Pourtant, il est bel et bien sapeur.

Avec ces nouveaux sapeurs, la pratique s’éloigne de la revendication politique contre le déclassement des descendants de colonisés et des immigrés. Mais si le mouvement risque de continuer sa mutation, la SAPE semble avoir de beaux jours devant elle.

Nesrine Ali Ahmad, Rasha Miled et Antonella Francini

Concours 2020 : le marathon continue

L’épidémie du Coronavirus a bouleversé le calendrier des concours nationaux. Entre modifications des épreuves, report des examens et annulations en cascade, les candidats aux grandes écoles vivent tant bien que mal une situation inédite.

Chaque année, ils sont des milliers à tenter le concours de Polytechnique pour moins de 400 places attribuées.

La date du concours d’entrée à Polytechnique, Augustin la connaît depuis près de deux ans. Voilà 21 mois que cet étudiant en prépa d’un prestigieux lycée dans le 6ème arrondissement parisien travaille d’arrache-pied avec un objectif : être prêt pour le 20 avril 2020. Pourtant, le 15 mars dernier, tout bascule pour lui. Le ministère de l’Enseignement supérieur décrète le « report des examens nationaux et des concours » en raison de l’épidémie du Covid-19. « C’est comme si on disait à un sprinter qui est dans les starting-blocks que la course est annulée », analyse l’étudiant. Reporter le concours signifie reporter des mois d’efforts. Comme lui, ce sont près de 20 000 candidats aux écoles d’ingénieurs, réglés comme des horloges, qui découvrent un nouveau sentiment : l’incertitude. « Le concours était censé être la délivrance. Se dire que l’on doit patienter deux mois supplémentaires cela fait monter la pression ». Un comble pour le microcosme des grandes écoles où la pression est, dès mars, à son paroxysme.

Pour certains candidats, le constat est encore plus amer. Le Covid-19 a eu raison de certaines épreuves, notamment pour les écoles qui n’avaient pas eu le temps de faire passer leurs écrits avant le confinement. Les Instituts d’études politiques de province, dits « Science Po », les écoles de commerce ou encore certaines écoles de journalisme ont dû annuler leurs concours d’entrée. Ils ont été remplacés en urgence par une sélection sur dossier. « Ce n’est pas facile de se défendre avec un dossier lorsque tu t’es préparé pour des écrits », commente Elizabeth Balas, responsable pédagogique à l’Institut Céres de Lyon, une préparation privée pour les concours. A l’École normale supérieure (ENS) de Rennes, c’est l’oral de culture générale qui a été supprimé. « Ce qui est dommage c’est que mes étudiants ont développé des capacités qui leur permettent de faire la différence, ajoute Nicolas Duprey, professeur d’une prépa « ENS Rennes » au lycée Jean-Mermoz de Montpellier. Certains se disaient « on sauve les meubles à l’écrit car à l’oral on se sent mieux ». Il faut changer la stratégie. ». Et Adrien le sait bien. A 22 ans, il avait fait le choix de passer son printemps dans des salles d’examen bondées en s’inscrivant à sept écoles de journalisme. Depuis septembre, il se réveille tous les jours à sept heures pour écouter les matinales radio et lire les premières éditions des journaux. « Cette intensité ne m’a servi quasiment à rien, analyse-t-il aujourd’hui avec amertume. J’ai fait 6 dossiers en 2 mois. J’ai expliqué 6 fois de manière différente pourquoi j’étais motivé. A la fin, je peux t’assurer que tu n’es même plus motivé ».

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Des inégalités qui se creusent

Dans ce contexte inédit, toute la difficulté pour les étudiants réside dans le fait de garder le rythme. Avec la mise en place du confinement et l’annulation des cours en présentiel, les conditions de travail sont devenues encore plus difficiles. « On a baissé le rythme par rapport à la prépa car 12 heures de travail par jour c’est impossible à tenir à la maison », détaille Augustin. L’étudiant le reconnaît : se confiner avec trois amis à lui, tous candidats aux mêmes écoles, l’a aidé à se motiver. « Tout seul, j’aurais eu énormément de mal ».

Pour Alix Robichon, professeure d’anglais pour les classes préparatoires au lycée Carnot de Dijon, le Covid-19 a creusé les inégalités des élèves face aux concours. « Ils doivent tenir à la maison une discipline déjà compliquée à respecter à l’école, observe-t-elle. Il faut s’astreindre à un certain nombre d’heures, être rigoureux … Cela dépend énormément de l’endroit où ils sont confinés ». Elle confie par exemple entendre des enfants en bas âge pleurer lors de cours virtuel qu’elle organise via les outils numériques. « Ils ne sont pas tous égaux face à la situation. Il y en a qui n’ont même pas accès à internet. C’est dramatique », commente la professeure. « D’un coup, le rythme s’est écroulé en mars. Au début, je me suis senti un peu perdu, ajoute Adrien qui est confiné seul chez ses parents à Toulouse, bien loin de Lille, sa licence et ses amis. Avec le confinement on ne peut même plus souffler en sortant voir des amis. Il n’y a plus cet esprit de camaraderie si utile à la préparation. Là, on se retrouve vraiment tout seul chez soi ».

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Les premières années, premiers perdants

En temps normal, les classes préparatoires publiques sont censées corriger au maximum les inégalités entre étudiants. « Ce qui t’aide à travailler en prépa c’est l’environnement. La routine, voir les mêmes personnes, la même classe, la même école … Les élèves baignent dedans et ça les motive », affirme Alix Robichon. Mais avec l’épidémie, ce modèle d’accompagnement est mis à mal. « Depuis le 31 mars, on a interdiction de mener des khôlles [N.D.L.R. : exercice oral spécifique aux classes prépas]. On n’a plus aucun accompagnement en trinôme ou en binôme, déplore Nicolas Duprey. On ne peut plus creuser avec eux, les accompagner, vérifier leur travail correctement … C’est pourtant ce qui fait la spécificité de la prépa ».

Pour le professeur d’économie, les grands perdants du Covid-19 sont pourtant les futurs candidats: les premières années. « A cet âge-là, lorsque tu es au mois de mars, c’est très difficile d’être autonome. Tu ne te connais pas assez bien, tu ne connais pas parfaitement ton rythme de travail. Il va y avoir un vrai impact sur la promotion en cours », affirme celui qui encadre les futurs candidats à l’ENS de Rennes. En plus, « les élèves qui voulaient arrêter la prépa veulent tous rester car ils se disent que c’est, au final, gérable comme quotidien. En deuxième année on va être encore 45. Cela va poser de gros problèmes ». Et à Alix Robichon d’ajouter. « Ceux qui n’ont en plus pas accès à internet ne peuvent pas suivre ce qui s’est fait ces dernières semaines. Or, 6 semaines sur 2 ans c’est énorme. Beaucoup de chapitres et de notions passent à la trappe. Je ne vois pas comment les premières années pourront s’en sortir l’année prochaine. ».

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Un système chamboulé

C’est donc un épisode délicat qui se joue actuellement pour les concours d’entrée aux grandes écoles. Entre l’annulation de certaines épreuves, le report d’autres et les inégalités qu’accentuent le confinement, les futures promotions risquent d’être fortement affectées. Avec l’épidémie, c’est le système méritocratique français incarné par la figure de l’examen qui vacille. Une croyance fortement répandue chez les élèves si l’on en croit les pétitions qui se multiplient sur internet. Plus de 6 500 signatures pour le maintien des oraux en école de commerce, 2800 pour demander la tenue des épreuves de Science Po au nom de l’égalité des chances … Les élèves admis dans les grandes écoles en 2020 s’inquiètent déjà pour la valeur de leur futur diplôme. « L’avenir nous le dira mais comme les oraux sont d’ordinaire assez impersonnels en science il n’y aura probablement pas de dévaluation du diplôme », affirme pour autant Alix Robichon. Par contre, des surprises peuvent être attendues cette année. « On se dit naïvement que cela peut être le moyen que les cartes soient rabattues. Les boîtes à concours qui font du bachotage n’ont plus l’avantage concurrentiel car il y a plus de temps pour tout le monde. Potentiellement, il peut y avoir des surprises. Mais il peut aussi y en avoir des mauvaises … », tempère de son côté Nicolas Duprey. Pour Augustin, en tout cas, l’école qu’il vise a décidé de maintenir coûte que coûte ses épreuves, oraux compris. Et cela rassure l’étudiant. Au moins, « On ne pourra pas dire que Polytechnique aura été bradé ».

 

Gianni Roche et Paul De Boissieu