Orthographe, le grand rattrapage

A l’heure des claviers automatiques et des réseaux sociaux, le niveau d’orthographe des Français se dégrade au fil des années. Pourtant, des solutions existent pour progresser. Être mauvais en orthographe n’est pas une fatalité.

“La semaine dernière, à l’invitation de Rachid Santaki, les Aulnaysiens se sont rendus à la dictée géante au Stade de France et vous savez quoi ? Vous savez quoi ? Il y a eu une gagnante ! Elle est scolarisée au lycée Jean Zay, applaudissez Melinda !” Interrogée par le speaker qui ne manque pas de rappeler qu’elle brille au football club d’Aulnay, l’adolescente revient sur son exploit. “J’ai gagné, alors que j’avais fait des fautes ! C’est dire combien c’était très très difficile.”

Ce samedi après-midi à Aulnay-sous-Bois, l’écrivain et scénariste Rachid Santaki organise sa 184e dictée géante. Les habitants ont répondu présents : plus de 700 personnes de tous âges sont venus a la Ferme du Vieux Pays pour un événement familial en plein air. La semaine précédente, Rachid Santaki avait battu son record en recevant 1490 personnes pour une dictée géante au Stade de France. Le “Bernard Pivot du 93” a la bonne recette. “En général les dictées sont lues par des gens connus alors que moi je suis en interaction avec mon public. Je sais jouer avec. Je pense que c’est vraiment ça la différence.”

Oubliez le stylo à plume et les cahiers à grands carreaux. A la place, une feuille fournie par l’organisation sur laquelle est écrit “Seule la rime paie”, en référence à la célèbre phrase du groupe de rap Lunatic “Seul le crime paie”. Surtout, les participants sont avant tout venus jouer, et tenter de remporter un cadeau. Avant le top départ de la dictée, l’animateur pose un petit quiz au micro. Puis Rachid Santaki énonce lui-même son texte, truffé de mots difficiles comme “pachyderme” ou “kyrielle”. Les enfants, appliqués et concentrés, se prennent au jeu, tandis que les adultes, nostalgiques, se confrontent à la difficulté. Entre la fin de la dictée et l’annonce des gagnants, une équipe de bénévoles assure le ramassage des copies et la correction en temps éclair. Loin du cliché scolaire et de la note sur vingt, l’événement est touchant. “Vu de l’extérieur, ça renvoie à l’école et aux mauvaises notes. La dictée c’est une caricature : on voit le truc super relou, alors que beaucoup de gens viennent. Il faut voir l’engouement, les enfants, les parents… Il faut le vivre pour comprendre. C’est un truc familial qui fédère », indique Rachid Santaki.

Les mauvaises notes ne l’ont pas stoppé. Après l’échec de son bac pro puis des années de “jobs”, il a fondé un journal en Seine-Saint-Denis et commencé à écrire des scénarios. Il assure que l’expression écrite est très importante pour l’insertion sociale. “L’orthographe, la présentation est la première chose que les recruteurs regardent. Le CV sans faute permet un meilleur rapport aux autres. Car écrire c’est structurer sa pensée.” Pour lui, il est essentiel de se frotter à ce type d’exercice pour progresser en orthographe. “Je pense qu’il faut garder les fondamentaux. Il ne faut pas trop s’appuyer sur le digital. La nouvelle technologie c’est stylé, mais il faut garder un bon rapport au manuscrit, un minimum.”

Les Français maîtrisent mal l’orthographe

Car le constat est là : les Français sont fâchés avec leur propre langue. Selon le baromètre du projet Voltaire, publié il y a quatre ans, les Français maîtrisaient 51 % des règles d’orthographe en 2010, contre 45 % de ces mêmes règles en 2015, soit une baisse de 6 points en cinq ans. Le dernier baromètre, publié en juin 2018, conclut que c’est à l’école primaire que les fondamentaux s’installent durablement. Or, d’après une étude du ministère de l’Education nationale, publiée en novembre 2016, le niveau d’orthographe des écoliers français recule au fil des années. Des élèves de CM2 évalués sur une dictée faisaient presque deux fois plus de fautes en 2015 qu’en 1987. La chute du niveau est un phénomène général qui concerne l’ensemble des élèves, quel que soit leur sexe, leur âge ou leur environnement social.

Le constat inquiète. Car entre temps cette baisse de niveau n’a pas été enrayée. Alors qu’elle dispense 10 heures de français par semaine à sa classe, Julie Garnier, institutrice à l’école élémentaire publique Alfred de Musset de Levallois-Perret, constate les difficultés au quotidien avec sa classe de CP. « Un même son peut s’écrire différemment. Les élèves ne comprennent pas toujours la différence entre  »mais » et  »mes », ou  »ses »,  »ces » et  »sait » par exemple », explique-t-elle, en admettant que la langue française est compliquée. Sa collègue, Julie Even, qui enseigne à des CE1 dans le même établissement, remarque que les accords en genre et en nombre ne sont pas acquis.

Une étude du ministère de l’Education nationale montre que la principale source de difficultés pour les écoliers concerne l’orthographe grammaticale, c’est-à-dire les accords entre le sujet et le verbe, les accords dans le groupe nominal ou bien ceux du participe passé. Les erreurs lexicales, bien qu’en augmentation, restent les moins fréquentes. Le niveau en langue française varie selon plusieurs critères. Ainsi, les personnes qui maîtrisent le mieux les règles orthographiques ont plus de 55 ans, lisent souvent et ont appris le latin et le grec. A l’inverse, les plus frileux avec l’exercice ont généralement moins de 18 ans et regardent beaucoup plus la télévision.

Plusieurs facteurs expliquent cette baisse de niveau. Gilles Siouffi, professeur de français à la Sorbonne, pointe les incohérences et les difficultés liées à l’orthographe. « Il y a un écart entre l’écrit et l’oral », explique-t-il en prenant l’exemple du mot doigt, qui ne s’écrit pas comme il se prononce. Au total, la langue française compte 130 graphèmes pour 40 phonèmes. Pour lui, ce décalage est dû à l’histoire de la langue, qui n’a pas su évoluer avec le temps. Et pour cause, onze tentatives de réformes de simplification ont eu lieu au cours du 20e siècle, et seule celle de 1990 est entrée dans l’usage.

La correcteurs automatiques peuvent desservir l’orthographe

Gilles Siouffi remet aussi en cause le système éducatif, qui privilégiait autrefois beaucoup plus la langue française qu’aujourd’hui. « Entre 1870 et 1940, avec les lois Ferry, c’était l’époque de l’enseignement de l’orthographe. On a mis le paquet là-dessus car c’était une preuve d’éducation. Ensuite, on a remarqué qu’on donnait trop de poids à la grammaire et à l’orthographe au détriment d’autres matières, et on a considéré dans les années 50-60 que les bases en français étaient acquises ». La littérature a alors pris plus de place dans les programmes, et l’orthographe n’est désormais enseignée qu’en primaire. « On fait trop de littérature au collège et au lycée, alors que ce n’est pas indispensable ».

A l’école primaire, les conditions d’apprentissage ne permettent pas à tous de réussir. Julie Even explique que même si ses élèves de CE1 sont motivés, il est difficile de faire avancer tout le monde, compte tenu du nombre d’écoliers par classe. «Les classes sont trop chargées. J’ai quatre niveaux différents pour 29 élèves, dont certains sont en situation de handicap », déplore-t-elle. Puis d’ajouter que la technologie et les correcteurs automatiques peuvent desservir l’orthographe. «Aujourd’hui les élèves écrivent des textos en phonétique et perdent l’habitude d’écrire correctement, c’est pour ça que le niveau chute du CE1 jusqu’au collège », indique-t-elle. Les élèves apprennent bien les règles de base en classe, mais écrivent en langage SMS dès qu’ils sortent de l’école. Un phénomène sur lequel les instituteurs ne peuvent pas agir.

Dans certains milieux sociaux, les parents sont moins capables de corriger leurs enfants. A l’école Gilbert Cesbron près de la Porte de Clichy à Paris, trop récente pour être classée REP, une enseignante explique que l’école est le seul lieu où les enfants ont un contact avec la culture. “Pour la majorité, ça va jusqu’en CE1. Mais à partir du cycle 3 (CE2, CM1, CM2), un fossé se creuse avec les enfants issus des milieux populaires ou de familles issus de l’immigration.” Les enseignants doivent alors adapter le projet d’école, formulé pour trois ou quatre ans. L’école Cesbron travaille en priorité la compréhension et la lecture.

Marqueur social, l’orthographe peut être un frein à l’embauche. “Un CV avec des fautes c’est comme venir à l’entretien d’embauche avec un jean troué”, déplore Bernard Fripiat. Cet historien belge de la langue française dispense des stages de rattrapage en orthographe en entreprise pour l’organisme Demos. Carine Coulombel avait suivi l’une de ces formations. Elle était alors secrétaire au sein d’une association pour aveugles. « Dès mon embauche, on m’a dit que j’aurai à suivre un stage. » Désormais, elle dirige le théâtre Stéphane Gildas, dans le 13ème arrondissement de Paris. Etre à l’aise pour assurer la communication du théâtre est indispensable. “Ca fait plus sérieux, auprès des parents d’élèves, par exemple.”

Le projet Voltaire revendique cinq millions de participants. C’est la plateforme d’apprentissage la plus fréquentée. La certification Voltaire, créée en 2010, atteste du niveau en orthographe pour valoriser son CV. Des méthodes distinguées par le CNRS. Pour Bernard Fripiat, le projet Voltaire a tout changé en rendant l’enseignement ludique grâce à “des astuces”. Le jeu, sans doute le moyen le plus agréable pour progresser.

Rachid Santaki : « La langue française nous concerne tous, c’est notre socle commun »

Rachid Santaki est un enfant de la Seine-Saint-Denis. Il a organisé plus de 180 dictées géantes à travers la France. Une initiative qui lui a valu le surnom de « Bernard Pivot des banlieues ». Ce romancier et scénariste de 45 ans veut faire de la dictée un moment populaire qui réunit toutes les générations «parce que la langue française nous concerne tous, c’est notre socle commun».

L’idée lui est venue il y a quelques années lorsque le maire de Clichy-sous-Bois a invité Rachid Santaki à lire un extrait du Petit Prince. « Cela m’a plu et j’ai décidé de reproduire l’expérience et d’organiser la première dictée géante en août 2013, au même endroit, en partenariat avec une association de quartier », explique-t-il.

Lucide, Rachid Santaki sait que la dictée souffre d’un cliché. «Dans l’imaginaire collectif, on pense au prof en blouse grise qui met des mauvaises notes et des coups de règle. Pour sortir de ce stéréotype, il faut que les gens viennent et se confrontent à l’exercice». Au fil des années, le projet a évolué et a pris de l’ampleur. Investi dans le milieu associatif, il anime des ateliers d’écriture en milieu carcéral et se dit très demandé par le ministère de la Justice. Rachid Santaki a su imposer son style. La dictée géante a d’ailleurs battu son record de l’an passé en accueillant 1 490 participants au Stade de France le 6 avril 2019.

Bernard Fripiat : “L’orthographe, c’est surtout un moyen d’emmerder le monde !”

Bernard Fripiat donne des stages d’orthographe en entreprise (chez L’Oréal, Bouygues, la MACIF, la Caisse des Dépôts ou encore la RATP…). Comédien et non pas professeur de français, il revendique ne pas avoir d’état d’âme sur la langue. “Aujourd’hui, l’orthographe, c’est surtout un moyen d’emmerder le monde ! ». Pour lui, dans le monde de l’entreprise, être tatillon sur les fautes est parfois un moyen de décrédibiliser un concurrent. “Certains viennent après des promotions ou après avoir reçu des critiques… Une fois, je faisais un cours individuel à un chef récemment nommé. Il avait eu le malheur d’envoyer un mail en interne avec deux “s” à “nous serons”. Son patron m’a demandé de lui faire cours, en m’expliquant que ça lui avait valu une vraie cabale contre lui dans la boîte !” Mais il reçoit tous types de profils, “de la secrétaire au dirigeant d’entreprise.”

Pour cet historien de la langue française, le discours sur la baisse du niveau est faussement alarmiste. “J’ai même lu un article datant de 1953 où on disait que le niveau d’orthographe baissait, parce que les jeunes se parlaient par téléphone et ne s’écrivaient plus, et qu’ils ne lisaient plus car ils écoutaient la radio !”

En fait, ce n’est pas le niveau qui aurait baissé, mais plutôt la fréquence d’écriture sur ordinateur qui a explosé. Les fautes qu’il voit le plus souvent sont dues à l’inattention.“Avant, au travail, on écrivait quelques courriers et ça partait avant seize heures. Maintenant, on écrit des mails jusqu’à pas d’heure… On en a marre, on a envie que ça foute le camp !” L’agitation de l’environnement professionnel serait donc la cause principale des fautes chez les adultes, mais aussi la démocratisation de l’email. “Et surtout, tout le monde écrit ! Partout, tout le temps ! Il faut juste que les gens apprennent à se connaître, pour savoir quand ils ne sont plus attentifs.”

Ne faites plus l’erreur !

En 2018, des auteurs Belges ont voulu supprimer l’accord du participe passé. Sans cette règle qu’ils ont critiquée, on aurait écrit « critiqué ». Voici une astuce pour enfin maîtriser l’accord du participe passé, cette fameuse difficulté de la langue française. Pour savoir si on accorde le verbe, il suffit de se demander s’il va avec « je lui » ou « je le ». Gardez ceci en tête : avec « je lui », on n’accorde pas.

Exemple : on écrit « nous nous sommes téléphoné » parce qu’on peut remplacer par « je lui ai téléphoné ». Ici, on n’accorde donc pas.

Autre exemple : « les travaux que j’ai effectués » parce qu’on peut remplacer par « je les ai effectués ». Là, on accorde.

Alexandre Cool et Vincent Jaouen

Réchauffement : les vignes voient rouge

Les vignerons bordelais ont commencé à changer leurs pratiques pour faire face au réchauffement climatique. Le vin de demain n’aura pas grand chose à voir avec celui d’aujourd’hui.

 

« Moi c’est certain, j’arrête le merlot ». La famille de Sylvie Milhard-Bessard produit du vin de Bordeaux depuis cinq générations. Propriétaire du château Vieux Mougnac, à quelques kilomètres de Saint-Émilion, elle a décidé d’arrêter de planter le cépage emblématique de la région. Après une année 2017 sans récolte et une année 2018 réduite à 20% de fruits vendangés, la sexagénaire a décidé de s’adapter. Pour elle, comme pour beaucoup de ses confrères, le dérèglement climatique en est responsable.

 

L’état des vignes témoigne de la chaleur importante qui règne sur l’île Margaux. (Y.H)

Le constat des climatologues est formel, la Terre se réchauffe. Leurs projections frappent les esprits : ils prévoient une météo andalouse, à Bordeaux. Les températures ont déjà augmenté, de 0,8°C en moyenne, depuis le XIXe siècle. Et les prévisions tablent sur une intensification du phénomène. Les experts du Giec attendent des pics de chaleur au-delà de 50°C l’été, dès 2050 dans l’est de la France.
Le principal effet de la hausse des températures s’observe avec l’avancement de tous les stades du développement de la vigne. Cette année, Jean-Marc Touzard, directeur de recherche à l’Institut national de recherche agronomique (Inra), perçoit déjà une quinzaine de jours d’avance dans la pousse des vignobles, par rapport aux années 1990. « Les hivers étant moins froids, la maturation commence plus tôt. Dans toutes les régions, on mesure une précocité accrue des dates de vendanges. Or, récolter le raisin en août présente des risques d’oxydation. »

Y.H. Sources : Inter-Rhône – ENITA – INRA – Vitiblog.fr 

Si l’augmentation de la température est le problème numéro un, d’autres dérèglements l’accompagnent. Le régime pluviométrique notamment. « On observe une baisse globale des précipitations dans le Sud », constate le chercheur. Docteur en agronomie, il s’est spécialisé dans l’étude de la vigne sous l’effet du réchauffement climatique. « La concentration des pluies sur l’automne et le printemps engendre des sécheresses estivales plus marquées. Il y a aussi une plus grande variabilité de la météo entre les années, et au sein même des années. De surcroît, on dénombre des évènements extrêmes plus fréquents. »

-25 % de rendement dans le sud

Les apports en eau diminuent alors que les besoins des vignes augmentent. La plante transpire davantage sous une météo chaude et sèche. Sans cette ressource, les agriculteurs observent des phénomènes de stress hydriques et de carences en eau, qui ont un impact sur la qualité du fruit. Les grains sont plus petits, les concentrations plus élevées, et les rendements baissent. Une diminution de production supérieure à 25 % a été constatée par l’Inra dans le Sud en 2017.

Plus d’alcool, moins d’acidité

L.B

Les viticulteurs subissent déjà les premières conséquences du changement climatique. « L’été dernier, on a ramassé du 14 degré d’alcool ! » Sylvie Milhard-Bessard a du mal à s’y résoudre, le taux d’alcool de ses vins augmente. Se pose un problème d’équilibre gustatif, et de respect des règlementations (l’AOC Bordeaux impose un taux d’alcool inférieur à 13,5%). « Du temps de mes parents, on atteignait toujours environ 12,5%. Mais là ça s’aggrave de plus en plus. Et encore, moi ce n’est rien, je suis en bio et on a toujours pris soin du sol. Mais j’ai des collègues, en conventionnel, qui ont ramassé du 17% ! » La raison est chimique : plus une vigne est exposée au soleil, plus un vin sera alcoolisé – du fait de l’augmentation du taux de sucre dans les raisins. Alors l’été exceptionnel de 2018, deuxième plus chaud depuis 1900, a marqué les esprits. Plus de 14% en moyenne ont été relevés en Languedoc ; il y a trente ans les compteurs affichaient plutôt 11%.
Constat inverse pour l’acidité : elle diminue avec les fortes chaleurs. « Les températures élevées dégradent les acides, dont l’acide malique. C’est un problème qui impacte les vins blancs d’Alsace notamment, pour lesquels l’acidité est une caractéristique importante », explique Jean-Marc Touzard. Même difficulté pour les Pomerols du Sud-Ouest. Sylvie Milhard-Bessard s’inquiète pour cette appellation. « Si on ne mélangeait pas les dernières récoles avec celles d’autres années, on manquerait d’acidité. Et sans acidité, il y a un problème de conservation, on ne fait plus des vins de garde ».
Les grandes chaleurs empêchent également le développement de certains arômes. Les notes de fruits rouges sont les premières à disparaître . Plus le thermomètre augmente, plus les vins tendent vers des saveurs concentrées et confiturées.
Enfin, les radiations du soleil dégradent les anthocyanes – pigments qui donnent leurs couleurs aux raisins. Il y aurait donc aussi un éclaircissement des vins rouges.

S’adapter pour subsister

La question de la survie de l’excellence vinicole française se pose. Et si le troisième secteur d’exportation national était menacé ? Loin de se résigner, les vignerons ont commencé à s’adapter.

« Cela fait plus de dix ans que nous avons planté de la Syrah [un cépage originaire des côtes du Rhône, NDLR]. Il s’adapte très bien à notre climat et garde beaucoup de fraîcheur », commente Marie Courselle, co-gérante des vignobles Courselle, en Gironde. Mais ce vin ne peut prétendre à l’appellation d’origine contrôlé (AOC) ; le Syrah ne figurant pas dans le cahier des charges, les bouteilles ne portent pas la mention « Bordeaux ». Avec les changements de cépages, la carte des vins va certainement évoluer. « Dans le Sud, les viticulteurs vont sûrement laisser tomber le cabernet sauvignon ou le merlot, prédit Jean-Marc Touzard. Ils venaient de régions plus nordiques et se montrent assez fragiles. » Une des solutions serait d’importer des cépages plus adaptés au nouveau climat ; des variétés venues de régions plus chaudes (comme l’Italie ou la Grèce), ou bien même de revenir à des espèces plus anciennes, y compris certaines qui étaient déjà cultivées en France, mais qui avaient été abandonnées. « À l’Inra nous possédons un conservatoire génétique d’environ 5 000 cépages différents, signale le chercheur. Nous pratiquons aussi des créations variétales, par croisement et hybridation – pas par OGM. On met au point des plants à maturation plus tardive, qui produisent moins de sucre, sont plus résistants aux maladies et à la sécheresse ».

Les vignes du domaine Vieux Mougnac s’étendent sur plusieurs dizaines d’hectares mais pour combien de temps encore ? (L.B)

Outre le changement de vigne, les agronomes recommandent aux viticulteurs d’adapter leurs pratiques. Le domaine de la famille Courselle a par exemple modifié ses techniques de taille des branchages. « Nous ne faisons plus d’effeuillage sur les cépages blancs et nous le faisons beaucoup plus tardivement pour nos merlots », explique la patronne. Ainsi, la vigne se fait de l’ombre à elle-même ; une manière de prévenir les maturités précoces.

D’autres laissent pousser des herbes entre les rangées de pieds. Le but est de former un « couvercle humide » lors des périodes sèches. Si les cultivateurs bio ont adopté la pratique depuis longtemps, les agriculteurs conventionnels sont pointés du doigt pour leur recours au glyphosate. Le désherbage est souvent réalisé afin de maximiser les ressources disponibles pour la vigne. Mais l’humidité devient un enjeu prioritaire par rapport à la concurrence végétale. Notamment parce que les substrats peuvent être enrichis. « Nous apportons beaucoup de matières organiques dans notre terre. Par exemple, nous incorporons des composts végétaux. Nous plantons aussi des crucifères dans les rangs [des plantes qui retiennent certains éléments dans le sol, dont l’azote, aliment des plantes, NDLR] », rapporte Marie Courselle.

La localisation des parcelles jouera un rôle déterminant à l’avenir. (Y.H)

Parmi les solutions les plus radicales : la possibilité de relocaliser des parcelles. « La gestion du vignoble dans le terroir est un élément important de l’adaptation, précise Jean-Marc Touzard. Les cultures pourraient gagner en altitude, changer d’exposition, peut-être plus au nord, ou dans des sols plus profonds pour capter davantage de réserves en eau. » Encore faut-il que la règlementation suive l’évolution des professionnels. Les cahiers des charges des AOC empêchent, pour l’instant, tout changement de cépage, de terroir ou de composition.

« On continuera de cultiver de la vigne dans tous les terroirs jusqu’en 2050 »

Les professionnels sont à un moment clé de leur évolution. Il leur faut faire des choix qui détermineront l’avenir de leurs domaines. « Il n’y a pas de remède miracle, prévient le scientifique. Certains viticulteurs misent tout sur une adaptation. Mais on voit bien que ce n’est pas comme cela qu’on réussira. L’avenir va se jouer sur des combinaisons subtiles d’ajustements ».

L.B

Malgré tout, Jean-Marc Touzard, directeur de recherche à l’Inra, tire une conclusion rassurante. Du moins pour les trente prochaines années. « On continuera de cultiver de la vigne dans tous les terroirs jusqu’en 2050. » Et après ? « 2050 est un moment où il y a une grande divergence dans l’évolution du climat selon nos émissions. Si on continue à accroître les rejets de gaz à effet de serre, comme c’est le cas depuis trois ans, y compris en France, on se positionne sur une augmentation très forte de la température. »

 

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Avec des émissions de CO2 incontrôlées, l’agronome est moins optimiste. « Sans changement dans les toutes prochaines années, on s’engagerait dans une aventure climatique folle, dans laquelle il deviendrait quasiment impossible de faire de la vigne.» Fragilité oblige, le vin perdrait son caractère artisanal pour devenir un produit purement industriel. Ce que refuse Sylvie Milhard-Bessard. « Si je dois réduire mon vignoble à 2 hectares pour avoir le temps de m’en occuper, je le ferai. Hors de question de rogner sur la qualité ».

 

Lise Boulesteix – Yann Haefele

 

Pour séduire les jeunes, il faut changer le storytelling européen

Seuls 29% des Français pensent encore à l’Union Européenne avec “espoir” selon un récent sondage Odoxa. Qu’en est-il des jeunes ? À quelques semaines du scrutin européen, une génération divisée entre pro-Europe et souverainistes s’éveille.

L’association Jeunes européens France organise des journées de sensibilisation à la question européenne, comme ici, à Bobigny, le 12 avril 2019.

Monsieur le Président, merci de me donner la parole ». Non, la personne au micro n’est pas un député européen au parlement de Strasbourg, mais Bakary, 15 ans, élève de troisième au collège Georges Brassens de Sevran (Seine-Saint-Denis). Vendredi 12 avril, à la préfecture de Bobigny, réunis autour de l’eurodéputé Alain Lamassoure (Parti Populaire Européen – centre droit) une cinquantaine de jeunes ont participé à une simulation d’un sommet européen et expérimenté le rôle de la Commission européenne le temps d’une journée.

 

Pour Hervé Moritz, président de l’association Jeunes européens France, à l’initiative de cette journée, il s’agit tout d’abord de faire prendre conscience aux jeunes du rôle des institutions, parfois compliqué, souvent opaque. « C’est important d’avoir ces différents temps d’éveil à la citoyenneté européenne ». La journée est divisée en deux temps : le matin, ils se sont répartis en quatre commissions parlementaires : glyphosate, minerais de sang mais aussi huile de palme et vêtements “low-cost”. L’après-midi, ils ont défendu leurs propositions de loi lors d’une assemblée plénière dirigée par Alain Lamassoure. « Règle numéro 1 : c’est moi qui donne la parole et qui la reprend » lance l’eurodéputé, mi-sérieux, mi-amusé, alors que les jeunes jouent avec les micros. Sur les tables organisées en arc de cercle, des étiquettes indiquent dans quels partis se trouvent les députés.

À Bobigny, vendredi 12 avril, à l’issue de chaque débat, les apprentis eurodéputés devaient voter pour ou contre les propositions de leurs collègues.

 

“Parler aux jeunes est indispensable”

« La séance est ouverte » clame Alain Lamassoure en tapotant sur son micro. Chacun à leur tour, les rapporteurs présentent les propositions, les détracteurs argumentent. Ils sont timides, le moment est impressionnant. Pourtant les élèves prennent leur rôle très à cœur, et leurs propositions sont rigoureuses, et inspirées. Lors des votes, c’est toujours un peu décousu. Certains élèves votent en fonction du parti qu’ils représentent tandis que d’autres, plus fougueux, oublient leur rôle et font un vote de cœur. « Mais baisse ton carton, toi tu dois voter contre ! « lance une élève à l’un de ses “collègues”.

 

À la fin de la séance, Alain Lamassoure les félicite. « Je ne m’attendais pas à une telle mesure dans vos propos. Je suis épaté de voir la clarté de vos propositions ». Il prend le temps de leur expliquer les propositions votées à la Commission qui ressemblent aux leurs. Les élèves s’en réjouissent.  « Maintenant je comprends mieux et ça m’intéresse » lance l’un d’eux à la sortie. Pour l’eurodéputé, la tâche est importante. « On peine à parler aux jeunes. Bien sûr, on leur met toujours sous le nez le système Erasmus, mais c’est aussi lors de journées comme celle-ci que les choses se jouent. Parler aux jeunes, c’est indispensable ».

L’Europe de Klapisch VS l’Europe Marvel

Effectivement, l’UE paraît parfois lointaine. Alors qu’au printemps dernier, 61% des 15-24 ans se disaient attachés à l’Union européenne, selon un Eurobaromètre, aujourd’hui la tendance s’inverse. La cause ? Le sentiment d’une Europe acquise, mais lointaine. Beaucoup de jeunes ne savent pas concrètement ce que l’Europe fait pour eux. C’est le cas d’Eva, Ilona et Emma, étudiantes en deuxième année de lettres modernes à la Sorbonne Nouvelle (Paris 3). Pour Eva, c’est surtout le Brexit qui l’a poussée à s’informer sur la question européenne. « Je ne pensais pas qu’un pays puisse demander à sortir de l’UE, quand on sait que beaucoup d’autres, comme la Turquie, se battent pour y rentrer ».Toutes les trois expliquent le désintérêt de la jeunesse pour le scrutin européen par un manque de médiatisation et une absence de transparence dans les discours.

Une autre cause émerge, selon Matthieu Amaré, directeur de la rédaction française de Cafébabel, un média européen fait par et pour les jeunes : une vision duale de la politique française et européenne. Ces deux approches opposées sont le résultat d’une mythologie européenne née avec la crise économique. « En 2008, alors que des jeunes entraient sur le marché du travail, alors qu’ils essayaient de vivre une Europe “cool”, ils se sont rendus compte en allumant la télé ou leur radio qu’on faisait porter le chapeau à nos institutions européennes ». C’est selon lui dans cette mesure qu’une génération de jeunes européens angoissés a pu se construire, se détournant de l’Union.

Eva, Ilona et Emma, étudiantes à la Nouvelle Sorbonne (Paris 3), avouent avoir conscience de l’importance de la question européenne, sans parvenir à y comprendre tous les enjeux.

Ainsi, deux Europes s’opposent : une antérieure à 2008 et une postérieure. Une Europe insouciante et heureuse, celle que Cédric Klapisch montrait dans son film “L’auberge espagnole”, opposée à une Europe digne d’un Marvel, où les bons et les méchants se battent. Il revient à ce titre sur la portée narrative de la crise de 2008 auprès des jeunes. « On a un ministre des finances allemand, sur une chaise roulante – Wolfgang Schäuble, ndlr – dépeint comme le méchant de l’histoire, à côté de ça il y a Yanis Varoufakis qui arrive comme le super-héros avec sa moto pour sauver les gens. On est en plein Marvel. Forcément pour les jeunes, ça monte à la tête ». Au milieu de cette bataille européenne, les jeunes se divisent entre eurosceptiques et europhiles, comme s’il s’agissait d’un combat entre le bien et le mal. Dans les faits, comment s’exprime cette division ?

 

À 22 ans, Irénée Dupont, étudiant en master de commerce à Audencia (Nantes), a choisi son camp. Il votera pour François Asselineau le 26 mai, le seul candidat qui demande ouvertement le Frexit. Comment explique-t-il son opinion politique ? L’étudiant, parallèlement inscrit en master 2 d’Histoire à la Sorbonne, évoque un virage eurosceptique récent. « J’étais très pro-Europe avant. Courant 2017, beaucoup de critiques sont sorties sur l’Union européenne et les langues se sont déliées. Dans ma famille il y a des frexiters et au début,  assez naturellement, j’étais contre ces idées. Puis je me suis renseigné sur la question ». C’est notamment Etienne Chouard, l’un des penseurs du mouvement des Gilets jaunes, qui a inspiré Irénée. Dans ses lectures, on retrouve aussi Murray Bookchin, un sociologue américain qui, s’il ne parle pas directement de l’Europe, remet en cause les institutions supranationales pour leur caractère anti-démocratique. Père de l’écologie sociale, anarchiste de la première heure, cette référence semble étrange chez un jeune souverainiste. Et pourtant.

C’est en effet le caractère anti-démocratique par essence de l’Union européenne qui pousse Irénée à demander une sortie de la France de l’Union. « L’Union européenne est supranationale et non pas internationale. Il faut quand même se rendre compte que les gens qui dirigent l’Union à la Commission sont des gens nommés et non pas élus, et ça, c’est profondément antidémocratique ». Les arguments du jeune homme feraient le bonheur de Charles de Gaulle. Pour Irénée, la politique française a été dévoyée à partir du moment où elle a déléguée – toujours de façon non démocratique – autant de pouvoir à la construction européenne. Et cette supranationalité ne correspond pas à la « vocation universaliste et souveraine de la France dans le monde ».

 

L’Europe, “une colocation à 28” impossible.

Irénée n’est pas seul dans son cas. Du côté de Bois-Colombes, (Hauts-de-Seine) Gwenhaël Jaouen, 25 ans, a une opinion similaire. Le 26 mai prochain son vote ira lui aussi chez François Asselineau. « Je ne suis pas eurosceptique, je ne suis pas souverainiste, je ne suis pas populiste, je suis simplement anti-Union européenne et patriote”, précise-t-il. “Pour être patriote, il faut être anti-Union européenne, pas le choix ».

Gwenhael, 25 ans, se méfie de l’Europe. Il lui reproche de priver les 27 pays de l’UE de leur souveraineté. « L’Europe est dangereuse », dit-il.

Qu’est-ce qui rassemble ces deux jeunes ? L’Union Européenne vue comme une dictature. Absence de séparation des pouvoirs, propagande… les arguments se ressemblent. Le raisonnement de Gwenhaël Jaouen est limpide. « Je fais souvent la comparaison entre l’UE et une colocation. Une coloc à deux, trois ou quatre, ça va, mais une coloc à 28, c’est simplement impossible de parvenir à des décisions importantes, ça ne peut pas fonctionner ».

Que répondre à tout cela ? Cécile Bialot, 23 ans, et fraîchement élue présidente de l’association étudiante Eurosorbonne, rejette le discours identitaire des souverainistes. « Ils accusent les institutions européennes de retirer aux nations leur souveraineté, d’être anti-démocratiques. « Mais quelle est la définition de la liberté pour ces gens qui accusent l’Europe d’être liberticide ? La démocratie la plus directe qui existe en Europe, c’est celle du Parlement à Strasbourg, où l’on vote à la proportionnelle » souligne la jeune femme.

De son côté, Jeanne Saliou, étudiante en master d’Affaires Européennes à Sciences-Po Paris se dit « profondément européenne ». Pour cette jeune femme de 21 ans, il existe un socle culturel européen. « Je me suis jamais posé la question d’une Europe politique. Pour moi c’est une communauté citoyenne ». Si elle n’est pas militante politique, Jeanne Saliou défend l’Europe dans une association de son école. Aux arguments eurosceptiques, d’un Bruxelles isolé qui prendrait toutes les décisions dans son coin, elle répond sans ménagement. « C’est facile de partir fleur au fusil pour aller négocier des lois à Bruxelles et de revenir bredouille en disant “c’est l’Union Européenne qui n’a pas voulu” mais l’Union c’est quoi ? C’est les 28 États membres. Donc il faut faire des compromis ».

Un mal français ?

Cette vision de Bruxelles perché dans sa tour d’ivoire concentre les arguments des jeunes pro et anti Europe. Pour Matthieu Amaré, Bruxelles est vu comme le Mordor, le territoire de Sauron – en référence à la trilogie de J.R. Tolkien, Le Seigneur des Anneaux. Et Jeanne Saliou admet que l’opacité des institutions et de leur fonctionnement pose problème. « C’est un monstre bureaucratique, mais compliqué ne veut pas dire inaccessible. Il y a certainement un enjeu pédagogique à mettre en avant ».

Léo-Paul, 22 ans, est étudiant en études européennes et membre de l’association Eurosorbonne. Selon lui, entre mauvaise communication et démocratie directe, l’UE « a le cul entre deux chaises ».

Pour Matthieu Amaré, cet enjeu pédagogique envers les jeunes ne doit pas être le seul fait de l’Europe. « Reprocher à l’Europe de ne pas s’adresser aux jeunes c’est un peu rapide. Il faut aussi regarder si nos gouvernements s’adressent aux jeunes. Est-ce que Macron le fait vraiment ? Je ne sais pas ». Et pour cause : le discours politique destiné aux jeunes est sans doute l’exercice le plus difficile. Il y a toujours le risque d’être à côté de la plaque. « Aujourd’hui les conseillers politiques sont plutôt rajeunissants. Ils disent aux politiques de faire attention quand ils parlent aux jeunes. Mais finalement, pour ne pas prendre de risque, ils arrêtent tout simplement de leur parler » explique Matthieu Amaré. Se détourner des jeunes au sujet de l’Europe serait-il un mal spécifiquement français ?

 

Pour Jean-Baptiste Horhant, 22 ans, tout juste sorti de son master d’études européennes à Strasbourg, ce mal trouve son origine dans les livres d’histoire. « L’enseignement n’est pas vraiment tourné vers l’Europe, ou bien juste dans les faits historiques. On apprend aux élèves la date de 1951 puis les dates des grands traités juste comme ça, sans aucun suivi, sans les impliquer dans le temps actuel. Forcément, c’est compliqué de s’y intéresser quand on ne voit pas en quoi ça nous concerne ».

C’est sans compter sur le discours politique français à l’égard de l’Europe. En France, le scrutin du 26 mai est devenu une élection intermédiaire. C’est en substance ce que la tête de liste La France Insoumise, Manon Aubry, a dit au micro de France Info le 12 avril dernier. « Ce sera l’occasion de sanctionner la politique menée par Emmanuel Macron ». Même son de cloche au Rassemblement National.

 

Comment redresser la barre ?

 

Et si on insistait sur ce que l’Europe a fait en matière de libertés fondamentales ? La liberté et la protection des jeunes européens en matière de données par rapport aux jeunes chinois ou américains, c’est dingue ! C’est un texte fondamental pour l’UE et qui en parle ?

Pourtant, les efforts sont là, même minces. La campagne européenne “#Cettefoisjevote” se mobilise pour faire voter les jeunes. Le compte Instagram du Parlement Européen affiche 182 000 abonnés et les publications sont clairement à destination d’un jeune public. On pense notamment à la campagne “What Europe does for me”, qui explique aux jeunes ce que l’Union fait pour eux. Les codes actuels de la communication sont respectés, l’ambition est là, et pourtant, c’est comme si l’Europe n’arrivait pas à se mettre en valeur.

 

Une chose apparaît comme une évidence : il faut changer le storytelling européen. La génération de Jordan Bardella, Manon Aubry et François-Xavier Bellamy, qui ont respectivement 23, 27 et 33 ans, a changé de discours depuis le Traité de Lisbonne. Pourquoi ? Parce que Lisbonne est pour eux une trahison après le référendum de 2005. Matthieu Amaré se demande alors si l’Europe n’aurait pas autre chose à raconter. « Et si on insistait sur ce que l’Europe a fait en matière de libertés fondamentales ? La liberté et la protection des jeunes européens en matière de données par rapport aux jeunes chinois ou américains, c’est dingue ! C’est un texte fondamental pour l’UE et qui en parle ? «  Une troisième voie se dessine : il faut « raconter l’Europe » comme le dit enfin Matthieu Amaré. Travailler sur un syllogisme simple et efficace – « si l’Europe parle des jeunes, elle parle de toi. Si on parle de toi, tu tends l’oreille. Donc tu t’intéresses à l’Europe, évidemment ». Raconter l’Europe, ce n’est pas seulement expliquer les institutions – qui conserveront toujours un aspect rébarbatif – c’est faire vivre cette absence de frontières pour les jeunes. Leur permettre de voir ce qui se passe dans les 28 pays voisins, bref, ne pas être seulement Français, mais aussi européen.

 

ANNE-CÉCILE KIRRY & AUGUSTE CANIER

 

Anxiolytiques : drogues sur ordonnance ?

La France est le deuxième plus gros consommateur d’anxiolytiques en Europe. Reconnus pour leurs propriétés apaisantes et sédatives, la plupart peuvent causer des symptômes dangereux dont des risques importants d’addictions. Banalise-t-on la prescription de ces médicaments aux effets secondaires parfois brutaux ? Enquête. 

Le lorazépam est une molécule anxiolytique de la classe des benzodiazépines. En France elle est commercialisée sous le nom de « Témesta ». © Clara Gilles

Ines a un « doudou ». Pas un nounours, ni un chiffon. Son doudou, c’est la Zopiclone, un anxiolytique et un puissant somnifère. « Plus qu’une dépendance, c’est une vraie relation intime », que la jeune femme entretient avec le médicament. Un cachet trois fois par jour et parfois du Xanax le soir. 

Souffrant de dépression et d’anxiété depuis le collège, Ines entame un traitement d’anxiolytiques dès l’âge de 14 ans ; de l’Atarax d’abord, jusqu’à ce que la molécule n’ait plus d’effet sur elle. On lui prescrit finalement un sédatif de la classe des hypnotiques, appelé « Zopiclone », également commercialisé sous le nom d’ « Imovane » :  « la première fois j’étais juste trop bien, trop heureuse », raconte l’étudiante. Elle décrit un « état de flottement et d’euphorie », avant d’envoyer des messages d’amour à tous ses amis. Et le lendemain black-out. Ines n’a plus aucun souvenir de la veille. 

Comme elle, Marie et Elena ont commencé à prendre des anxiolytiques pendant l’adolescence. Marie souffrait d’une sclérose en plaque, Elena d’anorexie. On leur prescrit alors des benzodiazépines, classe principale des anxiolytiques. Classe la plus efficace aussi, avec des effets quasi immédiats pour certains médicaments comme le Xanax. Découvertes en 1955, les benzodiazépines se sont généralisées dans les années 60-70′. Les médecins ont vu dans ces médicaments, une alternative aux barbituriques, ancêtres des somnifères, qui ont causé la mort par overdose de nombreux patients. Banalisés depuis, les différentes molécules des « benzo » font polémique pour leurs effets secondaires ; déficit de l’attention ou amnésie, fatigue, perte d’équilibre. Des symptômes de désinhibition aussi. Et surtout, un risque de dépendance accru. 

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Les médecins généralistes : premiers prescripteurs 

« J’avais rien demandé et j’ai tout de suite été collée sous médicaments », se souvient Marie. C’est son médecin traitant qui lui rédige sa première ordonnance de Xanax. Des centaines d’autres suivront. Quinze ans s’écoulent, dont plusieurs périodes où Marie avoisine les vingt comprimés par jour. Elle consulte plusieurs médecins généralistes de sa région pour se faire prescrire des anxiolytiques de tout genre. C’est ce qu’on appelle le « nomadisme médical », dévoile Anne Batisse, pharmacienne au Centre d’Addictovigilance de Paris (CEIP) à l’hôpital Fernand-Widal dans le 10ème arrondissement de Paris.

Marie développe aussi une dépendance physique accompagnée de tremblements et de convulsions. Les doses sont de plus en plus fortes et la jeune femme provoque plusieurs accidents de voitures. « Jamais on ne m’a demandé pourquoi je n’allais pas bien », retrace-t-elle. Aujourd’hui Marie s’est « retrouvée » : elle habite en Allemagne, pays qui l’a aidée à arrêter. Là-bas, « dès le deuxième médecin, c’était grillé », on ne voulait plus lui prescrire d’anxiolytiques. « Les médecins allemands ont davantage recours aux plantes et au psychologues, estime la jeune femme, alors qu’en France, les médicaments sont plus à la mode et les médecins ne vont pas chercher le fond du problème ».

Avec 13,4% de la population ayant consommé au moins une fois une benzodiazépine en 2015, la France est le deuxième plus gros consommateur européen, derrière l’Espagne.Une proportion néanmoins en baisse de presque 10% depuis 2012 même si le recours aux anxiolytiques semble  encore trop répandu. Au cœur de ce phénomène : les médecins généralistes qui sont dans 82% des cas les prescripteurs de « benzo ». L’un d’eux est mis en cause pour avoir prescrit pendant deux ans, la Zopiclone à Nadine O., conductrice de l’autocar qui a provoqué un accident tuant six personnes, sur un passage à niveau de la commune de Millas dans les Pyrénées-Orientales.

 

Fortement déconseillé au volant, le traitement de Zopiclone ne doit pas dépasser quatre semaines, or Nadine O. le prenait déjà depuis sept ans. Ce somnifère, celui qu’Ines appelle son « doudou », fait partie des hypnotiques les plus couramment utilisés, avec le Zolpidem et le Zaleplon, tous les trois souvent qualifiés de « Z-Drugs ». Il y a deux ans, les conditions de prescription du Zolpidem ont été modifiées : il est à présent soumis à la réglementation des stupéfiant et donc uniquement prescrit sur ordonnance sécurisée.  Ces ordonnances spéciales répondent à des règles spécifiques ; à commencer par le papier qui doit être « filigrané blanc naturel sans azurant optique », les mentions pré-imprimées en bleu ou encore, la numérotation de lot indiquée en bleu.

Les médecins généralistes ont-ils la main leste sur les anxiolytiques par manque de temps ? Sont-ils suffisamment formés à ce type de prescription ? La communication est-elle assez qualitative entre les différents corps de la médecine et entre patient et médecin traitant ? Marie compte sur les doigts d’une main ceux qui sont allés « plus loin dans la démarche ».

 

 

Les seniors davantage exposés aux effets secondaires

Bruno Journe, addictologue dans le 6ème arrondissement de Paris est le premier à décrier un usage des anxiolytiques trop débridé. Selon lui, ces médicaments « scotomisent », ils feraient disparaître les émotions : comme cette patiente sous Valium depuis des années, qui n’a ressenti aucune émotion ni versé une larme, au moment du décès de sa mère.

Voilà justement l’un des effets secondaires dont les patients ne sont pas toujours informés. A l’image de Martine, 80 ans, traitée par Seresta pour ses insomnies. Lorsque cette retraité commence à oublier ce qu’elle a acheté le matin même, ses proches pensent d’abord à la maladie d’Alzheimer. Mais lors des examens, elle ne remplit pas les critères. Il a fallut plusieurs mois pour faire le lien avec son traitement de benzodiazépines. « L’amnésie est un des effets secondaires du traitement, mais son médecin qui la suit depuis des années, n’a pas tout de suite fait le rapprochement », explique sa fille Stéphanie. 

Les seniors sont d’ailleurs les plus exposés aux effets indésirables : selon un rapport de l’ANSM publié en 2017, les benzodiazépines ajoutées aux modifications physiologiques, augmenteraient le risque d’une chute. S’ajoute à cela, la probabilité d’une interaction médicamenteuse, bien plus élevée lorsque l’on ingère, comme de nombreuses personnes âgées, plusieurs traitements à la fois.  Ils sont pourtant les plus gros consommateurs en France. Ainsi, 36% des patients traités avec des « benzos » sont des seniors. Parmi eux, une majorité de femmes : 38% de plus de 80 ans sont sous traitement. La plupart d’entre elles peinent à arrêter le remède. « Passé 75 ans, je les laisse tranquille, avoue Clara Melman, médecin généraliste dans le centre de Paris. Ça fait 25 ans qu’elles dorment avec un quart de Lexomil. Elles n’en prennent pas matin, midi et soir, mais seulement pour dormir ».

Jean-Paul Hamon, président de la Fédération des médecins de France évoque une vraie dépendance chez les seniors, souvent sous anxiolytiques depuis une quinzaine, voire une vingtaine d’années : « Ils refusent catégoriquement de se sevrer. Ce n’est qu’une fois qu’ils ont été victime d’une chute qu’ils envisagent enfin de stopper le traitement ».

 

 

Des molécules plus ou moins addictives 

L’anxiolytique contient des molécules très actives qui soulagent rapidement. Il s’agit d’un « effet récompense », responsable de l’addiction, selon le Dr Perrin, psychiatre à Paris.

« On se sent mal alors on prend son comprimé qui apaise très rapidement. Mais cette aide est ponctuelle, l’angoisse réapparait quelques heures après. Le patient en reprend et rentre petit à petit dans un cercle vicieux », Dr Pairin, psychiatre 

Un phénomène qui s’accentue davantage avec les molécules à durée de vie courte. C’est le cas du Xanax. S’il reste dix heures dans le sang, le patient n’en ressent les effets que les quatre heures suivant la prise. Contrairement au Valium, qui a une durée de vie plus longue, et différents dosages, parfois sous forme de gouttes, permettant de réduire la posologie progressivement. A ces particularités s’ajoutent des effets « d’accroche », soit une sensation de « shoot » qui varie d’une molécule à l’autre. «  Quand on prescrit un anxiolytique, il faut prendre en compte toutes ces spécificités et celles du patient pour apporter le médicament adéquat », explique Anne Batisse. 

Quand l’addiction est installée encore faut-il pouvoir l’assouvir. Lorsque Marie prenait jusqu’à vingt cachets par jours, la jeune femme avait créé un planning pour ne pas toujours se rendre aux mêmes pharmacies. Elle ne présentait d’ailleurs plus sa carte vitale par peur d’être convoquée par la Sécurité Sociale. Une situation dans laquelle elle s’est retrouvée à deux reprises en quinze ans. Des règles ont en effet été établies : « On doit prescrire douze semaines consécutives d’anxiolytiques maximum et quatre semaines pour les somnifères, et après il faut diminuer. Mais en pratique, les médecins prescrivent pendant quatre à six mois et parfois ça peut aller jusqu’à dix ans », révèle le Dr Pairin.

Le décrochage s’annonce parfois violent, et peut entraîner chez le patient un état encore plus anxieux qu’en amont du traitement. C’est l’« effet rebond ». Un manque qui peut même aboutir à des convulsions. « Un sevrage ne doit pas se faire du jour au lendemain, justifie ainsi Bruno Journe. Il faut prendre son temps pour éviter les effets indésirables et ne pas replonger dedans ».

« L’anxiolytique n’est pas perçu comme une drogue », concède Anne Batisse du CEIP. A la demande des infirmières dans les écoles, le centre intervient régulièrement dans les lycées pour mettre en garde contre cette banalisation, parfois induite par les parents : « la pharmacie familiale reste ouverte avec énormément de médicaments, que ce soit des anxiolytiques, des opiacés, des codéinés. Les adolescents peuvent se servir dans les placards et le risque d’addiction et de toxicité est alors réel. On essaye de remettre le médicament à sa place de toxique parce qu’un médicament peut tuer. Les benzodiazépines sont une drogue ». Certains jeunes vont parfois jusqu’à détourner des anxiolytiques à des fins récréatives.

VOIR AUSSI: Les benzodiazépines, première substance dans les cas de soumission chimique

 

« Faire une parenthèse » 

Alors pourquoi prescrire un anxiolytique si ses effets sont si nocifs ? Tout d’abord, «  beaucoup de patients sont traités par des benzodiazépines pour décrocher et se sevrer de l’alcool », développe Bruno Journe. Ils permettent aussi de lutter contre les convulsions. Mais leur utilisation a principalement pour but d’apaiser l’état psychologique des patients lors de crises aigües. « Quand vous avez un niveau d’anxiété à couper au couteau, on est bien obligé d’y avoir recours », estime Jean-Paul Hamon. Oublier les problèmes, la solitude, les pensées parasites. Oublier le cancer du mari, la séropositivité du fils, le deuil de la mère.

« Dernièrement j’ai vu une femme qui venait d’apprendre que son mari était gravement malade. Des plantes ne lui auraient pas suffi. Elle avait besoin de tenir émotionnellement parlant auprès des enfants. Je lui ai proposé de quoi l’apaiser avec un anxiolytique qui reste dans l’arsenal thérapeutique du médecin généraliste afin de lui permettre de dormir, de mettre à distance ses émotions et d’aller consulter une psychologue que je lui ai conseillé », Dr Melman, médecin généraliste

Pour Adeline, sous anxiolytiques depuis huit ans après plusieurs tentatives de suicide, le Xanax lui permet de « faire une parenthèse, une pause d’une à deux heures », durant lesquelles l’étudiante ne se torture pas l’esprit. D’autres encore, sont rassurés de savoir qu’ils ont une plaquette de cachets dans leur sac à main ou au fond d’un placard de la salle de bain en cas de crise. « Ça ne me choque pas d’avoir des patients qui ont une boîte de Lexomil périmée depuis deux ans », approuve le Dr Melman.

Et pourquoi ne pas prescrire d’anti-dépresseurs ? Si souvent décriés, ils peuvent, en dehors de la dépression, soulager les états anxieux. Cependant, les anti-dépresseurs mettent deux à trois semaines à agir. Un traitement anxiolytique est parfois mis en place le temps qu’ils fassent effet. 

 

 

« Les gens ont peur des antidépresseurs, parce qu’il y a cette idée qu’ils ne pourront  jamais arrêter, ajoute le Dr Pairin. Alors qu’un médicament une fois de temps en temps, quand on ne va pas très bien, ce n’est pas très grave ». Mais la fois de temps en temps se transforme dans bien des cas en une prise quotidienne. « C’est une très bonne béquille, estime Elena, mais il faut faire attention. L’erreur c’est d’en prendre de manière automatique tous les jours ». Une béquille le temps qu’elle soigne ses maux. En effet, pour le Dr Pairin, « les anxiolytiques traitent les symptômes mais pas la cause profonde. Ils sont prescrits lors d’événements de vie ponctuels mais parfois une prise en charge psychologique est nécessaire ». En déplacement professionnel à l’étranger pour plusieurs mois, Ines n’a pas pu renouveler son ordonnance de Zopiclone. « Je ne ressens pas de symptômes de sevrage mais ça me manque dans mon quotidien, et c’est sûrement dû au fait que je l’ai remplacé par le Xanax. Je dépasse d’ailleurs la posologie recommandée« . Une fois rentrée à Paris, Ines aimerait arrêter ces médicaments et entamer une thérapie pour se soigner.

Mais les consultations chez les professionnels de la psychologie ne sont pas toutes remboursées. Seul les psychiatres sont pris en charge par la Sécurité sociale. Pourtant, ces derniers ne pratiquent pas tous la psychothérapie, et se concentrent principalement sur le traitement médicamenteux. Pas simple donc, d’entamer un suivi régulier chez un psychologue avec des séances à cinquante euros en moyenne. Depuis un an, quatre départements testent le remboursement des consultations chez un psychologue, sur ordonnance du médecin généraliste pour les patients souffrant de dépression ou d’anxiété modérée.  Alors que l’expérimentation se poursuit jusqu’en 2020, les premiers résultats sont mitigés. Les patients se disent satisfaits mais les psychologues émettent plusieurs critiques. A commencer par le prix auquel leur revient une consultation :  entre 22 et 32 euros en moyenne, soit la moitié de ce que leur apporte une heure non remboursée. Ils regrettent également la nécessité pour le patient, de disposer d’une ordonnance pour une consultation, et souhaitent tendre vers un « accès libre aux psychologues ».

Clara Gilles et Bertille van Elslande