Les Puces de Saint-Ouen : comment faire du neuf avec du vieux

Premier marché d’antiquité au monde, les Puces de Saint-Ouen sont en déclin depuis une quinzaine d’années. Rideaux de fer qui restent baissés, allées désertées… Les sept hectares des quatorze marchés souffrent de la concurrence d’Internet et des attentats qui ont fait fuir les touristes. Elles cherchent aujourd’hui à trouver un second souffle.

 

 

Sa silhouette avachie s’accorde avec les objets à l’air vétuste qui s’entassent dans son échoppe. Elle ne veut pas dire son nom, refuse de parler. « On neIMG_2911 vend plus rien », rouspète-t-elle tout en secouant la poussière des babioles qui attendent en vain de trouver un acheteur. Classées « zone de protection de patrimoine architectural, urbain et paysager » en 2001, le marché aux puces de St-Ouen (Seine-St-Denis) existe depuis 1920. Paradis des chineurs, les quatorze marchés qu’il regroupe s’étendent sur sept hectares. On y trouve aussi bien du mobilier du XVIIe, comme une imposante commode Louis XIV à plus de 14 000 euros que des bibelots sans valeur, à l’instar des pots en fer rouillés.

IMG_2856Les touristes viennent se perdre dans l’un des sites français les plus visités, attirés par un lieu préservé du temps. Il génère un chiffre d’affaires de 400 millions d’euros dont les trois quart proviennent des transactions des antiquaires. Pourtant, les marchands sont unanimes, depuis une quinzaine d’années, leurs ventes se portent moins bien. Ils se retrouvent confrontés à un enjeu majeur : comment conjuguer le passé au XXIe siècle ?

100 ans d’histoires

Dès le matin, les passants circulent dans les allées encombrées des Puces. Les plus âgés retrouvent des objets de leur enfance tandis que les plus jeunes découvrent les moulins à café et les coiffeuses dont ils ne feront sans doute jamais usage. Des archives à ciel ouvert dont l’histoire remonte à 1870. C’est dans la continuité des travaux de rénovation de Paris entrepris par le Baron Haussmann que les chiffonniers sont contraints de quitter la capitale pour s’établir à sa bordure, dans ce qui était alors un village, Saint-Ouen. D’abord simple foire, les Puces s’y fixent cinquante ans plus tard définitivement. Les marchés Vernaison, Malik, Biron et enfin Vallès sont nés. Dauphine, Malassis, Paul-Bert et Serpette seront créés après la Seconde Guerre mondiale.

À peine les portes du marché Vernaison franchies que les effluves des plats typiques des guinguettes assaillissent les narines et les chansons populaires des années 20 retentissent aux oreilles. Il suffit de suivre les sons d’accordéons pour être guider vers le café Louisette, véritable institution des Puces. Les visiteurs s’y bousculent toujours, charmé par cet établissement à l’allure désuète où les artistes déambulent entre les tables pour réclamer un pourboire à la fin de leur tour de chant.

Européens, Japonais, Chinois, Américains, ils viennent des quatre coins du monde. « C’est vraiment un lieu typiquement français », s’émerveille Frances, une touriste américaine, les bras pleins de vieilles affiches jaunies par le temps. « J’ai l’impression d’être dans Midnight in Paris », abonde sa fille Jane. Ce film du réalisateur Woody Allen évoque la nostalgie d’un Paris aujourd’hui disparu. Ou presque. C’est niché au milieu des tours en béton et en bordure du périphérique qu’on le retrouve.

Au-delà des antiquités, les Puces reposent sur cet imaginaire d’une France comme seuls les touristes la rêvent encore. Une tendance que déplore Hugues Cornière, président du Marché aux Puces (MAP), association qui réunit les différents marchés de St-Ouen : « On est devenu un lieu touristique, les gens s’y promènent mais n’achètent plus », pointe-t-il. Derrière ce décor de carte postale, les marchands sont à la peine. Ce samedi après-midi, dans une boutique d’orfèvrerie du marché Vernaison, deux ronds de serviette affichés à 55 euros partiront à 30 euros, après seulement cinq minutes de négociations. « Les prix sont très serrés par rapport à autrefois, l’orfèvrerie se vend 30% moins chère qu’avant », constate Samuel Loup, antiquaire. Face au déclin des ventes, le marché se cherche.

« C’est comme un jeu d’enfant »

IMG_2876« Hey fais vite, il y a quelqu’un chez toi qui demande à voir des bijoux », lance Samuel à sa voisine, partie faire la conversation quelques mètres plus haut. Cette dernière accoure et le remercie à chaude voix. Établi au marché Vernaison depuis douze ans, cet « acheteur compulsif » comme il se décrit lui-même, a plaqué le confort de son ancien métier, professeur de musique, pour assouvir sa passion. « Je suis arrivé après les grandes heures des Puces donc clairement, oui, j’aime mon travail», dit-il dans un éclat de rire. Il ajoute : « C’est la crise. Les gens demandent de baisser les prix de moitié, et si on n’a pas beaucoup vendu, c’est oui. Il faut qu’on vive. »

Sa boutique d’orfèvrerie regorge de fourchettes, coupes et de plats en métal ou en argent, « J’ai toujours eu une grande sensibilité au travail d’orfèvrerie », témoigne-t-il. Il les nettoie avec attention bien qu’il avoue que c’est l’aspect « le moins agréable » de son travail. Ce qu’il apprécie par dessus-tout, c’est parcourir les brocantes et les magasins spécialisés. « C’est comme un jeu d’enfant, je pars à la recherche d’un trésor , confie l’homme de 47 ans.

Une quête qui commence dès 6 heures tout les matins. « Je suis devenu un lève-tôt », s’amuse-t-il. L’antiquaire a son rituel : « J’ai deux-trois marchands chez qui j’ai mes habitudes, par contre, je n’aime pas faire les adresses [chez les particuliers ndlr]». Il évite aussi de plus en plus les salles de ventes que cet autodidacte a beaucoup fréquentées à ses début. « C’est très formateur pour évaluer les prix des pièces », juge-t-il. Samuel s’attriste à mi-mots du manque d’intérêt de la jeune génération pour l’argenterie. Quant aux touristes étrangers, ils sont en quête d’un « art de vivre à la française », comme il le remarque avant d’accueillir sourire aux lèvres des clientes américaines qui s’enthousiasment à grands cris devant la profusion de pièces raffinées.

De nouvelles attentes

A midi, baguettes, fromages et vin rouge sont de sorties. Il règne une ambiance conviviale, la définition même de la bonne franquette. Autour des tables, installées dans les allées, les marchands se réunissent et font le bilan de la matinée. « C’est calme aujourd’hui », soupire une vendeuse de fripes. « Allée 8 oui mais allée 7, j’ai vu passer plus de monde », réplique sa comparse. A la fin du repas, les plateaux sont débarrassés par les serveurs des restaurants alentours. Un Paris figé dans le temps mais qui n’échappe pas non plus aux modes. « Le goût pour les antiquités a évolué. Aujourd’hui, ce sont les années 50 et 60 qui sont en vogue », présente Hugues Cornière.

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Une tendance qui se reflète sur le marché. A Paul Bert et Serpette, sur les cinquante nouveaux arrivants, une trentaine vendent du mobilier du Xxe siècle. Le design scandinave s’arrache chez les touristes mais aussi chez les Parisiens. « Les appartements sont plus petits. Ce mobilier est plus adapté à leur surface et aux goûts des nouvelles générations », analyse Hugues Cornière. Pour autant, ces marchands sont concurrencés par les rééditions, sorties par les grandes entreprises de mobilier. C’est le cas du Suisse Vitra dont 70% du chiffre d’affaires provient de ses modèles du designer américain Eames réédités. « On souffre aussi de la concurrence d’Internet », pointe-t-il.

Ebay, Leboncoin… Autant de sites de vente en ligne de seconde main apparus au début des années 2000. Toute personne lambda peut s’improviser marchand sans en avoir les contraintes. Outre les charges et autres frais, un stand de 15m2 au marché le moins cher se loue environ 800 euros par mois. Dès lors, les Puciers dénoncent une concurrence déloyale. « Ils mordent surtout sur les ventes des petits brocanteurs, le haut de gamme est moins affecté», révèle le président de l’association des Puces.

L’avènement de ces sites a marqué la fin des heures fastueuses des Puces de St-Ouen. « En 1998, on ne pouvait pas circuler facilement tant les allées étaient bondées », se rappelle, un brin nostalgique, Halimi, vendeur de tapis au premier étage du marché Malassis. Aujourd’hui, les boutiques voisinent ont pratiquement toutes le rideau tiré. Elles servent désormais de lieu de stockage alors que les passants qui s’y aventurent se comptent sur les doigts d’une main. « Au marché Malassis, tout le premier étage est vide, observe Hugues Cornière, pas mal de gens partent à la retraite et il y a de moins en moins de jeunes qui s’installent. »

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Des marchands 2.0

Pour enrayer ce déclin et s’adapter à cette nouvelle donne, les marchands sont forcés de s’adapter. Il y a un an, l’Association de développement et de promotion des Puces de Paris Saint-Ouen a conclut un partenariat de trois ans avec le site eBay. Un portail de vente en ligne qui permet de toucher un public plus large, ou encore des acheteurs étrangers suite aux attentats. Mais nombreux sont les marchands à ne pas en avoir entendu parler. Et les rares à s’y être inscrits sont loin d’être convaincus. « Sur Ebay, les enchères ne montent jamais assez haut pour que la vente soit rentable », constate Samuel Loup. De plus, l’antiquaire n’est pas prêt à abandonner sa liberté. « Le système de ce site exige une présence constante afin de ne pas louper une vente ». Il s’est donc désinscrit après seulement quelques mois d’utilisation.

En revanche, il est séduit par les réseaux sociaux. « Des marchands voulaient qu’on se dynamise, ils m’ont créé un compte Instagram» Présent sur cette application de partage d’images depuis environ six mois, il y montre différents objets. « J’ai eu des ventes grâce à lui. Cela permet aussi de me faire connaître. » Le nom de son compte est inscrit sur sa carte de visite. Une initiative saluée par les touristes. « Je suis surprise qu’un antiquaire ait Instagram, c’est vraiment un mélange entre l’ancien et le moderne. C’est une bonne idée », s’exclame Harumi, une touriste japonaise. Les Puciers tentent de multiplier les initiatives afin de faire repartir leurs ventes en berne. « Ce sont surtout les jeunes marchands qui essaient de dynamiser les lieux en organisant des événements. Les anciens sont réticents et refusent souvent de participer », regrette Samuel.

Le département de la Seine-St-Denis capitalise sur le potentiel touristique de ce lieu atypique. L’enjeu est de faire revenir les visiteurs. Depuis 2000, la fréquentation a diminué de 75%, passant de 120 000 personnes par week-end à 30 000 lorsque le soleil est au rendez-vous. En 2014, l’Office central du tourisme de St-Denis a décidé de fermer ses deux antennes de St-Ouen, trop excentrées des Puces. Un pôle unique a ouvert ses portes, trois ans plus tard, rue des Rosiers, à l’entrecroisement des quatorze marchés. Un pari réussi. « Face à l’affluence grandissante, une deuxième personne vient d’être embauchée », se félicite Nathalie Szymanski. Cette conseillère en séjour auprès de l’Office de Tourisme de St-Ouen met en avant les nouvelles initiatives du Département. « On a remarqué que les personnes lambdas viennent surtout flâner. Alors depuis peu, on propose des visites organisées, ouvertes aux touristes et aux personnes qui habitent le territoire. Ils découvrent l’histoire du marché », présente-t-elle. Ces visites représentent un apport financier pour la ville. Un groupe de vingt personnes rapporte 1000 euros par excursion.

Un dépoussiérage synonymes de montée en gamme

Loin des ruelles étroites et fouillis du marché Vernaison, lorsqu’on s’aventure dans ceux de Paul-Bert-Serpette, le changement de décor est radical. Ici, le vintage est synonyme de luxe. Les boutiques sont spacieuses et épurées. Le mobilier est mis en scène dans un décor de magazine. Il est destiné à rejoindre les propriétés d’une clientèle aisée. A deux pas s’élève le nouveau restaurant « Ma Cocotte », œuvre du créateur star Philippe Starck.IMG_2915

Hôtels design, restaurants « bistronomiques » et concept stores sont partis à la conquête des Puces. Ils attirent une clientèle jeune et branchée. « On n’était pas une destination locale. Pas mal de Parisiens ont découvert les Puces quand le MOB a ouvert ses portes », se réjouit Hugues Cornière. En passant l’imposante porte du MOB Hôtel, on pourrait se croire à Brooklyn, le quartier new-yorkais à la mode. Sur la terrasse aux allures de jardin, entre le home cinema et le bar, des trentenaires sirotent un cocktail. L’établissement ne s’en cache pas et le revendique dans son nom : « Maimonide of Brooklyn ». Une amorce de gentrification dont se satisfait Hugues Cornière : « Cela attire du sang neuf donc de potentiels clients avec un pouvoir d’achat plus élevé. » Mais c’est loin de faire l’unanimité. « Certains commerçants n’en veulent pas. Même des touristes se désolent de la mondialisation et uniformisation des lieux touristiques », observe Nathalie Szymanski.

Ces inquiétudes sont balayées d’un revers de main par Hugues Cornière. « Si l’on reste à pleurnicher, dans deux-trois ans, encore plus de terrains seront abandonnés », assène-t-il. Le président du MAP place ces espoirs dans les galeries d’art contemporains qui se multiplient aux abords des marchés et projette les Puces comme « le pôle parisien du marché de l’art ».

Dorine Goth et Anaïs Robert

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IMG_0377À seulement quelques mètres du marché Vernaison, à l’ombre du périphérique, un autre marché se dessine. Les Puces de la porte de Clignancourt sont l’opposé de celles de Saint-Ouen : des vêtements et des baskets, souvent de mauvaise qualité, produits en série en Chine. Un véritable temple de la contre-façon fréquentée par une clientèle plus populaire.

À la recherche des « authentiques » Puces, nombreux sont les badauds à s’y aventurer… pour ensuite rebrousser chemin. « Pour moi, les puces de Saint-Ouen c’est synonyme de contre-façon, du coup je n’ai jamais cherché à aller voir plus loin », s’étonne Clara, parisienne de 25 ans. Une image dont les antiquaires aimeraient bien se détacher. « Il faudrait plus de contrôle, ces étales nuisent à l’image des puces », peste Halimi, vendeur de tapis dans le marché Malassis. La mairie de St-Ouen, a tenté de s’emparer du problème. Dans les années 2000, elle fonde la Brigade des puces, chargée de faire la chasse aux contre-façons. Une lourde tâche dans un univers où les faux sacs Chanel ont pignon sur rue.

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Le marché aux Puces ne fait pas vivre que les antiquaires. Autour, c’est toute une économie, parfois souterraine, qui gravite. Les tours opérateurs, les entreprises de FRET mais aussi des petits intermédiaires chargés de guider les touristes fortunés vers certaines échoppes. « Quand j’étais guide pour les visiteurs russes, les marchands m’ont proposé, au noir, 10% de commission sur les ventes si j’emmenais les touristes dans leurs boutique , confie Vladimir T., guide retraité, personne ne dit rien mais tout le monde le sait. C’est une pratique courante », rajoute-t-il. Une entreprise lucrative pour ce Russe qui a pu, par exemple, toucher en une après-midi 5 000 euros sur une vente. Une position privilégiée qui lui permet d’observer les tours de passe-passe de certaines antiquaires. « Une fois, un antiquaire a vendu à mes touristes deux vases du XVIIe XVIIIe qu’il présentait comme unique. Six mois plus tard quand je suis revenu avec un autre groupe, il vendait de nouveau ces deux même vases », sourit-il. Si la contre-façon est chassée sur le marché de la porte de Clignancourt, elle l’est plus difficilement chez les antiquaires. « Ce n’est pas comme pour un sac de marque, les antiquaires ne sont pas contrôlés par les pouvoirs publics », se désole-t-il.

Dorine Goth et Anaïs Robert

La petite entreprise du rap français

Faire de la musique ne leur suffisait pas, les rappeurs français bâtissent leur propre empire. Entre vente de prêt-à-porter, labels musicaux ou encore sponsoring, les artistes se comportent comme de vrais chefs d’entreprise.

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Même en concert le rappeur Booba ne sort jamais sans sa panoplie Ünkut.

« Ma question préférée : Qu’est-ce que je vais faire de tout cet oseille ? » se demande Booba dans sa chanson Kalash. Beaucoup de choses sûrement avec un chiffre d’affaire de dix millions d’euros juste pour sa marque de vêtements Ünkut en 2013. Le rappeur français est le pionnier d’une nouvelle tendance qui a émergé dans le rap français ces dernières années: celle du rappeur-businessman. Pour ces artistes, il est devenu nécessaire, voire indispensable d’élargir leur champ d’activité en investissant dans d’autres domaines que la musique. Comment expliquer cette nouvelle tendance en France ? Pourquoi ces artistes éprouvent-ils le besoin de se transformer en entrepreneur ? Le sociologue Karim Hammou, chargé de recherches au CNRS, spécialisé dans les cultures et sociétés urbaines, et auteur du livre Une histoire du rap en France répond : « C’est lié à la logique de l’auto-production, qui se développe dans les années 1990 dans le rap français et impose une diversification des artistes pour investir la production, la promotion, voire la distribution. Des contraintes qui les oblige à diversifier aussi leurs sources de revenu ». Ainsi, ils s’inspirent du modèle américain où rappeurs et hommes d’affaires sont une seule et même personne. « Les carrières dans l’industrie musicale sont en général courtes, et la question de la diversification des activités se pose très vite pour les artistes » explique Karim Hammou.

Le plus souvent la première étape est le prêt-à-porter. « La vente de t-shirt est très rentable, à la fois parce qu’ils sont peu coûteux à produire, faciles à distribuer et c’est également une source de promotion efficace » affirme Karim Hammou.Dès le début des années 2000, le rap français envahit le « streetwear ». Cette mode importée des Etats-Unis qui allie à la fois des vêtements larges propres au hip-hop américain à un style européen plus classique et sobre. Ainsi, on assiste à l’émergence de nombreuses marques de vêtements associées à des rappeurs français : Ünkut et Booba, Distinct et Rohff, Swagg et La Fouine ou encore la marque éponyme du label Wati-B, producteur notamment de Maître Gims et Black M. Une activité qui se révèle être très lucrative pour certains d’entre eux. Les ventes génèrent plusieurs millions d’euros de revenus, la marque de Rohff a réalisé un chiffre d’affaire de deux millions et demi d’euros en 2012.

Wati-B est allé encore plus loin. Le label a décidé de devenir l’un des sponsors officiels de deux clubs de Ligue 1, Montpellier et Caen. En s’affichant sur les maillots de ces deux clubs, le label s’assure une visibilité chaque week-end sur les terrains de Ligue 1.

Loin de ces poids lourds, même les rappeurs moins médiatisés se sont lancés dans le business. C’est le cas de la Scred Connexion, groupe majeur fondé en 1995, qui a ouvert sa boutique en 2015.

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Dans la « Scred Boutique », DJ Diemone accueille les clients.

« Nous on veut promouvoir les artistes indépendants »

18e arrondissement de Paris, tout au bout de la rue Marcadet, où les Kebabs et les Cafés ont laissé la place aux immeubles. Enfin, pas seulement aux immeubles. Une boutique à la vitrine soignée et bien travaillée interpelle. Le grillage est légèrement baissé et laisse apparaître un joli graffiti. Derrière la vitrine, un vélo clinquant, des bombes de graffitis, des illustrations de murs tagués et des casquettes. Ecrit en grandes lettres rouges : Scred Connexion. Dj Diemone, membre du collectif nous accueille : « C’est moi qui m’occupe de la boutique et du site internet www.scredconnexion.fr. » C’est donc le groupe lui-même qui s’occupe de la distribution contrairement aux boutiques Wati-B ou Unküt où les artistes délèguent, logiquement, l’activité. Mais c’est également l’ambition qui est différente : « Nous on veut promouvoir les artistes indépendants, les aider en vendant leur CD, en parlant d’eux sur notre site internet. » Il faut dire que la Scred Connexion est experte en indépendance. Depuis leurs débuts, ils n’ont jamais signé dans une des grosses maisons de disques (Universal, Warner, Sony). « Cette boutique ce n’est que la suite logique de ce qu’on fait depuis le début. Pour rester indépendant, il faut diversifier ses activités et ses sources de revenus. Voilà pourquoi ce projet est né. » Mais pourquoi cette obsession pour l’indépendance ? « D’abord, parce que financièrement on gagne plus dans le cas où ça marche. Un artiste signé dans un label ne prend que quelques pourcents sur chaque disque vendu. En indé c’est 100%. Ensuite parce qu’on fait absolument ce qu’on veut. » Il n’y a qu’à descendre au premier étage pour le comprendre : vinyles de rappeurs indépendants, CD d’artistes underground (qui ne sont pas connus mais appréciés des connaisseurs), une caverne pour passionnés de Hip-Hop.

L’indépendance comme motivation donc. Mais la boutique reste confidentielle, bien caché dans le 18e arrondissement de Paris, lieu d’origine de la Scred Connexion. Les revenus existent-ils vraiment ? « Le site marche très bien ! On vend beaucoup sur le site depuis longtemps. » La boutique n’a ouvert qu’en 2015. Pourquoi ouvrir un magasin si le site se suffisait à lui-même ? « Pour cet esprit familial. C’est plus spontané, et comme c’est le groupe qui s’occupe de la boutique, les gens viennent aussi pour ça. On a beaucoup de provinciaux qui sont en visite à Paris et qui veulent absolument passer par la Scred Boutique. C’est comme la Tour Eiffel ! » Et le collectif n’a pas fini de se diversifier. Après le site internet, la boutique, c’est la Scred Radio qui va être lancé. Sans en dire plus, le Dj de 40 ans avoue tout de même : « on veut donner aux jeunes rappeurs indépendants ce que nous n’avons pas eu à notre époque. Une vraie vitrine, une radio qui les passe, un lieu d’exposition quoi. » Cela fait maintenant 8 ans que le groupe de rap n’a rien sorti. Et qu’il continue de vivre grâce à ses activités. Leur devise ? « Jamais dans la tendance, toujours dans la bonne direction. »

Créer son propre média, nouvelle tendance des rappeurs français

Les rappeurs français savent aussi innover. La création d’un média semble être la prochaine étape pour ces rappeurs-entrepreneurs. Encore une fois, c’est Booba qui a une longueur d’avance sur la concurrence. Le rappeur a décidé d’étendre son empire à l’univers médiatique en créant tout d’abord une plate-forme de diffusion Oklm.com qui s’est déclinée, à partir de 2015, en une radio en ligne nommée OKLM Radio. « Pour nous, par nous » est le slogan de ce média qui veut se placer en concurrence directe avec des radios traditionnelles comme Skyrock. Lui qui a souvent critiqué le traitement du rap français fait par certains médias veut sortir de ce cadre en proposant un contenu nouveau.

C’est dans la communication que l’entrepreneur Booba se démarque. Lorsqu’il lance sa radio, il a déjà tout anticipé en prenant soin de populariser l’expression « Oklm » à travers un single éponyme qu’il dévoile sur le plateau du Grand Journal de Canal +. L’influence musicale de Booba est donc devenue un moyen de promouvoir directement ses autres activités sans attendre d’être contacté par d’autres journalistes. Après le site et la radio, il enchaîne avec la création de la chaîne de télévision OKLM TV fin 2015. Un challenge de plus pour le rappeur qui s’écarte de la liberté de ton de la radio pour se tourner vers les contraintes imposées par la télévision. Des clips, des interviews, des reportages, une programmation presque identique à une chaîne de musique traditionnelle. Mais la chaîne OKLM devient un outil promotionnel unique pour certains jeunes rappeurs adoubés par le « DUC » et qui auront l’honneur d’être diffusé sur sa chaîne.

En plus de Booba, d’autres rappeurs français se sont lancés dans la création d’un média. Le très engagé Kery James vient de lancer, en avril dernier, son propre média alternatif appelé LeBanlieusard.fr. Il présente ce site comme une « plate-forme d’information indépendante et alternative ». Comme Booba, Kery James a créé ce média pour s’opposer aux médias traditionnels. Mais de son côté, il souhaite apporter un nouveau regard sur l’actualité, et en particulier celle des banlieues. Au programme, la diffusion de plusieurs émissions politiques, des débats sur les violences policières dans les banlieues, etc… Pour ce rappeur considéré comme le leader du « rap conscient », il était devenu nécessaire de créer un média avec une ambition plus sociétale que musicale. « C’est dans la lignée de ce que je défend depuis vingt dans ma musique » affirme-t-il. Lui qui déclarait dans son titre Vent d’Etat en 2012 : « J’accuse les médias d’être au service du pouvoir, de propager l’ignorance et de maquiller le savoir », veut apporter sa propre vérité à travers son site d’information. Pour le moment, Kery James finance entièrement son média.

Après les vêtements, les labels, les médias, quoi d’autre ? Pourquoi pas de l’alcool ? Ah ! Booba vient d’annoncer le lancement de sa nouvelle marque de whisky humblement nommée D.U.C.

Ryad Maouche & Clément Dubrul