Voyance par téléphone : aucune limite

Après avoir contacté un site de voyance par téléphone, nous sommes relancés par messages.

Après avoir tapé « voyance gratuite » sur Internet, nous sélectionnons quelques numéros à appeler. Et nous arrivons vite à un constat : les voyants que nous avons au téléphone ne font rien pour éloigner les personnes dépendantes. Au contraire.

Un site nous offre les dix premières minutes de la consultation. Avant de pouvoir parler à un professionnel, un standardiste nous informe qu’il faut d’abord rentrer ses coordonnées bancaires. Au risque de payer la note si les dix minutes sont dépassées. Lorsque l’on précise que nous sommes à découvert car déjà accros à la voyance, celui-ci nous propose simplement des offres avec des forfaits bloqués.

Nouveau numéro : les cinq premières minutes sont gratuites. Cette fois, la conversation se coupe au bout du délai. Nous avouons à trois voyants que l’on en a déjà consulté une quarantaine en deux mois. Aucune réaction pour l’un, de la stupéfaction pour une autre, qui ne nous alerte pas pour autant. Puis, on nous relance par messages.

Au troisième appel, nous indiquons clairement à la voyante que nous sommes dépendants. Sa réponse ? « C’est parce que vous avez des soucis dans votre tête, qu’est ce qu’il se passe dans votre vie ? », avant d’enchaîner sur ses prédictions.

Lise Cloix et Inès Mangiardi

 

Addicts à la voyance, ils s’en remettent aux prédictions

Horoscopes, tirages des cartes, consultations de voyants….Certains adeptes des arts divinatoires sont incapables de se limiter. Les répercussions peuvent être lourdes, aussi bien sur le plan financier que mental. Surtout quand certains professionnels en profitent.

« Dès ma première consultation, j’ai su que c’était fichu pour moi. » Fiona, 24 ans, est tombée dans un engrenage. La jeune professeure des écoles a fait appel à une voyante pour la première fois en 2018. Depuis, elle ne se voit plus vivre sans. Manquant de confiance en elle, et dans les autres, elle s’en remet aux arts divinatoires à chaque changement dans sa vie. « Je ne laisse plus de place à l’imprévisible », confie-t-elle, même si elle dit « aller un peu mieux » en ce moment.

Fiona, originaire de Nevers, essaye de ne plus consulter de professionnels. Mais il reste toujours les vidéos Youtube, les horoscopes, et les sites de voyance. « Sur TikTok, quand je vois une vidéo en mode, “choisis le tas de carte’’ ou “si ton prénom commence par la lettre… alors…’’, je ne peux pas m’empêcher de les regarder. » Avant de devenir addicte, Fiona a grandi dans une famille déjà adepte des arts divinatoires. Petite, elle adorait écouter les récits de sa mère et de sa grand-mère lorsqu’elles revenaient de chez leur voyante. Désormais incapable de lâcher prise, Fiona s’oriente dans la vie en fonction des réponses qu’elle aura obtenues. Par exemple, lorsque le terme « grossesse » revient plusieurs fois lors d’un tirage des cartes, Fiona se persuade qu’elle va tomber enceinte : « J’ai été jusqu’à m’inventer des signes de grossesse et à faire des tests. »

Des croyances de plus en plus populaires 

Comme elle, 58% des Français déclarent croire au moins à une des disciplines des parasciences (l’astrologie, les lignes de la main, la sorcellerie, la voyance, la numérologie ou la cartomancie), selon une étude Ifop de novembre 2020. Il s’agit d’ailleurs d’un chiffre en hausse depuis vingt ans, particulièrement chez les jeunes. Même si Fiona sait qu’elle doit faire les choses par elle-même, elle n’y arrive pas. A la prochaine rencontre, au prochain évènement qui viendra tout bouleverser, elle sait que « ça recommencera. » 

A l’inverse de la jeune femme, qui prenait soin de créer une nouvelle adresse mail à chaque fois qu’elle s’inscrivait sur un site pour obtenir une consultation gratuite, Donya, 21 ans, a elle frôlé la catastrophe financière. Fin 2020, cette étudiante en BTS communication qui vit en région parisienne a dépensé plus de 200 euros en consultations par appel téléphonique, en moins de deux mois. « L’appel qui m’a coûté le plus cher était de 100 euros. » Une somme importante qu’elle a consacrée aux prédictions alors qu’elle n’en avait pas les moyens : « Mon compte en banque a fini par me dire “stop”. »

Les témoignages similaires se multiplient aussi sur les forums en ligne. Laila*, adepte des plateformes téléphoniques de voyance, a rapidement dû faire face à un gouffre financier. « Je préférais les SMS, qui laissaient une trace écrite. Je pouvais les relire et l’argent perdu me paraissait plus “contrôlable” », explique-t-elle en 2017 sur le forum Aufeminin. A cause de relances permanentes par messages, elle n’arrive plus à décrocher et se met à épuiser son compte en banque. « Durant le pic de mon addiction, j’atteignais entre 300 et 500 euros de hors forfait par mois ! » Laila cache ses dettes à son compagnon. Elle se voit obligée de demander de l’argent à sa mère et utilise les prestations qu’elle perçoit de la CAF pour combler ses déficits. Avec des prix pouvant aller de 40 centimes la minute à 100 euros la consultation, l’addiction à la voyance peut rapidement mener au surendettement.

Aux origines de la dépendance 

Si les clients accros y mettent autant d’argent, c’est souvent pour avoir des réponses sur leur avenir sentimental. « A la base, si j’ai appelé, c’était à cause de ma situation amoureuse qui était chaotique. Je voulais absolument quelqu’un », avoue Donya, qui a consulté voyants, médiums et tarologues. Fiona, quant à elle, s’est tournée vers la voyance après avoir été trompée. Elle souhaitait savoir si son ex-copain allait revenir. Ce motif revient « très souvent », comme le remarque Caroline, voyante bénévole sur le forum Aufeminin, très sollicitée sur les questions affectives. Fiona ajoute que, depuis, « pour chaque garçon que je peux rencontrer, il me faut une voyante pour me dire si ça va marcher, si c’est lui l’homme de ma vie. »

Cependant, les raisons qui poussent les clients à consulter des professionnels sont multiples. Les interrogations peuvent porter sur la famille ou les amis, mais peuvent aussi relever du domaine professionnel. Fabrice, voyant depuis une trentaine d’années, constate que 60% de ses clients viennent le voir pour mieux réussir leur carrière. La dépendance s’installe alors lorsque les clients n’arrivent plus à se passer de ce sentiment de réconfort procuré par les voyants. « Cela me mettait dans une sorte de sérénité. J’angoissais moins, c’est ce qui me rendait accro », raconte Donya, qui ressentait un manque permanent. 

Dans la majorité des cas, consulter pour l’une ou l’autre de ces raisons n’est pas forcément le point de départ d’une dépendance. Pourtant, Fiona et Donya se considèrent toutes les deux « addictes ». Laila se compare même à une toxicomane : « J’y retournais comme une camée va prendre son héroïne. » Alors, à partir de quel moment devient-on dépendant aux arts divinatoires ? Selon l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM), « les addictions sont des pathologies cérébrales définies par une dépendance à une substance ou une activité, avec des conséquences délétères. »

© Lise Cloix

Addiction ou dépendance affective ?

Nicolas Macass, chargé de suivi à l’Institut Adios Dépendances, spécialisé dans l’arrêt des addictions par des méthodes alternatives, ajoute que l’on peut parler d’addiction à partir du moment où il y a une perte de contrôle. Selon lui, la dépendance à la voyance est un mélange de plusieurs choses : « C’est à la fois une techno addiction (tout ce qui touche aux écrans) et une addiction de type monétaire, comme les jeux d’argent. »

Toutefois, les spécialistes du corps médical ne s’accordent pas sur le terme à employer. Si l’addictologue Bruno Journe considère que parler d’ « addiction » est parfaitement approprié lorsqu’il s’agit de voyance, Nicole Beauchamp, psychanalyste, compare plutôt cela à une dépendance affective. Claudia Boddin, elle aussi psychanalyste et addictologue, la rejoint en évoquant plutôt une dépendance infantile. A l’image d’un parent qui dicte à son enfant ses actes, le voyant ferait office de guide. Dans tous les cas, ce n’est pas tant la fréquence à laquelle une personne va consulter qui entre en ligne de compte. C’est plutôt l’effet de répétition, lorsque le client pose constamment les mêmes questions. C’est cela qui doit commencer à alerter, selon le voyant Fabrice.

Un épuisement psychique pour les voyants

Incapables de prendre des décisions par eux-mêmes ou animés par le besoin compulsif de connaître le dénouement de leurs problèmes, certains dépendants vont jusqu’à contacter sans relâche des devins, à l’instar de Caroline, voyante bénévole. Il y a cinq ans environ, elle est abordée par un jeune homme insistant qui lui pose des questions sur l’avenir de sa vie sentimentale via le forum Aufeminin. « Il m’envoyait quatre ou cinq messages par jour pour savoir si son ex-copine allait revenir. »

Ces sollicitations constantes finissent par épuiser physiquement et psychologiquement Caroline, déjà dans un état fragile à cause de problèmes de santé : « J’étais vraiment vidée. » Accro à ces échanges, le jeune homme devient parfois violent dans ses propos : « Il m’engueulait quand je lui disais qu’elle n’allait pas revenir », explique la voyante. Éreintée, elle met fin à la conversation au bout de quelques temps : « Quand ils sont trop acharnés, je les bloque ou je leur dis d’aller voir un psychologue. »

« Le monde de la voyance est une véritable jungle »

© Lise Cloix

Si certains spécialistes de la voyance refusent toute interaction avec ces dépendants, d’autres profitent au contraire de leur détresse. Avec plus de trois millions de consommateurs, le marché des arts divinatoires attire des charlatans en tous genres. « Le monde de la voyance est une véritable jungle », affirme Youcef Sissaoui, fondateur et président de l’Institut national des arts divinatoires (Inad) depuis 1987. Selon lui, il n’existe que « 2 à 5% de personnes crédibles et sérieuses. » Unique association qui encadre la profession, l’Inad lutte contre les nombreux arnaqueurs qui gangrènent le métier. Essentiellement présents sur les plateformes téléphoniques, ceux qu’il appelle « les commerçants de la détresse humaine » représentent selon lui un danger pour les personnes fragiles. « Quand on tombe sur quelqu’un de bien, on ne devient pas addict. »

La méthode préférée de ces voyants peu scrupuleux : relancer constamment leurs clients par message en leur promettant une nouvelle divination. « Un bon voyant ne ferait jamais cette démarche », insiste Youcef Sissaoui. Pour accumuler les séances, certains charlatans proposent même des réductions. Lorsque Donya évoque ses problèmes d’argent à la première voyante qu’elle appelle, celle-ci lui promet une offre promotionnelle. Mais quand la jeune femme refuse de renouveler les consultations, elle se retrouve à payer le prix plein : « Je ne m’attendais pas à ce tarif-là, je me suis sentie arnaquée. » Pour contrer ces pratiques, l’Inad est à l’origine de la première « Charte Morale et Professionnelle de nature à satisfaire Praticiens et consultants »Recommandée par le ministère de l’Economie et des Finances depuis 2010, elle invite les pratiquants à ne pas effectuer de consultations trop rapprochées.

Pourtant, difficile de s’assurer qu’un voyant est honnête, puisque même parmi les professionnels répertoriés sur leur site, certains acceptent des appels quotidiens. Jade, qui se définit comme guérisseuse, ne s’en cache pas :             « Certains me contactent tous les jours, des fois jusqu’à six ou sept heures. » De plus, d’un point de vue juridique, il est presque impossible pour les clients au bord de la banqueroute de porter plainte. « Du moment que c’est légal, la loi ne peut rien faire. Dans le Code pénal, on ne parle pas d’addiction à la  voyance », explique Tarek Koraitem, avocat pénaliste. D’autant plus qu’il faut différencier arnaque et dépendance : réclamer 10 000 euros contre la promesse de jeter un mauvais sort est hors la loi. Mais accepter les consultations quotidiennes d’une personne dépendante ne l’est pas. Leur unique chance : les attaquer en justice pour abus de faiblesse. Mais là encore, la faute reste très compliquée à prouver.  

 

Savoir quand alerter  

Avec des professionnels plus consciencieux, ces cas extrêmes peuvent être évités. Selon plusieurs d’entre eux, une consultation n’est nécessaire que si des changements ont eu lieu dans la vie de la personne. S’ils voient leurs clients revenir sans réelle justification, parfois à toutes heures du jour et de la nuit, certains voyants prennent alors conscience d’une dépendance naissante.          « Quand quelqu’un sort de consultation, qu’il est en bas de l’escalier et qu’il demande déjà s’il peut remonter, j’ai un doute », indique Renée, médium et voyante.

Pour ne pas alimenter la chose et quitte à en refroidir certains, Alexandra n’hésite pas à alerter ses clients. La voyante, médium et cartomancienne les prévient : « Ce n’est pas la peine que je vous fasse des tirages tous les mois et que je vous prenne des sous alors que je ne vais rien vous dire de plus. » C’est aussi le cas d’autres confrères et consœurs, comme Dahlia qui encourage fermement les personnes qu’elle juge accros à ne plus appeler. D’autres sont moins radicaux, comme Fabrice qui privilégie l’ « accompagnement ». « Si l’on contredit ce type de personnes, cela va être très difficile. On peut les raisonner, sans trop les contrarier », explique-t-il. 

Face à la détresse de ces dépendants aux arts divinatoires, certains voyants conseillent à ces clients d’aller consulter un psychologue. Ils travaillent même parfois en lien avec eux. Un thérapeute a par exemple contacté Renée, la voyante, à propos de l’une de ses clientes, devenue addicte. « Elle pouvait dépenser 5 000 euros par mois, alors son psychologue m’a appelée pour que je m’occupe de son suivi. Grâce à cela, on est en train de la désintoxiquer complètement », assure-t-elle. 

Une prise de conscience difficile 

Pourtant, se tourner vers un psychologue est une démarche délicate. La plupart des experts médicaux et associations avouent d’ailleurs ne pas connaître le sujet. Les dépendants sont donc livrés à eux-même. « Beaucoup de mes clients n’acceptent pas, ils me disent qu’ils n’en ont pas besoin », ajoute Renée. En effet, les personnes addictes à la voyance n’ont souvent pas conscience de leur dépendance. Il est même parfois compliqué pour leur entourage de remarquer leur dérive. « Mes proches ne me disent rien, ils savent que je fais ma vie en fonction de ça », raconte Fiona. Passionnée d’astrologie, Emma, 20 ans, pense même que l’on peut parler d’ « addiction positive ». Son oncle, trentenaire, consulte une voyante une fois par mois. « Il en a besoin, cela lui fait vraiment du bien », affirme la jeune femme.

S’en sortir par soi-même reste possible. Après ses deux mois d’addiction, Donya affirme avoir retrouvé une vie normale. Alertée par son découvert bancaire, elle a su tout arrêter du jour au lendemain :  « J’ai envoyé “STOP” aux SMS automatiques, j’ai bloqué les numéros, je me suis désabonnée de toutes les newsletters des voyants et des horoscopes. » Quant à Fiona, même si elle n’est pas encore sortie de cet engrenage, elle en a aussi pris conscience et essaye de se limiter. 

Si l’addiction aux arts divinatoires est aussi peu reconnue, c’est surtout parce que les témoignages sont rares. Les personnes qui en sont victimes n’osent pas en parler, se sentant doublement honteuses, à la fois du fait qu’elles ont recours à la voyance, et du fait qu’elles ont perdu le contrôle de leur vie. 

*le prénom a été modifié

Lise Cloix et Inès Mangiardi

Voyance, addiction et téléréalité  

Ils ont beau être des stars, ils ne sont pas plus protégé que les autres des risques de dépendance. Révélée au grand public par l’émission de télé-réalité «Les Marseillais», Carla Moreau est tombée dans l’addiction aux arts divinatoires. Elle a rencontré Danae, une pratiquante des «forces occultes» à seulement 17 ans, alors qu’elle cherchait à devenir célèbre. Elle aurait dépensé jusqu’à 1,2 million d’euros en quatre ans pour des services de sorcellerie.

Il y a quelques mois, l’affaire a éclaté au grand jour. Dans des messages vocaux, on peut entendre Carla Moreau jeter des « sorts » à d’autres candidats de téléréalités. La jeune femme accuse aujourd’hui Danae de l’avoir manipulée et ensorcelée. La voyante est très populaire auprès des influenceurs issus de téléréalités comme Julien Guirado, Jazz ou Anthony Matéo. Ils n’hésitent pas à promouvoir ses services dans leur story Instagram. De quoi inciter leur public, souvent jeune et influençable, à consulter. Sans vraiment prévenir sur les dangers de l’addiction.

Sur son compte Instagram, Danae poste de nombreuses photos en compagnie de stars de la téléréalité.

Lise Cloix et Inès Mangiardi 

Féminicides, des femmes en danger

Depuis le début de l’année 2019, c’est quasiment une femme tous les deux jours qui a été tuée par son conjoint. Ce chiffre est en augmentation, malgré des campagnes de prévention. Les associations dénoncent un manque d’accompagnement des victimes, tant au niveau de la police que de la justice.
Photo : Sandro Weltin / © Council of Europe

C’est à Vidauban, commune du Var, que Dalila a été tuée. Samedi 6 avril, vers 21 heures, cette infirmière libérale de 50 ans, décède dans sa voiture. Le responsable : son mari, interpellé deux jours plus tard par les gendarmes. La mère de trois enfants appelle la police quelques heures avant le drame, après avoir été menacée par son mari. Les gendarmes conseillent à Dalila de se réfugier chez un voisin, ce qu’elle fait. Son mari serait revenu entre-temps au domicile et lui aurait tiré dessus. Le meurtrier avait déjà été condamné à huit mois de prison avec sursis pour des violences sur sa précédente compagne, selon Le Monde. Il devait être jugé en août pour des violences sur Dalila.

Le meurtre de Dalila est le 42ème féminicide depuis le début de l’année. Un chiffre en nette augmentation : en 2018, à la même période, le nombre de féminicides s’élevait à 32, rappelle L’Obs. L’affaire de Vidauban a suscité de vives émotions et est devenu le symbole de ces violences conjugales, qui entraînent la mort d’environ 130  femmes par an en France. Un phénomène complexe en hausse qui s’expliquerait notamment par le manque d’accompagnement des femmes battues et la difficulté de quitter un conjoint violent.

Depuis 2013, l’association “Osez le Féminisme !” a fait des féminicides son cheval de bataille. “A l’époque, nous avions monté une campagne “Reconnaissons le féminicide”, explique Céline Piques, porte-parole de l’association.

Le féminicide est le meurtre d’une femme car c’est une femme. La violence patriarcale et masculine s’exerce particulièrement dans le domaine familial, dans la plupart des cas, il s’agit de femmes tués par leur conjoint ou ex-conjoint”, continue Céline Piques.

Le sexisme est reconnu depuis 2017 parmi les circonstances aggravantes d’un délit, mais le terme “féminicide” reste absent du code pénal. L’association “Osez le féminisme!” milite pour “une reconnaissance du mot lui-même”.

Le flou sur les termes s’accompagne d’une différence de chiffres entre le décompte des associations et le ministère de l’Intérieur qui publie chaque année le nombre de féminicides. En 2017, 109 femmes auraient été victimes de féminicides selon les chiffres officiels, qui prennent en compte uniquement les femmes mariées ou pacsées. Quant aux associations, elles s’accordent sur le nombre de 130 et dénoncent une technique de “communication”.

Le ministère veut faire croire que les chiffres sont en baisse, mais cela ne trompe pas grand monde chez les associations”, plaisante Céline Piques.

Nous ne possédons pas par exemple le nombre de femmes qui se suicident à la suite de violences. Les chiffres du gouvernement sont partiaux et il faudrait avoir des outils statistiques pour analyser en détail ces violences”, continue-t-elle.

“Un manque de moyens”

Les associations s’accordent sur le caractère “systémique” des violences conjugales qui peuvent aller jusqu’au féminicide et déplorent le manque de moyens accordés pour lutter contre ce phénomène. Pour Jean-Michel Taliercio, chargé de mission au sein de l’association “Dans le Genre Égales”, le féminicide “est un fléau national qui coûte beaucoup d’argent à la société. Il faut se dire que tant que le problème existe, il faut mettre des moyens pour qu’il soit réglé.” En 2018, le budget du secrétariat à l’Égalité entre les femmes et les hommes s’élevait à 30 millions d’euros environ, soit 0,006% du budget total de la France. Une broutille pour Céline Piques : “Il faut se rendre compte du phénomène dont on parle : 220 000 femmes sont frappées chaque année en France par leur conjoint. Les associations fonctionnent avec quelques dizaines de milliers d’euros par an et ne sont pas en capacité de traiter des centaines de milliers de cas. Elles font un travail formidable mais elles n’ont absolument pas les moyens à la hauteur des enjeux. Il suffit de comparer à n’importe quel autre budget de l’Etat, le secrétariat à l’Egalité entre les femmes et les hommes est de loin le plus petit budget de tous les secrétariats d’Etat et des ministères.”

Ce manque de moyens se traduit notamment par des failles dans l’accompagnement des femmes victimes de violences conjugales quand elles veulent quitter leur conjoint abusif. C’est le cas de Mélanie, aide soignante en psychiatrie qui a vécu plusieurs années avec son conjoint qui la frappait, ainsi que ses enfants qu’il a abusé sexuellement.

Quand j’ai quitté mon conjoint, je suis allée voir  le centre d’hébergement de VIFFIL pour demander un logement d’urgence. On m’a dit qu’il y avait un délai de 10 mois, et j’ai demandé ce que j’étais censée faire en attendant. On m’a rétorqué : “ Retournez chez vous, avec votre mari”.

Retranscription d’une conversation SMS entre Mélanie et son ex-compagnon.

J’ai expliqué qu’il était violent et on m’a répondu : “ Un départ, ça se prévoit”, explique-t-elle. “Aujourd’hui il a une arme, il peut savoir où j’habite, c’est des informations qu’il peut trouver et s’il le veut, il me tuera. Et l’Etat en sera responsable. J’ai alerté et il ne s’est rien passé”, déplore Mélanie qui explique regretter “d’avoir déposé plainte [contre son ex-conjoint] car ce sont les victimes qui en pâtissent”.

La formation des policiers questionnée

Dès le commissariat, les victimes ne se sentent pas assez accompagnées. “Les structures pour prendre en charge, accueillir les victimes et former les juges et les policiers n’ont pas d’argent”, déplore Céline Piques. Louise Delavier, responsable de la communication pour l’association “En Avant Toutes” fait le même constat : “Tout le  système manque de moyens, dont la police. Il n’y a vraiment pas assez d’argent pour que les associations puissent former la police. Ce n’est pas une formation d’une semaine qui va faire changer les choses, il faut une formation continue pour les policiers, tant c’est un phénomène complexe”.

Anissa, qui a subi des violences psychologiques et physiques, a porté plainte en 2017. “Quand je suis allée au commissariat, j’avais plus de 500 pages de SMS de menaces qu’il [son ex-conjoint] m’avait envoyé. J’ai expliqué la situation à la policière, qui m’a répondu : “ moi, ça ferait longtemps que je serai partie”. Anissa explique que son enfant a également été maltraité, élément écarté par la policière : “Elle m’a dit : “ qui n’a jamais mis de gifles à son enfant ?”. Quant aux associations, Anissa s’en méfie : “Une longue bataille judiciaire a commencé avec mon ex. Je suis allée au CIDFF (Centres d’Information sur les Droits des Femmes et des Familles) pour voir s’ils pouvaient m’aider. On m’a dit que mon jugement était très bien, que je n’avais pas à me plaindre et que beaucoup de femmes étaient dans une situation bien pire que moi”. Virginie a eu une expérience similaire avec la police. “Quand je suis allée porter plainte pour la première fois, le policier était gentil, il m’a bien accueillie.

Pour la deuxième plainte, suite à des coups de mon ex-conjoint sur les enfants, on m’a dit : “il a eu une réaction de père”.

C’est moi qu’on a jugé pour ne pas avoir levé la main sur mes enfants”, soupire-t-elle. Des failles qu’un commissaire francilien confiait à Libération, en novembre 2018, “Sur les enquêtes, on n’est pas à la ramasse, mais sur l’accueil complètement. Les plaintes pour viols et agressions sexuelles sont en général traitées par les policiers généralistes.

“Les juges n’appliquent pas les lois”

Un sentiment d’abandon de la part des pouvoirs publics que partage Fanny, qui a subi 3 ans de violences conjugales de son ex-mari. “L’Etat ne prend pas le temps de réfléchir à de nouvelles mesures, car les gens qui les prennent ne savent pas ce qu’on endure en tant que victimes. Nous ne sommes pas intégrées aux décisions alors qu’on est les premières informées”, explique cette cadre dans le marketing. “L’Etat devrait miser beaucoup plus sur la justice, les juges n’appliquent pas les lois. Il y a un énorme problème en France avec la justice”, continue Fanny qui a demandé une ordonnance de protection contre son ex-conjoint, sans effet. “Pour l’ordonnance de protection,  j’ai reçu un avis négatif, parce que pour les juges, les plaintes ne sont pas suffisamment caractérisées. Ce sera quand il m’aura tué que ça sera assez caractérisé. Il n’y aucune justice en France, les victimes ne sont pas reconnues alors que j’ai fait ce qu’il faut, j’ai porté plainte”, s’indigne-t-elle.

Virginie s’est également sentie “abandonnée” par la justice. “J’ai subi des violences verbales et physiques, les enfants aussi. J’ai déposé plainte qui a abouti à un rappel à la loi deux mois après. Mon ex-conjoint a été convoqué devant le délégué du procureur qui lui a rappelé que ce qu’il avait fait n’était pas bien”, raconte cette mère de deux enfants.

Ça faisait un boucan de dingue.
Pendant 30 mn. Pas 1 voisin n’a bougé. Tout le monde trouvait ça normal. Même la police d’Aix.
Après on s’étonne pourquoi je ne suis pas partie.
Parce-que quand j’alertais personne ne m’écoutait. Et l’autre me menaçait, me surveillait. pic.twitter.com/XtdhvJddOU

— Faraldo Virginie (@FaraldoVirginie) 1 mai 2019

J’ai déposé 5 plaintes, deux ont abouti. J’ai fait une demande d’hébergement auprès de l’association SOS Solidarité, mais j’ai dû la décliner car je demandais en parallèle une ordonnance de protection. Il a fallu choisir entre hébergement et protection”, s’indigne-t-elle.

Quelques semaines après, c’est la douche froide : Virginie apprend que son ordonnance de protection a été refusée car son ex-conjoint nie les violences. “La juge a estimé que la relation n’était pas assez claire”, conclue-t-elle.

Le gouvernement a annoncé en octobre 2018 le “premier plan de lutte contre les violences conjugales” qui comporte cinq volets dont une campagne de prévention télévisuelle et sur les réseaux sociaux. On y trouve également un objectif de 100% de réponses au 3919, le numéro d’écoutes pour les victimes de violences conjugales, ainsi que le lancement d’une plateforme de signalement en ligne de violences sexistes et sexuelles. Enfin, une plateforme de géolocalisation des places d’hébergement d’urgence accessible aux professionnels va être mis en place, ainsi qu’un dispositif de partage d’alertes entre professionnels de la justice, de la police, de la santé et les travailleurs sociaux.

Aujourd’hui, les magistrats peuvent suivre deux formations pour se sensibiliser à ces questions : l’une sur « les violences au sein du couple », l’une sur « les violences sexuelles ». L’Ecole Nationale de la Magistrature (ENM) a également mis en place une séquence pédagogique sur les violences conjugales pour sa promotion 2018.

 

Quand les réseaux sociaux prennent la relève

Face aux carences des pouvoir publics, certains militants n’hésitent pas à venir en aide aux victimes. Depuis 2016, une page Facebook, “Féminicide par compagnon ou par ex”, gérée par un collectif d’une quinzaine de militantes féministes recense tous les cas de féminicides. “Le fait que les chiffres des meurtres de femmes soient publiés en fin d’année ne nous convenaient pas, on trouvait que c’était trop tard. On s’est aperçues que dans les médias, les familles des victimes étaient extrêmement démunies. Elles ne sont pas accompagnées après ces meurtres qui sont dus à des manquements du système judiciaire et policier. On a donc voulu rendre hommage à ces victimes et à leurs familles en les nommant”, explique Julia, une des administratrice de la page. Le collectif reçoit même directement des messages de familles de victimes, parfois avant la presse. “Nous avons du créer un groupe privé pour les familles, car nous recevions trop de messages par jour”, continue Julia. Quand on lui demande pourquoi le nombre de féminicide augmente, Julia dresse une analyse cinglante :

On ne souhaite pas s’adresser aux violents, les hommes sont préservés. Quand une femme est victime de violences, c’est elle qui se retrouve enfermée dans un foyer, quand elle a la chance de pouvoir être exfiltrée de son logement. Les hommes bénéficient d’une impunité de la société et de la justice avec des peines de sursis. Si la loi était réellement appliquée, il y aurait des peines de prison ferme”.

De son côté, Sophia Sept, militante Fémen, mène depuis des années une campagne contre le féminicide. Il y a deux mois, elle entend une scène de violences conjugales chez ses voisins. Elle enregistre les cris de la victime et publie la vidéo sur Internet, qui devient virale et est notamment reprise par Le Parisien.

Quand la police est arrivée, ils ont juste contrôlé l’identité de l’agresseur. Cinq minutes après, les cris ont repris, je les ai rappelés et ils m’ont dit avoir fait le nécessaire, que c’était juste une violente dispute. »

« J’ai posté la vidéo sur Twitter, pour dire à la communauté qu’il ne faut pas avoir peur de témoigner”. Depuis, des femmes victimes de violences conjugales contactent Sophia via les réseaux sociaux. “Certaines recherchent un logement d’urgence, je fais jouer la communauté et je trouve des militantes qui les hébergent, les prennent en charge. J’essaye de palier aux associations qui manquent de moyens […] Tout le monde est démuni, c’est le système entier qui est à revoir.”

Du côté des victimes, l’aspect destructeur de ces violences est important et continue bien après la séparation avec leur ex-conjoint violent. “J’ai peur tout le temps, j’ai été détruite. Je fais des cauchemars, je ne dors plus. Je ne veux pas rencontrer d’homme, je n’ai plus confiance”, confie Anissa. Virginie craint pour sa vie depuis que son ex-conjoint a défoncé sa porte à coups d’épaule en février. “C’est le dernier rempart contre lui qui cédait”, confie-t-elle.

La même peur habite Fanny :

Je n’ai plus de vie, je vis les stores baissés. J’ai un bracelet connecté en permanence qui me géolocalise en cas d’urgence. Je sors de chez moi par une porte dérobée. J’ai mis en place plein de stratégies jusqu’au jour où je n’aurais pas un pas d’avance sur lui [son ex-compagnon] et là, qui sait ce qu’il pourra se passer.

La jeune femme compte néanmoins continuer à se battre : “Je n’ai plus rien à perdre à part ma vie. Je le fais pour moi, pour ma fille et pour toutes les autres femmes”.

Fanny Rocher & Jeanne Seignol

Pour compléter :

Que fait la loi pour protéger les victimes ?

Un budget insuffisant ?