Addictions : Reprendre ses esprits grâce à l’hypnose

Tabac, sucre, cocaïne, alcool, jeux, sexe … L’hypnose est supposée pouvoir soigner tout type d’addiction. De plus en plus populaire dans le milieu médical, cette pratique suscite pourtant toujours des débats. Enquête. 

Assis sur une chaise à roulette, Benjamin* regarde fixement une figurine de singe en plastique. Ses mains sont posées sur ses genoux. Sa casquette plate est vissée sur sa tête. Et ses paupières se ferment sous ses lunettes. L’homme de 63 ans est concentré. Il se fait hypnotiser.

En ce début d’après-midi du vendredi 7 mai, le temps semble s’être arrêté dans les locaux de l’association Charonne Oppélia, un centre de soin dans le 13e arrondissement de Paris. « Je vous invite à prendre quelques bonnes respirations et à fixer votre regard sur cette petite figure qui est en face de vous. Vous focalisez votre regard de façon tellement intense que tout votre champ se réduit à cette figure », indique la voix calme du docteur Jean-Marc Geidel.

« Je me sens plus léger »

Depuis près de quatre ans, Benjamin se rend ici une fois par mois pour une session d’hypnose. Pendant de longues années, ce jeune retraité a vécu une dépression qui l’a fait tomber dans l’alcoolisme. Benjamin a été suivi par une psychiatre pratiquant l’hypnose conversationnelle, une technique de suggestion où le patient et l’hypnothérapeute échangent en utilisant des métaphores. Grâce à ces images, le professionnel s’adapte au monde de la personne à soigner. 

Aujourd’hui, délivré de son addiction à la boisson, Benjamin a recours à l’hypnose pour se retrouver lui-même. « Les addictions, ça détruit sur le moment où vous êtes dépendant mais ça détruit aussi après », explique le docteur Jean-Marc Geidel. « Et donc l’hypnose peut aussi être très intéressante dans la phase de reconstruction. Comment se retrouver alors que pendant tellement d’années, toute la vie était rythmée par l’alcool ? »

Cet après-midi, Benjamin travaille sur ses émotions. Depuis ce matin, il se sent triste. Dans le petit bureau, la voix du docteur Geidel le guide dans sa transe hypnotique. « Votre esprit est tellement léger, tellement léger qu’il va prendre de la hauteur et déjà votre esprit monte au-dessus de ce bâtiment. Tandis que votre corps reste assis à se reposer sur cette chaise », énonce le médecin. 

À lire aussi: Soigner soi-même ses addictions grâce à l’autohypnose

Pendant une vingtaine de minutes, Jean-Marc Geidel aide Benjamin à se construire d’images mentales. Puis, le docteur l’invite à ce que son esprit se reloge dans son corps resté sur Terre. « Et tout doucement, vous descendez, vous descendez, vous approchez de la ville », indique le médecin hypnothérapeute. « L’ensemble, corps plus esprit, va maintenant s’éveiller tranquillement de cette séance d’hypnose », poursuit-il. Alors Benjamin émerge. Sous son masque blanc, il baille. Ses mains passent ensuite sous ses lunettes. Il se frotte les yeux avant de s’étirer. L’ambiance dans la pièce est douce. Sur les murs blancs, le soleil manifeste sa présence au travers des stores vénitiens. « J’étais lourd. Et là, je me sens plus léger », remarque spontanément Benjamin. La séance est terminée. 

Des séances « sur-mesure »

L’hypnose peut donc permettre la reconstruction post-addiction. Elle peut aussi aider à se délivrer d’une addiction. Les techniques diffèrent selon les professionnels et les patients. C’est du sur-mesure. Parmi elles, l’hypnose classique, l’hypnose conversationnelle ou encore les thérapies d’activation de conscience. Jean-Marc Geidel soutient que tout le monde serait réceptif à l’hypnose, mais pas de la même manière. Chaque hypnothérapeute ne pourrait donc pas réussir à hypnotiser chaque individu.  

Pour un résultat satisfaisant, l’entretien préalable à une session d’hypnose est important. Il permet d’établir un premier lien entre le patient et le professionnel. « Le levier principal, c’est une communication. Si la relation est là, la confiance est là, on a fait au moins la moitié du chemin voire les trois quarts », explique Isabelle Bechu, psychologue et hypnothérapeute. En plus de créer un climat de confiance avec le patient, cet entretien est fondamental pour « chercher le point d’appui », indique Jean-Marc Benhaiem, docteur et hypnothérapeute en région parisienne. C’est-à-dire connaître les croyances, les visions et les désirs du patient. « Une fois le point d’appui trouvé, la séance commence et on peut modifier la vision, la perception de la chose pour qu’il puisse s’en détacher », poursuit le professionnel de la santé. La substance consommée par les patients peut être la même, mais ces derniers peuvent la prendre pour des raisons différentes. « Ce n’est pas tellement liée au produit que les patients utilisent mais à ce qu’ils attendent de ce produit. Par exemple, quelqu’un qui combat son anxiété par de l’alcool ou de l’héroïne, on va l’aider, par l’hypnose, à trouver une autre manière de lutter contre son anxiété », souligne Dina Roberts, psychiatre et hypnothérapeute à l’hôpital Marmottan, un centre d’addictologie, dans le 17e arrondissement de Paris.

L’hôpital Marmottan, dans le 17e arrondissement de Paris. (Photo : Nolwenn Autret)

Un rythme des consultations variable

Chaque médecin a un avis personnel sur le rythme des séances. Pour Dina Roberts, il n’y a pas de règle. Parfois ses patients viennent une fois. Parfois ils viennent la voir chaque semaine. Pour un sevrage tabagique, la professionnelle observe qu’il suffit en général d’une consultation. « Quand on dit que c’est court, ça ne veut pas forcément dire que c’est miraculeux », nuance-t-elle. « Souvent les gens disent après une séance, qu’ils ont la sensation de retrouver un équilibre. Par exemple : arrêter de consommer le produit quand on est angoissé mais juste le consommer quand il y a du plaisir », poursuit-elle.

« On ne va pas mettre le patient dans la dépendance du thérapeute, car l’idée est qu’il en sorte »

Jean-Marc Benhaiem propose des séances d’hypnose qui durent entre 45 minutes et une heure. Il n’est pas forcément favorable à ce qu’un patient revienne trop régulièrement. « On ne va pas mettre le patient dans la dépendance du thérapeute, car l’idée est qu’il en sorte ». Pour Nathalie Legard, 46 ans, deux séances étaient prévues pour qu’elle arrête le tabac. Finalement, une session en novembre 2020 suffira. Après 35 ans de tabagisme, à raison d’un paquet quotidien, elle n’a plus retouché à une cigarette. « J’ai l’impression que l’hypnothiseuse a appuyé sur un interrupteur », témoigne cette femme, agent d’accueil dans un lycée de Mayenne. 

Jean Becchio, médecin généraliste et hypnothérapeute dans le Val-de-Marne, est un défenseur du traitement sur le long cours, pouvant aller de quatre à six mois. Pendant trente ans, il a utilisé l’hypnose pour aider ses patients à se libérer de leurs addictions. « L’addiction, c’est quand on a pris une drogue pendant des années, ou des mois. Cela crée des réseaux très particuliers dans des régions du cerveau. Il faut réussir à en provoquer de nouveaux », explique-t-il.

Bien que les spécialistes utilisent différentes méthodes, ils se rejoignent sur le fait que la motivation personnelle des patients est essentielle. « L’hypnose peut aider une guérison. Elle peut aider à se libérer d’une addiction pour quelqu’un qui est déjà dans ce chemin-là », explique Dina Roberts.

L’hypnose a-t-elle vraiment des effets thérapeutiques ou repose-t-elle sur la croyance et la volonté du patient ? Quelle place pour l’effet placebo ? Pour Jean-Marc Geidel, « l’hypnose n’est rien d’autre que l’effet placebo. C’est l’imaginaire qui crée du réel ». L’hypnose fonctionne donc si la personne hypnotisée est persuadée des effets positifs.  « Quand un patient vient me voir, je lui dis que l’effet placebo participe sûrement. Et alors ? Vous préférez être guéri par l’effet placebo ou ne pas être guéri du tout ? », ajoute Isabelle Bechu. 

Des résultats mitigés

Si la discipline a trouvé des adeptes, elle ne fait pas pour autant l’unanimité. Dominique Barrucand a 88 ans. Ce médecin psychiatre a écrit Histoire de l’hypnose, un ouvrage consacré à l’étude de cette discipline depuis ses origines. Il a beaucoup pratiqué l’hypnose au début de sa carrière. Aujourd’hui, il doute de l’efficacité de cette technique pour soigner les addictions : « Je ne serais pas favorable à traiter une addiction par l’hypnose parce que si l’on veut avoir des bonnes chances de succès, il faut non seulement que le sujet soit d’accord. Mais aussi qu’il soit tout à fait conscient de ce qu’il fait et des efforts qu’il fait. » Selon lui, les addictions nécessitent un traitement adapté, une psychothérapie personnalisée, car l’arrêt de tabac ou d’une autre drogue nécessite un effort colossal. Chef d’un service de traitement des addictions, il n’a jamais utilisé cette technique dans un but de sevrage. 

De même, un médecin psychiatre parisien souhaitant rester anonyme, explique pratiquer de moins en moins l’hypnose pour le traitement des addictions. Sur 1000 consultations dans l’année, il affirme ne pouvoir aider que trois à quatre patients, « un taux de réussite très faible » selon lui. « J’arrive beaucoup mieux à utiliser l’hypnose pour des problèmes d’anxiété et de sommeil, indique-t-il. Pour les addictions, cela dépend de beaucoup d’autres facteurs ». En effet, selon le psychiatre, le traitement des addictions ne peut pas entièrement être assuré par l’hypnose. Elles sont souvent associées à des facteurs qui ne peuvent pas être pris en charge, notamment l’ambiance familiale dans laquelle vit le patient. 

Dina Roberts, psychiatre et hypnothérapeute à l’hôpital Marmottan dans le 17e arrondissement de Paris. (Photo : Nolwenn Autret)

À lire aussi: De Mesmer à Milton Erickson : retour sur l’histoire de l’hypnose

Un statut ambigu

Les formations universitaires d’hypnose ne sont pas reconnues par l’Ordre des médecins, malgré les demandes du SNH (Syndicat national des hypnothérapeutes). Enseignée mais non reconnue, l’hypnose a donc un statut à part. « Hypnothérapeute, ce n’est pas une profession, c’est une spécialité qui peut s’ajouter à la formation des professionnels de santé », précise Jean-Marc Benhaiem. Ce docteur a créé le premier diplôme universitaire d’hypnose médicale à la Pitié Salpêtrière. Au départ, il y avait peu d’inscriptions. Désormais, les candidatures explosent : « On a entre 200 et 300 demandes chaque année pour environ 80-90 places. » De même, l’hypnose est désormais utilisée dans de nouveaux secteurs, notamment dans le cadre d’interventions chirurgicales. Proposée comme une alternative à l’anesthésie classique, elle permettrait de diminuer l’anxiété du patient et les effets post-opératoires. 

L’hypnose reste une pratique médicale coûteuse. Son remboursement dépend des praticiens et des mutuelles. Manon Rousseau, mère au foyer, n’a pas pensé à se rapprocher de son assurance santé. En 2019, elle se lance, avec son mari, dans une PMA (Procréation médicalement assistée) et décide alors d’arrêter de fumer. Lassée des patches, à ses yeux inefficaces, elle prend rendez-vous avec un hypnothérapeute en octobre 2019. Après une séance d’une heure, elle ne retouche plus à la cigarette. Et pourtant, ce n’est pas la solution miracle selon elle. Avec près de 250 euros déboursés dans l’hypnose, « j’ai la conviction que c’est le fait que ça m’ait coûté cher qui m’a motivé », confie la jeune femme de 28 ans. 

Nolwenn Autret et Aglaé Gautreau

 *Le prénom a été modifié.

 

Quand consommer devient une souffrance

Avec la crise sanitaire, les commerces « non essentiels » ont dû baisser leur rideau. Cela a été un soulagement pour les acheteurs compulsifs. Mais ils redoutent la réouverture des magasins et se sentent assiégés par la société de consommation. Comment peut-on apprendre à maîtriser sa fièvre acheteuse ?

Crédit photo : Juliette Picard

« Tout le monde peut dire en rigolant ‘oh je suis acheteuse compulsive’. Mais les personnes atteintes par ce trouble ont vraiment des pièces entières dédiées à leurs achats. Et souvent les objets ne sont même pas déballés ». Claudia Boddin, addictologue et psychothérapeute, l’assure : derrière cette expression souvent mal employée se cache un véritable trouble comportemental, appelé oniomanie, qui est source de grande souffrance. « Quand on achète quelque chose, c’est généralement pour le plaisir. Alors que quand c’est une addiction, c’est pour l’adrénaline de l’achat, c’est incontrôlable ».

Mahé, étudiante de 19 ans, décrit cette sensation : « Quand je sors, j’ai des pulsions, je me sens obligée d’acheter quelque chose. Je préfère aller en magasin car l’euphorie est plus intense, je possède mon achat tout de suite ». Comme elle, 5% à 16% de la population française souffrirait d’oniomanie, selon l’Institut Fédératif des Addictions Comportementales (IFAC). Un chiffre approximatif et difficile à vérifier en raison de la particularité de cette addiction « invisible et silencieuse et qui ne procure pas d’effets négatifs sur le corps », comme l’explique Émilie Pernet, sophrologue et hypnotérapeute.  Si la moyenne d’âge des personnes concernées est de 38 ans, entre 5,9% et 11,5% d’entre elles sont des étudiants.

Mahé, en licence de psychologie,  a commencé à dépenser de manière compulsive il y a deux ans : « Lorsque j’ai eu ma carte bleue, j’ai eu un sentiment de liberté. Je faisais des achats deux à trois fois par semaine, ce qui représentait jusqu’à 100 euros par mois dépensés inutilement. J’étais insatiable, j’accumulais les produits ».  La jeune femme privilégiait des articles à petits prix, généralement des vêtements ou des babioles achetés à Primark ou Action et qui rentraient dans son budget : « Même si ça ne me plaisait pas, j’achetais, sinon je me sentais frustrée. Une fois j’ai pris des chaussettes à trois euros alors que je savais que je n’en avais pas besoin. Je me rappelle que quand j’étais petite, mon père faisait beaucoup d’achats qui ne servaient pas à grand-chose et je le voyais être content d’acheter. Peut-être que ça vient de là ». L’addiction débute généralement « très tôt dans l’enfance, avant de ressortir au moment de l’adolescence ou de l’entrée dans l’âge adulte car ce sont des périodes où il y a une sorte de crise identitaire », explique Céline Vidal, psychothérapeute. « Mais tout le monde ne devient pas addict, cela dépend du contexte environnemental, familial, culturel ».

Des habitudes d’achat bouleversées 

En raison du confinement, Mahé a trouvé un certain apaisement. Peu adepte des achats en ligne car « c’est plus long, il faut faire un panier, payer et ensuite attendre l’arrivée du colis », elle a tout de même fini par céder : « Je fais une grosse commande toutes les deux semaines pour être satisfaite ». Elle redoute la prochaine étape du déconfinement avec la réouverture des magasins : « Je vais retourner à Toulouse pour mes cours et je sais que je vais être aussi tentée qu’avant ».

Le déconfinement, Joséphine le redoute aussi : « Je ne vais pas pouvoir résister après tout ce manque. Et en plus de ça, j’ai pris de nouvelles habitudes en ligne ». Si la Niçoise a hâte de retourner dans les magasins « environ trois fois par semaine”, elle a aussi pris goût aux achats en ligne, notamment sur Vinted, pendant le confinement : « Pouvoir se procurer de beaux articles à prix très réduits, ça pousse à la consommation, surtout que tout se revend très facilement. En plus, les échanges avec les autres utilisateurs m’ont permis de garder un lien avec le monde extérieur et de rencontrer des gens à une période où je n’avais plus de vie sociale ».

Quand elle est de bonne humeur, la jeune femme de 22 ans a « des pulsions ». Elle a beau essayer de résister, elle finit par craquer la plupart du temps : « Je repense à toutes les fois où j’ai hésité et à combien j’étais contente d’avoir fini par acheter. Même si je sais que c’est du gâchis, que je vais à peine utiliser mes achats et que je vais les regretter ». Une manifestation typique de l’oniomanie, comme le détaille Céline Vidal : « On peut parler d’addiction lorsqu’il y a répétition d’un acte presque un peu vital qui devient chronique et qui va procurer du plaisir dans l’instant. On ne peut pas s’en empêcher, puis juste après l’acte, on va culpabiliser. Il y a une part de notre inconscient qui agit puis il y a une conscience qui revient ». 

L’addiction de Joséphine a débuté après avoir décroché son premier travail, à 17 ans : « À chaque fois que je recevais ma paie, je dépensais. Près de 400 euros par mois. Je me suis rendu compte que c’était un problème lorsque j’utilisais l’argent en priorité pour les achats plutôt que les factures. C’est uniquement à ce moment-là que j’en ai parlé à ma psychologue ». Pour la plupart des oniomanes, en parler s’avère en effet compliqué : « Il y a beaucoup de honte et de déni, les gens arrivent rarement en disant qu’ils ont un problème d’addiction aux achats, sauf si la situation est vraiment handicapante. Ils consultent pour autre chose et c’est dans la relation de confiance qu’on peut ensuite l’aborder », constate Juliette Ghiulamila, thérapeute. 


Des solutions « au cas par cas »

Entre le premier et le deuxième confinement, Joséphine a suivi des séances de sophrologie et d’hypnose qui lui ont permis de « reprendre un peu le contrôle » sur l’addiction. Émilie Pernet, qui exerce à Paris, explique que l’accompagnement se fait « sur plusieurs plans. Il y a un travail de visualisation dans le passé pour comprendre d’où vient l’émotion qui déclenche le besoin d’acheter et pouvoir en redevenir acteur. On essaye aussi de changer le comportement automatique de la personne, grâce notamment à des techniques respiratoires et l’hypnose, qui permet d’aller chercher l’inconscient, la part de nous qui gère tous les automatismes ». Elle recommande aussi un suivi plus global : « En général quand on veut changer une addiction, c’est le début d’un nouveau chapitre dans une vie. C’est important de se demander par quoi toute cette énergie et tout ce temps qu’on met dans l’addiction vont être remplacés. Avec le client, on va essayer de trouver ce qui lui fait du bien, pour que cet espace qui est en lui soit remplacé par quelque chose de positif ». 

D’autres moyens de se soigner existent. Parmi ceux-ci, l’analyse psycho-organique, une méthode qui est la spécialité de Céline Vidal : « On revient sur des situations passées qui font qu’aujourd’hui, il y a une souffrance que l’on a projetée sur l’objet de dépendance, en l’occurrence l’achat ». Cette souffrance est due à un besoin que la personne n’a pas pu satisfaire, généralement dans son enfance : « On accompagne l’individu vers l’origine de ce manque, notamment avec la technique du bon parent : c’est un travail de reparentage à l’intérieur de soi-même pour incarner un bon parent pour soi-même, se suffire et faire des expériences plus positives avec le monde ». Elle préfère ainsi parler de transformation plutôt que de guérison :  « Je considère que la thérapie est réussie lorsque la personne retrouve un chemin d’autonomie par rapport à sa dépendance, même s’il peut y avoir des rechutes passagères […]. Au début de la thérapie, elle arrive avec une blessure sur la peau, qui saigne. Au fur et à mesure elle va se refermer, elle va se panser, elle ne fera plus mal. Mais ça reste une cicatrice, quand on va appuyer dessus elle restera un petit peu sensible ». 

Juliette Ghiulamila, gestalt praticienne, décrit une autre approche thérapeutique : « En gestalt thérapie, on travaille sur la personne en contact avec son environnement. […] Il n’y a pas de baguette magique ni de protocole défini, c’est vraiment du cas par cas. Déjà, prendre conscience qu’il y a un problème, c’est un grand pas en avant. […] Chez une personne addicte, l’achat sert à combler un vide, calmer une angoisse ou un mal-être. On va donc repérer les moments où elle se sent tentée et on essaye de trouver un autre moyen de soulagement en prenant en compte ses émotions et ses ressentis ».

Un confinement bénéfique pour certains

Les trois spécialistes constatent toutes que leur clientèle est très majoritairement féminine. En effet, les femmes représenteraient 80% à 95% des acheteurs compulsifs selon les études des chercheurs Christenson et Lejoyeux. Elles seraient le plus souvent mariées et vivraient dans les pays développés. Jean-Pierre, 43 ans et sans emploi, fait ainsi figure d’exception. Et si son addiction a « drastiquement diminué » depuis neuf ans maintenant, ce n’est pas grâce à l’un des moyens médicaux évoqués dont il n’a d’ailleurs « pas eu connaissance », mais à son placement sous curatelle renforcée : « C’est une assistante sociale qui me l’a conseillé car j’étais au bord de la ruine. C’est à ce moment que j’ai pris conscience de mon addiction ». Sa curatrice s’occupe désormais de toutes ses dépenses courantes, de quoi limiter les effets de son addiction qui s’est manifestée dès l’adolescence : « Il me fallait un refuge face au harcèlement scolaire et aux viols que j’ai subis à cette période : cela a été ma passion pour les voitures ».

Jean-Pierre raconte ainsi qu’avant son placement sous curatelle renforcée, presque l’intégralité de son faible revenu lui servait à compléter sa collection de voitures miniatures. (à lire aussi La mise sous curatelle, la solution pour les formes sévères d’oniomanie) Depuis 2012, il est limité à « une dizaine de voitures dans les vide-greniers qui ont lieu le dimanche, soit entre 120 et 150 euros par mois ». Les différents confinements lui ont permis de diminuer ses achats encore davantage : « Étrangement, ça a eu un effet positif sur mon addiction.  Le besoin persiste, mais le fait que les magasins soient fermés  m’a permis de me concentrer sur d’autres projets. J’essaie de changer. J’ai aussi demandé à ma banque de désactiver la fonction ‘achats en ligne’ de ma carte bleue pour ne pas craquer ». Désormais, les achats ne sont plus systématiques et ne dépassent pas 30 euros : « Je reste toujours tenté à chaque fois que je sors et que je vois un rayon jouets mais il m’arrive de plus en plus souvent de résister. Sinon, c’est deux voitures maximum et je ressens un sentiment de défaite d’avoir cédé. Mes derniers achats sont même restés dans leur emballage ».

Les dispositifs bancaires possibles :

Cette évolution n’étonne pas Emilie Pernet qui pense que le confinement a plutôt permis aux personnes atteintes d’oniomanie de prendre du recul sur leur addiction et a été une opportunité de changer leurs habitudes. Mais elle souligne que cela n’a pas été le cas pour tout le monde : « D’un autre côté, la situation fait qu’on achète beaucoup plus en ligne et il y a une hausse de l’anxiété et des incertitudes, même chez des personnes qui étaient bien dans leur vie ».

Acheter pour combler l’isolement

Elsa*, une étudiante à Paris en première année de droit, âgée de 18 ans, a commencé à développer une addiction aux achats durant le confinement. « Les crises d’angoisse ont commencé l’an dernier lors du premier confinement, c’était l’année du bac », raconte-t-elle. Comme elle était chez ses parents dans l’est de la France, il n’y avait pas selon elle « de conséquences directes ». C’est durant le second confinement lorsqu’elle s’est retrouvée isolée à Paris dans un studio de 20 mètres carrés que l’oniomanie a vraiment commencé. Le manque de repères, les difficultés pour suivre un cours en ligne, l’augmentation des publicités sur Internet ont alimenté la tentation. « Le problème avec cette addiction, c’est qu’on est dans une société de consommation qui nous poursuit partout. Quand on est dans la rue, surtout en ville, c’est impossible de ne pas être tenté. Sur les réseaux sociaux et internet, les pubs sont très bien ciblées », assure Emilie Pernet.

La pulsion d’Elsa est déclenchée par ses moments d’angoisse, de mécontentement ou de frustration liés à l’incertitude qu’entraîne la crise sanitaire. Emilie Pernet explique que « l’addiction n’est pas négative au départ. C’est un comportement qu’on a mis en place, inconsciemment, petit à petit, parce que ça nous fait du bien et qu’on a besoin d’être protégé d’une émotion négative. Donc ça partait d’une bonne intention, avant que ça ne devienne trop ». L’étudiante achète « pour oublier » : « J’ai l’impression de vivre, qu’il se passe quelque chose d’excitant dans ma vie. Ça m’occupe. […] Je me dis que c’est mal mais d’un autre côté ça me fait du bien ». Elle commence à ressentir de la culpabilité vis-à-vis de ses parents en difficulté financière à cause du Covid : « Depuis les vacances de Noël je ne calcule plus ce que je dépense. Avant, je faisais quand même attention à ne pas me mettre dans le rouge. Mes parents me donnent 900 euros par mois pour subvenir à mes besoins, ça fait quatre fois de suite que je finis à découvert à la fin du mois. […] Une fois j’ai inventé une fausse réparation de matériel qu’Apple m’a facturée 200 euros pour leur expliquer mon découvert »

Elsa est loin d’être un cas isolé. Le confinement et la crise sanitaire ont pu être propices à une hausse des addictions selon Céline Vidal : « Il y a un risque car à cause du confinement et de l’isolement, on a été davantage face à nous-mêmes, et donc confrontés de manière plus forte à ce qu’on vit, notamment nos souffrances ». De plus en plus de personnes n’hésitent plus à suivre une thérapie depuis le premier confinement et certains de ses collègues ont même dû « décliner des prises de rendez-vous parce qu’ils étaient complets ». Très redoutée par Mahé, Joséphine et Elsa, l’ouverture des commerces le 19 mai sera une nouvelle épreuve.

*le prénom a été modifié.

Juliette Picard & Laura Pottier