Si par principe, tous les enseignants, du professeur de sport à celui de Sciences de la vie et de la terre (SVT), doivent se saisir de la question de la laïcité, c’est surtout aux professeurs d’histoire-géographie que revient cette tâche. Ils ont pour mission d’enseigner le principe de laïcité lors de cours d’EMC et d’histoire des faits religieux. Comprenons : l’histoire des religions à travers les époques.
Néanmoins, il n’existe pas de support spécifique prévu pour un cours sur la laïcité. « Ce programme, je l’ai moi-même entièrement construit », explique Hapsatou Agne, 44 ans, enseignante d’histoire-géographie à Versailles. « C’est un choix personnel, dans la continuité de ce que je fais en cours d’histoire et de géographie. Par exemple, j’utilise la bande dessinée Persepolis de Marjane Satrapi qu’on étudie par ailleurs pour expliquer la laïcité aux élèves. ». Cet ouvrage autobiographique raconte l’enfance de l’autrice en Iran sous la révolution islamique et son arrivée en France.
Pour la professeure, qui a étudié les sciences politiques, le sujet n’est pas difficile à aborder : « Lors de la commémoration de l’assassinat de Samuel Paty, on a fait une séance sur la liberté d’expression. J’ai choisi de décrocher du sujet uniquement Samuel Paty pour éviter l’hystérisation. ».
“Après la mort de Samuel Paty, nous avons eu une réunion de professeurs avant d’accueillir les élèves au retour des vacances. Il s’est avéré que certains collègues ne savaient pas définir la laïcité… J’étais stupéfaite.”
Mais pour d’autres, le manque d’encadrement général sur l’enseignement de la laïcité entraîne des situations compliquées, comme en témoigne une professeure d’histoire-géographie du nord de Paris : « Après la mort de Samuel Paty, nous avons eu une réunion de professeurs avant d’accueillir les élèves au retour des vacances. Il s’est avéré que certains collègues ne savaient pas définir la laïcité… J’étais stupéfaite. ». Un décalage qui montre bien la situation de déroute de certains enseignants.
« Ce n’est pas un cours que tous les professeurs ont l’habitude de faire, note Véronique Grandpierre. Or on leur demande de le faire à un moment difficile. Il faut mobiliser des connaissances qu’on n’utilise pas d’habitude… D’où l’importance de former chacun.« .
Le manque criant de formation
Pourtant, la formation initiale est très légère, voire inexistante sur le sujet de la laïcité pour une partie des professeurs. De nombreux enseignants interrogés confient n’avoir reçu aucun cours sur le sujet, ou alors un contenu très faible. Le rapport Obin d’avril 2021 sur la formation des personnels à la laïcité et aux valeurs de la république fait ce constat : « Dans le premier degré, pendant l’année scolaire 2018-2019, seul un enseignant sur cent environ a suivi une journée de formation (en moyenne) sur le thème « laïcité et valeurs de la République » ; un taux dramatique et en chute libre puisqu’il était cinq fois supérieur trois ans auparavant ».
Jérémie (le prénom a été changé), 25 ans, professeur stagiaire de mathématiques, partage ses journées entre ses cours dans un collège parisien et la faculté. « L’année dernière, on a eu un enseignement commun à toutes les formations de master 1 second degré [NDLR : collège et lycée], quelques heures consacrées à la laïcité. Mais c’était extrêmement superficiel », regrette le jeune homme. Cette année, il a donc choisi l’option « enseignement laïc des faits religieux ». « J’ai eu un cours d’histoire des religions, mais on ne m’a pas appris le ‘comment enseigner’ », précise-t-il. A quelques mois de sa première rentrée en tant qu’enseignant titulaire, Jérémie ne se sent pas “correctement préparé pour traiter ces questions ».
Pour combler le manque de formation, les professeurs peuvent passer par la formation continue. Depuis quelques mois, la formation laïcité s’est développée, dans le sillage du rapport Obin. Un module d’une dizaine d’heures sur le sujet est proposé au personnel scolaire via les académies. Les professeurs peuvent s’y inscrire sur la base du volontariat, ou bien être forcés à le faire par leur chef d’établissement.
A Paris, c’est Véronique Grandpierre qui encadre l’équipe laïcité. Les établissements peuvent faire appel à l’équipe pour demander conseil, de façon préventive ou après une atteinte à la laïcité – par exemple, un élève qui refuse de suivre le cours sur l’évolution en SVT. Il existe d’ailleurs un formulaire en ligne de signalement des atteintes à la laïcité, qui permet aux professeurs de contacter l’équipe laÏcité de l’académie dont ils dépendent.
Suivant la situation, l’équipe se déplace dans l’établissement et construit une formation « sur-mesure » avec l’aide du chef d’établissement et des professeurs. L’année dernière, Véronique Grandpierre a, par exemple, été contactée à propos d’une sortie scolaire au cours de laquelle des élèves de quatrième devaient visiter une mosquée, une synagogue et une église. « On a eu les trois cas de figure, de jeunes qui refusaient de rentrer dans chacun des bâtiments, explique la référente. On a discuté avec les élèves pour essayer de voir où était le problème. » A l’occasion d’un cours d’histoire sur l’architecture religieuse, les élèves avaient vu des photos de lieux de culte. « Ce qui les dérangeaient, c’était de rentrer pour de vrai dans ces lieux. On leur a expliqué que ce n’était pas une sortie touristique, ni une sortie pour convertir les gens et qu’aller voir un monument religieux relevait du cours… C’est quand même beaucoup mieux de voir par soi-même que sur diapositive ! ».
“En même temps, l’information ne passe que quand on rencontre un problème »
Ces différents dispositifs sont encore très peu connus des professeurs. La plupart des personnes interrogées au cours de cette enquête ne connaissaient pas l’existence de cette aide qu’ils peuvent solliciter. « En même temps, l’information ne passe que quand on rencontre un problème, remarque une professeure de lettres classiques, Sinon, on n’a pas le temps de se demander ‘en cas de problème, qu’est-ce que je fais ?’ ».
Autre problème, plus pratique : pour effectuer une formation continue, il faut pouvoir être remplacé dans la classe. Or, le manque criant d’effectifs chez les professeurs entraîne souvent un renoncement à ces formations, les enseignants ne voulant pas abandonner leurs élèves une dizaine d’heures sans remplacement possible. Même soucis du côté des inspecteurs chargés de dispenser cette formation, ils ne sont pas assez nombreux d’après le rapport Obin.
La complexité administrative
Parmi les aides proposées aux professeurs pour parler à leurs élèves de laïcité, il y a aussi une série de contenus et recommandations disponibles sur le site Eduscol, consacré aux personnels éducatifs. Mais la plateforme est peu intuitive. Face à une question sur la laïcité, »Les institutionnels, ils peuvent vous répondre qu’il y a un site Eduscol. Je vous avoue, quand j’arrive là-dessus, ils me font bien rire : ce n’est pas très facile, ce n’est pas du clé en main », explique Catherine, l’institutrice.
“Le problème, c’est que même les professeurs ne savent pas comment fonctionne l’Education nationale »
Au sein de l’Éducation nationale – premier employeur du pays avec près d’un million de travailleurs – la parole n’est pas unanime. « Le problème, c’est que même les professeurs ne savent pas comment fonctionne l’Education nationale. C’est une très grosse administration pour laquelle il est difficile de faire des généralités. Il ne faut pas croire qu’il y a une parole unique qui tombe de haut en bas selon le mythe de l’Etat jacobin », expose Philippe Gaudin, directeur de l’Institut d’étude des religions et de la laïcité.
Parmi les exemples de cette complexité administrative et institutionnelle, il y a l’emblématique affaire Matthieu Faucher. En 2017, cet enseignant à Malicornay (Indre) donne à ses élèves des extraits de l’Ancien Testament et des Evangiles dans le cadre d’un cours sur les religions. Du jour au lendemain, il est muté d’office par son académie, estimant qu’il « avait exploité des sources religieuses inadaptées à l’âge de ses élèves et contraires au principe de neutralité et de laïcité ». Or, le tribunal administratif de Limoges puis la Cour d’appel de Bordeaux ont successivement jugé cette sanction injustifiée : le fait de montrer ces textes religieux avec une explication contextuelle ne constitue pas une infraction à la laïcité. Preuve que, sur ce sujet, les institutions marchent sur un fil.