Aurélie Loek
Le 17 novembre 2018, un peu partout en France, sur les ronds-points et bloquant certaines routes, des personnes se rassemblent pour protester contre la hausse du prix de l’essence. De profils divers aux premiers abords, ils s’unissent à travers un signe distinctif : le gilet jaune.
Ce premier jour de manifestation, intitulé “Acte I” sera par la suite ritualisé tous les samedis, donnant naissance au mouvement des Gilets Jaunes, qui s’imposera comme une force contestataire, bien que changeante politiquement et sans clairs représentants. Les journées de mobilisation se poursuivront avec plus ou moins d’intensité, rejoindra par la suite le mouvement de mobilisation contre la réforme des retraites à la rentrée 2019, pour ne s’arrêter véritablement qu’en mars 2020, avec la mise en place du confinement pour éviter la saturation des hôpitaux face à la propagation du Covid-19.
Diverses raisons motivent la mobilisation, et celles-ci changeront au fil du temps. Le mouvement se positionne cependant clairement contre le président de la République Emmanuel Macron et son gouvernement. Cette opposition se manifeste à travers les pancartes, slogans et revendications du mouvement, mais aussi à travers les lieux investis ou dégradés et contre lesquels pourront se déverser la violence de certains manifestants. Tout le long du mouvement, la colère contre les élites est prégnante. Le rétropédalage de la part du gouvernement sur une hausse de la taxe carbone – en partie responsable de la hausse du prix du carburant qui a déclenché la mobilisation – et la mise en place d’aides sociales n’a pas calmé la mobilisation. Cela montre que les racines de ces mobilisations s’inscrivent dans des raisons extérieures à cette hausse des taxes.
Au Royaume-Uni, ce mouvement de protestation est particulièrement suivi par les médias britanniques, notamment à la naissance de la mobilisation. Selon une étude réalisée de novembre 2018 à février 2020 par la rédaction de la chaîne publique Channel4 qui répondait au reproche selon lequel les médias traditionnels ne couvraient pas ce mouvement, des sujets sur les gilets jaunes ont été effectivement diffusés dans les médias britanniques. Que ce soit sur les chaînes de télévision, publiques à travers le groupe de la BBC ou privées, comme Skynews, que dans la presse écrite, quelle que soit la ligne éditoriale, les médias britanniques ont parlé des Gilets Jaunes.
L’analyse d’un corpus d’articles publiés à ce propos, et provenant la fois de grands médias nationaux comme The Guardian, The Times, The Telegraph, The Economist ou The Financial Times, de médias web comme The Independant ou TheHuffingtonPost britannique, ou de tabloïds comme The DailyMail et The Sun, permettent de distinguer et d’expliquer la représentation de ce mouvement et par là, d’analyser les pratiques journalistiques face à la couverture de cet événement.
Le 1er décembre 2018, s’ouvre l’« Acte III » des Gilets Jaunes. En tout, ce sont quelque 136.000 manifestants qui se mobilisent partout en France, selon un bilan dressé par le ministère de l’Intérieur. Cet acte est surtout marqué par des heurts violents, notamment à Paris. Sur les Champs-Élysées, des affrontements entre les forces de l’ordre et les manifestants commencent dès 9 heures du matin et durent toute la journée. Des voitures sont incendiées, des bâtiments, parmi lesquels une agence bancaire et l’Arc de Triomphe, sont vandalisés. 263 blessés sont recensés, dont 23 policiers. 412 personnes sont interpellées et 378 parmi elles sont placées en garde à vue.
Les images de ces affrontements marquent au-delà des frontières. Dans un micro-trottoir réalisé par l’AFP et diffusé sur la chaîne Youtube du Figaro, des Britanniques réagissent aux manifestations des Gilets Jaunes, et soulignent la violence du mouvement. « Ça ne justifie pas ce genre de violence et ce qui s’est passé là-bas est tout à fait inapproprié”, estime un dénommé Richard. L’hebdomadaire britannique libéral The Economist affiche en une la statue de Marianne, exposée à l’intérieur de l’Arc de Triomphe, dont le visage a été brisé. Les images du plus grand rond-point de France embrumé dans les fumées des gaz lacrymogènes, où se détachent les gilets jaunes des manifestants font le tour des chaînes de télévision. Le quotidien The Guardian décrit la journée comme “some of the worst civil unrest in more than a decade” (les pires troubles civils depuis plus d’une décennie), tandis que The Telegraph, un quotidien, plutôt qualifié de soutien au parti conservateur, qualifiait les images de la manifestation précédente de “war scenes” (scènes de guerre).
Particulièrement marquantes, ces images de l’“Acte III”, comme celles de tous les affrontements liés aux Gilets Jaunes, semblent définir le mouvement dans les médias britanniques. C’est via ce prisme en particulier que le mouvement des Gilets Jaunes est traité. À la suite des manifestations, certains médias, comme le Guardian ou le Telegraph, exploitent les images, particulièrement symboliques, à leur disposition, en faisant des articles-diaporamas. Des vidéos des manifestations sont transformées en papier dans ces médias où la déclinaison web a pris le dessus, même pour les quotidiens de référence. Par exemple, en marge de la mobilisation lors de l’acte 67, une vidéo d’une voiture retournée par des hommes vêtus en noir à Lille est devenue virale, au point que le DailyMail en a fait un article.
Pour Charles Bremner, correspondant pour The Times, ces images, spectaculaires en tant que telles, ont contribué à la couverture du mouvement. “C’était très visuel, ça a énormément aidé”, assure ce correspondant, à Paris depuis 2014, mais qui avait déjà occupé ce poste plusieurs années auparavant. La place des réseaux sociaux dans la mobilisation du mouvement aide également. Beaucoup de vidéos et d’images des manifestations sont publiées par les journalistes sur place ou par les manifestants eux-mêmes, notamment à travers des liens de streaming, permettant presque instantanément de suivre la mobilisation à distance.
Cette concentration médiatique sur les dégradations et la violence pose problème pour Charles Bremner, qui juge qu’elle simplifie les événements et exagère la violence. “Le visuel compte beaucoup et ça a beaucoup amplifié la réalité des Gilets Jaunes”, estime-t-il. Cette représentation médiatique n’est pourtant pas propre à ce mouvement, ni aux médias britanniques. La surreprésentation de la violence protestataire s’inscrit plutôt dans le traitement médiatique en général des mouvements sociaux. C’est d’ailleurs ce qu’avait pu montrer un des premiers travaux sur la question, mené par James Halloran, Philipp Elliott et Graham Murdock lors d’une manifestation pacifiste contre la guerre du Vietnam, à Londres, le 27 octobre 1968.
Dans leur ouvrage, intitulé Demonstrations and Communication, les chercheurs ont montré que les journalistes de presse et de télévision avaient anticipé plusieurs semaines à l’avance un événement violent, et ont ensuite maintenu cette interprétation a priori, alors même qu’elle était démentie par les faits. Les journalistes se sont concentrés essentiellement sur des cas isolés de dégradations et de rares affrontements entre policiers et manifestants plutôt que de couvrir le côté pacifique de la manifestation. Ainsi, la répétitivité des marches des Gilets Jaunes a pu également entraîner un traitement a priori avec un article à la fin de la journée faisant le bilan du nombre de manifestants, mais aussi d’interpellations et de dégradations. Plutôt que de traiter chaque samedi comme un événement particulier, des médias ont ainsi pu être tentés d’inscrire toutes les marches dans ce même schéma de manifestation qui dégénère ensuite en affrontements.
La presque immédiateté des images, la prégnance des agences de presse dans le fonctionnement des rédactions britanniques, toutes très tournées vers le web et le traitement de l’actualité chaude tendent à court-circuiter le travail des correspondants sur place, qui cherchent à donner une vision plus nuancée des événements. “Il suffit, pour la télévision surtout, mais aussi pour la presse écrite, d’une image d’une personne avec un cocktail molotov à la main. Si c’est de très près, en gros plan, on peut dire que tout Paris est à feu et à sang”, explique Charles Bremner. “Ça m’a énervé à l’époque parce que je voyais les gros titres dans la presse et aussi à la télévision britannique qui faisaient croire que le président Macron était sur le point de tomber, est-ce que le gouvernement va chuter, est-ce qu’il peut maintenir le pouvoir, etc, etc… C’était énormément exagéré, il n’y avait pas la moindre menace”, se souvient-il.
De même pour Victor Mallet, chef du bureau parisien du Financial Times. “Même si le journaliste qui sur place dit ‘écoutez, c’est un samedi normal à Paris, avec des émeutes et des voitures qui brûlent’, bien sûr, les lecteurs ne pourront pas s’empêcher de penser ‘mais c’est le désastre, c’est la guerre en France’”, résume-t-il. Pour tenter de contrer cette surreprésentation de la violence, les correspondants tentent d’imposer des angles plus magazines, afin de nuancer les événements et montrer que le mouvement ne se résume pas aux manifestations tous les samedis. Ce sont dans les médias où des journalistes sont présents ou envoyés sur place que des portraits des figures du mouvement sont réalisés, ou que des reportages, en dehors de Paris, sont produits. Un fait rare puisque la couverture du mouvement des Gilets Jaunes dans la plupart des autres médias britanniques est principalement concentrée sur la capitale, où les journalistes des agences sont présents et où les affrontements sont les plus forts.
Ce traitement parisien est d’ailleurs un problème qui se pose aussi pour les correspondants, puisqu’ils sont eux-mêmes basés, pour la plupart, à Paris. “Ça a toujours été un problème parce que la France est un pays très très centralisé pour le pouvoir, et pour cette raison-là, il a toujours été difficile de trouver le temps de sortir de Paris”, regrette Victor Mallet, qui assure par ailleurs que “le plus important, c’est de ne pas s’isoler totalement à Paris. C’est un risque qui est arrivé dans le passé et qui doit être évité.” Pour Charles Bremner, qui contrairement à ses compatriotes, habite et travaille depuis “un village à côté de Rambouillet”, cette localisation en dehors de la capitale a été un avantage pour couvrir le mouvement.
« J’ai senti que ça allait être important bien avant l’événement »
“J’ai senti que ça allait être important bien avant l’événement. C’était vers le mois de septembre, je voyais sur les réseaux sociaux et je voyais le bruit de fond qu’il y avait. J’avais des voisins qui parlaient de ça avec approbation et j’ai senti qu’il y avait un mouvement qui commençait”, raconte le journaliste. Charles Bremner joue alors le rôle dévolu aux correspondants, en étant la vigie de son journal en France. Le correspondant est un “traducteur de contexte”, comme les chercheurs Oliver Hahn et Julia Lönnendonker ont pu le définir dans un article intitutlé “Foreign Correspondents as Context Translators between Cultures: Interdisciplinary Theory Model of Journalistic Transfer and Translational Equivalency”, publié en 2010. Il réussit ainsi à expliquer ce qui peut être confus grâce à sa connaissance du pays et la veille qu’il réalise.
Pour autant, celui-ci rapporte que ce rôle n’est plus exclusivement dévolu au correspondant. “J’ai même fait un papier pour le journal pour annoncer que ça allait être grave. Or, je m’en rappelle, je n’étais pas très content parce qu’ils ont beaucoup réduit le papier, ils ont changé le papier parce qu’ils ne me croyaient pas”, rapporte le correspondant. Cette anecdote est révélatrice d’une évolution du métier qui avait déjà été observée par le chercheur Jérémie Nicey, notamment dans un article intitulé “Les correspondants de presse étrangère en France”. Les correspondants ne sont “plus les seuls yeux à l’étranger des lecteurs et des chefs au siège”. À travers les fils d’agence, les rédacteurs en chef sont alertés à plusieurs milliers de kilomètres de ce qu’il se passe, faisant parfois plus confiance à ces dépêches plutôt qu’aux observations des correspondants.
Même s’ils permettent d’introduire de la nuance et de donner plus de contexte aux événements, notamment sur le mouvement des Gilets Jaunes, le traitement de cette mobilisation montre à quel point les correspondants sont de plus en plus absorbés par les impératifs et commandes de production sur l’actualité chaude. Les angles “froids” sont plus rares que les traitements “à chaud” des mobilisations, alors même que le mouvement a duré près d’un an et demi. Face au manque de temps et à la nécessité de produire toujours plus, en particulier pour le site web de leur journal, les correspondants peuvent de moins en moins se consacrer à un traitement plus magazine qui leur permet pourtant d’introduire des représentations plus nuancées du mouvement.
Il semble également que cette représentation d’une violence protestataire de la part des Gilets Jaunes a également été accentuée par les médias britanniques parce que cela confortait une certaine vision de la France au Royaume-Uni. De nombreux journalistes français ont pu pointer un “French bashing” dans les médias britanniques, que Sonia Delassale-Stolper, correspondante française de Libération à Londres de l’époque, appelait “schadenfreude”, ou “joie malsaine” ressentie par les Britanniques à l’égard de leurs compatriotes français. Pour le correspondant Charles Bremner “Les Britanniques s’intéressaient pas mal au sujet” des Gilets Jaunes, parce que selon lui, “ils aiment toujours voir ce qu’il se passe en France, surtout quand c’est mauvais. Il y a une espèce de rivalité entre les deux, surtout du côté britannique, un peu moins du côté français”.
Cette surreprésentation de la violence correspondrait ainsi à une demande de la part du public tout en se fondant sur des préjugés liés à la France. “Toute l’histoire des Gilets Jaunes correspond à la ‘narrative’ (récit) de la France”, assure Charles Bremner, “ce sont les révolutions, les jacqueries, les révoltes, les émeutes… ” Dans la vidéo de l’AFP précédemment citée et publiée sur la chaîne Youtube du Figaro, un passant retraité, nommé Robert Gun, assure : “Les Français ont l’habitude de faire des manifestations assez violentes, que ce soit des fermiers qui bloquent les routes avec des moissonneuses-batteuses ou des bateaux de pêche qui attaquent d’autres navires etc… C’est un peu le mode de vie en France”.
Reprenant cette imaginaire, Charles Bremner produit une analyse pour le Times dans laquelle le mouvement des Gilets Jaunes est qualifié de “French revolution (révolution française)” à laquelle le “King Macron (roi Macron)” doit faire face. Un dessin humoristique d’Andrzej Krauze, publié dans The Guardian, reproduit La Liberté guidant le Peuple de Delacroix, version Gilets Jaunes. Dans une analyse du mouvement pour The Economist, l’article rappelle que “Paris is used to theatrical and periodically violent street protest (Paris est habituée aux manifestations théâtralisées et régulièrement violentes)”, qualifiant dans un autre article le mouvement de “lastest rebellion (dernière rebellion)” ou de “political insurgency (insurrection politique)” quand The Telegraph utilise même le terme de “riots (révoltes)”.
Andrzej Krauze on the gilets jaunes protests – cartoon: Protests against Emmanuel Macron have brought Paris to a standstill Continue reading… https://t.co/B9M5NvM4qI #TheResistance #ImpeachTrump #NotMyPresident pic.twitter.com/tAE9BKDfGD
— Patrick Willey (@cahulaan) December 12, 2018
Cet imaginaire est d’autant plus facile à mobiliser pour les correspondants étrangers que certains Gilets Jaunes eux-mêmes le font. Certaines photos des manifestants les montrent portant un bonnet phrygien et d’autres revendiquent même de vouloir faire la révolution. La plupart des articles sur les Gilets Jaunes mettent en scène une opposition entre un mouvement populaire symbolisé par les manifestants face à un pouvoir politique élitiste, incarné par Emmanuel Macron. Or effectivement, lors des mobilisations de Gilets Jaunes, la figure du président de la République est souvent visée. Celui-ci est qualifié de “président des riches”, et à travers lui, la question de la représentation politique en France est posée.
Si cet antagonisme est donc bien mis en avant par les médias britanniques, la crise de la représentativité que le mouvement pose est, elle, bien moins abordée. Le temps du “Grand débat” a certes été évoqué, mais pas par toute la presse. Ce sont principalement les médias qui emploient des correspondants comme le Financial Times qui ont traité de ce sujet. De plus, cette confrontation binaire tend à invisibiliser la diversité des profils qui ont composé le mouvement des Gilets Jaunes, mais aussi son exceptionnalité. Contrairement aux autres manifestations qui ont pu se produire en France, celles-ci se sont démarquées par le fait qu’elles n’étaient pas encadrées par les syndicats comme cela se fait habituellement dans le pays. Aucun chef n’a pris le contrôle, le mouvement revendiquant dès le départ une organisation horizontale.
“Le mouvement visait Macron personnellement parce que lui représentait tout ce qu’ils détestaient, l’arrogance, etc… et aussi, c’est beaucoup plus facile à écrire, un papier, un sujet s’il y a un être humain au centre. On ne peut parler généralement de mouvements d’idées ou de protestations, ça n’a pas beaucoup de sens sans dire contre qui ou qui il s’agit. Il faut personnaliser. Dans la presse, on fait comme ça, on raconte une histoire, avec des gens”, assure Charles Bremner. Même si cela ne l’a pas empêché de capter les nuances de ce mouvement et de les mettre en valeur dans d’autres articles, le correspondant assume de renforcer certains stéréotypes. “En tant que journaliste étranger, on aime raconter ça, ça renforce l’image un peu caricaturale de la France, qu’a un peu tout le monde en dehors de la France”, reconnaît-il.
Ces images n’empêchent pour autant pas les correspondants de capter la réalité du mouvement, étant donné qu’ils y sont confrontés à chaque reportage. Charles Bremner le rappelle : “En France, on a plutôt l’habitude de voir des gens de gauche ou les syndicats, ou les étudiants manifester. Là, il y avait des gens qui n’étaient pas du tout dans cette catégorie et ce qu’on a vu de plus en plus, c’étaient des électeurs du Front National”. Interrogé sur ce qui l’a le plus frappé par les Gilets Jaunes, Victor Mallet s’étend également sur l’évolution du mouvement au fil du temps. “Après quelques mois, le phénomène Gilets Jaunes s’est vraiment transformé. Je crois qu’il n’y a pas assez de gens qui ont conscience de comment ça a changé. Vers la fin, c’était vraiment le retour à un phénomène assez traditionnel, plutôt de gauche, des anarchistes, contre le pouvoir… Mais au début, c’était pas ça du tout. Au début, les manifestants étaient plutôt, pas forcément ‘rural’ mais souvent, ils étaient de droite, voire d’extrême-droite”, raconte le chef du bureau parisien du Financial Times. Les correspondants captent donc l’exceptionnalité du mouvement notamment grâce à leur expérience et leur connaissance du pays. Cet élément est aussi mis en avant par Lucy Williamson, journaliste en France pour la BBC. “L’un des avantages de gérer un bureau à plein temps en France est que l’équipe est parfaitement au courant du contexte des événements et est immergée dans la vie du pays”, souligne-t-elle.
« Nous nous sommes efforcés de ne pas rendre compte exclusivement de la violence »
Ainsi, au-delà d’articles qui recensent les dégradations causées par les manifestants et qui campent le phénomène Gilets Jaunes comme un simple mouvement de contestation, les correspondants peuvent sortir de ce schéma grâce au reportage et aux interviews réalisées sur le terrain. “Nous nous sommes efforcés de ne pas rendre compte exclusivement de la violence, mais de toujours fournir un contexte et/ou un éventail de voix provenant de la rue, montrant l’étendue politique, sociale et géographique des manifestants, en particulier au cours des premiers mois des protestations. Nous avons également couvert les préoccupations liées à la violence policière, ainsi que le débat politique à ce sujet. Et nous avons continué à couvrir le mouvement même après qu’il ait quitté les gros titres des journaux britanniques”, défend la journaliste, en France depuis sept ans.
Certains journalistes vont même jusqu’à dénoncer ces représentations, qui peuvent alimenter des théories, facilement reprises sur les réseaux sociaux. C’est le cas de Kim Willsher, l’une des correspondantes du Guardian et de l’hebdomadaire du groupe, The Observer. Dans un article, la journaliste rejette des accusations de minimisation des événements. “La France est déchirée par la guerre civile, le président Emmanuel Macron se cache dans un château entouré par l’armée et des centaines de personnes sont mortes”, commence-t-elle avant de tourner rapidement en dérision cette théorie. “Les faits sont un peu moins sensationnels. Il n’y a pas de guerre civile en France, Macron est à l’Élysée et est sorti dîner en ville au moins une fois la semaine dernière. Le président est impopulaire – comme le sont tous les présidents français modernes jusqu’à leur mort, où ils deviennent des héros nationaux. Mais il n’est pas menacé d’un renversement imminent par des masses en colère”, écrit cette journaliste qui exerce son métier en France depuis vingt ans.
Si effectivement, il est rappelé que les Français ont une tendance à manifester régulièrement, les correspondants pointent malgré tout le côté exceptionnel du mouvement des Gilets Jaunes, ne minimisent pas la violence de certains événements, mais cherchent également à aller au-delà, une tendance qui est plus difficile à parvenir pour les médias qui n’ont pas de journalistes sur place. Du côté d’un média web comme The Independent par exemple, les analyses sont faites par des éditorialistes qui n’ont bien souvent peu d’expériences du terrain et qui vivent également les événements depuis le Royaume-Uni.
Le chercheur Jérémie Nicey rappelle dans son article à quel point les correspondants de presse étrangère sont malgré tout confrontés à un paradoxe, “une lutte intérieure permanente entre les préjugés sur la communauté décrite (en l’occurrence les Français) et l’habituelle réduction journalistique des cas”. Le chercheur souligne donc que les correspondants sont soumis à leur subjectivité dans le traitement de l’information, “puisqu’issue de leur regard distancié et extra-culturel”. Pour autant, c’est ce regard qui permet de rendre le rôle du correspondant toujours actuel malgré les transformations numériques du métier. En ayant les clés de compréhension liées au fonctionnement de la société française et des mouvements sociaux en France, les correspondants britanniques ont tenté de rendre intelligible le mouvement des Gilets Jaunes qui malgré son apparente proximité pour l’audience britannique, en terme d’espace et de culture, a pu paraître malgré tout confus par sa complexité. Il semble alors que c’est aux correspondants de rendre intelligible ce mouvement, en apportant de la nuance et/ou de la distance, avec davantage d’intensité que des journalistes peuvent le faire depuis Londres.