Le traitement médiatique des populations voyageuses à travers le pèlerinage aux Saintes-Maries-de-la-Mer

Etienne Bianchi

Le traitement médiatique des populations voyageuses à travers le pèlerinage aux Saintes-Maries-de-la-Mer

Le traitement médiatique des populations voyageuses à travers le pèlerinage aux Saintes-Maries-de-la-Mer

Etienne Bianchi
Photos : AFP
22 novembre 2021

Chaque année, lors des 24 et 25 mai, a lieu le pèlerinage catholique des Saintes-Maries-de-Mer, où se réunissent de nombreux croyants issus des communautés des gens du voyage, venus rendre hommage à Sara. L’occasion pour les médias de travailler différemment auprès de cette population habituellement reléguée aux pages faits-divers. 

“Nous sommes bien sûr trop habitués à l’ordre, nous faisons trop cas de la raison. Ici, on cesserait d’être si on pensait”. C’est par ces mots que, le 25 mai 1960, la télévision nationale française synthétisait l’ambiance qui règne lors du pèlerinage des Gens du Voyage aux Saintes-Maries-de-la-Mer dans les Bouches-du-Rhône. Bien que ce commentaire ne puisse plus exister de nos jours suite à l’évolution des pratiques journalistiques qui tend à réduire l’expression de la sensibilité du rédacteur notamment lors des heures de grande écoute, il marque la différence médiatique qui existe entre les populations nomades qui “cesseraient d’être” si elles pensaient, les renvoyant donc à un état de sensibilité absolu, et les sédentaires faits “d’ordre” et de “raison”. 

Cette différence dans le traitement médiatique entre les voyageurs et les gadjé (les personnes n’appartenant pas aux communautés des gens du voyage) est visible depuis des décennies et, malgré les efforts mis en place dans les rédactions pour réduire cet écart, apparaît toujours dans certaines productions journalistiques. Notamment lors d’un événement religieux de grande importance pour ces communautés : le pèlerinage aux Saintes-Maries-de-la-Mer. 

Le pèlerinage des Saintes, patrimoine ou folklore ?

Date majeure dans le calendrier chrétien des gens du voyage, ce rassemblement à lieu chaque année (exception faite des éditions 2020 et 2021, annulées en raison de la situation sanitaire) lors des 24 et 25 mai aux Saintes-Maries-de-la-Mer. Des milliers de voyageurs viennent de toute l’Europe pour rendre hommage à Sara la Noire (Sara e Kali en langue romani), sainte et patronne de ces communautés. Ce pèlerinage suscite l’attention des médias qu’ils soient locaux, régionaux ou encore nationaux.

Comme le montre l’extrait cité plus haut, cet intérêt est ancien, les premiers reportages audiovisuels datent des années 1960. Diffusé lors du journal national du 25 mai 1960, le pèlerinage est traité avec un reportage sur place. Les gens du voyage, appelés “gitans” ou “forains”, sont considérés comme un “peuple” à part. Le rédacteur les distingue notamment du reste de la population en employant le “eux” et le “nous”. Le sujet est abordé sous un angle très folklorique, le texte fait la part belle aux « matrones prophétiques” tandis que les images montrent des processions accompagnées de cavaliers et guitaristes. Un tapis sonore composé d’un chant que l’on suppose issu de ces communautés rythme le sujet. Le reportage se veut porteur d’une ambiance et représente un moment spirituel plutôt qu’un sujet sur le pèlerinage en lui-même.

C’est sur ce dernier point que se distingue, 57 ans plus tard, le sujet diffusé lors du journal de 13h sur TF1. Diffusé le 25 mai 2017, il s’ouvre sur le début de la procession célébrant Marie-Salomé et Marie-Jacobé à la sortie de l’église des Saintes. Des images de la veille, lors de la sortie de la statue de Sarah, sont aussi montrées. Le dernier tiers du sujet met l’accent sur l’arrivée de la procession dans la mer. C’est à ce moment-là que le pèlerinage accède à un intérêt éditorial plus important pour les chaînes de télévision, car les images de croyants portant croix et statues dans l’eau sont originales et peuvent s’apparenter à du folklore. D’autant plus lorsque que le sujet concerne des populations qui sont plus souvent impliquées dans la rubrique fait-divers (voir partie II) que dans celle du patrimoine. 

Le pèlerinage aux Saintes est aussi traité par les rédactions locales et la presse quotidienne régionale (PQR). Le reportage de France 3 PACA diffusé le 25 mai 2018 montre aussi des images de la procession et, par la voix de la rédactrice, offre un historique de l’événement pour l’ancrer dans un contexte régional. Il est aussi le seul à faire la distinction entre les communautés (Manouches, Gitans, Yéniches) présents tandis que les autres sujets étudiés plus haut préféraient le terme générique et usuel (mais faux) de “Gitans”. Un choix de vocable qui ne dérange pas l’anthropologue Marc Bordigoni qui a longtemps travaillé sur le pèlerinage des Saintes : “Quand on dit les Gitans, ça regroupe tous les groupes que les spécialistes distinguent comme gens du voyage”. 

Cette appellation est aussi présente dans la presse écrite pour désigner ce rassemblement. Ainsi La Provence, dans un article publié le 25 mai 2013 titre “le pèlerinage des Gitans aux sources de la foi”. On retrouve encore le terme de “peuple gitan” dans un article intitulé “le peuple gitan prêt à fêter Sara” paru le 22 mai 2014. Ce choix sémantique semble être un choix “habituel” qui tient plus d’une désignation traditionnelle de l’événement que d’un choix éditorial précis. Car tous les Voyageurs participant à ce pèlerinage ne sont pas Gitans. Le terme alors employé restitue mal la diversité des personnes présentes, mais ainsi présenté comme le “pèlerinage des Gitans” la célébration des Saintes et de Sarah prend des allures folkloriques. 

Un folklore qui peut être ethnicisant souligne Marc Bordigoni qui souligne l’événement possède “une dimension touristique qui permet de voir “nos sauvages””. Pour autant, le chercheur explique que les principaux concernés peuvent jouer de cet aspect folklore ethnique, notamment “les musiciens dont le pèlerinage est l’occasion de se produire”.

Les gens du voyage traités sous l’angle de la foi

Cette folklorisation d’un événement religieux marque une bascule dans l’angle médiatique habituel pour médiatiser ces communautés. Lors du pèlerinage aux Saintes, les Voyageurs sont abordés sous l’angle de la foi. Une foi présentée comme folklorique certes, mais foi quand même qui leur permet d’avoir un traitement médiatique “positif”. Ce pèlerinage est assez peu traité dans la presse religieuse. Ainsi, le journal La Croix y consacre simplement un article, anglé sur la figure de Sara, dans le cadre de sa série d’été intitulée “Tourisme de légende” datant d’août 2018 ainsi qu’un autre dans ses pages d’été de 2011. La situation est quasiment identique pour le quotidien spécialisé Le Pèlerin qui traite assez succinctement de ce pèlerinage. 

Les 24 et 25 mai sont aussi un moment où les gens du voyage bénéficient d’une présence en Une des titres de PQR. C’est ainsi que l’édition Gard du quotidien Midi Libre choisit, le 25 mai 2016, de mettre en avant ce fervent rassemblement. “Une immense ferveur au pèlerinage” titre le quotidien d’Occitanie, mettant en avant une photo de la procession arrivant sur la plage. Il est cependant à noter que le rassemblement des voyageurs est en concurrence avec un article sur les tensions engendrées par la loi Travail sous le quinquennat de François Hollande ; la police d’écriture est d’ailleurs plus importante pour cette dernière information et est donc la première chose vue par le lecteur. 

Pour autant, cette manière de traiter médiatiquement les voyageurs est une exception, car la plupart du temps, ces communautés sont confinées à la rubrique faits-divers. Une rapide recherche internet suffit à s’en convaincre. “Coups de feu chez les gens du voyage : quatre interpellations”, “Villeneuve d’Ascq : la troisième édition d’Ekiden annulée à cause des gens du voyage” ou encore “La présence des gens du voyage au Petit-Port”. À chaque fois, les voyageurs sont présentés comme une nuisance source présumée d’incivilités voire de délinquance, contribuant à créer une figure négative et ainsi nourrir un antitsiagnisme assumé. 

Dans son livre Où sont les “gens du voyage” ? Inventaire critique des aires d’accueil (éditions du commun, 2021), le juriste William Acker, lui-même voyageur, démontre une “logique cyclique” de la production médiatique lorsqu’il s’agit de parler des gens du voyage. Ainsi, selon lui, de mai à septembre, les médias se concentrent sur les difficultés d’accueil des groupes de voyageurs, puis entre août et les mois d’hiver les productions médiatiques traitent des installations illégales de petits groupes lors des fermetures administratives des aires d’accueil. Une analyse que l’on peut aisément vérifier. Entre le 22 et le 29 septembre 2021, 35 articles sur les voyageurs sont affichés sur Google actualité. Sur ces 35 productions, 23 abordent la thématique de l’accueil de ces communautés notamment à travers l’installation des populations dans les aires de grand passage. Dans ces 23 articles, 7 rapportent que le maire, où un élu, refuse que les voyageurs s’installent sur sa commune et 7 autres étudient l’installation illégale sur des terrains privés. Enfin, il est intéressant de noter l’article de Ouest France “Aires d’accueil des gens du voyage : toutes les communes angevines ne sont pas en règle” qui rejoint le travail de William Acker établissant qu’une écrasante majorité des communes françaises ne respectent pas la loi concernant l’accueil des Voyageurs. Le travail du juriste rapporte que sur les 34 836 communes de France métropolitaine, seules 1 255 se conforment à la législation en vigueur, soit 3,6 %. 

Des stéréotypes toujours vivaces

Pourtant, même traités de sous des angles différents, les gens du voyage font toujours l’objet de certains stéréotypes, notamment sur deux aspects : leurs habitations et la propreté. Concernant la première catégorie, l’arrivée massive de ces communautés entraîne de facto une présence accrue de véhicules habitables dans la commune des Saintes. Dès lors, en PQR, l’angle de la circulation dans la ville devient opportun. C’est notamment le cas dans le traitement médiatique de La Provence. Un article publié le 20 mai 2021 dans l’édition d’Arles, intitulé “L’accès aux Saintes interdit aux véhicules habitables”, montre qu’il s’agit d’un angle important. En l’occurrence, l’article rapporte que les caravanes et campings-car ne pourront pas s’installer dans la ville jusqu’au 25 mai (date du pèlerinage) en raison de la situation sanitaire. En revanche, on remarque que le soupçon de la violence pèse sur les gens du voyage lorsqu’un gendarme glisse “On craignait que quelques personnes tentent un coup de force”. Cette déclaration peut se lier à certains stéréotypes faisant des gens du voyage, des personnes violentes car liées à des milieux criminels supposés. 

La figure de la diseuse de bonne aventure reste aussi très présente dans certaines productions, anciennes ou plus récentes. Comme vu précédemment, le reportage télévisé de 1960 postule que les “Gitans explosent” de “matrones prophétiques”. Plus récemment l’article de La Provence publié le 19 mai 2015, et intitulé “Les Saintes-Maries plongent dans l’ambiance gitane”, s’ouvre aussi sur “une vieille gitane” qui propose de lire l’avenir dans les lignes de la main tandis qu’une autre propose des médailles de bonne fortune. Ces figures sont associées à l’imagerie mystique voir superstitieuse qui entoure ces communautés. 

L’insécurité est aussi un stéréotype qui imprègne le traitement médiatique, étant très lié à l’aspect fait-divers. Si le pèlerinage des Saintes peut être le théâtre de “bagarres et de vols” comme le rapporte Guillaume Rancou, journaliste à La Provence à Arles, ces faits ne sont pas plus nombreux que dans d’autres rassemblements religieux, comme en témoigne l’absence d’articles sur cet angle. 

Pour Marc Bordigoni, la presse, surtout locale, utilise trois angles pour traiter des gens du voyage. Le premier est celui du stationnement des véhicules, car “les gens veulent savoir quand les caravanes installées dans le stade voisin s’en iront”. Vient ensuite les faits divers composés de vols et bagarres. Enfin, le chercheur note une troisième catégorie, plus “positive”, en relation avec des artistes issus de ces communautés comme Kendji Girac ou encore les Gipsy Kings. Dans ce cas “on entre dans l’imagerie des Gitans musiciens” explique l’anthropologue. 

Il existe pourtant d’autres manières de traiter médiatiquement les gens du voyage, mais elles sont plus diffusent et s’attachent à la vie quotidienne et à l’intime. C’est notamment le cas dans l’article du Monde intitulé ““Les clientes disent tout, leurs vies, leurs chagrins, leurs histoires” : la France dans le miroir des salons de coiffure”, publié le 17 octobre 2021, qui fait partie de la série “Fragments de France”. Dans ce reportage de Zineb Dryef, plusieurs personnes interrogées font partie des communautés voyageuses, mais sans que cette particularité soit à  l’origine de l’article. Ainsi, les gens du voyage apparaissent comme des Français et non plus comme des nomades qui font l’objet d’un traitement médiatique particulier. 

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