Les enjeux de l’indépendance de la presse

Paul de Boissieu

Les enjeux de l’indépendance de la presse

Les enjeux de l’indépendance de la presse

Paul de Boissieu

 

 

 

La question de l’indépendance de la presse est âprement discutée depuis des décennies. Ces dernières années, alors que les Français tardent à reprendre confiance en leur presse, la création de nouveaux médias a relancé le débat sur les enjeux de l’indépendance.

 

 

 

 

 

 

 

 

Une préoccupation historique

“Menteurs, vendus, collabos!” Ce samedi 29 décembre 2018 l’ambiance est franchement houleuse au pied de la rédaction de BFM TV. Protégés par un vaste dispositif policier, les journalistes de la chaîne sont calfeutrés à l’intérieur. Sous leur fenêtre plusieurs centaines de gilets jaunes crient leur colère. Les jours précédents, un groupe Facebook associé au mouvement avait appelé dans un message particulièrement vindicatif à “assiéger les médias” et précisait avoir à coeur “de mettre en déroute un système médiatique totalement dévolu à l’oligarchie qui ne cesse de nous infantiliser et nous trahir”. 

Cet élan de colère n’est pas un acte isolé. À l’occasion du mouvement des gilets jaunes, les journalistes vont mesurer avec effroi l’ampleur de la colère populaire. Au fil des semaines les agressions se multiplient; à Rouen,des journalistes de LCI et leurs agents de sécurité sont violemment molestés. À Paris, sur les Champs-Elysées ou ailleurs, des reporters sont régulièrement moqués ou conspués. En Loire-Atlantique enfin, une vingtaine de manifestants entreprennent, geste particulièrement symbolique, de bloquer une imprimerie du quotidien Ouest France. 

Dans les mois qui suivent le mouvement des gilets jaunes, plusieurs rédactions font leur auto critique. Pour les journalistes le constat est amer. Les différentes études sont édifiantes. Les statistiques sur la confiance des Français à l’égard de la presse diffusées chaque année par La Croix est sans appel: pour l’année 2019, 71% des Français estiment que les médias n’ont pas pris en compte leurs préoccupations. Dans le même baromètre commandé cette fois en 2020 seuls 46% des Français considèrent que la presse écrite est fiable, un chiffre qui tombe à 40% pour la télévision.

D’où vient cette défiance? Parmi les nombreuses pistes évoquées, plusieurs études insistent sur  la question de l’indépendance. Dans le fameux baromètre commandé par la Croix par exemple, 61 % des sondés jugent que les journalistes ne sont pas indépendants à l’égard des puissances d’argent. 

Ce débat sur l’indépendance n’est pas neuf. Les journalistes eux-mêmes s’écharpent sur cette question épineuse. Certains n’hésitent pas à répéter à l’envi que la sacro-sainte indépendance n’est pas assurée dans le contexte économique actuel. “ Dans l’écosystème assez particulier que crée une presse quotidienne nationale propriété de milliardaires, il y a plein de formes de pression multiple” juge Laurent Mauduit, ancien journaliste au Monde, cofondateur du média en ligne Médiapart. “Il y a un pacte qui a été fait pour protéger l’indépendance du Monde; on a fait un pacte et que ça nous plaise ou non, force est de constater que les actionnaires sont restés dans les clous.”, tempère Paul Benkimou, ancien entré au Monde en 1998, à la tête de la société des rédacteurs du Monde pendant 5 ans. 

Au-delà de déterminer la pertinence de ces accusations,  une chose est indéniable: étude à l’appui, il est avéré que les liens entre les actionnaires et la presse fragilisent la confiance des Français à l’égard de celle-ci. 

Le sujet est historique. Après la seconde guerre mondiale, les errements éditoriaux de la belle époque et de l’entre-deux-guerres, avaient laissé des séquelles profondes. Les mouvements politiques issus de la résistance avaient fait de l’indépendance de la presse un enjeu essentiel de la reconstruction du pays. Depuis quelques années, des journalistes et des chercheurs se sont de nouveau emparés de cette question centrale, et s’efforcent de replacer au centre du débat les enjeux d’une presse indépendante. 

 

Les ambitions d’après-guerre 

 

Si l’enjeu paraît de taille aujourd’hui, force est de constater que les scandales qui secouent la presse française dans la première moitié du XXème siècle ont suscité des controverses autrement plus virulentes. Sous la IIIème république, les journalistes sont loin de se distinguer pas par leur intégrité. Malgré les lois extrêmement ambitieuses adoptées en 1881 en faveur de la liberté et de l’indépendance de la presse, plusieurs scandales retentissants vont durablement écorner l’image de la presse et donner du sens aux enjeux sur l’indépendance de la presse. 

Outre le très célèbre scandale de Panama, une gigantesque affaire de corruption va en particulier éclabousser une partie des journaux parisiens d’avant-guerre. À la chute de la dynastie Romanov, les Français découvrent avec effarement que les agents du Tsar ont massivement soudoyé les journaux français en échange d’une campagne de presse très favorable à l’égard des emprunts russe. La cupidité des journaux français, qui empochent des dizaines et des dizaines de milliers d’euros, sera en partie responsable de la ruine de milliers d’épargnants français, abusés par la campagne fallacieuse menée par le Figaro, le temps, l’écho de Paris, la lanterne et la plupart des grands titres de l’époque. 

L’entre-deux-guerres vaudra à la presse un nouveau fiasco médiatique. Cette fois, ce sont ses accointances avec le pouvoir qui sont pointées du doigt; de nombreux observateurs fustigent l’éclatante passivité des journaux à l’égard du nazisme. Après la guerre, ils sont massivement accusés d’avoir suivi la ligne du ministère de l’intérieur, attentiste vis-à-vis d’Hitler, et d’une façon plus générale d’avoir subi l’occupation. 

Ces griefs ont énormément pesé à la libération. Avant même la fin du conflit, le Conseil Nationale de la Résistance (CNR) fait de l’indépendance des médias une des priorités du renouveau de la France. Dans son programme “Les jours heureux” adopté le 15 mars 1944 la question est centrale. Le CNR y stipule, dans la catégorie “mesures à adopter dès la libération du territoire”,  qu’il est urgent d’assurer “la liberté de la presse, son honneur et son indépendance, à l’égard de l’état et des puissances d’argent et des influences étrangères”

Dans les premières années de l’après-guerre, l’indépendance des médias s’impose comme un véritable enjeu démocratique. De nombreux titres aux noms évocateurs sont créés en vertu de cet idéal. Les journaux constituent des statuts innovants, destinés à les protéger de l’appétit de la finance. Plusieurs titres adoptent le statut de sociétés coopératives ouvrières de productions (SCOP). L’Yonne Républicaine, le Parisien Libéré ou Le Courrier Picard choisissent notamment ce système qui promeut un fonctionnement horizontal. Tous les membres du journal bénéficient d’un pouvoir égal, indépendamment de leur participation économique. Les journaux les plus célèbres n’échappent pas à cette course à l’indépendance : au Monde notamment le fondateur Hubert Beuve Méry encourage la Société des rédacteurs du Monde à acquérir un poids croissant dans les équilibres économiques du journal. 

 

La désillusion 

 

Malgré l’optimisme des artisans d’une presse indépendante, les initiatives nées sur les décombres de la III république ne tardent pas à périciliter. Certains titres cèdent en quelques années à peine. C’est le cas du Parisien Libéré, qui est transformé en société anonyme dès juin 1946, après le rachat des parts des autres membres par l’un des fondateurs. 

Pour d’autres titres c’est la confrontation aux réalités de la gouvernance qui va être funeste. Parmi les journaux constitués en SCOP, certains prennent rapidement conscience des limites d’une organisation horizontale. “La gestion d’une entreprise se complexifie avec sa taille, rendant le fonctionnement strictement démocratique – au sens défini par les SCOP – trop difficile, voire problématique” constate l’économiste Julia Cagé, dans son ouvrage Sauver les médias.

Les empires médiatiques ne tardent pas à se reconstituer en dépit de toutes les préventions émises par le CNR à l’égard de la finance ou de la politique. À partir des années 70, Robert Hersant constitue un gigantesque ensemble composé notamment du Figaro, de la Voix du Nord, du Midi libre, ou encore du Dauphiné Libéré.  

Mais ce qui va définitivement condamner les titres d’après-guerre c’est la brutale dégradation du contexte économique à partir de la fin des années 90. L’arrivée de la télévision d’abord, d’internet ensuite, va considérablement fragiliser la presse. Tous les titres historiques ou presque sont contraints de céder aux sirènes du capitalisme. “La récession publicitaire, le changement d’économie du système avec l’irruption d’internet, le début de basculement de la lecture papier vers la lecture internet” énumère Laurent Mauduit. “Fin 90, début 2000, tous les quotidiens nationaux ont des ventes qui régressent.” 

Les quotidiens se vendent les uns après les autres. En 1994, Libération perd son indépendance. Le journal devient la propriété de l’homme d’affaires Jérôme Seydoux qui rentre au capital à hauteur de 75%. En 2015, le Parisien est cédé par ses propriétaires historiques au milliardaire Bernard Arnault. En mars 2005, le Monde ouvre ses capitaux au groupe Lagardère; en 2011 la Société des Rédacteurs du Monde finit par perdre la majorité du capital à l’arrivée du trio d’investisseurs Pierre Berger, Matthieu Pigasse et Xavier Niel. “Il y avait des pertes qui étaient énormes, de l’ordre de dizaines de millions d’euros. Les banques ne voulaient pas prêter et il n’y avait plus d’immeubles à vendre, ni  de capitaux propres. Les fonds propres étaient négatifs, il fallait bien retrouver des financements.” se remémore Paul Benkimoun, à l’époque journaliste au Monde. “Il n’y avait pas d’autres leviers, ça allait au dépôt de bilan.

Il aura fallu à peine une cinquantaine d’années pour que la profusion de journaux créés à la libération passe aux mains d’une poignée de milliardaires. Cette uniformisation est d’autant plus surprenante qu’elle n’est pas partagée par la plupart des pays occidentaux. Le premier groupe de presse Allemand est la propriété d’une fondation, la Fondation Bertelsmann. De la même façon, le paysage médiatique d’outre manche est loin d’être aussi uniforme que dans l’hexagone; le Guardian tout comme le Irish Times, sont détenus par des fondations.

Des journalistes,  des universitaires ou des hommes politiques commencent à réagir à partir des années 2000. “De même qu’une véritable démocratie ne peut survivre au financement de sa vie politique par un petit nombre d’individus aux ressources infinies, de même, les médias, garants de la vie démocratique, ne peuvent être placés sous l’influence exclusive de milliardaire en quête d’influence », s’insurge Julia Cagé dans son ouvrage Sauver les médias, publié en 2015.

Le choix de l'indépendance

Au moment de la crise du monde on se réunissait en cachette avec quelques autres en se disant : l’histoire est en train de mal se terminer » se souvient Laurent Mauduit. À l’époque, le journaliste fait encore partie de la rédaction du Monde. Avec quelques confrères, il assiste à l’arrivée du nouveau trio d’actionnaires en 2011. Comme d’autres, il porte un regard extrêmement critique sur cette petite révolution aux antipodes des ambitions d’Hubert Beuve Méry.  “Dans tous les cas de figure il ne fallait surtout pas se tourner vers le capitalisme parisien. Il fallait à la limite faire appel aux lecteurs. En faire un enjeu citoyen. Mais surtout pas se donner au capitalisme parisien.” juge-t-il sévèrement. “On s’est dit: on va être obligé de recréer quelque chose.” 

Pour certains journalistes confrontés brutalement aux limites du système, la prise de conscience se fait d’une manière autrement plus radicale. Raphaël Garrigos est un ancien journaliste de Libération. Peu de temps après l’arrivée de Patrick Drahi au capital du quotidien, le journaliste apprend qu’il est concerné par la vague de licenciement massive exigée par le nouveau propriétaire “Il y avait aucune perspective éditoriale seulement un plan social », déplore-t-il. Avec plusieurs collègues, eux aussi démis de leurs fonctions chez Libération, il choisit de fonder Les Jours, un média en ligne, indépendant, et sans publicité.  “Une soixantaine de journalistes quittent Libération dont les 8 fondateurs des jours. C’est comme ça qu’on se lance”

Outre Médiapart, fondé en 2008 ou Les Jours, fondé en 2016, le paysage médiatique français s’enrichit progressivement de quelques nouveaux titres attachés à une idée d’indépendance économique, comme Disclose ou Street Press. Leur idéal d’indépendance se développe autour d’une exigence: construire un nouveau modèle qui préserve de toute intrusion éditoriale ou économique. Les fondateurs se basent sur un constat pragmatique: l’histoire récente des médias a prouvé que la capitalisation de la presse n’épargne pas pour autant des purges économiques; pas plus qu’elle n’enrichit automatiquement la ligne éditoriale. “J’en avais marre d’être dans un canard qui perdait des lecteurs en permanence. Rothschild  a investi dans Libération sans rien y connaitre. Sans se dire tiens, si j’investis c’est pour développer telle chose dans Libération, c’est avec une vision. C’était les leviers éditoriaux que je n’aimais pas, j’avais une vraie frustration”, se remémore Raphaël Garrigos. 

L’ambition ne suffit pas; il faut aussi repenser tout le modèle pour s’assurer que les nouveaux titres ne finissent pas par perdre leur indépendance en se heurtant aux réalités économiques. “On se dit qu’il faut surtout pad qu’on reproduise l’histoire folle de la normalisation économique du Monde“, se souvient Laurent Mauduit “On tâtonne en se disant: est-ce qu’on veut fonder un journal papier? Et on  se rend compte qu’il faut des millions d’euros pour ça et qu’il faut un mécène. On réfléchit et on se dit que la France à un retard sur le numérique. On se dit que ça ne sera pas un journal papier  et que l’avenir du journalisme c’est le numérique”.

Reste le problème crucial du financement et de la rentabilité, qui sont les garanties fondamentales de l’indépendance. “L’argent est vraiment le nerf de la guerre” confirme Raphaël Garrigos. 

“On a essayé de trouver le meilleur système. On était très opposés à la gratuité. La gratuité crée des relations de dépendance aux régies publicitaires, notamment HAvas”, détaille Laurent Mauduit. Avec les cofondateurs de Médiapart, le journaliste va s’attacher à créer un modèle économique extrêmement ambitieux, en rupture avec les schémas préexistants. Le journal choisit de se passer de publicité, et de rendre payant l’accès à tous ses contenus. “Je pense que le seul modèle économique viable c’est celui qui est adossé au lecteur”.

 

Le défi de l’indépendance 

 

Pour les nouveaux journaux partisans d’une presse indépendante économiquement, l’un des principaux enjeux est de reconstituer un lien de confiance avec la population. “Il y’a un discrédit très fort qui pèse sur la presse; il faut reconstruire la confiance, c’est difficile” avance Laurent Mauduit. “Le modèle de la presse française c’est la connivence et l’influence. On est dans une presse qui est à rebours de tous les systèmes démocratiques. Les citoyens s’en rendent compte”, tacle le journaliste. 

Ces accusations sont loin d’être partagées par tout le monde. “ je n’ai jamais eu aucun problème de liberté éditoriale à Libération » tempère Raphaël Garrigos. Pour autant, à juste titre ou non, l’indépendance économique des médias à bel et bien un impact sur la confiance des français à l’égard de la presse. D’après le baromètre 2021 de la confiance des français dans les médias réalisé par Kandar pour la Croix, près de 59% des français estiment que les journalistes ne résistent pas aux “pressions de l’argent”. 

L’uniformisation du contenu éditorial joue sur l’intérêt des Français à l’égard de la presse. Les résultats d’une consultation citoyenne organisée par la plateforme make.org et l’association reporters d’espoir, sont éloquents: parmi les premières préoccupations citées par les participants figurent: “Privilégier un traitement moins rapide et plus approfondi de l’information » et donner “plus de place à l’investigation”. “Le journalisme crève de ce manque d’approfondissement et c’est un des reproches généraux qu’on fait au journalisme”, tempête Raphaël Garrigos.“C’est une situation aberrante! Il y a un contenu uniforme et une course au clic. On a jamais été aussi surinformé et pourtant on a l’impression de n’avoir jamais été aussi peu informés, il n’y a jamais d’approfondissement », juge-t-il. À la création des jours, le journaliste à mis l’originalité des contenus au centre du projet éditorial. Pour se démarquer, et réussir à survivre, il à bien fallu proposer une plus value journalistique. Dans le cas des Jours, le média ne prétend pas couvrir l’actualité de façon exhaustive, comme peut le faire la presse traditionnelle, mais entend porter des informations nouvelles. “Il faut toujours trouver de nouveaux sujets, on ne peut pas vendre des choses aux gens qu’ils peuvent trouver ailleurs”.

Rétablir la confiance des français à l’égard de la presse est primordial. C’est aussi un enjeu pour rompre le cycle de la dépendance. D’après les fondateurs de ces nouveaux journaux , en proposant un contenu unique, les lecteurs reviennent et les finances reprennent un second souffle.  Ce qui est une des premières garanties de l’indépendance.

 

Une sécurité économique

 

En se libérant au maximum des capitaux extérieurs, la presse indépendante à fait un choix ambitieux. Cette stratégie pose un véritable défi économique; en cas de réussite elle ne manque pas d’avantages. « Il ya toute une série de règles qui sont censées garantir l’indépendance éditoriale du journal. Ces règles ne fonctionnent que quand les comptes du journal sont prospères.”  juge Laurent Mauduit.  

En choisissant pour modèle économique d’être uniquement tributaire des abonnements, les journaux indépendants sont moins soumis aux fluctuations du marché. “Je pense que le seul modèle économique viable c’est celui est adossé au lecteur” avance-t-il. 

De fait, la pérennité de ces médias repose uniquement sur la fidélité de leur lectorat, et non plus sur d’éventuels changements de conjoncture. En se privant de la publicité, comme l’a fait Médiapart ou Les jours, ces nouveaux journaux ne prennent par exemple plus le risque de dépendre des aléas du marché publicitaire – une sécurité non négligeable compte tenu des conséquences dramatiques pour de nombreux titres de la baisse brutale des revenus publicitaires. 

L’autre enjeu fondamental de cette indépendance économique est de ne plus être tributaire de l’agenda financier des propriétaires. Si les sociétés par actions ne provoquent pas une fragilisation systématique, elle s’accompagne fatalement d’une part d’imprévisibilité qui peut être néfaste à la sérénité du journal.  “L’arrivée de Daniel Kretinsky ça a été une surprise totale”, reconnaît Paul Benkimoun en référence à l’entrée impromptue du milliardaire Tchèque au capital du Monde. 

Dans le système capitalistique classique, les journaux sont souvent le simple maillon d’un vaste groupe aux activités multiples. Dans ces structures gigantesques, les intérêts financiers peuvent dépasser de loin les simples préoccupations journalistiques. De fait, dans un système par action c’est bien l’une des prérogatives du propriétaire du journal de manier comme il le souhaite les cordons de la bourse. Chez l’Express par exemple, l’arrivée de Patrick Drahi à abouti à la suppression de 125 postes. A l’époque la société des journalistes du magazine s’insurge contre une stratégie qui d’après elle est “réduite à des mesures destructrices, sans que jamais aucun projet de développement éditorial et d’investissement n’ai été exposé”. 

A l’inverse dans les nouveaux systèmes voulus comme étant indépendants, plusieurs journaux ont mis en place des procédés qui garantissent la juste utilisation des retombées économiques. L’indépendance devient alors un garde-fou aux seuls soucis de rentabilité. Nous avons un statut qui fait que dès qu’on a des bénéfices ils sont réinvestis dans l’entreprise. Ce qui fait que c’est pour enrichir l’entreprise, pour embaucher des gens”, constate Raphaël Garrigos.

 

Enfin dernier avantage non négligeable, l’indépendance économique de la presse lui permet d’échapper aux aléas de l’hérédité qu’implique la construction de vastes empires médiatiques. “C’est en partie la succession de l’éditeur italien Carlo Caracciolo qui a plongé Libération dans la crise ou le journal se trouve aujourd’hui” note Julia Cagé dans son ouvrage Sauver les médias. 

 

Une sécurité journalistique 

 

L’indépendance des médias n’en font pas nécessairement une forteresse garante d’une éthique irréprochable. Pas plus que l’arrivée de capitaux extérieurs ne provoque fatalement un risque éditorial. “Il ya un Pacte qui a été fait pour protéger l’indépendance du journal. Jamais les actionnaires n’ont fait obstacle ni demandé à relire” assure Paul Benkimoun. 

Toutefois, même en admettant qu’il n’y ait aucun interventionnisme éditorial, l’imbrication économique peut faire peser un risque l’aspect purement journalistique. Dans un système par actions, l’actionnaire majoritaire peut décider des grandes orientations du groupe, qui ont fatalement des conséquences sur le travail des journalistes. “La censure que j’ai connue à Libération était économique. Quand je suis parti de libération y’avait plus personne dans mon service quand je suis arrivé ils étaient 10” raconte Raphael Garrigos. 

Avant, au Monde, on enquêtait. On avait des grands succès. Aujourd’hui ils ne sortent plus rien“ renchérit Laurent Mauduit. Le journaliste, qui a dirigé pendant 4 ans le service entreprise du Monde, se souvient de son désarroi lorsque la direction du monde à fait le choix de manière unilatérale de supprimer tout un pan de la politique d’investigation du journal. « C’est un journalisme qui ne se bagarre plus” déplore-t-il.

Enfin, l’indépendance des médias reste la meilleure façon de réduire l’éventuel écart entre la position de la rédaction et celle des gérants du titre. Dans le cas de Médiapart ou des Jours, le pouvoir est exclusivement aux mains de la rédaction. Ce système permet d’éviter les situations inconfortables comme celle qu’a connue Libération en 2014. A l’époque, Bruno Ledoux, l’actionnaire de référence du journal, met en place un projet qui déplait souverainement à la rédaction. Les journalistes le soupçonnent de vouloir rentabiliser l’image de marque de libération au détriment de la cohérence éditoriale du quotidien. Une partie de la rédaction est contrainte de se mettre en grève et adresse un avertissement lourd de sens à ses actionnaires. “Nous sommes un journal, pas un restaurant, pas un réseau social, pas un espace culturel, pas un plateau télé, pas un bar, pas un incubateur de startup” préviennent les journalistes dans l‘édition du 8 février 2014

Une alternative pérenne?

Obtenir son indépendance n’est pas une mince affaire dans l’univers ultra concurrentiel des médias, ou la plupart des titres doivent veiller soigneusement à l’état de leur finance. 

“À l’époque, tout le monde dit qu’on est des fous furieux lorsqu’on dit qu’on veut créer un site payant” se remémore Laurent Mauduit. Malgré les difficultés, certains de ces nouveaux médias parviennent à engranger des premiers succès. L’exemple de Mediapart est édifiant. Après plusieurs années d’exercice, le journal est finalement parvenu à aller au bout de sa démarche. En 2019, fort de son excellente santé financière, la rédaction parvient à racheter les parts de tous les actionnaires. À cette occasion, le journal met en place un statut innovant. “Nous avons  créé un fond de dotation qui sanctuarise le capital de Mediapart et nous permet de recueillir les dons qui peuvent être défiscalisés. C’est le premier journal français sans actionnaire » se félicite Laurent Mauduit. 

Cet exemple exceptionnel est une source d’optimisme pour les autres médias en quête d’indépendance. “C‘est une voie étroite mais pour l’instant on y arrive, après tout Mediapart la fait avec un succès phénoménal, il n’y a pas de raison qu’il y‘ait que Mediapart qui réussisse », juge Raphaël Garrigos.  

 

“ce n’est pas une crise de la demande c’est une crise de l’offre”

 

Pour la presse indépendante, le défi est surtout économique. Comment survivre sans autre assistance extérieure que ses abonnés?

La pérennité du modèle interroge tout autant que sa capacité à se transposer à d’autres médias, à des échelles différentes. “Ce n’est pas la même chose de trouver des formules qui sont viables pour un groupe de 1200 personnes que pour une structure beaucoup plus légère d’une dizaine de personnes comme mediapart. Il y a une part de pragmatisme” remarque Paul Benkimoun. 

Les doutes subsistent d’autant plus que le modèle reste largement minoritaire.  Seule une petite poignée de titres ont réussi à créer un système rentable. Tous n’ont pas connu le même succès. Rue89 par exemple, un média en ligne fondé par d’anciens journalistes de Libération est racheté en 2011 par le nouvel observateur, à peine 4 ans seulement après sa création en mai 2007. 

Pour Raphaël Garrigos la clé du succès paraît simple. Avec l’indépendance, les revenus des titres dépendent uniquement de la capacité du journal à générer de nouveaux abonnements. Pour lui c’est autant une exigence très forte, qu’une forme de liberté. En étant tributaire de leur travail, les journalistes deviennent responsables de leur avenir. “C’est très simple comme système. Tous nos revenus viennent des abonnements. C’est notre source unique de revenu. Si vous êtes pas meilleur que les autres, les gens ne vont pas payer pour ce que vous faites” résume Raphaël Garrigos.  “Ce n’est pas une crise de la demande, c’est une crise de l’offre. Dès lors que vous faites un bon journal, les citoyens sont au rendez-vous”, confirme Laurent Mauduit. “La preuve c’est que notre modèle valide ça”, se félicite-t-il. 

Pour certains des ces titres indépendants, ce pari économique semble être concluant. Chez Médiapart en particulier, qui est une référence en la matière, les comptes sont insolemment positifs. “Je vous donne les chiffres de 2020: 21 millions de chiffre d’affaires et 6 millions de profits. C’est une rentabilité absolument exceptionnelle” témoigne Laurent Mauduit. “Le modèle est pérenne parce qu’on est à l’équilibre financier avec 13 000 abonnés. Normalement un site ça met 4, 5 ans pour arriver à l’équilibre. Nous on y est arrivé en 4 ans”, abonde Raphaël Garrigos. “C’est très dur, mais c’est possible”, conclut-il.

 

Paul de Boissieu

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