Le format témoignage sur les réseaux sociaux : quand journalisme rime avec viralité

Rachel Cotte

Le format témoignage sur les réseaux sociaux : quand journalisme rime avec viralité

Le format témoignage sur les réseaux sociaux : quand journalisme rime avec viralité

Rachel Cotte
18 novembre 2022
Capture d’écran Brut, Konbini et Loopsider.


Sur Facebook ou Twitter, ils sont omniprésents et cumulent parfois des millions de vues. Les témoignages à la première personne, diffusés sous forme de vidéo, sont la marque de fabrique de plusieurs médias en ligne, à l’instar de Brut, Konbini ou Loopsider. Faciles et rapides à produire, leur potentiel viral pousse certains titres traditionnels à s’y mettre. Mais cette quête du clic ne pousserait-elle pas à s’affranchir de quelques règles déontologiques ?

Plantés au milieu d’un décor neutre, micro-cravate fixé sur le col, ils rembobinent un bout de leur histoire face caméra, sous les lumières des projecteurs. Les sujets sont variés, souvent tabous, parfois choquants. “J’ai été victime de harcèlement scolaire”, “Avorter face au jugement des autres”, “Vivre avec la schizophrénie »… La recette, toujours la même, semble fonctionner, puisque ces tranches de vie cumulent parfois plusieurs millions de vues sur le réseau social Facebook. Brut, Loopsider ou encore Konbini, sites d’information 100% numériques, démocratisent peu à peu cette façon de fabriquer l’information. 

Ces récits, qui tiennent en une poignée de minutes, mettent en lumière la réalité d’individus, souvent à travers des thèmes peu abordés par les médias traditionnels. Il s’agit parfois d’histoires insolites, de cas isolés. Mais la plupart du temps, ces témoignages individuels s’inscrivent dans un phénomène plus large, et permettent de lever le voile sur des problématiques communes.

La cible principale ? Les 18-34 ans, ces “digital natives”, « enfants du numérique » en français. Le terme désigne les personnes ayant grandi au moment de l’explosion du web. Selon un sondage publié par Ifop en 2019, internet et les réseaux sociaux constituent la principale source d’information de cette tranche d’âge.

 

Une information simplifiée et adaptée aux réseaux sociaux

 “Mon hypothèse est que ceux qui vont voir ces vidéos, pour une partie, ne trouvent pas satisfaction dans le traitement des médias traditionnels. Soit ils ne parlent pas, soit ils parlent assez mal de certaines parties de la population. Ils ne se retrouvent donc pas dans la façon dont on parle d’eux”, formule Luc Chatel, ancien journaliste désormais enseignant en critique des médias à Sciences-Po Lyon.

Capture d’écran Konbini

D’autant que leur contenu est parfaitement adapté au fonctionnement des réseaux sociaux, tant sur la forme que sur le fond. Sur Facebook, Instagram ou Twitter, l’utilisateur passe frénétiquement d’une publication à l’autre. Proposer des sujets clivants ou qui suscitent l’émotion, et ce en un temps très court, est presque nécessaire pour capter son attention. Il permet ensuite de provoquer de « l’engagement », qui se manifeste à coup de « j’aime », de partages ou de commentaires.

Dans son livre Journalistes 2.0, Linda Be Diaf explique que la tendance à faire passer le « slow journalism » (le temps long, l’enquête) au second plan répond au souci de s’adapter aux exigences des nouveaux modes de consommation numérique.

Autre raison de leur succès, selon le sociologue des médias Jean-Marie Charon : ces témoignages ressemblent, d’une certaine façon, aux contenus publiés par les utilisateurs de ces plateformes. ”Le réseau social en lui-même, son contenu par excellence c’est quand même le témoignage, fait par des non journalistes, des personnes qui s’expriment. Intuitivement, j’aurais tendance à penser que c’est le fait qu’on se rapproche de très près, en termes de contenu journalistique, de la forme qui est précisément la plus utilisée sur ce support.”

Mais lorsqu’ils privilégient ce format journalistique, qui porte une parole unique et condensée, les médias ont souvent tendance à laisser de côté le contradictoire, ou tout du moins la nuance et la contextualisation. Au risque de parfois tomber dans une simplification excessive de l’information, et de ne pas donner suffisamment de clés de compréhension au public. 

« Le témoignage a plus de valeur quand il est pluriel »

 Selon Loris Guémart, rédacteur en chef d’Arrêt sur images, site dédié à l’analyse critique des médias, ce type de format rime – en pratique – rarement avec mise en perspective.

“En théorie, si je regarde les chartes déontologiques à la lettre, il semblerait logique d’appuyer ces témoignages sur des paroles d’experts, par exemple. Si on recherche des gens dont on estime qu’ils représentent un phénomène plus général, effectivement c’est bien de pouvoir le dire ”, note-t-il.

Par exemple, lorsque Konbini donne la parole à une jeune fille atteinte d’une pathologie psychique complexe comme un trouble de l’identité, faire intervenir un psychiatre, notamment, permettrait de prendre un peu de hauteur, ou d’équilibrer le discours. 

« Ca permettrait de savoir de quoi on parle, pose Luc Chatel. Après, là il y a peut-être d’autres choses à dire. Ce qui frappe en l’occurence, c’est le caractère spectaculaire de cette vidéo, c’est mis en scène comme une série. On veut nous faire voir du réel comme si c’était une fiction. » Ces témoignages flirtent selon lui souvent avec l’infotainement (l’information-divertissement), en privilégiant des thématiques qui relèvent du sensationnel.

S’il ne nie pas l’importance du témoignage, l’enseignant s’interroge sur la pertinence de le mettre en avant à lui seul.

“ Le témoignage est un élément traditionnel du journalisme, dans des reportages ou des enquêtes, on s’appuie beaucoup dessus, mais aussi pour les mettre en regard. Ce qu’on apprend en école de journalisme, c’est justement à multiplier les témoignages pour avoir une diversité de points de vue. Le témoignage a plus de valeur quand il est pluriel.”

Luc Chatel, enseignant en critique des médias. 

La parole d’un témoin vient en effet souvent illustrer un sujet, elle lui donne davantage de chair et le rend plus engageant. Mais l’absence de contextualisation qui caractérise souvent ces vidéos empêche toute prise de recul sur le sujet abordé.

« Potentiel viral »

Cela peut s’avérer problématique, notamment lorsque le témoignage met en cause une personne identifiée. Le journal Le Parisien en a fait les frais. En juin 2022, ce dernier publie un article et une vidéo, diffusée notamment sur Twitter – et depuis supprimée – donnant la parole à un couple de l’Essonne. L’air désespéré, Elodie et Laurent assurent avoir acheté une maison à Ollainville tout en ignorant qu’elle était squattée.

Capture d’écran Le Parisien

Mis en scène devant leur bien, la mine renfrognée, ils déplorent face caméra ne pas pouvoir y accéder, et accusent directement la famille qui occuperait illégalement le bâtiment. 

La nouvelle fait mouche, les internautes s’indignent et la vidéo devient virale. Moins de 24h après sa publication en ligne, elle comptabilise déjà plus de 2 millions de vues. Mais une contre-enquête menée par des internautes permet de mettre au jour les incohérences du couple : l’histoire est bien plus complexe qu’il n’y paraît.

Les deux protagonistes étaient en réalité bien au fait de l’occupation de la maison. C’est même précisément pour cette raison qu’Elodie et Laurent ont pu l’acquérir au rabais. Les journalistes du Parisien ont été piégés par ces deux personnes qui, en contactant la presse, savaient que leur cas serait plus vite résolu par les pouvoirs publics compétents.

Capture d’écran Le Parisien

Interrogé par la journaliste Pauline Bock pour le site Arrêt sur images, un rédacteur du Parisien admet que le média avait repéré le « potentiel viral » de ce sujet. La rédaction s’est, semble-t-il, laissée embarquer par cette histoire qui allait de toute évidence créer un emballement. Pour Pauline Bock, ce n’est donc pas tant le format en lui-même qui pose problème, mais le manque de vérification des faits.

“Ce n’est pas foncièrement mauvais d’avoir une seule voix. Ce format n’induit pas forcément à la manipulation. Le problème, c’est qu’on ne peut pas juste parler à une personne et s’en aller. Mais c’est ce qui est souvent fait dans ce genre de vidéos : sans rappeler le contexte, on laisse la parole sans vérifier derrière. C’est là où il y a un problème, c’est d’oublier cette étape cruciale.”

Pauline Bock, journaliste à Arrêt sur Images

 

Jean-Marie Charon dresse un constat similaire : « Toute la question est de savoir quel travail journalistique a été fait en amont. Est-ce qu’on a réellement croisé les sources ? Est-ce qu’on a abordé les différents aspects du sujet? »

 

Quête d’audience et manque de moyens

Selon Loris Guémart, le manque de moyens et les conditions de travail en presse locale sont les principaux responsables du fiasco du Parisien. Ces facteurs forcent les journalistes à réaliser un arbitrage, à choisir de traiter seulement certains sujets en profondeur. « Là, ce qui s’est passé, c’est la situation où un témoin vient toquer à la porte de la rédaction. Le journaliste se dit qu’il y a un sujet, et va écouter ce qu’il dit sans forcément procéder aux vérifications adéquates. »

« Globalement, les journalistes en France n’ont pas le temps de faire correctement leur travail, c’est aussi simple que ça », poursuit-il.

Au sein des rédactions, « productivité » et « audience » tendent à devenir les mots d’ordre, mais les moyens nécessaires pour aller au fond des choses ne sont pas toujours réunis. 

Les journalistes subissent une autonomisation de plus en plus forte en raison des suppressions de postes, et assurent pour certains la réalisation de leurs sujets de A à Z. « On leur demande tout, même de diffuser leur contenu, ils sont très responsabilisés. Et quand ils sont jeunes notamment, ce manque de contrôle peut favoriser les erreurs », résume Cyrille Franck, ancien directeur de l’ESJ Pro Paris et auteur du site mediaculture.

Pris en étau entre ces différentes contraintes, les médias sont donc tentés de se tourner vers des formats permettant d’attirer beaucoup de visiteurs, rapidement, « sur des choses qui buzzent », estime Cyrille Franck.

 

A lire : Écrire plus pour gagner moins : quand la course à l’audience tue le journalisme

 

Pauline Bock reconnaît que les sujets bénéficiant d’un tel traitement ont souvent les mêmes caractéristiques – clivants, spectaculaires, larmoyants, autrement dit, faisant appel à nos émotions – « car on sait qu’ils vont marcher », formule-t-elle. 

Et une histoire facile à comprendre et détachée de son contexte, qui plus est en adéquation avec certaines idées préconçues – par exemple, les méchants squatteurs d’un côté, et les propriétaires victimes de l’autre – fera d’autant plus réagir. 

Le « story-telling » contre l’information

 “Les sujets « témoignages sociétaux » ou « témoignages fort », les journalistes savent qu’il y a beaucoup de thèmes sur lesquels ça va être lu. Effectivement, de ce point de vue là, exercer le contradictoire ou proposer une contextualisation correcte aura tendance à atténuer le potentiel viral de ce qu’on publie. Quand les choses sont complexes, c’est moins sensationnel, c’est moins facile de s’indigner, on est forcément moins choqués”, analyse Loris Guémart. 

« Il y a toujours une course à l’échalote de l’audience. Tout nous pousse vers la simplification du monde, l’émotionnel et le court-terme, martèle Cyrille Franck. Je sais que ce genre de sujets peut recruter des abonnés (pour les médias dont le modèle économique repose sur l’abonnement, comme Le Parisien), mais combien vont se désabonner derrière ? Ce ne sont que des abonnements émotionnels. Ce sont des stratégies trompe-l’oeil. » 

 

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