Violences policières en manifestation : le déni face à la multiplication des images

Poutchie Gonzales et Iris Tréhin

Violences policières en manifestation : le déni face à la multiplication des images

Violences policières en manifestation : le déni face à la multiplication des images

Poutchie Gonzales et Iris Tréhin
5 juin 2020

Avec le mouvement des Gilets jaunes, les violences policières ont atteint un nouveau cap. Elles sont plus fortes, quasi systématiques et sont devenues un objet d’étude. Face aux forces de l’ordre à bout de force et au gouvernement qui réfute toute brutalité, journalistes et manifestants s’adaptent pour continuer à exercer leurs libertés. 

 

Le déni

Alain JOCARD / AFP

Ne parlez pas de répression ou de violences policières, ces mots sont inacceptables dans un État de droit » déclare Emmanuel Macron en mars 2019. Pourtant, les vidéos se multiplient. Manifestants frappés au sol, utilisations massives de gaz lacrymogènes, tirs de lanceurs de balle de défense au visage des manifestants… 

Le Conseil de l’Europe, Amnesty international, le Parlement européen ou encore la Ligue des droits de l’Homme… Tous demandent des comptes à la police française face aux violences de ces dernières années. Mais au sein de la police ou du gouvernement il est encore difficile de prononcer ouvertement les mots «violences policières» et encore plus de les reconnaître, comme le démontre ce syndicaliste : «Tout le monde pense que ce sont des violences mais non, c’est une façon de travailler. C’est vrai, ça choque. C’est peut-être dur, mais ce sont des façons réglementaires » justifie David Michaud, secrétaire national CRS pour le syndicat UNSA Police. « En cas de légitime défense, il n’y a pas de zone de tir. Vous tirez n’importe où ».

En janvier dernier, Christophe Castaner et Emmanuel Macron ont évolué dans leur discours, après la mort par asphyxie d’un père de famille lors d’un contrôle de police ou la vidéo où l’on voit un policier faire un croche-pied à une manifestante. Le ministre de l’Intérieur va alors qualifier les images où l’on voit un policier frapper un manifestant déjà à terre (vidéo ci-dessus) de «choquantes».

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Les blessures

3 décès, 338 blessés à la tête, 27 éborgnés, 5 mains arrachées, 5 blessures aux parties génitales, 184 intimidations, insultes et entraves à la liberté de la presse… Le journaliste David Dufresne répertorie les violences policières depuis le début du mouvement des Gilets jaunes. En un peu plus de deux ans, il comptabilise 940 signalements, qui ne se sont pas arrêtés au confinement

Les violences surviennent souvent au cours des « nasses » : la police encercle les manifestants et ne laisse qu’une ou deux voies de sortie. L’objectif est de déloger tout le monde, après l’arrivée de la fin du cortège. 

Positionnés entre les forces de l’ordre et les manifestants, les premiers témoins des blessures sont les street medics qui prennent en charge et évacuent les blessés lors des manifestations. « Des personnes qui perdent des yeux, des mains, et des fractures, des plaies ouvertes… Des personnes pas forcément violentes, qui étaient juste au mauvais endroit au mauvais moment » se souvient Sovann Lam, infirmier de profession et street medic depuis plus d’un an.

Face à ces blessures, parfois très graves, l’usage d’armes dites non létales est remis en cause. Celles-ci sont, comme leur nom l’indique, conçues pour ne pas tuer le citoyen visé. Pourtant, selon le décompte réalisé par l’Action des chrétiens pour l’abolition de la torture (ACAT) « deux personnes sont décédées après avoir été touchées par des balles de défense » depuis 2000. Auxquelles s’ajoutent 64 blessés. Dans son dernier rapport, l’ACAT dénonce la banalisation de ces armes. 

L’association estime par exemple, que les lacrymogènes visent « la foule de manière indiscriminée, sans distinguer les fauteurs de troubles des manifestants pacifiques, des passants ou riverains » et peuvent mettre en danger les personnes les plus vulnérables. En janvier 2018, le Défenseur des droits avait suggéré l’interdiction des lanceurs de balles de défense (LBD), jugés trop dangereux

Sur Internet, de multiples pétitions fleurissent pour demander l’interdiction du LBD-40 ou des grenades de désencerclement. Elles sont signées par des dizaine de milliers de personnes. Pourtant, l’équipement des forces de l’ordre a explosé entre 2012 et 2017. D’après les chiffres de la Cour des comptes concernant l’armement, il y a eu une augmentation de 232,8% des dépenses d’équipements en armes et munitions sur cette période. Pour les moyens de protection, l’augmentation s’élève à 3731%. 

L’IGPN (Inspection générale de la Police nationale, soit la police des polices) a comptabilisé 20 000 tirs de LBD en 2019, une “quantité jamais vue à l’échelle de l’Union européenne” confie, au journal 20 Minutes, Sebastian Roché, directeur de recherches au CNRS.

Ce 17 décembre, pendant une manifestation contre la réforme des retraites, des heurts éclatent entre des jeunes participants et les forces de l’ordre. Un manifestant raconte, indigné : « J’ai vu des gamins un peu agités, des lycéens, des crevettes ! Ils ont chargé à je sais pas combien sur eux, avec lacrymogènes, grenades de désencerclement… Y a un moment faut arrêter !  Il y a une disproportion de la force ahurissante » estime-t-il. Mais, pour lui, ce n’est pas un hasard si ces violences surviennent : « Si on veut, en amont, empêcher les violences, on peut coincer les gens. Il y a donc une volonté délibérée de décrédibiliser un mouvement ». 

L'État

Pour le CRS, David Michaud, les forces de l’ordre ne sont pas les seules responsables des violences. Il dénonce une mauvaise gestion des manifestations qui a parfois mené au conflit. D’après lui, «la préfecture de Paris a été inexistante. On a donné les commandes à de gens qui ne sont pas spécialisés et qui gèrent ça n’importe comment».

Pour beaucoup, le responsable de ces violences est le préfet de police de Paris, Didier Lallement. Nommé en mars 2019 par Emmanuel Macron, il est chargé de «rétablir l’ordre» dans la capitale. Il succède à Michel Delpuech, limogé car jugé trop laxiste pendant les manifestations des Gilets jaunes de décembre 2018 et le saccage de l’Arc de Triomphe.

Dès son arrivée, Didier Lallement va radicalement changer la doctrine policière en manifestation. Confiscation du matériel des journalistes, forces de l’ordre en contact direct avec les manifestants, utilisation massive des lacrymogènes… Il va même jusqu’à créer une nouvelle unité, très conversée : les Brav-M. «Ils sont à moto, de partout, ils font des contrôles préventifs à gogo, sur tout le monde» déclare Pierre Bouvier journaliste au Monde qui a suivi de près le mouvement des Gilets Jaunes. La Brigades de répression de l’action violente motorisées (Brav-M) rappelle à plus d’une personne l’unité des voltigeurs, dissoute à la fin des années 80 après la mort de l’étudiant Malik Oussekine.

La journaliste Aline Leclerc a elle aussi couvert le mouvement des Gilets Jaunes pour Le Monde :

En mars dernier, le site d’investigation Mediapart publiait un article sur les méthodes controversées et «illégales»du préfet. On découvre dans cette enquête qu’au sein même de la gendarmerie nationale et des CRS, ces stratégies sont fortement remises en question, notamment par des hauts-fonctionnaires. Tous dénoncent un usage excessif et disproportionné de la violence.

Dans des notes de septembre 2019 que le média a pu obtenir, la doctrine du préfet de police est claire : «on doit ‘impacter’ les groupes», «ordonner des manœuvres d’engagement, consistant à fixer l’adversaire». Une incitation à la violence qui ne plaît pas à tous les forces de l’ordre. Mais le gouvernement continue d’apporter son soutien à Didier Lallement. Christophe Castaner a déclaré en février dernier qu’il n’y avait «pas de problème Lallement»

 

La justice

Crédit : Denis CHARLET / AFP

D’après le rapport de 2019, 868 enquêtes de l’IGPN portent sur des « violences volontaires ». Un chiffre en augmentation de 41% en seulement un an. Près de 38% de ces plaintes ont été déposées suite à une intervention ou une interpellation dans le cadre spécifique de manifestations. «Je pense qu’il y a un certain nombre d’entorses au règlement et j’espère que les enquêtes IGPN rentreront dans le détail. C’est important pour les policiers eux-même» estime Aline Leclerc.

L’Inspection générale de la police nationale tient quand même à justifier cette augmentation. Rappelant le contexte des manifestations «extrêmement violentes» de Gilets Jaunes, ils invoquent l’utilisation de la force pour «pour maintenir à distance ou disperser des individus hostiles, voire pour se défendre contre des actions violentes dirigées contre elles».

En décembre dernier, pour la première fois depuis le début du mouvement, un membre des forces de l’ordre à été condamné à deux mois de prison avec sursis pour «violences volontaires de la part d’une personne dépositaire de l’autorité publique». Pendant une manifestation de novembre 2018, il avait été filmé lançant un pavé en direction des manifestants. Le juge va justifier l’acte du policier en invoquant un geste «d’exaspération, de panique, de représailles aux jets de projectiles». Il précise cependant que sa conduite n’était «pas nécessaire à la légitime défense» mais dans le but de «créer chez les manifestants un choc physique ou psychique pour les faire cesser leurs jets de projectiles». Pourtant le tribunal décidera de ne pas inscrire le jugement sur son casier judiciaire, ce qui permet au policier de continuer d’exercer. 

Des observateurs de La ligue des droits de l’Homme sont présents en manifestation et viennent en aide aux manifestants.

De nombreuses voix s’élèvent pour dénoncer le manque d’impartialité de l’IGPN, jugé trop laxiste envers les forces de l’ordre. En France, l’Inspection générale de la police nationale est placée sous la direction de la police nationale, ce qui peut empêcher un travail en toute indépendance. Une application a même été créée par une association de victimes de violences policières pour filmer les interventions des forces de l’ordre et recueillir, si besoin, des preuves de violences.

L'exténuation

Crédit : Alain JOCARD / AFP

Un rapport parlementaire présenté en juillet 2019 dénonce les conditions de vie «déplorables» des forces de l’ordre en France. Entre manque d’équipements ou d’effectifs, des locaux vétustes et un nombre d’heures supplémentaires colossal, les policiers sont surchargés de travail. 

Les membres de la compagnies républicaine de sécurité sont en déplacement dans toute la France. En plus de leur semaine habituelle, pendant les Gilets Jaunes, certains rentraient rarement auprès de leurs proches et pouvaient enchaîner jusqu’à dix weekend de 23 heures de travail. David Michaud le confirme : «Vous savez quand vous commencez mais vous ne savez jamais quand vous finissez».

Aline Leclerc reconnaît des violences de la part des manifestants : «à aucun moment je ne dirai qu’il n’y a pas eu des moments très dangereux pour la police, j’étais là quand deux policiers se sont réfugiés dans une laverie et qu’ils ont fait face à une foule en colère qui leur lance des projectiles, vraiment j’ai eu très peur pour eux parce que c’était dangereux».

Pierre Bouvier témoigne de la violence psychologique que peuvent subir les forces de l’ordre : «ils se prennent des coups mais ils sont au travail non-stop depuis les attentats de 2015. Se faire traiter de tous les noms, entendre “suicidez-vous” à longueur de journée… Je comprends qu’ils soient excédés».

Certains membres des compagnies républicaines de sécurité ont même reçu en décembre dernier, des lettres de menace à leur domicile personnel. Signé «ACAB», «All cops are bastards», le message est clair : «Pensez à votre famille que vous laissez seule les week-ends. Pour chaque citoyen blessé, ce sera un membre de famille de FDO [forces de l’ordre] qui subira les mêmes préjudices et sans remord»

Plus d’un gendarme, CRS ou policier a été traumatisé pendant son service. David Michaud se souvient de la manifestation Gilets Jaunes du 8 décembre 2018, ses collègues ont été fortement impactés à Paris :

Il a fait appel à une cellule de soutien psychologique, mise à disposition pour les forces de l’ordre. Mais pour certains, parler à un psychologue ne suffit pas, il faut alors récupérer les armes de service. «Le mouvement des Gilets jaunes a fait mal. Il a fait mal à des collègues qui je pense se sont suicidés à cause de la dureté de ce qu’il s’est passé» explique le syndicaliste. 

En 2019, 59 policiers se sont donnés la mort, d’après un décompte de la police nationale. Une augmentation de 60% par rapport à l’année précédente. Depuis 2016, un régime dérogatoire instauré par le ministère de l’Intérieur, autorise les policiers à garder leur arme sur eux, même s’ils ne sont pas en service. Cette mesure s’est pérennisée et pose aujourd’hui question sur la dangerosité et les répercussions que peuvent entraîner le port constant d’une arme à feu. 

Les journalistes

Pierre Bouvier couvre le mouvement des Gilets jaunes depuis le début, en octobre 2018. Il estime que la violence est montée crescendo, du côté des forces de l’ordre comme des manifestants. Il se souvient du « côté complètement fou, anarchique et violent » de ces rassemblements. 

Pour lui, le nombre de blessés est en partie lié à l’inexpérience de certains manifestants, qui ne repèrent pas les moments de bascule et de potentiel danger : « la manifestation, ce n’est pas un truc neutre, si tu restes quand il commence à y avoir les lacrymo, c’est que tu acceptes les règles du jeu » lance-t-il. 

Couvrir les manifestations est loin d’être sans danger pour les journalistes. En plus des rituels lacrymogènes, Pierre Bouvier, comme beaucoup d’autres reporters, s’est plusieurs fois fait confisquer son matériel. En effet, depuis 2009, un décret, dit “anti-cagoule” interdit aux manifestants de se couvrir le visage. Ainsi, les manifestants, mais aussi parfois les journalistes, se voient confisquer masques, lunettes de ski ou de plongée, utilisés pour se protéger des gaz lacrymogènes. 

Dans ces conditions, un nouveau type de journalisme a émergé : le reporter spécialiste des manifestations. Comme Gaspard Glanz, de nombreux jeunes journalistes sans carte de presse, parfois mineurs, équipés d’une petite caméra ou d’un smartphone, couvrent les manifestations, un brassard presse sur le bras. Aujourd’hui, dans les manifestations, tout le monde filme : les militants, les journalistes et même les forces de l’ordre. 

Des forces de l’ordre filment les manifestants lors d’une manifestation contre la réforme des retraites.

À la fin de l’année 2019, le gouvernement présente un projet de réforme des retraites. Les manifestations reprennent. Le 5 décembre, des reporters, majoritairement indépendants, défilent pour dénoncer les violences dont ils font parfois l’objet.

Le jour même, un photojournaliste turc est éborgné par une grenade et vingt-quatre autres sont blessés. Le Syndicat National des journalistes dénonce alors des « entraves volontaires à la liberté de la presse ». 

La semaine suivante, Reporters Sans Frontières (RSF) lance un cri d’alarme et dénonce les violences commises, en France, par les forces de l’ordre sur les journalistes. L’association appelait le ministère de l’Intérieur à « adresser des consignes fortes à l’attention des forces de l’ordre, les enjoignant à respecter le travail des journalistes ». 

Le communiqué fait non seulement état de violences à l’égard des journalistes : « hématomes causés par des coups de matraques, brûlures causées par l’explosion de grenades de désencerclement », mais aussi d’entraves à l’exercice de leur métier : « destructions de matériel ou placements en garde à vue ». 

La position des reporters au cours des manifestations est très ambivalente. D’un côté, la haine de certains manifestants : « les gens nous détestent parce qu’on a des actionnaires qui sont milliardaires » explique Pierre Bouvier. De l’autre, les policiers qui « aimeraient qu’on soit pas là » ajoute-t-il. 

Et c’est en effet ce que nous confie David Michaux, CRS et syndicaliste à l’Unsa Police :

« Les journalistes nous gênent dans le cadre de nos interventions. Ils devraient se mettre sur les côtés et encore… Ils ne devraient pas gêner la progression d’une intervention. Après il ne faut pas s’étonner de prendre des coups. »

 

Poutchie Gonzales et Iris Tréhin

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