Urbex : les enfants de l’abandonné

Sébastien Rouet et Hugues Garnier

Urbex : les enfants de l’abandonné

Urbex : les enfants de l’abandonné

Sébastien Rouet et Hugues Garnier
Photos : Sébastien Rouet et Hugues Garnier
10 juin 2018

Ils sont étudiant, médecin urgentiste ou dessinateur de bande-dessinée et partagent une même addiction : l’Urbex. Une pratique qui consiste en l’exploration de lieux abandonnés et interdits au public. Enquête sur un milieu fermé qui tend à se médiatiser, pour le meilleur… comme pour le pire.

Un vendredi après-midi, quelque part en Ile-de-France. Chloé, lycéenne, nous a donné rendez-vous à une station de RER dont nous tairons le nom. Elle passe le bac dans dix jours. Qu’importe les révisions, elle ne dit pas non à une exploration. Ses parents ne le savent pas : “J’ai un membre de ma famille que je préviens si je pars dans des lieux comme les catacombes”. Cela fait près de deux ans qu’elle visite et photographie des lieux abandonnés. Une activité illégale qui porte un nom : l’Urbex.

Cette pratique, consistant en l’exploration clandestine de lieux urbains, n’est pourtant pas récente : la visite d’endroits interdits au public aurait émergé en France dès les années 70, période de fin des Trente Glorieuses qui a entraîné la fermeture de nombreuses usines. Depuis les lieux propices à l’exploration n’ont cessé d’augmenter. Toits parisiens, friches militaires, églises abandonnées ou encore métro… Les “spots” comme aiment les appeler les explorateurs ne manquent pas et le terme Urbex (Urban Exploration) a fait son apparition. Avec ce néologisme, le nom d’urbexeur a été donné à celles et ceux pratiquant l’exploration urbaine. Une communauté qui continue de grandir et qui s’est elle même instaurée ses propres règles : ne pas voler, ne pas casser et ne pas partager les lieux, même entre explorateurs.

 

ZOOM sur…  Jeff Chapman, le papa du terme « Urbex » – S’il n’a pas inventé l’exploration urbaine, il en a trouvé le nom. Jeff Chapman, connu sous le pseudonyme Ninjalicious, était un explorateur originaire de Toronto. En 1996, il fonde le fanzine une revue de 25 numéros où il y explique la navigation dans les égouts, comment échapper à la sécurité dans les hôtels ou explorer des complexes militaires. En 2005 il publie Access All Areas : a user’s guide to the art of urban exploration où il énumère les fondamentaux de tout bon urbexeur. Il décède en 2005, non sans avoir permis de faire connaître l’Urbex, notamment sur Internet. Le site web de son fanzine est encore alimenté aujourd’hui.

Un milieu fermé

Car si les adresses sont nombreuses, encore faut-il les trouver. Afin de tenir le lieu secret, chaque endroit se voit donner un nom souvent insolite, leur découverte faisant partie intégrante de l’expérience. Dès lors, les passionnés se renseignent à leur manière : magie des réseaux sociaux ? “C’est toujours les mêmes lieux qui tournent. On voit tellement les mêmes photos qu’on a l’impression d’y être allé”, déplore Anoushka, étudiante et exploratrice depuis son enfance. Dans cette communauté du tout découvrir, l’entraide est quasi-inexistante. Les gens sont réservés et suspicieux, y compris au sein des leurs. La compétition est omniprésente et tous les coups bas sont permis : “C’est une course aux plus belles images, aux plus beaux spots”, confie zeib, une exploratrice qui n’hésite pas à partager ses sorties à ses abonnés sur YouTube. Chloé nous montre ses photos sur Instagram. Sous le pseudonyme “chlonotpi”, ses explorations sont suivies par près de 900 personnes.

 

Et si certains n’hésitent pas à donner quelques conseils, tout est fait aujourd’hui pour décourager curieux et novices : “C’est une communauté qui a tendance à rejeter ceux qui veulent essayer de faire de l’Urbex. Plutôt que de les aider ils vont les critiquer jusqu’à ce que ça les dégoûte en fait”, regrette zeib. Résultat : à chacun son exploration et son approche. Le site Urbex Session, tenu par un couple d’explorateurs, est aujourd’hui le premier représentant de la discipline en France. Au grand dam des puristes. “C’est l’ennemi public n°1”, explique Anoushka, “Ils ont une super mauvaise image dans le monde de l’explo. Ils mettent en avant des adresses sur leur blog et vont ensuite se plaindre dans la presse qu’il y a énormément de gens qui pratiquent l’Urbex”.

Tout sauf un jeu

Contacté par téléphone, Raphaël, youtubeur-explorateur de 18 ans, explique partir très souvent seul. Equipé simplement de son appareil photo et sans trousse de soins, il prévient toujours sa mère “au cas où il y ait un accident qu’elle sache où je suis”.

Timothy Hannem, lui, n’hésite pas à partir en groupe “quand je sais que c’est un endroit vraiment cool avec pleins de choses à voir, je propose à des potes”. Urbexeur aguerri et fondateur du site d’explorations Glauque Land,“Tim” prend toutes les précautions à chaque expédition, avec ou sans ses amis : “Dès que j’arrive sur place j’envoie un SMS à ma copine. Dès que je rentre sur le lieu j’envoie un autre SMS, et toutes les heures j’envoie le déroulé de l’explo en disant si tout va bien, si je rentre, si je continue etc.”. Le blogueur le sait, l’Urbex n’a rien d’un jeu et reste une pratique dangereuse.

Après avoir atteint non sans difficulté le toit du spot, Chloé nous évoque les dérives de certains : “Une fois dans les catacombes j’ai croisé de très jeunes ados qui accompagnaient leurs grands frères, eux-mêmes mineurs. C’est tout sauf responsable”. Un dire que confirme aussi Anoushka : “Ce qui m’inquiète c’est que ce sont des gamins de 12-13 ans à chaque fois et ils n’ont pas forcément les mêmes notions de risque que nous. Il y a deux ans des filles ont passé une nuit aux Grands Moulins de Paris. Une est tombée et a fait une chute de 20 mètres. On n’en sort pas vivant…”.

En 2017, la mort d’un jeune homme après une chute accidentelle du pont de la Mulatière à Lyon avait ému la toile. Passionné d’escalade urbaine et d’Urbex, Maxime Sirugue, alias Siirvgv, postait régulièrement ses clichés vertigineux sur les réseaux sociaux.

Par définition abandonnés, les spots ne sont plus entretenus et se détériorent au fil des années. Effondrement d’un plancher, égarement dans les catacombes ou chute d’un toit, nombre sont les possibilités d’y laisser sa vie. À chaque exploration, Anoushka a ses réflexes : “Si un escalier est en bois il ne faut jamais monter à deux dessus, il faut attendre que l’autre soit en haut. Au rez-de-chaussée, je regarde l’état du plafond, comme ça je sais où je ne dois pas marcher à l’étage”.

En pleine exploration, nous marchons accidentellement sur un amas de verre. Un bruit qui fait directement réagir Chloé : “Toujours faire attention où l’on met ses pieds !”. Des consignes que ne suivent pas certains urbexeurs, au détriment de leur sécurité.

Mentalité et cohabitation

Sur Facebook, ce sujet ne semble pas être une priorité pour tous les pratiquants de la discipline. Dans les pages de groupes, les posts se ressemblent : des albums de photos prises aux cours d’explorations accompagnées des remarques des autres membres.  Ces derniers n’hésitent d’ailleurs jamais à émettre un reproche et à ressasser encore et encore les mêmes règles. Un questionnaire est par exemple obligatoirement soumis pour rejoindre n’importe lequel de ces groupes: “Depuis quand pratiquez-vous l’Urbex ? Quelles sont les trois règles de l’Urbex ? Vous engagez-vous à ne jamais divulguer une adresse ?”. Peu de conseils sont échangés.

 

Lexique du nouvel explorateur

  • Un spot : un lieu fermé au public, souvent abandonné
  • Faire un check : effectuer le quadrillage d’un spot
  • Urbex : exploration urbaine (Urban Exploration) en abrégé
  • Urbexer : nom donné aux adeptes de l’Urbex
  • Rurex : exploration en milieu rural
  • Cataphilie : terme donné pour qualifier l’exploration clandestine des carrières souterraines de Paris
  • Toiturophilie : terme donné pour qualifier l’escalade et la visite de toits
  • Decay : terme employé pour définir l’usure naturelle d’un lieu, sans intervention humaine

Autre point de crispation : le respect du lieu visité. Les explorateurs le savent : ils ne sont pas les seuls à se rendre dans ces environnements abandonnés. Graffeurs, pratiquants d’airsoft… Les profils sont variés et la cohabitation souvent difficile : “Il y a un château, le château Gryffondor, qui accueillait des enfants handicapés. C’est un lieu qui a pas mal été ravagé en octobre dernier par des gens qui ont fait du motocross. Des fresques et des tags ont été abîmés”, relate Anoushka. Parfois, certains n’hésitent pas à acquérir un spot pour en faire leur terrain de jeu : “Une association d’airsoft a racheté un bel hôtel abandonné. Ils y font des parties tous les week-end et le lieu ne ressemble plus à rien. Ça fait mal au cœur”, s’émeut Raphaël.

Cette volonté de laisser l’endroit en l’état dans lequel chacun l’a trouvé va de pair avec le souci de sauvegarde de l’histoire des lieux explique Timothy Hannem : “Peu de temps après avoir créé mon site j’ai commencé à voir que certains lieux que j’avais visité étaient rasés ou démolis. C’est aussi là que je me suis rendu compte que mes photos représentaient quelque chose qui s’apparente à la préservation de la mémoire”. Un jour, Timothy a même eu la possibilité de réunir d’anciens habitants d’un site abandonné.

Médiatisation de la pratique et laxisme des autorités

Autre limite de la pratique : en France, tout terrain a un propriétaire, qu’il soit public ou privé. Les urbexeurs peuvent donc en pleine exploration se retrouvés confrontés aux autorités ou aux propriétaires privés des lieux. Si la loi française sanctionne la violation de domicile et la dégradation de biens privés, dans les faits, les explorateurs ont très peu de risques de se faire condamner. “On a des rappels à la loi mais ça ne va jamais plus loin. J’attends de voir la personne qui prendra de la prison à cause de l’Urbex”, s’amuse Anoushka. En raison d’un certain flou juridique et à la différence d’autres pays européens comme l’Espagne ou la Suisse, les autorités font part d’un certain laxisme lors de leurs interventions : “On était avec des amis sur le toit d’un ancien restaurant universitaire et la police nous a simplement demandé de descendre. Je n’ai jamais pris d’amende”, raconte Raphaël.

« J’attends de voir la personne qui prendra de la prison à cause de l’Urbex »

À la fin de notre exploration avec Chloé, un fourgon de police longe très lentement le spot. Nous sortons alors du lieu, pensant être arrêtés par les autorités. Il n’en est rien.

C’est seulement dans de très rares cas, lorsque le lieu est classé sensible, que des mesures drastiques sont prises : “Des personnes se sont retrouvées sur un site de l’armée en cours de démantèlement et ont ouvert des caisses contenant des missiles opérationnels. Ils les ont filmés et ont été arrêtés à la sortie pour motifs d’espionnage”, détaille Anoushka.

Les seuls ennuis auxquels les explorateurs ont le plus de chance d’être confrontés sont les propriétaires privés. Zeib en a déjà fait les frais : “Ils sont souvent agressifs. Ils se disent qu’entre explorateurs urbains on communique et que s’ils sont menaçants avec l’un il passera le mot aux autres… Ils croient que ceux qui captent les images par passion ce sont aussi les personnes qui viennent dégrader et voler ce qu’il y a dans le lieu. Ils mélangent tout”.

Des lieux de plus en plus visités clandestinement en raison de la mode de l’Urbex sur YouTubeLa plateforme voit émerger depuis quelques années plusieurs vidéastes spécialisés dans l’exploration urbaine, témoignant parfois d’un certain amateurisme. Pourtant, l’alliance YouTube/Urbex n’est pas impossible : “Lorsque j’arrive sur un spot, j’arrête de filmer pour éviter de montrer l’entrée du lieu”, explique Raphaël.

À vouloir à tout prix garder l’Urbex confidentiel, les puristes ne communiquent que très peu sur leur discipline. Une ligne de conduite qui pourrait à terme tuer la pratique.

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