Seniors ou actifs, le calvaire des décrochés du numérique

Sarah Ziaï, Michèle Bargiel, Rachel Cotte et Charlotte de Frémont

Seniors ou actifs, le calvaire des décrochés du numérique

Seniors ou actifs, le calvaire des décrochés du numérique

Sarah Ziaï, Michèle Bargiel, Rachel Cotte et Charlotte de Frémont
Photos : Rachel Cotte
5 juin 2022

Déclarer ses revenus, réserver un billet de train ou effectuer un virement bancaire… Alors que la majorité des démarches se dématérialisent, une partie de la population a du mal à maîtriser les outils numériques. Les pouvoirs publics font face au défi de leur inclusion. La tâche est difficile, et la transition se fait parfois à marche forcée. 

Aujourd’hui encore, je ne suis toujours pas sûre de toucher l’entièreté de ma retraite.” Marie-Thérèse, 64 ans, a été enseignante du secondaire pendant trente ans. En septembre 2019, elle entame les démarches en ligne pour déclarer sa retraite, aidée de sa fille de vingt ans. “Comme j’ai travaillé à la fois dans le secteur public et dans le privé, je devais aller sur plusieurs plateformes,” souffle-t-elle. “Ce n’était pas du tout instinctif !” Après avoir vécu ce qu’elle qualifie d’un véritable calvaire, elle tente de joindre un conseiller par téléphone, qui la renvoie à un formulaire numérique. “Elle y a passé des heures, à numériser toutes ses fiches de paie qui étaient sur papier”, témoigne Bérénice, “et elle a fini par faire une crise de larmes.

Sources : Insee

 17 % de la population française en situation d’illectronisme 

D’habitude, je m’occupe des démarches en ligne pour elle, c’est la première fois qu’elle le fait avec moi,” détaille la jeune fille. Comme Marie-Thérèse, ils sont plus de 40% âgés de plus de 60 ans à ne pas avoir utilisé de sites administratifs en ligne en 2019, selon l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee). La même année, toujours selon l’Insee, 17% des Français étaient touchés par l’illectronisme, c’est-à-dire le manque voire l’absence de connaissances sur le fonctionnement des outils numériques. Et plus d’un usager sur trois manque de compétences de base, comme envoyer des courriers électroniques. 

En 1994, le grand public découvre Internet en France, et à partir de cette époque, une fracture commence à se dessiner au sein de la population, entre ceux qui ont accès à la technologie et les autres,” explique Mickaël Le Mentec, enseignant-chercheur à l’Université de Picardie Jules Vernes et spécialiste du numérique. “Aujourd’hui, cette fracture concerne moins l’accès au matériel que le niveau de compétences numériques des utilisateurs.” 

Si les foyers sont souvent équipés, l’apprivoisement d’Internet est parfois compliqué. Parmi les novices du net, les seniors et les personnes peu diplômées ou marginalisées de la société sont davantage concernées, selon Mickaël Le Mentec. “La fracture numérique est principalement liée aux inégalités sociales et culturelles.” Parmi ces dernières, l’utilisation ou non d’un ordinateur au travail influence souvent la capacité des usagers à appréhender la technologie en général. 

D’après l’enseignant-chercheur, si la crise sanitaire du coronavirus n’a pas créé de nouvelles inégalités, elle les aurait amplifiées.Les gens ne pouvaient pas sortir, la dématérialisation administrative s’est faite à marche forcée,” analyse Mickaël Le Mentec. “Les travailleurs sociaux ont eu du mal à rester en contact avec les personnes. »

Un manque d’offres publiques 

Lutter contre la fracture numérique est notre priorité. Comme l’eau, la connexion à Internet doit être un service universel accessible à tous, partout”, expliquait Cédric O, ancien secrétaire d’état à la Transition numérique et aux communications électroniques sur Twitter en octobre 2020. Mais selon Loïc Gervais, expert en médiation numérique,  “l’Etat a mis en place une stratégie pour pallier un problème qu’il a créé lui-même”. 

Quand la France s’est lancée dans la dématérialisation des démarches administratives, l’objectif était de “faire des économies” et “simplifier la vie des Français”, remarque Loïc Gervais. Mais alors qu’à l’horizon 2022, ces démarches administratives doivent être totalement dématérialisées, la simplification désirée s’avère être un casse-tête pour certains citoyens. “Vingt ans plus tard, je doute de la simplification, car on doit mettre en place des dispositifs d’accompagnement pour aider les citoyens à accomplir les démarches”, explique le médiateur numérique, regrettant qu’on “ait fermé l’accès à des services publics sans accompagner cette fermeture par des moyens alternatifs« .

Que propose l’Etat pour favoriser l’inclusion numérique ?

Pour aider les Français touchés par l’illectronisme, le gouvernement a annoncé, mi-novembre 2020, recruter 4000 conseillers numériques avant fin 2022, dans le cadre du plan de relance, pour un coût total de 250 millions d’euros. Ils travaillent au sein des collectivités, associations et entreprises afin de proposer des ateliers d’initiation au numérique. Ce qui, en se basant sur les chiffres de l’Insee, représente un conseiller pour 2000 personnes. Sur le total prévu, 2999 conseillers France service ont déjà été formés, selon l’Agence nationale de la cohésion des territoires. 

De plus, le volet “inclusion numérique” du plan de relance veut mieux équiper les structures de médiations numériques et former les médiateurs. Pour accompagner les collectivités, l’Etat a développé le pass numérique, expérimenté depuis 2018, qui se présente sous la forme de chèques. Il oriente les Français exclus vers des lieux de médiation numérique, en leur donnant accès à cinq ou dix ateliers à proximité de chez eux. Deux millions de pass numériques ont été déployés pour accompagner 400 000 personnes. Grâce au service Aidants connect, les personnes en difficulté sont accompagnées par un aidant professionnel qui réalise les démarches administratives à leur place. 

En France, 10 000 lieux de médiation numérique permettent d’accompagner l’apprentissage du numérique et de réaliser ses démarches en ligne. 

Si Arthur Pinault, créateur de l’entreprise d’inclusion numérique SOStech, reconnaît que “l’État fait pas mal de choses aujourd’hui, en termes de moyens mis en place” pour lutter contre la fracture numérique, il regrette, néanmoins, “qu’il n’y ait pas vraiment d’acteurs clés qui se fédèrent et centralisent les politiques sur ce sujet”. Pour lui, “c’est des dispositifs qui manquent de coordination”. 

Début mai, l’entrepreneur a publié une tribune dans l’hebdomadaire Marianne, où il explique la pertinence “d’avoir un secrétaire d’Etat à la fracture numérique ou un ministre qui soit très opérationnel sur ce sujet-là”. Ce qui permettrait « d’accélérer la mise en place de ces dispositifs et de garantir leur efficacité”. Au lieu de cela, le poste de secrétaire d’Etat à la Transition numérique, occupé précédemment par Cedric O, a été incorporé au portefeuille du ministère de l’économie. 

Le développement d’une offre associative et entrepreneuriale

Avec son entreprise, il explique agir en complément des associations dédiées, celles-ci étant “souvent territorialisées , donc pas présentes partout, observe le jeune entrepreneur. Et puis, c’est toujours un peu pareil, il faut les connaître et je pense que ce n’est pas le cas de tout le monde. » De fait, les apprentis du numérique apprennent souvent l’existence de tels ateliers par hasard, et il faut parfois aller les chercher. SosTech travaille principalement avec les collectivités territoriales et les acteurs publics en leur vendant des prestations de formation. 

De nombreuses offres de ce type se sont développées sur le territoire, assurées par des associations ou des entreprises. Événements dédiés, lignes d’assistance téléphonique, cours donnés à domicile… Et même parfois dans un camion, reconverti en salle de classe itinérante. C’est le concept choisi par Huawei, en partenariat avec WeTechCare et Close the Gap, deux associations luttant contre l’illectronisme. Le « digitruck » sillonne la France pour proposer des ateliers gratuits et ouverts à tous. Ce 10 mars, il est stationné Mail Bréchet, à Paris. Caroline Viphakone, formatrice pour cette opération, note quelques mots sur un tableau blanc. “Aujourd’hui, on apprend à créer une boîte mail”, lance-t-elle à ses élèves, dont la moyenne d’âge est d’environ 70 ans. Les yeux sont rivés sur les écrans d’ordinateur et les questions fusent. 

Pour réaliser ses démarches administratives, Amar, un des apprentis, a toujours opté pour l’option papier – par courrier postal ou directement au guichet. Mais il y a peu, un agent des impôts l’a averti : « Dans quelques années, tout se fera en ligne. Il faudrait vous y mettre ». Le septuagénaire a alors compris qu’il devrait tôt ou tard changer ses habitudes. « Un jour le papier sera mis de côté, donc il était temps d’apprendre les bases de l’informatique », lance-t-il, assis devant son ordinateur portable, lunettes sur le nez et béret vissé sur la tête. 

Caroline Viphakone explique principalement former des personnes âgées habitant ce quartier populaire du 17ème arrondissement. Selon elle, si certains se sentent forcés de devoir apprivoiser les outils numériques, “d’autres sont curieux d’apprendre, ils ont envie d’être autonomes”. Et beaucoup partent de zéro. 

« Un onglet, pour moi, c’est un morceau de viande »

Amar n’a pas de mal à le reconnaître. “J’ai du mal sur tout. “Arobase”, “dièse”, “le slash”: à l’école, je n’ai pas appris ça. Certains mots sont incompréhensibles. Par exemple, un “onglet”, pour moi, c’est un morceau de viande”, sourit-il. 

Caroline Viphakone apprend à ses apprentis comment créer une boîte mail.

Un témoignage qui fait écho à l’analyse de Mickaël le Mentec : “On a certaines personnes âgées qui sont très autonomes pour tout, sauf pour Internet, notamment parce que le vocabulaire n’est pas intuitif pour eux ». Celui-ci estime primordial de mobiliser davantage les associations locales étant directement en contact avec les plus précaires et les personnes âgées, premières victimes de la fracture numérique. 

Le fait qu’une multitude d’acteurs – dont des entreprises à but lucratif – s’engagent sur ce créneau témoigne de l’importance de la demande, et de la difficulté de l’Etat à y répondre. De fait, si les pouvoirs publics assuraient un maillage complet du territoire avec une offre de formation gratuite, les entreprises auraient moins d’intérêt à se lancer sur le « marché » de l’inclusion numérique. Celui-ci est évalué à 370 millions d’euros par an par la Banque des territoires. Et cela ne risque pas de s’essouffler. En cause, notamment, l’évolution constante des usages numériques.

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Un combat sans fin 

Alors que la technologie s’ancre de plus en plus dans les foyers, on voit apparaître chaque année des nouveaux outils, des nouveaux logiciels et des nouvelles plateformes. Qui dit évolution en continu, dit apprentissage sans fin. Il faut toujours se réadapter. Les interfaces évoluent très rapidement. Parfois, juste un changement de couleur d’un bouton où cliquer peut totalement déstabiliser un usager. Arthur Pinault (SosTech) explique : “On ne sait pas quels seront les outils dans cinq ou dix ans. Cette fracture se cumule avec d’autres inégalités sociales, économiques. C’est probable donc qu’il y aura toujours des personnes un petit peu en marge qui auront besoin d’être accompagnés sur cette dimension numérique.

La transition numérique est donc d’autant plus forcée. Aujourd’hui, les alternatives papier sont de plus en plus rares. Certaines démarches ne passent désormais que par le canal numérique. Pour Loïc Gervais : « Cela devient une question de société. Les personnes en difficulté sont-elles obligées d’embarquer dans le train en marche ? Est-ce que tout doit passer par le numérique ? » Actuellement chargé de développement de projets d’action sociale pour le département de la Haute-Savoie, il souligne par exemple l’importance de conserver un double support pour les demandes de subventions des associations. « Si je dématérialise tout, je sais très bien que certaines associations n’arriveront plus à faire la démarche car elles n’ont pas d’accès à Internet, comme celles d’anciens combattants. » 

Même si les médiateurs aident les personnes en difficulté à faire leurs démarches en ligne, cela ne règle pas le fond du problème. « Avec ce système, les gens resteront dépendants d’un accompagnant. » Selon lui, il faudrait une vision à long-terme et mettre en place des lieux d’accueil et de formation sur le numérique avec des professionnels formés dans la durée.

« Avec ce système, les gens resteront dépendants d’un accompagnant. »

La disparition du papier suppose aussi la raréfaction des interactions aux guichets, et donc potentiellement d’une perte de contact humain. Si le numérique permet de se connecter au monde entier, pour beaucoup de personnes, il isole. Le témoignage d’Abdelkader, septuagénaire, l’illustre bien: « le modernisme quand on a mon âge, on l’appréhende parce qu’on a l’impression de perdre quelque chose du passé. Avant, la vie était programmée différemment. Il y avait le contact social, la discussion, on pouvait se déplacer auprès de l’administration, auprès de sa banque. On avait une approche avec le personnel. »

En 2022, la SNCF prévoit de fermer jusqu’à 133 guichets, au profit de bornes automatiques. Mickael Le Mentec parle d’une forme de « déshumanisation vers une médiatisation de l’aide ». On passe de l’humain à la machine. Cet avenir qui tend vers le tout numérique a des raisons d’inquiéter les laissés-pour-compte d’aujourd’hui.

 

 

Sarah Ziaï, Rachel Cotte, Charlotte de Frémont et Michèle Bargiel

Crédits : Pixabay, Adobe Stock, Unsplash.

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