En avril 2018, le New York Times diffuse son nouveau podcast, « Caliphate ». Onze épisodes dans lesquels Rukmini Callimachi, journaliste, et Andy Mills, producteur, tentent de comprendre ce qu’est Daech. Onze chapitres centrés autour d’un certain « Abu Huzayfah ». Derrière ce nom de guerre, se cache un jeune Canadien, qui assure avoir rejoint Daech en Syrie, avant de fuir l’organisation. Il raconte son recrutement, son voyage, la vie sous Daech, les exactions qu’il a commises, ses espoirs et ses désillusions. Rukmini Callimachi assure que son histoire ressemble à celles d’autres anciens djihadistes. La journaliste est particulièrement étonnée par les détails que le jeune homme donne, des précisions qui selon elle, ne peuvent être apportées que si l’on était sur place. Pas besoin, a priori, de se méfier de son récit. Et pourtant, quelques semaines plus tard, les premiers doutes arrivent. La chronologie donnée par Abu Huzayfah ne correspond pas aux informations contenues dans son passeport et les relevés de ses voyages. Et puis, en septembre 2020, deux ans après la diffusion du podcast, Abu Huzayfah est arrêté par les autorités canadiennes. Pas pour avoir rejoint les rangs de Daech, mais pour avoir menti sur son implication dans l’organisation terroriste. Il n’aurait en fait jamais été un bourreau pour le compte de l’Etat Islamique.
« Contre qui nous battons-nous réellement ? ». C’est la question centrale de Caliphate. A travers ce podcast, Rukmini Callimachi essaie de comprendre Daech, et surtout qui sont les hommes derrière cette organisation. Entre le Canada et l’Irak, la journaliste va donc laisser la parole à d’anciens membres de l’Etat islamique, prisonniers ou « revenants », pour tenter de comprendre pourquoi ils ont décidé de partir faire le djihad.
Un angle qui semble plutôt logique pour un journaliste qui travaille sur l’Etat islamique. Et pourtant, si l’on écoute les reportages faits par les reporters radio, par exemple, entre 2014 et 2019 – année de la chute de Baghouz, dernier bastion de Daech – très peu de place a été faite à la parole des membres de l’organisation. Tous ces travaux portent plutôt sur la reconquête des territoires par les forces armées irakiennes, ou sur le sort des civils.
Voir les combattants de Daech vivants, c’était quasiment impossible
Plusieurs raisons expliquent ces choix d’angles. La première, évidente, est la sécurité. Rencontrer des membres des Daech aurait été trop dangereux, car l’organisation est responsable de plusieurs meurtres de journalistes. Être trop prêt des lignes de l’Etat islamique, c’était donc être en danger de mort. Ensuite, pour pouvoir approcher les combattants de l’organisation, il fallait être au cœur des combats. « Voir les combattants de Daech vivants, c’était quasiment impossible », se rappelle le photojournaliste Laurent Van Der Stockt. Pendant la reprise de Mossoul en 2017, il travaillait pour Le Monde. Selon lui, il fallait d’abord être « embedded », c’est-à-dire embarqué dans une unité des forces armées irakiennes. « Il n’y a pas de question à se poser, je n’ai pas le choix, on n’entre pas dans une ville en guerre où il y a des snipers sur les toits, où la ligne de front bouge toutes les dix minutes, et où de toute façon personnes, absolument personne ne peut se déplacer à pied ou dans une voiture normale, parce que les bombes tombent tout le temps et que les tirs vont dans tous les sens », explique-t-il. Et il fallait aussi passer les nombreux check-points mis en place par les différentes autorités. « Entre Erbil et Mossoul, il y avait des checkpoints de l’armée irakiennes, des milices chiites, des peshmergas, des autorités kurdes, des autorités irakiennes, de la police fédérale irakienne et des forces spéciales irakienne… Je crois qu’un jour, j’ai compté trente checkpoints. »
Rukmini Callimachi parvient néanmoins à passer outre ces difficultés, en choisissant d’interroger d’anciens djihadistes, ou des prisonniers. C’est en cherchant sur les réseaux sociaux qu’elle tombe sur le profil d’Abu Huzayfah, qui deviendra la figure centrale du podcast. Abu Huzayfah, c’est le nom de guerre d’un jeune homme qui dit être un ancien membre de l’organisation Etat Islamique, que la journaliste et Andy Mills, le producteur de Caliphate, rencontrent au Canada. Un jeune homme « a priori normal », raconte la journaliste au New York Times, qui a grandi dans une famille de classe moyenne, « avec des parents aimants et un train de vie confortable ». Mais qui a pourtant décidé de rejoindre l’Etat Islamique. « Et des personnes comme lui, il y en a beaucoup. Vous pourrez trouver des psychopathes parmi les membres de l’Etat Islamique. Mais, à ce que j’ai pu voir, il y a beaucoup plus de personnes comme Huzayfah ». Et c’est bien cela qui intéresse la journaliste. Comment, pourquoi, ces jeunes « normaux » décident de rejoindre les rangs de Daech.
Mais donner la parole à des membres de l’Etat islamique, même s’ils ont décidé depuis de quitter l’organisation, a ses limites.