2 novembre 2020

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

En avril 2018, le New York Times diffuse son nouveau podcast, « Caliphate ». Onze épisodes dans lesquels Rukmini Callimachi, journaliste, et Andy Mills, producteur, tentent de comprendre ce qu’est Daech. Onze chapitres centrés autour d’un certain « Abu Huzayfah ». Derrière ce nom de guerre, se cache un jeune Canadien, qui assure avoir rejoint Daech en Syrie, avant de fuir l’organisation. Il raconte son recrutement, son voyage, la vie sous Daech, les exactions qu’il a commises, ses espoirs et ses désillusions. Rukmini Callimachi assure que son histoire ressemble à celles d’autres anciens djihadistes. La journaliste est particulièrement étonnée par les détails que le jeune homme donne, des précisions qui selon elle, ne peuvent être apportées que si l’on était sur place. Pas besoin, a priori, de se méfier de son récit. Et pourtant, quelques semaines plus tard, les premiers doutes arrivent. La chronologie donnée par Abu Huzayfah ne correspond pas aux informations contenues dans son passeport et les relevés de ses voyages. Et puis, en septembre 2020, deux ans après la diffusion du podcast, Abu Huzayfah est arrêté par les autorités canadiennes. Pas pour avoir rejoint les rangs de Daech, mais pour avoir menti sur son implication dans l’organisation terroriste. Il n’aurait en fait jamais été un bourreau pour le compte de l’Etat Islamique.

« Contre qui nous battons-nous réellement ? ». C’est la question centrale de Caliphate. A travers ce podcast, Rukmini Callimachi essaie de comprendre Daech, et surtout qui sont les hommes derrière cette organisation. Entre le Canada et l’Irak, la journaliste va donc laisser la parole à d’anciens membres de l’Etat islamique, prisonniers ou « revenants », pour tenter de comprendre pourquoi ils ont décidé de partir faire le djihad.

Un angle qui semble plutôt logique pour un journaliste qui travaille sur l’Etat islamique. Et pourtant, si l’on écoute les reportages faits par les reporters radio, par exemple, entre 2014 et 2019 – année de la chute de Baghouz, dernier bastion de Daech – très peu de place a été faite à la parole des membres de l’organisation. Tous ces travaux portent plutôt sur la reconquête des territoires par les forces armées irakiennes, ou sur le sort des civils.

Voir les combattants de Daech vivants, c’était quasiment impossible

Plusieurs raisons expliquent ces choix d’angles. La première, évidente, est la sécurité. Rencontrer des membres des Daech aurait été trop dangereux, car l’organisation est responsable de plusieurs meurtres de journalistes. Être trop prêt des lignes de l’Etat islamique, c’était donc être en danger de mort. Ensuite, pour pouvoir approcher les combattants de l’organisation, il fallait être au cœur des combats. « Voir les combattants de Daech vivants, c’était quasiment impossible », se rappelle le photojournaliste Laurent Van Der Stockt. Pendant la reprise de Mossoul en 2017, il travaillait pour Le Monde. Selon lui, il fallait d’abord être « embedded », c’est-à-dire embarqué dans une unité des forces armées irakiennes. « Il n’y a pas de question à se poser, je n’ai pas le choix, on n’entre pas dans une ville en guerre où il y a des snipers sur les toits, où la ligne de front bouge toutes les dix minutes, et où de toute façon personnes, absolument personne ne peut se déplacer à pied ou dans une voiture normale, parce que les bombes tombent tout le temps et que les tirs vont dans tous les sens », explique-t-il. Et il fallait aussi passer les nombreux check-points mis en place par les différentes autorités.  « Entre Erbil et Mossoul, il y avait des checkpoints de l’armée irakiennes, des milices chiites, des peshmergas, des autorités kurdes, des autorités irakiennes, de la police fédérale irakienne et des forces spéciales irakienne… Je crois qu’un jour, j’ai compté trente checkpoints. »

 

Rukmini Callimachi parvient néanmoins à passer outre ces difficultés, en choisissant d’interroger d’anciens djihadistes, ou des prisonniers. C’est en cherchant sur les réseaux sociaux qu’elle tombe sur le profil d’Abu Huzayfah, qui deviendra la figure centrale du podcast. Abu Huzayfah, c’est le nom de guerre d’un jeune homme qui dit être un ancien membre de l’organisation Etat Islamique, que la journaliste et Andy Mills, le producteur de Caliphate, rencontrent au Canada. Un jeune homme « a priori normal », raconte la journaliste au New York Times, qui a grandi dans une famille de classe moyenne, « avec des parents aimants et un train de vie confortable ». Mais qui a pourtant décidé de rejoindre l’Etat Islamique. « Et des personnes comme lui, il y en a beaucoup. Vous pourrez trouver des psychopathes parmi les membres de l’Etat Islamique. Mais, à ce que j’ai pu voir, il y a beaucoup plus de personnes comme Huzayfah ». Et c’est bien cela qui intéresse la journaliste. Comment, pourquoi, ces jeunes « normaux » décident de rejoindre les rangs de Daech.

 

 

Mais donner la parole à des membres de l’Etat islamique, même s’ils ont décidé depuis de quitter l’organisation, a ses limites.

Beaucoup dans un premier temps ont pu se demander si Rukmini Callimachi n’offrait pas une plateforme à Daech, un moyen de s’exprimer et donc influencer d’autres personnes. Une interrogation qui s’est déjà posée pour d’autres travaux. En août 2014, par exemple, Medyan Dairieh, un journaliste de Vice, a couvert la vie des djihadistes de Daech pendant trois semaines, à Raqqa, en Syrie. Son documentaire, The Islamic State, a fait couler beaucoup d’encre. Un professeur de sciences politiques de l’université de Yale s’est même demandé si son travail était légal. Andrew F. March expliquait dans The Atlantic que le travail de Medyan Dairieh pouvait aller à l’encontre des lois anti-terroristes aux Etats-Unis. Le fait de se mettre en relation avec un groupe terroriste, ou de traduire des paroles, des vidéos ou des textes favorables à l’éthique d’une organisation terroriste peuvent être considérés comme des crimes fédéraux – même sans partager le point de vue de ce groupe.

Et, dans le cas de Caliphate, ce ne serait pas n’importe quelle plateforme. Le New York Times n’est pas seulement un journal qui bat des records d’abonnement – plus de six millions d’abonnés en 2020 selon Les Echos – mais c’est aussi une superproduction de podcasts. Le plus connu, The Daily, compterait par exemple près de trois millions de téléchargements quotidiens, selon le NYT .

Cette organisation, l’Etat Islamique reste extrêmement mal connue

« Oui, je pense que c’est assez fondé de dire que, juste en travaillant sur cette organisation, on leur donne une plateforme, on leur donne une voix », souligne Rukmini Callimachi, au micro du Colombia Journalism Review. « Mais ce que j’ai appris avec ce travail, c’est que malgré les milliards de dollars dépensés dans la guerre contre le terrorisme, cette organisation, l’Etat Islamique, et Al-Qaeda avant eux, reste extrêmement mal connue ». « C’est bien trop facile d’écrire sur les choses obscènes, horribles, qu’ils font. Assez rapidement, on tombe dans des récits d’horreur à propos de ces criminels sauvages, brutaux. On oublie que ce sont des êtres humains qui sont à l’origine de tout ça, et que 40 000 personnes venant du monde entier les ont rejoints », explique-t-elle plus tard au New York Times.

Caliphate n’est pas exclusivement à propos de Daech. On pourrait même dire que la façon dont les journalistes exercent leur travail serait le deuxième sujet le plus important de ce podcast. Comment peut-on travailler sur une organisation terroriste, secrète, et très habile pour brouiller les pistes et cacher ses informations ?

Il y a d’abord l’impact que cette organisation a sur Rukmini Callimachi. Elle doit vivre sous la menace constante, sous les insultes qui se multiplient sur les réseaux sociaux. Elle raconte comment les renseignements intérieurs américains sont venus la voir pour lui expliquer que certaines de ces menaces pouvaient être bien réelles. Elle explique que son adresse n’est connue que d’un cercle de proches très restreint. Ou comment son mari a dû la supprimer de sa liste d’amis sur Facebook, pour qu’on ne puisse pas faire le lien avec elle, et s’attaquer à lui.

Il y a aussi une question centrale : une fois que l’on a entendu l’histoire d’un djihadiste, comment vérifier que tout est vrai ? La journaliste le rappelle à plusieurs reprises dans le podcast, il est très difficile de « fact checker » ces récits. Et tout au long des épisodes, Rukmini Callimachi se demande si l’histoire d’Abu Huzayfah est bien réelle. Lorsqu’il raconte son histoire, son arrivée en Syrie, la journaliste, et l’auditeur, ont tendance à le croire sur parole, notamment à cause des détails très précis et très crus sur les exécutions qu’il a commises. Mais cela ne suffit pas, il faut vérifier son récit. Et c’est à ce moment-là que la journaliste commence à avoir des doutes. Son passeport et les tampons qui y sont inscrits ne correspondent pas à la chronologie des événements qu’il leur a donné. Il serait parti au Pakistan rejoindre ses grands-parents après être allé en Syrie. Rukmini Callimachi fait appel au correspondant du Times pour les contacter, mais les proches du jeune homme assurent qu’il n’a jamais mis les pieds en Syrie. Est-ce pour le protéger, pour lui éviter la prison ? Est-ce qu’Abu Huzayfah aurait menti ? La journaliste contacte aussi des collègues spécialistes des renseignements intérieurs, pour savoir si le Canadien était connu des autorités. Ces journalistes lui indiquent qu’il était sur la « no-fly list », une liste de noms de personnes qui ne sont pas autorisés à monter à bord d’un avion commercial pour voyager vers ou depuis les États-Unis. Elle et son équipe tentent de recréer une chronologie, mais sans certitude. En parallèle, le média canadien CBC News publie une interview avec Abu Huzayfah. Celui-ci y assure qu’il n’a tué personne, contrairement à ce qu’il avait raconté à la journaliste du New York Times. Le podcast continue sa diffusion, et se focalise alors sur la découverte d’archives de Daech dans un bâtiment abandonné en Irak. Abu Huzayfah n’est mentionné que dans le dernier épisode, où la véracité de ses propos n’est toujours pas prouvée.

Comment Rukmini Callimachi a-t-elle pu se faire avoir par un faux terroriste?

Et puis, deux ans après la diffusion du premier épisode du podcast, le 30 septembre dernier, le New York Times publie un article sur ce témoignage. On y apprend que le jeune homme a été arrêté, non pas pour avoir rejoint les rangs de Daech, mais pour avoir « menti en prétendant avoir été un bourreau pour le compte de l’Etat Islamique ». Le journal annonce qu’il va réexaminer l’enquête, analyser de nouveau ce témoignage. Coup dur pour le média qui fait du fact-checking une priorité.

 

 

 

« Comment Rukmini Callimachi a-t-elle pu se faire avoir par un faux terroriste ? », titre The New Republican, le 1er octobre 2020. Depuis l’annonce de l’arrestation d’Abu Huzayfah, les critiques sur Caliphate et le travail de la journaliste pleuvent. Comment a-t-elle pu laisser autant de place à un témoignage dont elle n’était pas sûre de la véracité ? Pourquoi n’attendre que le sixième épisode pour confier ses doutes sur l’histoire du Canadien ? A-t-elle travaillé trop vite, a-t-elle été happée par le sensationnalisme et le fantasme du journaliste-star?

Des questions que se sont posés les journalistes du New York Times. « Cette crise est autant l’affaire du Times que de celle de Mme. Callimachi », écrit Ben Smith, spécialiste média, dans les colonnes du journal au cœur de la polémique. « Elle est, de bien des façons, le nouveau modèle du reporter du New York Times. Elle conjugue l’image du repoter de la vielle école, journaliste audacieux […], avec celle, plus moderne, du journaliste qui […] sait reconnaître les genres d’historie qui vont exploser sur internet », poursuit-il. « Elle était vue comme une star – une réputation qui lui a permis de survivre aux multiples questions posées pendant six ans par ses collègues au Moyen-Orient. » Le journaliste conclut sur le rôle des supérieurs de Rukmini Callimachi dans cette polémique, qui l’ont toujours « soutenu » dans son travail. Un article qui permet au New York Times de faire son mea culpa, et de montrer publiquement que le journal sait se remettre en cause.

Abu Huzayfah devrait comparaître devant la justice le 16 novembre prochain. Cela laisse peu de temps au New York Times pour réexaminer cette enquête. « Une chose est sûre : se cacher derrière les quelques efforts pour vérifier les informations que l’on entend dans l’épisode six ne suffira pas », prévient Erik Wemple, journaliste média pour le Washington Post. Et s’il s’avère que le jeune Canadien a menti, qu’il n’a pas été un bourreau – ou même qu’il n’a jamais mis les pieds en Syrie – Caliphate n’aurait plus grand intérêt. Car, si la journaliste s’intéresse ensuite à des archives de Daech et au sort des femmes yézidies, c’est bien le témoignage d’Abu Huzayfah qui est au centre du podcast.

De sa première diffusion jusqu’au dernières découvertes, Caliphate montre ainsi bien la complexité de la couverture médiatique de l’Etat islamique, et surtout les limites du travail des journalistes sur ce sujet.

 

Constance Cabouret

Illustration : Marius Cabouret

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